Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 436-465).

CHAPITRE XVIII

LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

M. Hugo était de plus en plus pris de pitié pour les milliers d’êtres que la nature immole à ce qu’elle fait de grand.
ernest renan. — Mai 1885.
Le grand amnistieur ! C’est sous ce nom et avec ce caractère que le souvenir de Victor Hugo restera vivant parmi le peuple.
henri rochefort. — Mai 1885.

Sturel voit qu’il tient dans ses mains les têtes de Racadot et de Mouchefrin. C’est à lui de savoir s’il les laissera tomber au panier de son, place de la Roquette. Aucune preuve contre Racadot, nul soupçon sur Mouchefrin. À Sturel de s’avancer, de dire : « Je les ai vus avec la victime. »

Assassins ! Et couverts de sang de son amie !… La colère simplifie nos rapports avec les êtres qui nous l’inspirent. À mesure qu’il s’indignait, sa rêverie s’éclaircissait. Il aperçut nettement la lâcheté de balancer plus longtemps sa camaraderie et leur indignité, une habitude et un crime. Il parvint à un tel sentiment d’horreur pour leur acte qu’il se méprisa de les avoir connus, prit en haine la victime elle-même et pensa avec plaisir que tous ces acteurs seraient supprimés de la terre.

— Allons, voilà une résolution prise !

Puisqu’il était décidé, rien ne pressait. Il remit au mardi d’informer qui de droit. Il ouvrit le Droit romain, d’Accarias, relut une ou deux des pièces parfaites du Maître, l’Hymne à la Terre, Ibo… Vains divertissements : il croyait avoir trouvé la solution et la cherchait toujours ; il continuait de se questionner. Il se demanda ce qu’il avait entendu dire par ceci : « des misérables dont il faut débarrasser la société ! » — « Misérables, oui ! mais est-ce à moi de nettoyer la société ?… Ai-je jamais dit qu’il fallait respecter l’ordre social et la convention qui le régit ? La bassesse de leur acte me répugne d’instinct ; comment du mot « césarier » arrive-t-on à tirer cette ignoble conséquence ?… Toutefois chacun de mes jugements jusqu’alors impliquait qu’on trouve sa loi en soi-même et non dans la règle édictée par la collectivité. Dès lors, m’appartient-il de les livrer aux rigueurs de cette règle ? Où me suis-je préoccupé d’agir pour le bien social ? Ai-je sérieusement examiné la débine de Mouchefrin qui parfois ne mangeait pas ?… »

À ce moment, le nom de Mouchefrin avait pour Sturel l’odeur fétide et pitoyable du linge des pauvres. Il se représenta comment les choses se passeraient s’il le dénonçait. Dans le cabinet du juge, puis en cour d’assises, de son doigt tendu, il confondrait Mouchefrin terrifié. Cela serait lu dans les journaux de Lorraine, qui sont imprimés avec des clous, comme les almanachs, et que les bonnes gens ânonnent : et ces simples rappelleraient tantôt le « dénonciateur » tantôt « celui grâce à qui… » Mais enfin la vérité serait celle-ci : ils étaient de Villerupt, de Gustines, de Neufchâteau ; ils sont partis ensemble du lycée de Nancy pour Paris ; Mouchefrin pendant trois années a maigri faute de nourriture, et Sturel, pour finir, l’a fait guillotiner.

Sa rêverie se fixait sur cet aspect qui, maintenant, se substituait à tous les précédents : c’était comme un tableau vivant ; l’idée prenait des formes sensibles. Avec une troupe de jeunes cavaliers, il entre dans la vie ; tous jeunes, tous beaux, confiants en eux-mêmes et dans leurs camarades. Ils passent les barrières de Paris ; mais, voici que, de toutes les fenêtres, Paris tire sur eux. Deux sont atteints : Mouchefrin, Racadot ; Sturel, plus heureux, intact, s’élance, les désigne, les pousse à bas de cheval, aide à les jeter à l’égout… Il sua de son épouvante en reconnaissant qu’il était ce traître qui traîne par les pieds un ami.

La cloche du dîner vainement sonna. La nuit vint. Il regardait dans la rue l’allumeur approcher sa lance des réverbères ; en même temps, malgré lui, des choses indifférentes, des mots, des images, passaient devant son esprit. Il se rappela que Renaudin avait reçu un mot de remerciement de ce général Boulanger qui avait, à Tunis, des querelles avec le résident, et il s’étonna qu’un général prît la peine d’écrire à un reporter. Il restait engourdi dans la complète obscurité, s’appliquant à maintenir le silence et son immobilité pour vivre le moins possible ; il lui était intolérable d’examiner son cas : ainsi le malade s’efforce de fuir l’idée de sa douleur pour ne pas l’exacerber. Mais sa pensée rodait toujours vers le champ de la mort, sur la berge solitaire et décriée…

Il revécut une après-midi où sa promenade l’ayant conduit de Boulogne au Point-du-Jour par la Seine, il avait compris le sens de la petite fête suspecte et pauvre qui se tient en permanence dans l’espace soumis aux servitudes militaires. Une division de jeunes lycéens passait. Il y avait au premier rang un tout petit, de quatre ou cinq ans ; sa tunique trop grande, trop lourde, trop cuirassée surtout, ne se prêtait pas à ses membres débiles et souples ; elle lui faisait un gros harnachement dans le cou, quelque chose du bat d’un ânon et de l’habit d’un académicien. Son pantalon de drap superbe, trop long par prévoyance, traînait dans la poussière ; on lui montait sur les talons. Il était grave, pâlot et malheureux… Un peu après, soulevant un nuage avec leurs pieds faits à traîner sur des planchers, un atelier de modistes s’avançait, difformes, ignobles de vice, mais ivres de plein air et toutes prêtes à se mettre nues. Tristes dégénérées qui fêtent le jour de madame !… Une vache sur ses quatre pattes figure parmi des décombres, assistée d’un industriel qui la trait dans un verre, cependant que debout les consommateurs attendent… Des chevaux de bois animent de leur musique le public des guinguettes canailles… Tout ce décor vulgaire est serré entre la Seine et les fortifications, sur un terrain de gravats plus triste pour Sturel qu’au-dessus de la vallée du Hinnon la Colline du Mauvais Conseil où se pendit l’Iscariote. Mais par delà le fleuve qui travaille à charrier d’indéfinis convois de tonneaux, il y a du moins les courbes élégantes d’une vallée que l’homme n’a pu toute souiller. Soulevons-nous de ce lieu criminel. La poésie, qui est délivrance, se fait sensible sur les hauteurs de Meudon et de Bellevue…

Dans l’esprit de Sturel, fatigué et à jeun, ces souvenirs deviennent un tableau, une belle peinture où il figure comme personnage principal. Ils forment une composition d’après une œuvre de goût très allemand, répandue par la photographie et que l’on voit au Musée de Francfort : un Gœthe au large chapeau et de vigoureuse beauté, étendu dans une forte et joyeuse campagne qu’il contemple et sans doute absorbe. Dans cette vision de demi-délire, un jeune homme, pareil à Sturel comme un frère, lui apparaît avec la posture réfléchie de Gœthe ; il n’est pas assis devant le noble horizon romain, mais au triste paysage de Billancourt qui sent le vin, la crapule et le crime. Seulement sa pensée s’en détourne pour chercher sur les coteaux de l’horizon la beauté et la délicatesse. Il ne met pas son orgueil, comme un Gœthe, à prendre conscience de ce qui gît d’éternel dans les formes diverses de la vie : avec une âpre mélancolie, il dédaigne fortement la subalternité des formes qui l’entourent et les franchit pour rejoindre de beaux lointains… Alors Sturel, tandis qu’il se contemplait avec sympathie dans ce tableau imaginaire et dans l’expression dégoûtée de ce sosie, entendit une voix qui l’apostrophait : « Oui, — disait-elle, — c’est bien ; dédaigne ces infamies, isole-toi dans tes rêveries… Tu complètes ta collaboration ; tu t’enfonces dans une complicité, quand tu crois gagner les hauteurs. Tu fus le confident des pensées assassines ; au nom de ce passé, tu vas permettre l’avenir ; bravo ! camarade parfait. Applaudissons ! Ta générosité, qui leur sauve la vie, est un arrêt de mort pour d’autres inconnus. Poursuis ton propre développement, sans te souiller à faire le justicier, — et puis il y aura deux bandits qui, par ton bon plaisir, avec ton laissez-passer, chercheront une autre victime… »

Protestant avec horreur contre ce sermon, Sturel se leva ; il descendit dans la rue ; il s’appliqua à dissiper tous les aspects de cette dialectique. Dans une brasserie, il se fit servir à dîner ; la fièvre l’empêcha de rien manger. Un quart d’heure après, il se présentait à la porte du café Voltaire et fît demander Rœmerspacher et Suret-Lefort, qui le rejoignirent sur le trottoir, tout atterrés par les journaux.

Après des interjections, où se manifestait l’étonnement et l’horreur de tous ces camarades qui furent, on peut dire, des compagnons de lit, Rœmerspacher déclara :

— Mouchefrin doit en être.

Sturel, aussitôt, leur demanda l’engagement de se taire, puis il raconta sa rencontre sur la berge de Billancourt. Enfin il conclut :

— J’hésite sur la résolution à prendre. Je ne veux pas en avoir seul la responsabilité. Nous formions un clan ; nous avions en commun certaines conceptions : c’est nous son vrai jury.

— Le plus simple, dit Suret-Lefort, c’est que tu n’aies rien vu, rien entendu, rien su. Comme témoin, tu seras convoqué trente fois chez le juge d’instruction, mécanisé par l’avocat à l’audience. Laisse tout cela.

Rœmerspacher se prononça avec une grande fermeté :

— Je fais partie d’une société constituée, je ne la remets pas en question. Ce Racadot, ce Mouchefrin, sont des poussières vénéneuses ; il ne faut pas qu’ils se répandent pour tout empoisonner… Mouchefrin a insulté Saint-Phlin : une morsure dont Saint-Phlin eut une partie de son être gâtée. Notre groupe, alors, n’y donna nulle sanction. Aujourd’hui, l’acte tombe ; sous le coup de la loi : qu’elle frappe ! Si tu veux, Sturel, épargner deux misérables, pourquoi me prends-tu pour confident ! Je te reprocherai comme une faute grave à mon endroit de m’avoir imposé un dépôt moral qui me répugne.

Sturel répliqua avec émotion que ses amis ne pouvaient douter de son horreur pour ce crime : certes, il ne gardait aucune indulgence pour des personnages dont il ne voulait plus entendre parler, mais il ne savait pas s’il supporterait le rôle de bourreau.

— Ils n’auront pas de circonstances atténuantes, dit Suret-Lefort : que Sturel parle, c’est en effet la mort.

— Eh ! répondit Rœmerspacher à quelques réflexions complémentaires, il ne s’agit pas de savoir si la misère explique leur crime, si des indignités égales demeurent impunies. La société doit les abattre, comme elle abat les loups et les sangliers en hiver dans les bois de Neufchâteau.

Sturel les pria de l’attendre vers une heure du matin, au même café et s’éloigna, suivant d’instinct le fil de la foule qui, dans cette nuit du 31 mai au 1er juin, s’enroulait sur l’Arc de Triomphe, pour les fêtes funéraires de Victor Hugo.

De grand matin, ce dimanche même, 31 mai, la famille et les vingt maires de Paris avaient accompagné le long de l’avenue d’Eylau, depuis cinq jours avenue Victor-Hugo, l’illustre dépouille qu’on allait installer pour vingt-quatre heures d’apothéose sous l’Arc de Triomphe. Dix mille personnes attendaient. « Tête nue ! » cria-t-on quand s’éleva sous le monument l’hôte des six cent cinquante-deux généraux de l’Empire.

Tout le jour ce fut le défilé de Paris dont les rangs pressés se formaient avenue Hoche, pour s’écouler par l’avenue du Bois. Haussée sur un double piédestal de velours violet, une immense urne qui montait jusqu’au cintre proposait aux plus lointains regards le cercueil. Partout des écussons dans des trophées de drapeaux affichaient comme des devises glorieuses les titres de ses œuvres. Leurs noms, toujours jeunes dans l’esprit de ce peuple parisien, habitué des théâtres ou des lectures par livraisons, protestaient contre l’idée de mort. Un immense voile de crêpe, dont on avait essayé de tendre l’angle droit de l’Arc de Triomphe, paraissait, des Champs-Elysées, une vapeur, une petite chose déplacée sur ce colosse triomphal. La garde du corps, confiée aux enfants des bataillons scolaires, était relevée toutes les demi-heures pour qu’un plus grand nombre participassent d’un honneur capable de leur former l’âme.

Ces enfants, ces crêpes flottants, ces nappes d’admirateurs épandues à l’infini et dont les vagues basses battaient la porte géante, tout semblait l’effort de pygmées voulant retenir un géant : une immense clientèle crédule qui supplie son bon génie.

Aux premières heures de la nuit, ce dimanche, vers l’instant où la foule entraînait François Sturel, le culte, un peu officiel jusqu’alors, gagnait les masses. Paris, qui était allé dîner, revenait avec de plus grandes facultés d’enthousiasme. D’abord presque uniquement respectueuses, courbées d’admiration devant cet homme des sommets et des nuages, les petites gens s’attendrissaient en pensant que c’était le dernier soir de la présence réelle. Le vieillard, enlevé au mouvement de la grande ville, allait se décomposer dans les compartiments administratifs de la mort, au Panthéon. Déjà le cercueil devenait invisible, perdu là-haut, dans le sombre de la nuit. Les nerfs frémirent. Jusqu’alors pareil aux grandes divinisations impériales romaines, l’hommage prit l’intensité des fêtes funéraires d’Orient. Dans les Champs-Elysées, dans les avenues d’Iéna, Hoche, Frieldand, de l’Alma, Marceau, Kléber, Victor-Hugo, du Bois, de la Grande-Armée, sur les pentes de cette longue colline, toute belle ordonnance fut rompue par l’émotion de ces masses campant autour d’un cadavre. Par la puissance de ce bouleversement moral, et dans la liberté d’une fin de dimanche, quelque chose de trouble émergeait du fond des consciences. Le premier soir de la mort, après une visite au cadavre étendu sur son lit, un journaliste avait écrit : « En face de cette vision funèbre, on comprend les hallucinations, les touchants malentendus d’où sont sorties tant de religions. Il faut un effort de la pensée pour se replacer dans notre siècle de science et d’analyse, pour s’avouer que celui que nous pleurons n’a été qu’un homme… » Ainsi dès le 22 avait commencé l’apothéose ; mais de ce long office des morts la nuit du dimanche au lundi fut l’élévation, l’instant où le cadavre présenté à la nation devient dieu.

Quelles ne sont pas les imaginations de tout un peuple surexcité par la gloire et la mort ? Demain, lundi, quand ces masses porteront le dieu au Panthéon, l’aube aura dissipé ces orageuses vapeurs. Il faut ravoir vu, le cercueil soulevé dans la nuit noire, sombre lui-même à cette hauteur, tandis que les flammes vertes des lampadaires désolaient de lueurs blafardes le portique impérial et se multipliaient aux cuirasses des cavaliers porteurs de torches qui maintenaient la foule. Les flots, par remous immenses, depuis la place de la Concorde, venaient battre sur les chevaux épouvantés, jusqu’à deux cents mètres du catafalque, et déliraient d’admiration d’avoir fait un dieu. Des adorateurs furent écrasés aux pieds de l’idole. On savait qu’à ce cadavre douze hommes jeunes avaient été donnés, poètes et fanatiques, pour l’honorer et le servir. Jean Aicard, Paul Arène, Victor d’Auriac, Emile Blémont, Courteline, Rodolphe Darzens, Léon Dierx, Edmond Haraucourt, Jacques Madeleine, Tancrède Martel, Catulle Mendès, Armand Silvestre veillèrent dans un vent terrible qui leur apportait Quasimodo, Hernani, Ruy Blas, les Burgraves, monseigneur Myriel, Fantine et le cher Gavroche, et des milliers de vers bruissants, et des mots surtout, des mots, des mots ! car le voilà son titre, sa force, c’est d’être le maître des mots français : leur ensemble forme tout le trésor et toute l’âme de la race. À ces écrivains de sa garde, Hugo est sacré comme le bienfaiteur qui leur a donné leurs modèles, leurs rythmes, leur vocabulaire. Durant ces longues heures nocturnes, ils se définissent son rôle historique dans la littérature française. C’est son aspect légendaire qui prévaut dans les masses et qui les courbe d’amour ; pour elles et fort justement, il est ceci : la plus haute magistrature nationale. Elles le remercient de l’appui magnifique qu’il a donné aux formes successives de l’idéal français dans ce siècle. Oui, c’est le chef mystique, le voyant moderne, non pas le romantique, élégiaque et dramaturge, que ces grandes foules assistent.

On a justement défini l’Arc de Triomphe en plein jour : « une porte sur le vide ». Cette nuit-là, c’était une porte ouverte sur le néant et sur le mystère. « Je refuse l’oraison de tous les cultes. Je crois en Dieu », disait le poète dans son testament répandu à des millions d’exemplaires. Sur ce seuil, nous le voyions faisant parmi nous son dernier acte, son geste suprême. Il proclamait un inconnu auprès duquel il demandait qu’on intercédât. Voilà le mystère. Il donnait une précision grandiose à cette vérité qu’on voile : l’échec final de tous les efforts. Voilà le néant. « Eh quoi ! ne plus le voir, ce grand ami de Paris ! Il avait, paraît-il, des facultés plus qu’humaines. Si celui-là meurt ainsi, que sera-ce de moi, misérable ?… Que lui servent mes hommages ! J’aime mieux vivre obscur, infime, jouir de cette fête dans l’ombre des marronniers, que me défaire sous cette orgueilleuse décoration… »

Comme tous les cultes de la mort, ces funérailles exaltaient le sentiment de la vie. La grande idée que cette foule se faisait de ce cadavre, et qui disposait chacun à se trouver plus petit, charriait dans les veines une étrange ardeur. C’était beau comme les quais des grands ports, violent comme la marée trop odorante qui relève nos forces, nous remplit de désirs. Les bancs des Champs-Elysées, les ombres de ses bosquets furent jusqu’à l’aube une immense débauche. Paris fit sa nuit en plein air. C’eût été le chaos, si ce monde trouble n’avait eu son phare. — Une foire ? Non, l’humanité autour d’un cercueil !… Nuit du 31 mai 1885, nuit de vertiges, dissolue et pathétique, où Paris fut enténébré des vapeurs de son amour pour une relique. Peut-être la grande ville cherchait-elle à réparer sa perte. Ces hommes. ces femmes avaient-ils quelque instinct des hasards brûlants d’où sort le génie ? Combien de femmes se donnèrent alors à des amants, à des étrangers, avec une vraie furie d’être mères d’un immortel ! Les enfants de Paris qui naquirent en février 1886, neuf mois après cette folie dont ils reçurent le dépôt, doivent être surveillés.

Cette nuit même, des êtres nouveaux apparurent à la vie. Comme le vent de la mer, l’enthousiasme fouette nos forces. Ces sentiments qui rayonnaient du cadavre à travers cette foule, en même temps qu’ils créaient un état commun à tous, suscitaient en chacun des phénomènes divers. L’immense majorité, toute prête à recevoir la parole fécondante et qui se fait attendre, n’aurait pas su d’elle-même s’exprimer avec plus de bonheur que M. Marmottan, maire de l’arrondissement, qui affiche : « Le monde vient de perdre Victor Hugo. Dans le monde, c’était la France ; dans la France, c’était Paris qui le possédait. Dans Paris, c’est à Passy que le grand homme est venu vivre les dernières années de sa grande vie. Habitants du XVIe arrondissement, soyez fiers. » Et pourtant, de cette foule peu consciente, les uns, voyant la gloire, frémissent ; d’autres, sentant la mort, se hâtent de vivre ; d’autres encore, coudoyés par des coreligionnaires, voudraient fraterniser. Ils font mieux, ils s’unifient : ce prodigieux mélange d’enthousiastes et de débauchés, de niais, de simples et de bons esprits, s’organise en un seul être formidable campé au pied de la hauteur. Sa face qu’il tourne vers le cercueil et qu’éclairent les torches funéraires est faite de cent mille visages, les uns immondes, les autres extasiés, mais aucun insensible. Sa respiration fait le bruit de la mer…

Ah ! qu’il voudrait, le pauvre géant populaire, le monstre inconscient, être vraiment créateur et qu’une telle journée ne demeure pas seulement un témoignage prodigieux de l’excitabilité de Paris…

Cet ensemble mystérieux était du moins extrêmement propre à mettre le perplexe Sturel dans un état philosophique d’où il distinguerait sa vérité. Pour qui cherche à juger avec moralité, c’est un bon système de se dégager de l’accidentel et de se placer à un point de vue éternel. Nul ne pourrait y élever ce jeune homme susceptible de grandes impressions plus sûrement que Victor Hugo, à qui cette apothéose donne ce soir-là une autorité surhumaine.

Ce contemplateur nous enseigne qu’il n’y a pas que le clair, le certain, le fixe, l’isolé : il nous restitue le mystère, le changement, la solidarité de tous être et de toutes choses. On se refuse à le suivre si, en l’écoutant, on songe qu’il est un contemporain, avec toutes les infirmités d’un homme sur qui nous renseignent des journalistes malicieux et capables d’interprétations basses ; mais si, par l’imagination, on lui prête du recul, si l’on veut bien l’entendre comme un prophète de jadis, il y a un immense profit à obtenir de son œuvre. Et l’on a raison d’écouter sa voix comme une voix primitive. Les mots, tels que savait les disposer son prodigieux génie verbal, rendent sensibles d’innombrables fils secrets qui relient chacun de nous avec la nature entière. Un mot, c’est un murmure de la race figé à travers les siècles en quelques syllabes ; c’est le long écho d’un grognement de l’humanité quand elle sortait de la bestialité. On y trouve le premier éveil mystérieux de notre ancêtre qui, s’étant dressé sur ses pattes de derrière, s’exprima. L’individu alors se différenciait peu de l’espèce, voire de l’animalité entière ; nous n’avions pas non plus séparé le monde moral du matériel. À cette fraternité, à cette communion, les mots maniés, assemblés, restitués dans leur jeune splendeur par Hugo nous font participer : c’est directement que leur force mythique agit sur notre organisme ; par l’agencement et la force de son verbe, Hugo dilate en nous la faculté de sentir les secrets du passé et les énigmes du futur ; il jette des lueurs sur les étapes de nos origines et sur la direction de l’avenir… Parole, parabole, de παρα (para) et βαλλειν (ballein), « jeter à côté : » plusieurs de ses paroles nous ont vraiment menés sur les bords de ce double abîme dont il parlait volontiers, gouffre d’ombre sous nos pieds, gouffre de lumière sur nos têtes.

François Sturel, familier avec Hugo depuis les lectures qu’au collège leur avait faites Bouteiller, prolongeait sa promenade parmi ces masses grouillantes et en recevait de l’excitation. « Chacun de ces hommes, se disait-il, appartient à la vie isolée, et peut-être à une vie fort canaille, par ses actes, mais à la vie en commun par sa sève. La sève nationale aujourd’hui est en émoi, et voilà que tous ces individus pensent généreusement. Des millions d’êtres sont sacrifiés, voire damnés, uniquement parce que la nature en fera, dans ses abîmes, comme dit Hugo, quelque chose de grand. C’est de là que tout monte et s’affranchit. Il y a des instants ignobles, mais leur somme fait une éternité noble. Hugo me le fait sentir avec trop de vivacité pour que je connaisse la colère, le dégoût, le mépris ; son œuvre et cette foule me rappellent fort à point l’unité mystérieuse de toutes les manifestations de la vie. Acceptons notre rôle et les rôles que jouent nos voisins. Plaise à la nature que nous soyons de naissance conditionnés pour le bien et que rien d’extérieur ne vienne trop fortement tenter notre libre arbitre ! Maintenons-nous de notre mieux au fil de l’eau ; passons avec le flot de nos contemporains. Notre existence, la leur, ne sont qu’une seconde d’un geste plus général qui nous échappe. Un Racadot, un Mouchefrin sont aussi nécessaire à ce geste qu’aucun de nous… »

C’est ainsi que Sturel, par Victor Hugo, arrivait au même résultat que par Astiné. L’Asiatique vivait toujours en lui. Elle y avait déposé des éléments à jamais amalgamés avec la nature propre du jeune Lorrain. Cette partie intime de Sturel qui est proprement Astiné, déjà à plusieurs reprises l’avait engagé à ne pas s’empêtrer dans des soucis de légalité, à se satisfaire de ce beau mot : « fatalité », pour qu’il acceptât l’irréparable. Hugo venait confirmer Astiné ; il confirmait aussi les mélancolies du jeune lycéen qui jadis contemplait les étoiles.

À la fin de cette soirée, Sturel se décidait à accepter, sans poursuivre de vains remèdes, de vaines vengeances, la chose atroce accomplie. Seulement, ce n’était plus en voluptueux méprisant comme le lui avait conseillé l’Asiatique, mais en métaphysicien qui ne trouve de repos qu’à envisager les choses sous leur aspect d’éternité ; non en sceptique, mais en croyant qui ne donnera pas aux détails la valeur qu’il réserve au tout, dans lequel chaque homme se justifie par sa nécessité.

Sturel, vers minuit, revint au café Voltaire, et dit à Rœmerspacher, à Suret-Lefort :

— Je désirerais avec vous, de ce pas, aller chez Mouchefrin.

— Non, dit Rœmerspacher, je suis un homme social : je ne connais plus ce bandit. Si ton secret m’appartenait, Mouchefrin coucherait au Dépôt.

Sturel décida Suret-Lefort à l’accompagner.

Il était deux heures du matin. Ils montèrent jusqu’à la rue Saint-Jacques : Racadot, le soir de la conférence, avait donné au jeune avocat son adresse. Ils sonnèrent. Une voix demanda, du premier étage :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Monsieur Mouchefrin.

— Oh ! pour monsieur Mouchefrin, c’est trop tard.

Suret-Lefort dit :

— Nous donnerons vingt sous.

La fenêtre se referma. Au bout de quelques minutes, on ouvrit la porte. Sturel paya. La femme dit :

— C’est au cinquième, à gauche.

Elle leur prêta un morceau de bougie. Ils gravirent un escalier interminable, humide, avec une corde ignoble qui frémissait au milieu : un vrai puits de misère.

Au cinquième, à gauche, Sturel frappa une première fois : rien ne répondit. Une seconde fois : rien encore. Une troisième…

— Qui est là ? dit un souffle.

Suret-Lefort qui méprisait durement les vaincus et qui goûtait les plaisanteries professionnelles, répondit en déguisant sa voix :

— Ouvrez, c’est le commissaire !

Dans le silence, Sturel crut entendre les battements du cœur de Mouchefrin. Il ressentit comme l’effroi d’un sacrilège à forcer ainsi la conscience de leur ancien ami. La clef tourna, et puis quand ils entrèrent, dans l’espace d’une seconde, à la lueur de leur bougie levée, ils eurent un inoubliable spectacle de misère humaine.

Mouchefrin était debout au milieu de la chambre, en chemise, — une pauvre petite chemise, si mince, et touchant à peine à ses genoux. — Il grelottait, le nain, quoiqu’on fût en été ; mais tant de privations et ses dernières terreurs, l’avaient anémié, réduit à ce misérable squelette. Ah ! la pauvre bête féroce ! Ils le virent trembler comme la flamme de leur chandelle sous le courant d’air du palier. Puis il les reconnut. Il s’assit et, le cou en avant, se reprit par trois fois pour dire seulement : « Quoi ? » avec l’accent hideux d’un corps désorganisé par la peur.

Une peur qui, depuis le 21 mai jusqujà ce 31, n’avait pas cessé de grandir ! Madame Aravian n’avait pas refroidi que déjà Mouchefrin regrettait son affreuse misère précédente, dont s’accommodait à la longue son indifférence cynique. La victime reconnue, l’horreur de son crime lui apparut. « Crains la potence plus que ta conscience », dit avec justesse La Mettrie. Avec quelle angoisse, il attendait les journaux ! Et dès qu’il les avait lus, il était obligé de s’étendre à cause des battements de son cœur. Tout le monde lui inspirait de la répulsion. Il croyait que ces mots : « Voilà l’assassin ! » étaient inscrits en gros caractères sur son visage. Il errait et buvait pour écarter de son regard le cadavre sanglant et l’image de la guillotine. Après avoir sillonné tout Paris, harassé, il ne rentrait qu’à l’heure extrême permise aux pauvres par sa concierge. Il se couchait et ne dormait pas. À peine assoupi, il se réveillait en sursaut. S’il avait eu de l’argent, il aurait fui. Sur le gain du meurtre, il n’avait touché qu’un louis. Si dominatrice sur les nerfs est la contagion de la terreur, que Racadot, pris de vertige à côté du désarroi de Mouchefrin, devait le quitter ce dimanche 31, lendemain du jour où on l’arrêta. Cette arrestation, nul doute que Mouchefrin ne l’eût devinée dès le samedi 30, quand il ne vit pas rentrer Racadot du Palais. Quel dut être son affolement, toute la nuit suivante, et tout ce dimanche où, sans bouger, il attendait que la police vînt l’arrêter, on le devine à l’intonation inhumaine de sa gorge serrée :

— Quoi ?… dit-il, quoi ? quoi ?…

— Mouchefrin, dit Suret-Lefort, de sa voix nette, Racadot a parlé.

— Ah ! Racadot a parlé, le misérable !

Et comme s’ils eussent été confrontés, ce fut la scène, que les juges d’instructions connaissent bien, entre deux complices qui mangent le morceau. Furieuse attaque contre l’absent : toute une avalanche de boue qui tombait de cette bouche tordue par de vraies secousses d’hystérie. Il avait l’air d’un haillon dans une tempête. Plus encore que par ses terribles révélations, par sa convulsion physique, il épouvantait les deux assistants qui se rappelaient l’avoir vu petit garçon et bon élève.

Alors sur le lit, quelque chose remua et l’on vit d’abord comme un paquet qui bougeait, puis comme un gros chien qui se dressait, se dégageait : c’était la Léontine accroupie.

— Menteur ! menteur ! veux-tu laisser mon homme ? cria-t-elle à Mouchefrin.

« Mon homme !… » Comme elle a dit cela avec une vulgarité puissante !… Ils allaient se frapper :

— Taisez-vous ! leur cria Sturel.

Quelle scène et dans quel décor ! Des brassées de fleurs ornaient pourtant le pot à eau, mêlaient leur parfum à ces hontes : car la veille, samedi, Mouchefrin avec la Léontine, tandis que Racadot se débattait chez le juge, avait fait une partie de campagne. Elle avait rapporté ces fleurs. Mais lui, qu’il avait mal participé de la douceur et des verts délicats de Meudon, ressuyés par le dernier soleil de mai !… C’est au retour qu’ils constataient que Racadot ne revenait pas du Palais.

L’affreuse altercation de Mouchefrin et de la Léontine avait duré moins de deux minutes. Maintenant la femme pleurait. Alors ils distinguèrent dans un recoin de la chambre un troisième personnage : Fanfournot. Cette misère donne asile à de plus misérables.

— Nous ne tenons pas à te perdre, Mouchefrin ! dit Sturel.

— Je te défendrai, ajouta Suret-Lefort.

— Voilà ! dit la Léontine, notre malheur servira à quelque chose pour ces messieurs.

Et l’accent qu’a la voix de ces parias, le regard qu’a leur œil, ce n’est pas un accent, un regard d’un homme à un homme, ce n’est pas un rapport entre des êtres particuliers, c’est l’accent, le regard de toute une classe répandue sur le vaste monde civilisé, c’est le seul rapport possible entre la misère associée à l’esprit d’analyse et la culture favorisée par des loisirs.

Et qu’est-ce que ce lieu-là ? Ce n’est point une pièce close, délimitée, particulière. C’est un point d’un plan immense où tombe un mince jet de lumière. Il semble à Sturel que, dans l’obscurité d’une vaste plaine, froide, lugubre, désolée, dangereuse, quelques rayons tremblants éclairent un nid sinistre bâti à ras de terre, demi-noyé dans l’eau, dispersé par les vents. Mouchefrin n’est pas un homme, c’est un être submergé, une chose fuyante et rampante. Dans l’abomination de cette nuit, par l’imbécillité de son acte, c’est un reptile qui veut arriver à l’être, se différencier des boues, des fièvres, du chaos où il se meut, et qui ne parvient à s’affirmer que par sa force pour nuire. Sturel le voyait, ce Mouchefrin, jaloux, envieux, absolument incapable de lever sa tête mince et plate, sinon pour siffler ; — mais jamais pour concevoir l’ordre du monde. C’est ainsi que ce nain abruti ne se croit pas un criminel, et même il tient pour évident qu’il est une victime… À ces côtés, la femelle, la Léontine, fidèle au malheur, le regard brouillé par les larmes, sans enfant contre son maigre sein, fatalement vouée, semble-t-il, à la plus basse prostitution des casernes… Et puis le jeune garçon, le fils du concierge au front d’entêté, convaincu de son génie et que seuls les moyens matériels lui manquent. Depuis la conférence du 16, il répète : « Ah ! si jetais un homme, comme M. Racadot » !

Ces malheureux pourtant ont fini par se détacher de leur coin d’ombre. Dans ce spasme de terreur, plus de honte du sexe ni de la nudité. Demi-vêtus ou pas du tout, devant ces heureux camarades qui, de tant de façons, les doivent humilier, les trois vaincus se sont rassemblés, se pressant de leurs pauvres corps, soit à cause du froid, soit par fraternité dans la peur. La bougie éteinte et sous la première aube indécise qui les glace, ils ont pris leur forme véritable : d’eux trois, on ne voit plus les traits particuliers, mais seulement un groupe, un vague objet pitoyable, un nœud humain dont les membres enlacés trahissent de longues misères et laissent deviner des faces comme il en gît dans le panier de son du bourreau. Le grand dos de la Léontine, assise, avec sa maigreur de chienne sans enfants ; la taille chétive de Mouchefrin, voûtée par la terreur, et l’attention qu’il donne aux paroles de Suret-Lefort ; l’élan de Fanfournot, penché comme un jeune titi sur le cinquième acte d’un drame, tout cela compose dans cette lueur et pour l’esprit surexcité de Sturel un gros œuf offrant les aspects d’une triple éclosion sinistre.

— Pouvez-vous m’écouter ? répétait Suret-Lefort, qui ressentait en professionnel ces circonstances sinistres. — Êtes-vous en état de me comprendre ? Ne répondez rien au juge. Refusez de signer. Laissez-vous accuser, laissez-vous questionner… Ne dites rien. Je te ferai acquitter, Mouchefrin. Dès aujourd’hui, je verrai Bouteiller.

Qu’ils se taisent, peu importe ! Nous les entendons. Leur respiration, les battements de leur cœur, tout le mouvement déterminé en eux par une telle nuit commandent leur sentiment, leurs paroles intérieures, qui, avec des différences de tonalité, s’unissent.

J’entends la femme. « J’étais née pour le malheur, dit-elle. Nous étions trop bons. On n’a pas fait pour nous le quart de ce que nous faisions pour les autres. Racadot a nourri Mouchefrin. Racadot a mis en valeur Suret-Lefort, Sturel, Rœmerspacher. Tous nous rejettent… La chose doit retomber sur leurs têtes. »

Et Mouchefrin dit : « Qu’est-ce que je demandais ? Rien qu’à manger. Au collège, je les valais tous. J’aurais été aisément un grand médecin… Les autres en font bien plus que nous. » Et Fanfournot : « M. Racadot est un homme de génie. Il ne parlera pas. Mon devoir, c’est d’être fidèle à sa maîtresse et à Mouchefrin. Je vois que, s’il a risqué sa vie au lieu de croupir dans la médiocrité, c’est parce qu’il avait une énergie admirable. »

On peut distinguer aussi la pensée de Racadot dans sa prison : « Que va devenir, dit-il, la pauvre Léontine, qui m’est si dévouée et dont j’ai fait le malheur ? »

Ah ! si distinctes pour qui se penche sur cette misérable chambrée, ces effusions se mêlent et se fondent en un accord parfait pour qui les écoute d’une certaine hauteur, et par exemple en se plaçant au point de l’historien social. On entend alors : « Nous sommes le crime et la honte ; mais nous avons des sentiments fidèles. L’ordinaire des convenances, la moralité, l’honneur, rien n’a de sens pour des êtres qui s’étant choisis ne connaissent désormais qu’eux au monde. À l’ensemble des lois qui régissent les cités, notre amour substitue un pacte ; nous avons rompu les entraves sociales, mais plus étroitement nous lie la chaîne des complices. Il fait bon aimer dans la peur derrière des cloisons où l’on tremble, et bien intact, serrer dans ses bras celui que traque la société. »

Petites mondaines, vos amours sont trop fades ; vous n’y mettez rien que de la vanité et une chétive sensualité ; mais dans les amours de la Léontine il y a la volupté de trembler ensemble. Et ces hors-la-loi se garderont leur foi dans les pires difficultés, jusqu’à Saint-Lazare, jusqu’à la guillotine, bien que l’anneau nuptial, ils ne le demandent pas au maire ni au prêtre, et qu’ils admettent de le chercher aux doigts des assassinés, de qui, elle Vénus, tiendrait les pieds, tandis que lui, Mars en casquette, frapperait. La fidélité dans le crime et la honte ! Aucun être humain n’est dénué de poésie.

Petite société traquée, œuf suspect, nid malingre à écraser précipitamment, certes ! mais qu’on voudrait sauver à la fois par pitié et par économie : car ils sont nus dans cette boue, sous cette tempête et faits tout de même à l’image des héros ! Quel limon mal pétri ! Sont-ce des êtres qui se défont ou des formes qui attendent la nouvelle âme, un souffle ?… Ah ! le souffle de l’aube, par les fenêtres que Sturel vient d’ouvrir, ne peut que les glacer. Comme dans un chenil, ils se tiennent tous trois serrés. Tombés dans l’animalité, ils ne se relèveraient à l’humanité que par cette chaleur de leur cœur.

Le jour naissant permettait de mieux voir cette misère. Dans la cuvette posée sur une chaise, il y avait des têtards qui suçaient des grenouilles et des lézards : ils leur enlevaient la chair et facilitaient ainsi les préparations anatomiques dont l’ancien carabin continuait à tirer un peu d’argent. Sturel demeura quelques minutes à les contempler dans leur besogne. La voracité de ces petits féroces s’employait à faciliter l’enseignement de l’histoire naturelle et, sans le savoir, ils collaboraient à une œuvre supérieure…

Dans ce silence, la Léontine, avec son humble cerveau de femme attentive, pensa tout haut, devant ces messieurs :

— À cette heure, il ne doit pas avoir un réveil glorieux, le pauvre garçon !

Quand Sturel et Suret-Lefort sortirent de ce bouge et de la rue Saint-Jacques, vers cinq heures du matin, ils repassèrent boulevard Saint-Michel, à la hauteur de la place Médicis, devant le marchand de vins où, à cette même heure de l’aube, Mouchefrin, en janvier 1883, avait porté son toast : « A bas Nancy ! Vive Paris !… »

« D’après l’intérêt de ces trois années à peine écoulées, se disait François Sturel, comme il est probable que la vie me sera par la suite dramatique et imprévue !… Car j’ai augmenté en si peu de temps mes surfaces de sensibilité. »

Siiret-Lefort, lui, réfléchissait :

« Me voilà chargé d’une affaire qui sera classée parmi les causes célèbres… »

Tout se préparait pour le cortège de Hugo. Chacun, avec un haut sentiment de soi-même, courait prendre le rang auquel il avait droit. Politiciens, académiciens, littérateurs, artistes de tous genres, industriels, commerçants, ouvriers apportaient leur vanité naïve pour contribuer à l’apothéose. Des insignes corporatifs respectables et d’autres, un peu grotesques, affirmaient que tous les petits groupements d’intérêts ont pour raison commune et supérieure l’intérêt de la patrie. Cet immense désordre peu à peu s’organisa, manifesta la grande pensée du pays : « Il ne nous quitte pas ; il fera partie des réserves de la pensée française. Nous le conduisons dans le quartier des savants, des éducateurs, des jeunes gens. »

À midi moins le quart, vingt et un coups de canon retentirent sur Paris. À l’Étoile, les discours commencèrent, infectés d’esprit partisan et vaniteux et se traînant à terre, alors qu’il eût fallu unifier la France et la soulever pour que courageusement, en ce jour de gloire et de deuil, elle mesurât le terrain qu’elle est en train de perdre dans les manœuvres générales de l’humanité. Cependant, le char des pauvres, où se croisaient sur un drap noir deux lauriers, avec l’éclat le plus imposant s’engagea sur la pente des Champs-Elysées. L’antithèse ne laissa aucun visage insensible ; d’une extrémité à l’autre des Champs-Elysées se produisit un mouvement colossal, un souffle de tempête ; derrière l’humble corbillard, marchaient des jardins de fleurs et les pouvoirs cabotinant de la Nation, et puis la Nation elle-même, orgueilleuse et naïve, touchante et ridicule, mais si sûre de servir l’idéal ! Notre fleuve français coula ainsi de midi à six heures, entre les berges immenses faites d’un peuple entassé depuis le trottoir, sur des tables, des échelles, des échafaudages, jusqu’aux toits. Qu’un tel phénomène d’union dans l’enthousiasme, puissant comme les plus grandes scènes de la nature, ait été déterminé pour remercier un poète-prophète, un vieil homme qui, par ses utopies, exaltait les cœurs, voilà qui doit susciter les plus ardentes espérances des amis de la France. Le son grave des marches funèbres allait dans ces masses profondes saisir les âmes disposées et marquer leur destinée. Gavroche, perché sur les réverbères, regardait passer la dépouille de son père indulgent et, par lui, s’élevait à une certaine notion du respect.

Cette foule où chacun porte en soi, appropriée à sa nature, une image de Hugo, conduit sa cendre de l’Arc de Triomphe au Panthéon. Chemin sans pareil ! Qui ne donnerait sa vie pour le parcourir cadavre ! Il va à l’ossuaire des grands hommes : — au caveau national et aux bibliothèques. — Ici, une fille légendaire sauva Paris, écarta les Barbares : c’est un même office qu’ont à perpétuer les écoles de la Montagne ; elles ont toujours à sauver la France, en lui donnant un principe d’action. Ici la jeunesse hérite de la tradition nationale et, en même temps, s’initie à l’état de la vérité dans le monde, aux efforts actuels de tous les peuples vers plus de civilisation. C’est ici, «depuis les bégaiements du XIIe siècle, que se sont composées les formules où notre race a pris conscience et a donné communication au monde des bonnes choses qui lui sont propres.

Certains esprits sont ainsi faits que deux points les émeuvent dans Paris : — l’Arc de Triomphe, qui maintient notre rang devant l’étranger, qui rappelle comment nous donnâmes aux peuples, distribuâmes à domicile les idées françaises, les « franchises de l’humanité », — et cette colline Sainte-Geneviève, dont les pentes portent la Sorbonne, les vieux collèges, les savantes ruelles des étudiants. L’Arc de Triomphe, c’est le signe de notre juste orgueil ; le Panthéon, le laboratoire de notre bienfaisance : orgueil de la France devant l’univers ; bienfaisance de la France envers l’univers. Le même vent qui passe et repasse sous la voûte triomphale court aussi sans trêve le long des murs immenses du Panthéon, c’est l’âme, le souffle des hauts lieux : nul n’approche le mont de l’Étoile, le mont Sainte-Geneviève qui n’en frémisse, et pour les plus dignes, ce sera le moteur d’une grande et durable activité.

De l’Étoile au Panthéon, Victor Hugo, escorté par tous, s’avance. De l’orgueil de la France il va au cœur de la France. C’est le génie de notre race qui se refoule en elle-même : après qu’il s’est répandu dans le monde, il revient à son centre ; il va s’ajouter à la masse qui constitue notre tradition. De l’Arc où le Poète fut l’hôte du César, nous l’accompagnons à l’Arche insubmersible où toutes les sortes de mérite se transforment en pensée pour devenir un nouvel excitant de l’énergie française.

Hugo gît désormais sur l’Ararat du classicisme national. Il exhausse ce refuge. Il devient un des éléments de la montagne sainte qui nous donnerait le salut alors même que les parties basses de notre territoire ou de notre esprit seraient envahies par les Barbares. Appliquons-nous à considérer chaque jour la patrie dans les réserves de ses forces, et facilitons-lui de les déployer. Songeons que toute grandeur de la France est due à ces hommes qui sont ensevelis dans sa terre. Rendons-leur un culte qui nous augmentera.

Rempli de ces sentiments que la magnifique cérémonie civique devrait mettre dans toutes les âmes Sturel, sous la douce lumière de Paris, se débarrasse des sombres images de sa nuit. Aux Champs-Elysées, la veille au soir, il n’avait que des rêveries de cimetière, une vision mal ordonnée du faible et confus troupeau humain. Maintenant le mot de Rœmerspacher lui revient : « Je suis un homme social. » À marcher tout le jour avec la France organisée, avec les pouvoirs élus, avec les gloires consacrées, avec les corporations, il a distingué la grande source dont sa vie n’est qu’un petit flot. Entraîné parmi ces ondes humaines dans le sillage du génie, il s’est aperçu que leur bon ordre et leur honneur ne lui étaient pas des choses indifférentes, extérieures, et qu’en les supprimant on eût, ce lundi 31 mai, anéanti son âme même. Une circonstance si belle et si rare, qui faisait évidente l’unité de ce pullulement de Français, lui permit encore de saisir d’autres lois : dans ce cortège, chacun maintenait une discipline, en exigeait une, parce que c’était l’intérêt de chacun. — Pourquoi Racadot, Mouchefrin n’ont-ils pas senti qu’eux aussi profiteraient à se conformer aux règlements de la collectivité ? — Mais cette multitude, le long des immenses avenues, des boulevards, parfois sous une poussée s’arrêtait, devait rétrograder ; quelques-uns même furent jetés à terre, foulés, sacrifiés. — Peut-être Racadot, Mouchefrin étaient-ils mal encadrés, placés sur le côté du courant : c’est une position très désavantageuse… Oui, très probablement, voilà l’historique de leur sort ; ils ne parvinrent pas à s’immerger de façon à y vivre, dans cette énorme ville, dans cette société agissante où un geste de Bouteiller, depuis Nancy, les envoya…

Hélas ! la Lorraine a fait une grande tentative : elle a expédié un certain nombre de ses fils, pour que de Neufchâteau, de Nomeny, de Custines, de Varennes, ils s’élèvent à un idéal supérieur. Cet exode, des multitudes l’essayent ; elles passent de la vie locale à la vie nationale, même à la vie cosmopolite. En haussant les sept jeunes Lorrains de leur petite patrie à la France, et même à l’humanité, on pensait les rapprocher de la Raison. Voici déjà deux cruelles déceptions ; pour Racadot et Mouchefrin, l’effort a complètement échoué. Ceux qui avaient dirigé cette émigration avaient-ils senti qu’ils avaient charge d’âmes ? Avaient-ils vu la périlleuse gravité de leur acte ? À ces déracinés, ils ne surent pas offrir un bon terrain de « replantement ». Ne sachant s’ils voulaient en faire des citoyens de l’humanité, ou des Français de France, ils les tirèrent de leurs maisons séculaires, bien conditionnées, et ne s’en occupèrent pas davantage, ayant ainsi travaillé pour faire de jeunes bêtes sans tanières. De leur ordre naturel, peut-être humble, mais enfin social, ils sont passés à l’anarchie, à un désordre mortel. Mouchefrin et Racadot n’avaient pas naturellement de grandes vertus, mais il faut voir aussi qu’ils furent trahis par les chefs insuffisants du pays. Sur sept Lorrains, un double déchet déjà, c’est trop : l’opération a été mal menée.