Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 91-122).

CHAPITRE IV

LES FEMMES DE FRANÇOIS STUREL

Sturel ne se coucha pas ; il relut les passages préférés de la Nouvelle Héloïse. Les événements de cette nuit avaient éveillé en lui l’ambition et l’amitié ; Rousseau l’entretenait d’amour et de sensualité. Il devenait plus vivant. L’univers s’élargissait. Des lueurs sur tout ce qui fait jouir ou souffrir venaient guider ou prolonger sa raison. Fier de cet agrandissement intérieur, il pensait avec pitié qu’il y a des vies sans initiation. Mais entre lui-même et les objets de son désir il sentait un voile léger. Il aurait voulu dominer les hommes et caresser les femmes ; il y prévoyait des obstacles, petit étudiant, qui n’avait pas même une lettre pour un salon parisien.

Au repas de midi, où il apporta beaucoup d’appétit et un peu de somnolence, il se tut. Les dames Alison déjeunaient en ville. À la manière dont il accueillit quelques plaisanteries réchauffées de la veille, on jugea prudent de le négliger. D’ailleurs, l’intérêt de ces désœuvrés allait tout vers une nouvelle pensionnaire de qui madame de Coulonvaux chuchotait : « … une Orientale, le croirait-on ?… de l’Empire ottoman !… mais tout de même une veuve personnellement fort distinguée et d’excellente famille, madame Astiné Aravian, la proche parente de l’ambassadeur de la Porte à Saint-Pétersbourg. »

Cette jeune femme, d’une trentaine d’années, avec un teint très blanc, des cheveux noirs et des yeux d’un bleu sombre, recevait son principal caractère de la forme longue, un peu en pointe, de sa figure et du dessin de ses sourcils qui descendaient du milieu du front pour décrire chacun un bel arc et se relever encore aux tempes. Elle arrivait de Constantinople ; plusieurs jours de wagon lui avaient fatigué les traits, et juste au point qui trouble le plus.

Les yeux battus de ce jeune garçon lui rappelaient-ils d’agréables impressions ? Elle l’examinait avec amitié, sans s’inquiéter des chuchoteries et politesses de la tenancière. Comme on sortait de table, elle lui dit sans autre présentation et du ton le plus naturel, — qu’un homme d’expérience eût reconnu pour l’impertinence d’une jolie femme habituée à se faire servir, et qui, pour le jeune homme, continuait simplement le sans-gène du collège :

— Quel est donc ce livre qui, d’après eux, vous aurait empêché de dîner hier soir ?

Et, sans attendre sa réponse :

— Je suis désœuvrée, cette après-midi… Peut-être une lecture qui ne laisse pas manger me détournerait aussi de dormir.

Sturel s’empressa de lui porter la Nouvelle Héloise dans un appartement encombré de malles défaites, où, parmi des robes, des chapeaux et d’agréables lingeries enrubannées, luisaient mille bibelots d’Orient, miroirs ronds en argent, amulettes suspendues à des chaînes, voiles très légers aux couleurs tendres.

— Vous regardez, dit-elle, mes ornements, mes armes de sauvagesse. J’arrive de Constantinople et de partout. Mais tranquillisez-vous, je sais m’habiller en poupée française, et je ne vous ferai pas peur.

« Je crois, se dit-il, qu’elle me traite en nigaud qui n’a rien vu !… Mon imagination passe peut-être toutes ses expériences. »

Un peu piqué, il resta pourtant, parce qu’elle était belle et parfumée. Ainsi une mouche ne s’éloigne pas d’un morceau de sucre.

Elle avait pris entre deux doigts le livre et regardait la couverture, qui parut la dégoûter. Poliment, elle généralisa ce qu’elle en pensait :

— Jamais je n’ai rencontré de baraque qui sentît le moisi autant que cette maison !… Moi, je veux y rester six semaines, le temps de m’installer ailleurs ; mais que fait ici un jeune homme ?

Sturel ne l’écoutait guère, un peu engourdi par ses brouillards d’insomnie, dans la première chaleur de la digestion, et aussi par le feu trop ardent de la cheminée. Cette atmosphère le caressait.

Elle lui montra des turquoises de Perse, qu’on nomme immortelles parce qu’elles ne verdissent pas avec le temps. Elle en avait une grande quantité, et les tenait d’un prince persan. Leur origine charma Sturel plus que leur bleu. Ils fumèrent des cigarettes douces, tandis qu’avec férocité elle lui rapportait vingt récits de pensionnaires sur leur hôtesse : une besoigneuse[sic], à cheval sur sa noblesse, à genoux devant un écu, affolée par tous les hommes, adressée à toutes les femmes, — pour tout dire, une complaisante : « la galante mère Coulonvaux… »

La décision des manières, le pittoresque sec et l’accent étranger sauvaient de toute vulgarité ces récits où se trahissait un goût insolent de dégrader les êtres. Ces libertés sans rien de bas et surtout une irrésistible lourdeur du sang déterminèrent François à une démonstration un peu brusque, où son esprit d’ailleurs n’eut point de part ; il ressentait depuis quelques minutes, avec une sympathie intense et embarrassée, chaque mouvement de la jeune femme, et, comme elle s’était rapprochée, soudain il la prit dans ses bras, la pressa contre lui, tout en disant très bas : « Pardon ! pardon ! » comme un gamin qui a trop envie d’un gâteau pour se retenir d’y porter la main. Elle ne résista nullement ; mais lui ne savait que la serrer davantage. Alors, de sa belle voix et sans aucun désordre dans son agréable visage, seulement un peu étouffée, elle lui dit quand il fut raisonnable :

— Vous êtes un enfant…

Puis elle sourit, et pour ne pas l’intimider :

— La porte n’était pas fermée.

Elle l’invita à se reposer, tandis qu’elle passait dans une pièce voisine.

Il n’avait point imaginé qu’on pût relever d’une manière si noble et si simple des choses qui troublaient et rendaient vulgaires les mauvais petits lycéens. Évidemment, pour elle, son plaisir seul régnait et ne s’entravait d’aucune honte. « Voilà donc, ce me semble, une règle universelle, pensa François : une parfaite politesse et de l’usage sauvent toutes les situations ». L’innocent ne songea même pas qu’il y fallait aussi cet aimable essentiel qu’il apportait.

S’il analyse imparfaitement les conditions de cette jolie après-midi, du moins son insouciance le rend digne de s’associer à ce bon ton. Quand madame Astiné revint, à l’enfant qui, sans scrupule, déjà sommeillait doucement, elle fut, cette jolie femme de trente-deux ans, une délicieuse révélation de joli corps, frais sous sa chemise légère, comme un fruit choisi, venu de très loin, avec mille précautions, dans des papiers de soie. Après qu’il l’eût fêtée de tout l’entrain de ses vingt ans émerveillés et qu’enfiévrait encore une nuit d’insomnie, il s’endormit profondément.

Il lui sembla bien qu’elle l’engageait à se lever. En vérité, il se serait plutôt laissé guillotiner que de quitter cette bonne chaleur, ce repos et ses rêves. Elle dut en prendre son parti et s’installa auprès de lui à faire sa correspondance. Vers cinq heures, elle s’approcha :

— Petit, il est temps de vous préparer pour le dîner.

Mais lui, étendu comme un jeune animal, s’étirait quand elle lui parlait, les bras ouverts, prêt à la recevoir une fois encore, les yeux clos dans une cernure bleuâtre et avec un mélange de reconnaissance et de bouderie contre ce réveil, — tel enfin que la jeune femme murmurait, animant d’un sourire son regard sombre et sa belle figure mate :

— Quel égoïste !

Elle dut l’enfermer à clef, quand elle descendit à table, où la place de l’égoïste resta vide. Il ne daigna se réveiller que vers minuit. Ce bon repos, d’ailleurs, lui avait donné beaucoup de gaieté. Elle l’embrassa mille fois et le pria de lui laisser la Nouvelle Héloise disant qu’elle voulait conserver ce livre-là comme une rareté, parce que dans tout l’Orient, où il y a bien des saletés, elle n’avait jamais vu d’objet si dégoûtant.

Il s’amusa, comme un bon petit Lorrain de Neufchâteau, qu’une femme fût dédaigneuse et impertinente dans de pareilles circonstances.

— Oui, dit-il avec sérieux, cet exemplaire a des dehors déplorables ; je veux en détacher pour vous la plus belle page que vous intercalerez dans votre roman préféré.

C’est ainsi que cette fois le bouquin fut allégé des lettres l et li : « Reproches que Julie fait à son amant de ce que, échauffé de vin au sortir d’un long repas, il lui a tenu des discours grossiers, accompagnés de manières indécentes. — Excuses de l’amant de Julie. »

L’Arménienne, qui appréciait des enfantillages, mais non ceux de papier, mit au feu, deux heures plus tard, et sans l’examiner, ce souvenir. Mademoiselle Alison, dans le même temps, se repentait d’avoir repoussé les feuillets qu’il lui avait choisis.

Les dames Alison avaient décidé de manger dans leur appartement. François Sturel en fut contrarié ; il se sentait parti pour jouir de l’univers entier, et désirait, entre autres satisfactions, une camarade de son âge. Deux jours après, comme il montait l’escalier en courant, par habitude d’enfance, il croisa la jeune fille, et, tout essoufflé, il lui dit :

— On ne vous verra plus à table, mademoiselle ?

— Voilà, répondit-elle gaiement, qui vous obligera de venir au salon le jeudi !

Il l’attendit ; elle ne parut pas. Les espérances mêlées de folie et d’étourderie qu’il avait conçues se transformèrent en tristesse. « S’est-elle moquée de moi ? Elle me dédaigne ? Elle est, comme l’autre, un bien précieux bijou ! »

L’imagination, l’ignorance et la timidité donnent aux jeunes gens une force incroyable pour se proposer des succès et des malheurs également impossibles. François Sturel, avant de s’endormir auprès de l’Arménienne, considéra que tout est préférable à une situation fausse et qu’il devait s’expliquer avec Thérèse Alison. Il lui écrivit dès le matin :

« Mademoiselle,

« J’étais au salon hier, jeudi, pourquoi vous cacherais-je que j’en suis sorti profondément triste ? J’étais bien obligé de reconnaître votre droit de faire passer toute distraction avant la promesse que vous avez eu la bonté de donner à un jeune homme qui ressent trop violemment la beauté, la grâce et ses propres chagrins pour exprimer ce qu’il en éprouve.

« François Sturel. »

« Allons, me voilà dans la pire erreur ! se disait-il en fermant cette lettre, — qu’il fît porter, sitôt madame Alison dehors, — je me présente comme un soupirant pitoyable… Mais parler de son cerveau serait d’un cuistre, et qu’ai-je d’autre ? »

Le fat ! À cette époque, il n’a même pas de cerveau. Il ignore les coutumes ; il ne songe pas qu’une jeune fille est toujours de chasse réservée. C’est un jeune lévrier en liberté dans le taillis. Heureusement pour la morale, son gibier savait des tours.

À la villa, les faits et gestes de chaque pensionnaire, cela va de soi, étaient connus et commentés. La femme de chambre de mademoiselle Alison, en la coiffant, lui avait dit :

— On parle beaucoup, en bas (c’est-à-dire à l’office), de cette dame, la Turque. Il paraît qu’elle traite pour le mieux le petit étudiant.

Mademoiselle Alison ainsi prévenue crut devoir reconnaître dans ce beau billet un roué. Ce n’était pas ce qui pouvait émouvoir son cœur, fait de noblesse et de chimères, mais son imagination et sa coquetterie furent intéressées à ce drôle de garçon qui, sans avoir aucun air de Paris, était assez vivant pour s’organiser un jeu si compliqué. Elle s’amusa de le rendre amoureux pour se moquer. Ce projet, dont les suites devaient tristement commander leurs relations, en fut le principe. Elle lui répondit :

« Monsieur,

« Ce qui eût été fâcheux, c’est qu’en allant au salon, je ne vous y eusse pas rencontré. Il avait été simplement convenu que vous m’attendriez. Ma bonté, dont vous parlez, est d’accepter un engagement de votre part. Prouvez-moi, par votre assiduité de tous les jeudis, que vous avez bien compris le seul traité possible entre nous et qui vous met, sans condition, au service de

« Thérèse Alison. »

Au remerciement de Sturel, la jeune fille ne répondit plus ; elle ne descendit pas au salon le jeudi suivant ; mais huit jours après, elle lui donnait sa soirée tout entière et s’arrangeait en sorte qu’il ne pût distraire une minute pour madame Astiné Aravian. Souriante, amicale, parlant d’elle-même, l’interrogeant sur lui et d’un ton aisé et gai où il était trop inexpérimenté pour distinguer un léger énervement.

Tout de même, pour son coup d’essai, François a heureusement engagé ses badinages : une jeune fille pour veiller, une jeune femme pour dormir !

Pressé contre son Arménienne, pendant ces longues soirées d’hiver, avec avidité il profite de tout ce qu’elle sait. Mieux que les voyages, certains repos forment la jeunesse. Elle lui raconte Constantinople, Pétersbourg, Tiflis et le rivage d’Asie où elle est née.

— Ma famille, lui disait-elle, si loin que remontent nos souvenirs, est originaire des défilés de Cilicie. Par la vallée de l’Euphrate et les oasis de Mésopotamie, nous sommes descendus en Perse. De là, nous passâmes aux Indes ; une révolution nous en chassa. Nous avons erré longuement sur les chemins du retour et dans les sables de Syrie. Je suis de naissance ionienne. Mon père, pour les devoirs de sa charge, s’établit à Constantinople. D’après les noms divers de mes aïeux, on voit qu’ils furent souvent des peintres et des fournisseurs de bracelets : ce sont des métiers artistiques. Il y a dans ma famille une réelle éducation des nerfs.

Les vallées de l’Euphrate et du Tigre, qui baignaient le Paradis terrestre ; Babylone et Ninive, la Perse, l’Inde, l’Ionie ! — de telles syllabes prononcées déterminent en Sturel de profonds ébranlements. Cette puissance de leur son n’est pas seulement qu’il vient des origines de l’histoire ; mais il retourne pour les émouvoir jusqu’aux gisements profonds du jeune homme. Quand il avait quatre ou cinq ans, on fit sortir des ténèbres, on créa son imagination avec des récits sur ces lieux légendaires. Le bruit de leurs noms, c’est un fil magnifique qui le relie dans son passé à ses premières songeries.

Elle vient d’Asie et de régions mystérieuses et parfumées comme de belles esclaves voilées. Il admire son profil grave et désire y passer la main. Il s’enfonce dans ses yeux ; il n’y cherche pas la vérité sur leur amour, mais le secret des caravanes qui traversent le désert. Il appuie son oreille pour écouter dans ce cœur quels mouvements agitèrent toute la série des femmes dont elle fut enfantée et qu’il aime dans ses bras. Il respire l’odeur de sa peau, et non point avec l’ardeur d’un jeune amant, mais plutôt dans un délire mélancolique, avec humilité et tristesse, s’inclinant comme un barbare sur le seuil des immenses beautés asiatiques… Il défaillait de sensations poétiques, ainsi qu’il advint à ce jeune soldat trop cupide qui périt écrasé sous les bagues, les diamants et les perles parmi les trésors de l’Orient dont un fatal bonheur lui avait ouvert l’accès.

À dix-neuf ans, pour l’ordinaire, un jeune homme favorisé pense : « Quand ma maîtresse entre dans sa loge, à l’Opéra, aux Français, les hommes l’admirent et envient celui qu’elle doit aimer. » Mais François Sturel se disait : « J’ai une femme de Ninive, et c’est en outre une fille d’Ionie. » Les détails exaltants que Bouteiller avait donnés aux lycéens de Nancy sur les philosophes ioniens profitaient aux plaisirs que madame Astiné, reçut de son petit ami.

Il la suppliait de raconter, de raconter encore. Avec un langage un peu cru, trop parisien, comme il arrive aux cosmopolites qui abusent de l’argot des petits théâtres, — défaut qu’atténuait d’ailleurs son accent exotique, — elle avait un don merveilleux pour dégager des choses leur mystère sensuel. Son plus beau voyage l’avait menée dans le Caucase, à Tiflis ; en plusieurs nuits, elle le raconta, d’une façon aussi attrayante, aussi ingénieuse que Scheherazade auprès de son sultan… mais elle était moins préoccupée, et de temps à autre, bien volontiers, s’interrompait pour perdre la tête.

— Je t’ai dit, commença-t-elle, que ma famille est arménienne, du non d’Aravian (arev, veut dire soleil), et l’une des meilleures de là-bas ; mon prénom, Astiné, vient, d’Artitha, la déesse, la Vénus à qui nos pères, dans le pays du lac de Van, consacraient les sommets des monts. Je suis née en Ionie. De ma petite enfance, je me souviens seulement d’avoir fui de l’intérieur, à la suite de troubles, dans les bras de ma mère, sur un chameau ; et ma mère mourut en touchant au rivage… Et cela aussi me revient que ma chère mère, qui était si belle, racontait le Gulistan, où l’on parle toujours des rossignols, des roses tel des jasmins, tandis que je m’amusais à ses pieds avec de jolies boîtes peintes. Elles étaient étroites et longues ; on y voyait des cavaliers sur des gazons d’un vert tendre, poursuivre des jeunes filles aux longs yeux noirs, qui en fuyant retournaient la tête. Ces boîtes et ces poésies, c’est tout ce que je me rappelle de ma mère, Arménienne de Perse, épousée par mon père quand il représentait la Porte, à Téhéran.

« Les Arméniens en Turquie, comme chrétiens, sont exclus de l’armée et admis dans les ministères et la diplomatie. Mon père, il y a quinze ans, était à Constantinople, conseiller d’État. Une nuit, on l’appela subitement au Palais. Quelques heures après, revenu dans sa maison du Bosphore, il tomba sur le parquet et mourut avec d’affreuses convulsions. Mon frère, comblé de cadeaux et de décorations, à la suite de cet accident, fut attaché à l’ambassade de Pétersbourg… Je te dis cela pour te faire sentir comment je ne suis pas une bonne petite fille de ta province, française ; je suis des plus vieux pays du monde, où l’on gouverne selon de très anciennes traditions.

« J’accompagnai mon frère ; j’avais alors quatorze ans. Un de mes oncles, devenu Arménien russe, a gagné une grande fortune à exploiter les pétroles des bords de la Caspienne, où il entretient pour son commerce toute une flotte. Il habitait souvent Pétersbourg et faisait beaucoup la fête, et avec lui je m’entendais tout à fait. Une de ses filles avait épousé mon second frère, ingénieur à Tiflis.

« Tu vois bien la famille que nous sommes, turque et russe, en réalité arménienne, c’est-à-dire pas du tout d’Europe. Tu ne dois pas continuer à croire qu’il n’y a au monde que la France. J’accorde que Paris est un bel endroit, mais combien d’aventures et d’indépendance et d’imprévu dans le moyen orient, et comme il te plairait, mon cher petit garçon ! À seize ans, je ne savais encore rien de ce qu’il y a de beau dans le monde, mais je le soupçonnais, j’essayais de l’imaginer, et j’inventais, par amour du romanesque, mille histoires à la semaine. Cela me plaisait beaucoup d’avoir ainsi une double vie et de ne jamais dire le vrai !… Enfin, j’avais tant menti, que notre aîné, le chef de la famille et d’un caractère morose, décida de m’éloigner et de m’expédier pour quelque temps chez mon frère Vardan, à Tiflis.

« À trois heures de l’après-midi, quelqu’un me conduisit à la gare Nicolas, quelqu’un que j’aimais bien, du moins comme on peut aimer au sortir du gymnase. Heureusement ma voilette de tulle noir à gros pois, avec sa bordure de chenille, cachait ma figure jusqu’aux lèvres, car j’avais honte de pleurer.

« C’était le 5 mai, dans un temps qui est déjà loin ; j’avais seize ans et demi, un portefeuille bien garni, beaucoup de bonbons, et un gros bouquet. Une robe de soie noire avec un « pouf », retroussée par des « tirettes » sur un jupon de soie rouge « solférino », trois velours noirs au bas de ce jupon, des bottes avec des glands et qui se fermaient en dessinant un petit cœur sur mes bas, me composaient un air assez gentil, je crois, et un peu risqué. J’avais au cou un ruban de soie, encore rouge solférino, un « suivez-moi jeune homme » avec les pans aussi longs que la robe. Ma toque en velours noir, surmontée d’ailes blanches, était fixée par une forte épingle enfoncée à travers la résille et le chignon et que terminaient, à chaque extrémité, deux boules noires énormes. Elles semblaient des gros yeux de bêtes.

« Ce voyage me plaisait parce que je ne manquais pas d’argent, que j’allais dans un pays où personne ne me connaissait et que tout le monde me regardait. Jusqu’à Moscou, il n’y eut rien de particulier. À partir de Koslov, les employés ne surent plus me réserver un compartiment ; je fis la connaissance de deux voyageurs, le mari et sa femme, poitrinaires qui se rendaient aux eaux de Piatigorsk, où fut tué le poète Lermontov. Nous entrâmes sur la terre de l’armée du Don, la terre des Cosaques. Dès lors, commencèrent les habitations qu’on appelle des « pressoirs » parce qu’on y fait le vin ; et partout, des champs pleins de fleurs embaumaient… Mes compagnons me racontèrent une belle histoire : le jour de la fête annuelle, les nouveaux mariés entassent dans un bassin de cuivre tout ce que la terre produit de meilleur, des fleurs, des épis, des pampres, des lauriers, puis ils les baisent pour honorer l’idée de fécondité… À chaque instant montaient, descendaient des officiers de Cosaques, et j’avais grand plaisir à être, pour une heure, l’intérêt le plus vif de ces vies que je jugeais misérables dans un tel éloignement de Pétersbourg.

« Ensuite le chemin de fer, quittant le dernier de ces gais pressoirs, circula entre des montagnes couvertes de neige. Quand sa femme et moi nous étions endormies, le poitrinaire s’occupait des billets, des bagages ; il faisait apporter du thé et le dîner, si nous ne voulions pas descendre ; en revanche, ils mangeaient mes bonbons. Enfin, après deux jours et deux nuits, nous nous engageâmes sur une étroite chaussée dans l’eau. Nous arrivions à Rostov-sur-le-Don, une ville très connue pour le vin et les poissons ; le fleuve est très large, les rues très sales, et je te dirai qu’elles sont pleines de pick-pockets, aussi nombreux là-bas, près de la mer d’Azof, que dans les magasins du Bon Marché. Pour employer un arrêt de quatre à cinq heures, nous fîmes tous les trois un petit tour en ville, et, mes compagnons devant me quitter au bout de vingt-quatre heures, je les priai à dîner.

« J’ai commandé un beau menu, en me rappelant ma science des restaurants de Pétersbourg, que j’avais courus avec mon vieil ivrogne d’oncle : il y eut notamment des écrevisses extraordinaires, que j’avais choisies moi-même dans le réservoir, belles et grandes. Ce qui surprit beaucoup c’est que je savais l’usage des vins après chaque repas. Le tout était très relevé. Au lieu de Champagne on a servi des vins de la contrée. J’étais très rouge sous mon chapeau, d’avoir bien bu et de la satisfaction d’avoir étonné tout le monde. Et pour finir j’exhibai un gros portefeuille, un portefeuille d’homme qui a beaucoup vécu (c’était encore un de mes chics), et malgré leur air je voulus payer. À ce moment, j’eus à m’apercevoir d’un voyageur qui, depuis Moscou, à chaque station, approchait de mon compartiment : je le voyais bien, mais je prenais l’air le plus indiféférent et me laissais regarder…

« C’était un tcherkesse, général dans les troupes du grand duc Michel. Très grand, très flexible, la tête rase selon l’usage musulman, coiffé d’un long chapeau conique d’astrakan et habillé avec une longue robe serrée par une ceinture de galon et de poignards. Sa barbe était grise, ses yeux jeunes ; il paraissait très grave, comme les Orientaux, et en même temps très civilisé. Mes compagnons, qui devaient me quitter à Piatigorsk, me recommandèrent à lui, pour le reste du voyage. Sûrement, il avait sollicité cette présentation. Chez eux on enferme les femmes : une fille de seize ans, seule sur la route d’Asie, devait l’étonner. Et puis mon aisance au repas ! Comme il m’admirait ! et en même temps qu’il était intrigué d’un tel petit monstre !

« À chaque arrêt depuis Piatigorsk, il vint à ma portière se mettre à ma disposition ; puis, le soir, sur les six heures, il me demanda si je voulais accepter sa société. J’en fus bien aise, car mon wagon vide était attristé par l’ombre des montagnes immenses. On racontait qu’un Arménien avait fait ce voyage avec une dame voilée, et que la dame voilée était un homme qui avait dévalisé l’autre parce qu’il venait d’une foire. Beaucoup d’histoires romanesques qui, à Pétersbourg, m’avaient enchanté l’imagination, ici ne me rassuraient pas. Il m’expliqua que jadis Schamyl et ses guerriers, jeunes, vaillants et beaux, ne pillaient pas les convois pour de l’argent, mais pour les femmes. Prises par eux, elles étaient perdues. Comment des hommes nés hors de ces montagnes pourraient-ils traquer les Circassiens qui sont agiles comme des saltimbanques ? Au reste, une jeune élève d’Odessa, que Schamyl avait enlevée, ne consentit jamais à retourner dans sa famille qui la voulait racheter.

« Le tcherkesse souhaitait que personne ne m’attendît à Vladikaskas, station extrême de la ligne. Il pensait passer jusqu’à Tiflis deux jours de voiture en ma société. Si le tête-à-tête me déplaisait, nous nous joindrions un docteur et un ingénieur qui l’accompagnaient. Et, la nuit, à l’hôtel, si j’avais peur, ils se relaieraient tous les trois pour veiller à ma porte. Sa réserve me rassura. Il ne s’asseyait pas sans mon assentiment. Je voyais qu’il n’était pas si sauvage que sa robe, ses cartouchières et son poignard. Enfin, plus ou moins j’étais flattée. Son projet, secrètement, m’enchantait.

« Vers les dix heures, nous arrivâmes à Vladikaskas, au pied d’une montagne belle et froide comme l’hiver. C’était une nuit transparente, encore éclairée par les maisons toutes peintes en blanc. Ce qui frappe d’abord, ce sont les cyprès. Du milieu d’eux, quand le train s’arrêta, se détachait la silhouette d’un jeune homme en qui je devinai mon frère. Je ne l’avais pas vu depuis quatre ou cinq ans, mais de sa présence je ressentis une déception qui, jointe à ma fatigue, remplit mes yeux de pleurs, tant j’aimais les aventures.

« Le tcherkesse voulut être présenté à mon frère et demanda la permission de nous faire le lendemain une visite. Il ajouta qu’il espérait bien être autorisé à nous voir à Tiflis. Et pourquoi, en été, n’aurait-il pas le plaisir de nous offrir l’hospitalité sur la mer Noire, à Batoum ?… Vardan me caressa gentiment la joue en disant que certes, pas un de ces hauts fonctionnaires ne s’occuperait d’un jeune ingénieur sans importance, n’était l’intérêt qu’une jolie fille comme moi méritait bien d’inspirer, et il me félicitait en badinant, parce que ce général n’avait aucune liaison à Tiflis et passait pour très sévère.

« Nous passâmes cette nuit à Vladikaskas. L’air était tiède et rempli du parfum des fleurs. Bien qu’énervée d’un si long voyage, je restais à ma fenêtre pour admirer les cimetières, tandis que j’entendais le souffle de mon frère.

« En voiture particulière nous partîmes pour le Caucase, sur la route militaire de Géorgie. J’ai beaucoup vu le monde, mais ce que vantent les hôteliers en Suisse et ailleurs, et les côtes même de Tolède ne tiennent pas auprès des défilés de Dariel… Je vais te dire : dans l’histoire des pays d’Europe, — peut-être en avons-nous des détails trop précis, — je trouve toujours quelque chose d’un peu vulgaire. C’est de la même façon qu’auprès des histoires d’amour de la Perse, ta Nouvelle Héloïse me paraît bourgeoise et pédante. Et tous les jeunes gens de Balzac ont des airs de petits commis, si tu les compares aux fils du vieux Tarass-Bulba par exemple… Eh bien ! aux gorges de Dariel, légendes et paysages, tout a grand air. La colombe de l’arche, le drame de Prométhée, les confins de l’empire d’Alexandre, voilà des souvenirs que nous traversions ou approchions, tandis qu’une petite route nous menait au travers de ces terribles roches, et dans un paysage qui par son caractère a rendu pour moi fades à jamais des tragédies dont l’âpreté vous resserre la bouche.

« Au mont Kazbek, les enfants nous rasaient pour nous vendre des cristaux d’améthyste. Et puis, le jour baissant, le paysage tout féodal, la lune sur les précipices, les rares indigènes immobiles sous leurs turbans, faisaient un mélange de l’Orient et du moyen âge si pathétique, que je croyais sentir sur mon cœur éperdu la pointe d’un poignard assassin. La vallée du Daghestan nous reçut, toute pleine de fleurs. Nous franchîmes des montagnes si hautes que le sang me sortait par le nez. À Mtzkhet, capitale de Gengis, — qui vaut mieux, selon mon goût, que votre Napoléon, — mon frère m’annonça Tiflis, et il commença de me peindre en détail la famille.

« Il me dit que c’est un point d’orgueil d’habiter la maison de famille et que nous trouverions sous le même toit plusieurs sœurs toutes mariées, mes cousines : l’aînée, sa femme, une pondeuse, — la deuxième, une Cendrillon, — et la troisième, nommée Satinique, une très jolie personne ; et il ajouta : « Je lui ai expliqué qu’en Russie c’est fort bien qu’une jeune femme se mette sur les genoux de son beau-frère. » Je le désapprouvai beaucoup : car je pense qu’il faut tout faire, mais avoir de la tenue… Tandis qu’il parlait, nous avions monté une longue montagne et côtoyé le cimetière rempli d’hyènes qui hurlent le soir. Nous traversions les rues étroites de l’ancienne ville pour aboutir enfin à la poste des voitures.

« Des jeunes femmes habillées à l’européenne, d’autres avec des boucles pendantes et des longs voiles en arrière des anciennes familles géorgiennes, des enfants très sauvages qu’elles tiraient par la main, toute une foule, avec les mouvements et les cris de l’affection, se précipitèrent à ma rencontre et me félicitèrent. On chargea mon bagage sur un porteur, et, le long des maisons basses aux balcons en vérandas, croisant les hommes les plus beaux du monde, tandis que tombait la nuit, nous nous rendîmes à la demeure de famille. J’y trouvai une lettre de mon frère aîné qui m’écrivait : « Cherche partout la vérité. » Je notai immédiatement en marge, pour le lui développer : « Quand je voudrai des sermons, Je lirai Bossuet et les autres. » Ce n’était pas du tout mon humeur.

« De fatigue, tout mon corps était meurtri. Surtout j’avais faim. Je te dirai, si tu es gourmand, qu’un cuisinier indigène, qui s’appelait « Diamant brut », préparait de bons repas, pris en commun dans une grande salle, et que nous eûmes, ce premier soir, de la viande de mouton rôti à la broche, beaucoup de riz accommodé avec des tomates et des cerises, un fromage de chèvre et douze espèces de fruits. Le vin du pays était servi, non pas en carafe, mais dans une vaste soupière d’argent où chacun puisait avec une louche…

« Après ces grandes chaleurs, l’agréable repos sous un ciel où la nuit ne parvient pas à éteindre la clarté ! Nous étions assis sur la terrasse, au faîte de la maison, et les voisins aussi respiraient sur leurs toits. Nous veillâmes doucement jusqu’à une heure ou deux du matin ; puis, les domestiques ayant posé des matelas, tout le monde s’endormit en plein air.

« Alors, voici ce que j’ai fait… Il faut te dire qu’à peine m’étais-je rafraîchie et changée de vêtements, mon frère m’amena ma jolie cousine, Satinique. Et tout de suite, comme il m’avait raconté, il voulut la prendre sur ses genoux et, parce qu’elle rougissait, il lui disait : « Ne fais pas attention, petite, ma sœur ne te juge pas mal. » J’ai répondu : « Il ne s’agit pas de savoir ce que j’en dirai, Satinique sait bien ce qu’il faut en penser… » Je ne l’aimais pas parce que, fière de sa gentillesse, elle opprimait sa sœur, la laide, qui était une bonne personne. Je l’ai domptée dès le premier moment, et je l’obligeais de frapper à ma porte avant d’entrer chez moi, ce qui n’est pas dans les mœurs simples et familières de là-bas. Seulement, comme elle était la plus précieuse chose de la maison et très estimée de toute cette société, j’ai voulu l’avoir à moi, et, pour mes insomnies, le médecin de Pétersbourg m’ayant prescrit d’avoir une bête à mon côté la nuit, c’est elle que j’ai prise, ce qui dépitait son mari et mon frère.

« Tiflis, mon chéri, est bâtie sur les pentes d’un précipice, dans un ravin où l’on cuit. Ses boulevards sont plantés de peupliers, mais la ville vieille est étroite, et si tu connaissais Cordoue, je te dirais que Tiflis est de même infecte et parfumée, c’est-à-dire sentant la mort et les roses. Un fleuve très rapide, la Koura, la traverse, et tout autour s’étagent de beaux jardins fruitiers, tandis que le paysage est fermé par la chaîne du Caucase, mauve, noire, orange, selon les heures.

« Voici comme nous passions les journées. Le matin les hommes, militaires, médecins, ingénieurs et autres allaient à leur service, et les femmes restaient au logis, demi-habillées et sans aucun raffinement. Les Géorgiennes m’admiraient beaucoup parce que j’avais une robe de broderie blanche très transparente, des bottines en toile blanche, un grand chapeau. Entourées d’enfants et de domestiques en profusion, et ne remuant pas du tout, nous prenions des sorbets, du café. À une heure, on dîne, puis on fait la sieste jusqu’à six. Les volets sont fermés : domestiques, enfants, maîtres, chiens, tous dorment. À six heures, on se lève ; on s’habille, et parfois, vers les huit heures, on se rend, pour écouter les musiciens, au jardin public. D’autres fois, en calèche très bien attelée, nous allions aux vergers. On jette des tapis sur la terre, après l’avoir battue à cause des scorpions, et puis l’on peut cueillir et acheter des fruits, qui sont magnifiques ; on trouve aussi du café. Bientôt le soleil disparaît, c’est alors que le coup d’œil sur les montagnes est le plus émouvant ; et les plus insensibles, pénétrés par l’ombre, se taisent. Quand on a vu souvent la nuit tomber sur le Caucase, on a beau avoir toutes ses intrigues, on garde dans ses yeux et dans ses pensées quelque chose de grave que n’ont pas les Parisiennes.

« Un passe-temps cher aux Géorgiennes, c’est le bain. Toutes les femmes de la même famille se réunissent, invitent les voisines, et cinq ou six équipages les conduisent. Il n’y a que les hommes, ce jour-là, pour demeurer à la maison. Les bains, entourés d’amandiers et de noisetiers, sont situés près de sources sulfureuses, d’un usage immémorial, où l’on voit des Persans qui soignent leur lèpre, et des musulmans qui font des ablutions. Les Persans ont leur grande barbe ainsi que les ongles teints en rouge. À l’auberge voisine, qui est un ancien cloître ruiné, chaque samedi viennent à pied de nombreux pèlerins. Ils offrent des moutons à l’église et, après une messe solennelle, les dévorent par quartiers énormes. Ensuite des jeunes gens du pays font de l’équitation brillante. Dans nos cabines les souris pullulaient, parce qu’on mange dans les bains. Tu penses si toutes nous frémissions en quittant nos vêtements !… On se lave avec des pastilles de chaux, puis on va s’attabler près d’un placard où l’on a des fruits, du vin et les filets d’un mouton rôti sur place ; enfin, on rentre dans l’eau pour achever de se purifier. Cela de midi à huit heures. On regagne Tiflis en voiture, très bruyantes, et on potine ; c’est une grande fête.

« Une autre distraction, pour les femmes, c’est de jouer de l’argent aux dominos dans des maisons où l’on paye dix kopecks d’entrée. Il y a cinq ou six tables dressées ; des fèves servent de jetons. Et si tu savais comme toutes elles trichent ! Ces salles très simples, fermées au soleil, où des Géorgiennes prennent des sorbets en maniant des dominos, ce n’est pas les jeudis de madame de Coulonvaux : mais si, le long des rues étroites, brûlantes et si sales de la vieille ville, tu allais, mon chéri, dans un de ces tripots, qui sont d’ailleurs d’excellente compagnie, tu y serais plus heureux qu’à travailler dans cette rue Sainte-Beuve, sous l’œil d’une bourgeoise ridicule, pour devenir magistrat ou notaire, car je n’ai pas su te peindre la liberté et, en même temps, l’absence d’initiative, l’abondance et la simplicité de la vie dans le Caucase.

— Pourtant, — dit François Sturel, qui se croyait responsable de l’Europe en face de l’Asie, — je n’aimerais pas sommeiller tout le jour comme des femmes de sérail.

— Mon chéri, quoique tes yeux me plaisent, surtout quand tu te fâches, nous ne nous connaissons guère. J’ignore tes préférences… Il y a beaucoup de personnes qui aiment à aller de la naissance à la mort comme un petit sterlet descend le[sic] Volga, perdu parmi les bancs épais des sterlets, ou encore à mûrir au soleil comme un raisin dans les vignes, parmi tous les raisins. Et des millions et des millions d’Arméniens ont ainsi passé leur vie sans accidents individuels, sans autre agitation qu’un peu de chagrin, entre seize et vingt-cinq ans, à cause des femmes… Mais je pourrai te chanter les Chants de la liberté, de Kamar-Katiba, et tu comprendras ce que m’a dit mon père : traversant un jour Tiflis avec ma mère, il la conduisit jusqu’à Érivan ; et, de la plaine, ils aperçurent au loin l’énorme Ararat, la montagne sacrée autour de laquelle les Arméniens toujours combattirent pour leur indépendance. Et ma mère, qui était sentimentale, s’est mise à fondre en larmes, songeant qu’elle irait au tombeau avant que ce magnifique spectacle une seconde fois s’imprimât sous ses paupières… Celle qui te presse maintenant dans ses bras était alors au sein de sa mère, et, pendant cette journée, pâtit de ce que souffraient les siens sous la lumière du soleil qu’elle n’avait pas encore vue… Je suppose que tu aimes Byron, toutes ces choses-là. Eh bien ! qui ne veut pas suivre ses jours comme le sterlet descend son fleuve, trouverait à remplir, aux pentes de l’Ararat, le rôle qu’eut en Grèce cet Anglais… Si tu luttais, Arménien, pour la nation arménienne, tu intéresserais un peuple qui peut encore se flatter d’illusions, faire de la gloire et récompenser. Tu courrais des risques réels. Et ce qui t’envelopperait de toutes manières, c’est le climat, la diversité des types, la sensation de la brièveté, de l’inépuisable fécondité de la vie prodiguant des hommes braves, des belles femmes, des fleurs, des fruits, des animaux, tous d’un rapide éclat et qui ne passent pas comme ici leur temps à se disputer à la mort.

« Dans le vieux Tiflis, au milieu des maisons de bois à toitures persanes, on trouve à chaque instant, çà et là, de petits cimetières humides et sombres. De les côtoyer, quand je sortais des maisons de jeu, c’était une impression qui mêlait en mon âme les images du hasard et de la mort ; je me jurais de ne pas disparaître sans avoir amené quelques bons numéros à la loterie. Si tu avais passé par les mêmes ruelles, à seize ans, il t’en resterait dans tous tes actes quelque chose de plus décidé. »

Quand Astiné eut fini son récit, le jeune homme désormais avait dans sa conscience, comme un virus dans son sang, un principe par quoi devait être gâté son sens naturel de la vie.

Je ne veux pas dire seulement qu’il était tourmenté de voluptés imaginaires et par là dégoûté des imperfections de toute existence. Cette inquiétude, fréquente à son âge, est toute analogue à la maladie des jeunes chiens ; l’énergie du sujet en triomphe facilement, aidée par la médiocrité ambiante qui a vite fait de fondre nos humeurs singulières… Mais quelque chose de plus grave vient de se composer en François Sturel qui commandera son humeur.

Défiance de petit garçon maltraité dans les lycées, exaltation quand, à dix-sept ans, l’étoile de poésie avait surgi des livres, songes de la vie et de la mort sous les premières nuits d’été que distingua de l’hiver son âme de prisonnier, angoisses métaphysiques au pied de la chaire de Bouteiller, — tous ces éléments et bien d’autres flottaient dans ce jeune homme, de qui la mère à vingt ans avait été rêveuse. Le récit d’Astiné isola Sturel de la vie mesquine, lui forma une sorte d’atmosphère particulière qui, le pressant de toutes parts, détermina une condensation générale de ces vapeurs.

Dans ce premier instant, il put supposer un accroissement de sa force intérieure. Son énergie cessait de sommeiller, bouillonnait dans ses veines. Cependant, les paroles d’Astiné laissaient diffuser leurs dangereux éléments étrangers dans cet organisme en désordre. Sturel, qui subit l’invasion énervante de l’Asie, en croit d’abord sa clairvoyance plus étendue. Quelle erreur ! Ce n’est pas une plus-value que lui laisseront ces grands mouvements : les vagues sentiments qui l’envahissent ou qui, déjà présents en lui, s’y développent, ne valent que pour le détourner de toutes réalités ou du moins des intérêts de la vie française.

La première excitation dissipée, il put reconnaître en son âme un principe qui n’était pas de sa nature. Comme une matière dissoute, à mesure que le temps passe, abandonne son dissolvant et tombe au fond du vase, quelque chose s’était déposé au fond de François Sturel qui était l’essentiel de ces vapeurs mélancoliques, un précipité de mort.

Si l’on admet que des poussières toxiques peuvent pénétrer la vie morale d’un adolescent, on s’étonnera peut-être que la conversation d’une femme soit ici leur véhicule. C’est méconnaître les prestiges de la poésie.

Il était naturel qu’un récit apporté des pays de la toison d’Or remuât tout le romanesque d’un enfant généreux, grandi entre les hauts murs d’un cachot et dont les puissances n’avaient pas eu d’issue vers la nature, vers le risque et vers l’amour. Les rossignols de qui l’on crève les yeux sont au printemps les plus éperdus de lyrisme… Une ville d’Orient parmi des vergers, assise dans le crépuscule auprès d’un cimetière, telle devait être désormais la patrie de ses rêves, la cité de ses trésors. Elle chantait pour lui, du fond des déserts antiques ; et de ses terrasses se levaient, comme au crépuscule le chant du muezzin, tous les vers qu’il avait élus aux veillées de son collège. Un voile la recouvrait comme une beauté nubile de l’Asie. Et c’était encore une pleureuse qui, sur un cadavre, se déchire le sein et qui fait aimer avec précipitation une vie destinée à si vite se défaire.

Présentée par les mains d’une femme, cette coupe de poison doit d’autant mieux agir que Sturel est mal pourvu, peu préparé à résister. Ses forces vitales héréditaires, on les a par système affaiblies. Il ferait face à l’assaut s’il était, depuis sa petite enfance, demeuré dans son domaine national, parmi ses vraies propriétés psychiques. Mais l’enseignement universitaire l’a conduit sur le plan de la raison universelle. D’ailleurs, s’il est constant qu’un esprit vigoureux, bien assuré de ses assises, peut se hausser de son étroite patrie, de son milieu et de sa race, pour atteindre à d’autres civilisations, on n’a constaté chez personne l’énergie de faire de l’unité avec des éléments dissemblables. Un enfant de Neufchâteau, le fils d’une province militaire et disciplinée, saurait sans périr prétendre à s’assimiler tout l’hellénisme. Mais le rêve de l’Orient, la cendre des siècles asiatiques, n’est pas pour lui respirable.

François Sturel, un jour que madame Aravian était allée plus profond dans son âme, se taisait.

— Ah ! — dit-elle avec un ton de caresse, mais légèrement dédaigneux, — je fais des éducations !

Il pâlit de ce mot.

Les puissants toujours sont solitaires. Cette jeune femme, qui mettait l’Asie dans les bras d’un jeune Lorrain, ne trouva pas auprès de lui le bénéfice de ses enchantements. Par la violence des sensations elle l’épouvanta. Étourdi d’une telle reine, il fuyait pour jouir de ses dons à l’écart. Ces mêmes qualités d’étrangère qui l’attiraient le blessaient.

Avez-vous vu dans les broussailles un enfant de la montagne guetter, admirer, haïr une belle promeneuse ? Il lui jette des pierres, en demeure tout rêveur.

Astiné qui dit ce mot profond : « Je pense qu’il faut tout faire, mais avoir de la tenue », gardait dans la débauche des manières polies, une modestie de la voix, une simplicité sûre de tous ses gestes, un maintien qui imposaient.

Sturel prit tout de madame Aravian et se tourna ainsi paré vers mademoiselle Alison. Elle avait un visage d’une beauté touchante et un joli petit corps, et fournissait ainsi des réalités sensibles à l’imagination, subitement informée, d’un garçon de vingt ans. Surtout il espérait pouvoir la dominer. Peu importe si la force et le haut caractère d’idole passionnée d’Astiné sont d’un caractère plus rare que la grâce de jeune bête encore hésitante de cette jeune fille. Cela plaît au jeune mâle d’étonner, et, formé par une femme, il se hâte de trouver une fille à débrouiller.

Astiné, c’est un livre admirable qu’il feuillette ; il s’empoisonne avec avidité de toutes ses paroles, mais n’est pas né pour s’endormir sous le plus beau des mancenilliers.

Tous les jeudis, il est exact auprès de mademoiselle Alison. Il aime les élans qu’elle a dans sa voix, et les manières de la dix-septième année. Et puis, avec les moyens de son âge, sa bouche fraîche, ses yeux limpides et la férocité des jeunes êtres, elle entreprend, elle aussi, l’éducation de cet adolescent, qu’il ne faut pas plaindre.

— Je vous passe tous vos amis, quoiqu’ils ne sachent guère s’habiller, dit-elle en souriant des Rœmerspacher, des Suret-Lefort qu’elle avait entrevus ;

— du moins des hommes, bien qu’inexcusables de se mal tenir, peuvent offrir des compensations ; mais cette Persanne, cette Turque, cette Arménienne !…

Pauvre petite Lorraine, par sa moue méprisante elle exprime une vérité de son ordre. Un gentil oiseau des climats modérés a des objections légitimes contre un animal de la grande espèce, qui consomme abondamment et par là détruit beaucoup. Quand même la moralité sociale française repousserait justement madame Aravian, Sturel à jamais porte sa marque : quelle atmosphère pourrait contenter celui qui respira une fleur d’Asie portée par le vent des orages !

— Et vous, mademoiselle, — répliqua-t-il avec un dédain encore plus accentué, — écarterez-vous M. de Nelles ?

Le baron de Nelles est un habitué des jeudis à la pension Sainte-Beuve. Il a vingt-huit ans ; il est attaché au ministère des affaires étrangères. Il a gardé tous ses préjugés de caste, des niaiseries qui n’ont ni direction ni tradition. Excusables, gaies et charmantes chez des petites mondaines, ces pauvres vues se traduisent, chez ce gros garçon à tête de cocher anglais, par un sourire irritant et par une prodigieuse servilité pour tout ce qui représente une influence sociale. Il plaisante volontiers sur les femmes de la société républicaine, mais il admire profondément M. Jules Ferry. Il n’a pas l’intelligence assez large pour concevoir que l’intérêt n’est pas seul à mener le monde, qu’il se mêle souvent et qu’il cède parfois à des passions plus fortes, voire à des passions nobles. Enfin, travers impardonnable, il met de l’esprit où l’on n’a qu’en faire : il n’y a que les sots pour avoir toujours de l’esprit… Ce ton boulevardier fut exactement la manière de Paris sous le second Empire, d’où, en s’avilissant, il glissa au Café de la Comédie, dans les sous-préfectures et dans les casinos.

Aux critiques de Sturel et pour le taquiner, la jeune fille répond :

— Bien au contraire, je cherche deux autres Nelles !… À Nice, à Carlsbad, partout il me fallait toujours trois gardes du corps !… Vous ne montez pas à cheval, le théâtre vous ennuie. Ils n’auront pour eux que d’être jolis garçons ; je pense bien que vous n’avez pas la folie d’être jaloux de ces figurants ! Et quand il explique en quoi le baron de Nelles le froisse :

— Je veux que vous soyez amis, dit-elle. Il est presque aussi intelligent que nous.

La vérité, c’est que Nelles, avec aplomb, couvre mademoiselle Alison de compliments. Leur qualité choque le goût un peu provincial et par là peut-être trop délicat de Sturel. Mais ils enchantent la jeune fille et, comme une caresse qui lustre les plumes d’un bel oiseau, ils lui donnent plus de vie, plus l’éclat, plus d’attrayante irréflexion. Belle voix, lumineux sourire, ignorance de la vie et confiance en soi-même qui s’épanouissent chez une fille de dix-huit ans comme au printemps s’étale la queue en panache d’un paon !

Les circonstances facilitèrent les arrangements de François Sturel. Au bout de trois semaines, madame Aravian, ainsi qu’elle avait projeté, quitta la ville pour n’y plus reparaître. Elle bâillait dans le salon de l’honorable et pectorale madame de Coulonvaux, parce qu’elle avait vu au Caucase des sociétés bien autrement pittoresques où s’agitaient des princes géorgiens, souples de corps, ignorants, magnifiques, ruinés et qui empruntaient de l’argent pour faire des cadeaux. Sturel, plusieurs fois par semaine, alla lui demander la suite de ses beaux récits qui ne finissaient jamais qu’à l’heure du premier déjeuner.

Il écartait toutes les occasions où le nom de cette grande amie pouvait être prononcé par sa petite amie Thérèse Alison. Il eût tant joui du parfait accord de toutes les personnes qui lui voulaient du bien ! Le rêve est chimérique. Mais à vingt ans, on est excusable de croire au bon sens des femmes qui vous jurent vouloir uniquement votre bonheur.

Erreur plus grave, dans un âge où se consacrer tout entier à un amour heureux serait probablement fort agréable, il complique les plaisirs réels que lui donne madame Aravian d’un flirt enfantin avec mademoiselle Alison. Il a tort également d’apporter à celle-ci une âme que l’Arménienne a troublée. Ne devrait-il pas réserver sa jeune compatriote pour une sensibilité plus saine, traditionnelle, qu’il eût facilement retrouvée en lui quelques années plus tard ? Elle-même, par riposte, exagère sa légère fanfaronnade, son ton de ville d’eaux. L’un et l’autre se cachent leur véritable et touchante naïveté d’adolescence ; ils sont secrètement gênés de tout l’esprit qu’ils prêtent à leurs cœurs. Ils contrarient le destin favorable qui les a rassemblés, et, pour la vanité de s’étonner, ils gâchent des instants de jolie jeunesse d’où, par une pente insensible, ils eussent pu, sans hâte, glisser à de sympathiques fiançailles.