Les Décorés/Marcelin Desboutin

Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 17-21).

MARCELIN DESBOUTIN


Plus délabré que Job et plus fier que Bragance,
Drapant sa gueuserie avec son arrogance,


Desboutin ne rappelle en aucune façon une gravure de mode ; mais, tudieu ! messeigneurs, quelle allure ! Quand ce superbe vieillard, coiffé d’un feutre cabossé, vêtu d’un veston et d’un pantalon découragés, chaussé de bottes épuisées, le ventre barré d’une ceinture de flanelle, passe — la pipe de terre aux dents — sur les boulevards et coudoie les rachitiques spécimens de la mondanité parisienne, eh bien, je vous le jure, l’avantage ne reste pas aux gélatineux palefreniers qui donnent le la de l’élégance suprême à l’Europe attentive.

Oh ! évidemment, il est mal nippé, ce traînard de la bohème disparue ; mais regardez cette tête puissante, pensive et altière, dont l’expression dédaigneuse rappelle celle de Barbey d’Aurevilly, et, ma foi ! vous oublierez tailleur, chemisier, bottier, coiffeur et chapelier, et vous remercierez la nature de vous avoir laissé des mâles de cette trempe pour vous consoler des nombreux Aztèques qui, à Trouville, à Dieppe, et… ailleurs, se promènent sous des casquettes d’invalides.

Il a été riche Desboutin. Longtemps il a mené grand train ; palais à Florence, hôtel à Paris, chevaux, voitures, table toujours dressée, hospitalité fastueuse, bourse ouverte, amis, obligés, parasites, pique-assiettes. Par malheur, il y a des gens qui méprisent si profondément l’argent, qu’ils tentent l’impossible afin de le forcer à déguerpir. Vexé de cette façon inattendue et désagréable d’être traité, l’argent un beau soir est parti, mais le talent, lui, est resté.

Et quel talent !

Voilà un quart de siècle que les planches du graveur excitent l’admiration des artistes, des amateurs, des gens de goût, des passants, des indifférents et même de ses adversaires. Avec Bracquemond, cet audacieux a révolutionné, galvanisé la gravure française qui s’enlisait dans une correction impersonnelle et morne. Il manie le burin comme un pinceau, et certaines de ses eaux-fortes — aux noirs veloutés et transparents, — évoquent le souvenir, cependant si écrasant, du dieu Rembrandt. Dans la pointe sèche, où il a presque créé un genre, tellement il a bouleversé les vieux moules, sa taille reste incisive, vivante, primesautière, colorée, grasse, et la collection de ses portraits, si fâcheusement dispersée — entre autres ceux de Manet, de Goncourt, de Puvis de Chavannes, de lui-même — présentera à nos descendants un superbe morceau de l’art moderne. Impossible de saisir avec plus d’intensité la caractéristique, la silhouette morale d’un être.

Il y a vingt-cinq ans, Desboutin, qui est un lettré délicat, fit représenter à la Comédie-Française un drame en vers — Maurice de Saxe — dont le succès, arrêté par le canon de Reichshoffen, aurait rapporté à tout autre qu’à lui le ruban rouge. Seulement l’auteur est un irrégulier, un indépendant, un original ne fréquentant aucun salon officiel, un monsieur insupportable dont l’épine dorsale reste ankylosée et dont le chapeau semble collé sur sa chevelure hirsute. En outre, ce Montmartrois ignore le chemin des ministères ; il préfère ergoter sur l’art dans une brasserie de jeunes ou copier quelque Fragonard inconnu, plutôt que de passer fructueusement son temps dans des antichambres dont la teinte des tentures et la dorure des lambris flanqueraient, d’horreur, le tétanos à l’obélisque.

Le talent ! le talent !… c’est quelque chose pour un artiste, à la rigueur, ça ne peut pas nuire… Évidemment on le lui pardonnerait encore, car il faut parfois se montrer indulgent avec ces gens-là. Mais… mais pourquoi diable ne s’adresse-t-il pas à un bon tailleur ?