Les Débuts de l’Empire romain
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 523-551).
LES DÉBUTS
DE
L’EMPIRE ROMAIN

I
LA SITUATION D’AUGUSTE
APRÈS LES GUERRES CIVILES

On recommençait enfin à vivre. Les derniers nuages de la tempête disparaissaient à l’horizon ; on revoyait dans le ciel de grands espaces bleus qui promettaient la paix et la joie. On en avait fini avec tous les tourmens de la révolution : la tyrannie des triumvirs, l’anarchie militaire, les impôts écrasans. Le Sénat recommençait à tenir régulièrement ses séances ; les consuls, les préteurs, les tribuns du peuple, les édiles, les questeurs reprenaient leurs charges. Dans les provinces, des gouverneurs choisis ou tirés au sort parmi les consuls et les préteurs sortans, entraient tour à tour en fonction. Et après tant d’affreuses discordes, tant de haines, tant de démolitions, de destructions, l’Italie se retrouvait enfin d’accord, en l’an 27 avant le Christ, après la restauration de la République, au moins dans l’admiration pour Auguste et pour l’ancienne Rome.

La guerre d’Actium, la chute d’Antoine, la légende de Cléopâtre, la conquête de l’Egypte, le l’établissement de la République, les événemens étranges des dernières années, avaient ramené les esprits vers les sources lointaines de l’histoire nationale et les petits commencemens du grand empire. Tout le monde maintenant était féru d’antiquité ; et il suffisait qu’une chose fût ancienne pour qu’on la trouvât meilleure que toutes les choses présentes. En politique, on regrettait la grande aristocratie qui avait gouverné l’Empire jusqu’à la guerre de Perse. Non seulement on trouvait que les mœurs privées, la famille, l’armée, les institutions, les hommes s’étaient amoindris et corrompus de siècle en siècle, mais on allait jusqu’à préférer les écrivains classiques, Livius Andronicus, Pacuvius, Ennius, Plaute et Térence aux écrivains plus riches et plus vivans de la génération de César. C’est pour répondre à un sentiment universellement répandu que le Sénat avait, l’année précédente, ordonné de réparer les temples de Rome, avant les routes d’Italie, bien qu’elles fussent dans le plus mauvais état. Tout le monde pensait maintenant que Rome était arrivée à une telle grandeur, parce qu’avant de devenir la taverne et le lupanar du monde, elle avait été une ville sainte, où, invisibles et présens partout, d’innombrables dieux avaient pendant des siècles veillé sur la santé des corps et sur la droiture des intentions, sur la chasteté des familles et sur la discipline des armées, sur la probité des individus et sur la justice publique, sur la concorde civique et le succès des guerres. Des liens essentiellement religieux n’avaient-ils pas, depuis des siècles, uni l’épouse au mari, le fils au père, le patron au client, le soldat au général, le citoyen au magistrat, le magistrat à la République et tous les citoyens entre eux ? Il était donc urgent de reconstituer avec l’armée, la famille et les mœurs d’autrefois, cette République pieuse qui avait conquis le monde, en combattant et en priant.

Sans doute l’œuvre était immense ; mais tout le monde la jugeait facile et d’une réussite certaine, maintenant qu’Auguste était, avec les pouvoirs de princeps, à la tête de la République. Dans toute l’Italie des admirateurs exaltés lui attribuaient tout le mérite de la situation présente et plaçaient en lui les plus grandes espérances pour l’avenir. N’était-ce pas lui, en effet, qui avait percé les desseins criminels et ténébreux d’Antoine et de Cléopâtre, alors qu’ils préparaient en silence pour Rome les chaînes du plus honteux esclavage ? N’avait-il pas répandu en Italie les trésors des Ptolémées ? N’avait-il pas mérité la reconnaissance des vétérans qui, peu à peu, entraient en possession des terres qui leur avaient été promises ; des municipes, qui recevaient des sommes considérables en compensation des domaines aliénés ; des créanciers de l’Etat à qui était enfin compté l’argent attendu depuis si longtemps ? N’était-ce pas grâce à lui que les métiers, les arts, le commerce, la terre, qui, dans toute l’Italie, avaient tant souffert du manque de capitaux, se reprenaient à vivre sous la pluie bienfaisante de l’or et de l’argent égyptien ? N’était-ce pas enfin grâce à lui et à lui seul que disparaissaient peu à peu tous les souvenirs de la guerre civile ? Le public ne pouvait pas ne pas accorder pour l’avenir toute sa confiance à l’homme qui avait déjà accompli tant de choses admirables ; et ce favori de la fortune, dont le hasard plus que son énergie avait fait un vainqueur, était admiré comme jamais grand personnage de l’histoire de Rome ne l’avait été avant lui. Personne n’en doutait : Auguste ramènerait dans tout l’Empire la paix et la prospérité, rétablirait la religion dans les temples et la justice dans les tribunaux, corrigerait les mœurs, vengerait les défaites que Crassus et Antoine avaient essuyées en Perse. L’admiration que certaines gens lui témoignaient allait parfois jusqu’à la démence. C’est ainsi qu’un sénateur courait follement dans les rues de Rome et exhortait tous les passans qu’il rencontrait à se consacrer à Auguste selon l’usage espagnol, c’est-à-dire à s’engager à ne pas lui survivre[1].

Auguste avait réussi ; et la légende du succès le grandissait, le transfigurait, le divinisait, comme elle grandit, transfigure, divinise tous les hommes et tous les peuples qui réussissent. Le triumvir sanguinaire des proscriptions, le général incapable de Philippes, l’amiral poltron de Scylla, le neveu méprisé de l’usurier de Velletri, apparaissait maintenant à ses contemporains comme le sauveur depuis longtemps attendu, qui guérirait tous les maux dont l’Italie souffrait. De mystiques et vagues aspirations vers un âge plus heureux et plus pur, vers une rénovation générale avaient préparé pendant la révolution les esprits à accueillir cette illusion et . à s’en griser. Aux temps les plus sombres de la guerre civile, les aruspices avaient annoncé à Rome, d’après une obscure doctrine étrusque, le commencement du Xe siècle, qui était le dernier que chaque peuple devait vivre[2]. Les oracles sibyllins, recueillis et divulgués par le doux Virgile dans sa quatrième églogue, devenue si populaire, avaient annoncé le règne imminent d’Apollon, en rapprochant cette doctrine étrusque de l’antique légende italienne du quatrième âge du monde[3]. On avait étudié beaucoup à Rome, au milieu des orages révolutionnaires, la philosophie pythagoricienne, et Varron[4] avait répandu à Rome la doctrine d’après laquelle les âmes revenaient périodiquement du séjour des Champs Elysées sur la terre[5]. Une autre doctrine s’était greffée sur celle-là, recueillie également par Varron, et d’après laquelle tous les 440 ans l’âme et le corps se retrouvent et le monde redevient ce qu’il était[6]. On vivait en somme depuis trente ans dans l’attente assez vague d’un événement heureux et magnifique, qui résoudrait toutes les difficultés ; et justement, parce que les idées qu’on avait sur cet événement étaient très imprécises et disparates, tout le monde pouvait le reconnaître dans l’avènement d’Auguste, se convaincre que c’était bien lui l’homme attendu depuis si longtemps et appelé, comme le dira bientôt Virgile, à condere aurea sæcula, à réaliser toutes les espérances confuses qui captivaient alors les esprits.

Il y avait pourtant dans l’Empire un homme qui ne croyait pas à cette belle légende d’Auguste, qui s’en défiait et en avait presque peur : c’était Auguste. Depuis cinquante ans les historiens répètent à qui mieux mieux qu’Auguste travailla pendant toute sa vie, avec une persévérance qui ne se démentit jamais, à concentrer, comme César, tous les pouvoirs entre ses mains sans en avoir l’air, à revêtir de vieilles formes républicaines, auxquelles l’œil des contemporains était accoutumé, la nouvelle monarchie, dont il façonnait secrètement, à l’insu de tous, la forte ossature. Mais cette légende n’est restée aussi longtemps en crédit que parce que personne n’a encore étudié à fond l’œuvre et l’époque de celui que l’on a coutume d’appeler si improprement le premier empereur romain. Bien que ce soit chose difficile, après vingt siècles et quand on connaît les événemens qui se sont succédé, de se représenter une situation telle que la voyaient les contemporains ; bien que, par suite de cette difficulté, — c’est la seule que présente l’histoire, mais elle est si grande que la plupart des historiens ne savent pas la surmonter, — on ait si mal compris Auguste et son étrange gouvernement, il ne me semble pas qu’il soit trop malaisé d’arriver à comprendre pourquoi Auguste devait être alors effrayé de la situation unique que la fortune lui avait assurée. Si les esprits ardens se laissent souvent éblouir par la légende que le succès crée autour d’eux, et finissent par y croire, comme tout le monde, cet intellectuel égoïste, qui n’avait ni vanité ni ambition, ce valétudinaire qui redoutait les commotions subites, cet homme précocement vieilli à trente-six ans, ce calculateur avisé, froid et craintif, ne se faisait pas d’illusions. Il savait que l’âme de sa légende, le fondement de sa grandeur, la cause de l’admiration universelle qu’on lui portait, n’était qu’un énorme malentendu ; il savait que le public lui prodiguait des hommages, des honneurs, des pouvoirs constitutionnels et inconstitutionnels, parce qu’il attendait de lui, avec une confiance naïve et invincible, des merveilles et des miracles, que lui, au contraire, ne songeait même pas à tenter, car il les savait impossibles.

La première de toutes ces merveilles eût été la conquête de la Perse. C’était là la plus grande difficulté que la révolution, en bouleversant si profondément l’ordre de choses établi en Orient, lui eût transmise. Actium avait effrayé l’Italie en révélant soudain, même aux esprits les plus superficiels, ce que les esprits clairvoyans avaient commencé à comprendre aussitôt après Philippes : que l’Italie était trop mal placée au milieu des provinces barbares, pauvres et peu sûres de l’Occident, trop déchirée par ses guerres civiles, et trop pauvre elle-même, trop petite, trop peu peuplée, pour dominer la partie orientale de l’Empire, qui s’était tant accrue pendant les cinquante dernières années, d’abord, par la conquête du Pont, faite par Lucullus, puis par la conquête de la Syrie faite par Pompée, et récemment enfin par la conquête de l’Egypte faite par Auguste. En prenant pour lui l’Orient, en s’alliant avec l’Egypte, en laissant à Octave l’Occident, Antoine n’avait-il pas contraint l’Italie pendant dix ans à se consumer dans l’inaction, spectatrice impuissante de sa rapide dissolution politique et économique, tandis qu’il avait pu, lui, agir sur un champ démesuré, depuis la Perse jusqu’à l’Egypte, et tenter la conquête du monde sur les routes déjà foulées par Alexandre ? Antoine et Cléopâtre avaient ainsi révélé tout d’un coup à l’Italie que cet immense empire d’Orient qu’elle avait conquis en deux siècles, pouvait lui être arraché en un jour par un effort léger ; et que même sans se détacher il menaçait par son étendue, par sa situation géographique, par sa richesse, par sa vieille civilisation, de l’emporter sur la partie occidentale qui était moins civilisée et plus pauvre, et sur l’Italie elle-même, située à l’écart, sur les frontières de l’empire et sur le seuil de l’Europe barbare. Le roman de Cléopâtre voulant conquérir l’Italie et dominer le Capitole n’était au fond que l’explication populaire du danger oriental. De là était venue la formidable explosion du sentiment national qui, après la bataille d’Actium, avait précipité Antoine dans l’abîme et obligé Auguste à tirer par la conquête de l’Egypte et la destruction de la dynastie des Ptolémées une vengeance éclatante des humiliations que l’Orient avait infligées à Rome, pendant la guerre civile. De là aussi étaient venus les bruits qui circulaient continuellement sur un transport possible de la capitale en Orient ; les vives inquiétudes des patriotes romains à cause de ce danger, les avertissemens d’Horace qui, dans la troisième ode du troisième livre, fait symboliser par Junon la lutte entre l’Orient et Rome dans le mythe de Troie. De là enfin était venue l’immense popularité dont jouissait à ce moment l’idée de la revanche contre les Parthes. La conquête de l’Egypte n’avait pas encore satisfait le patriotisme romain. Grisée par la légende populaire d’Actium qui représentait la dernière guerre comme un grand triomphe de Rome, trompée par la légende d’Auguste qui était censé devoir réussir en tout, même dans les entreprises les plus difficiles, l’Italie voulait continuer en Orient, après la conquête de l’Egypte, ses représailles et ses vengeances. Elle songeait surtout à la conquête de la Perse qui aurait entièrement rétabli le prestige romain dans toute l’Asie et qui aurait fourni le grand butin et les trésors dont on avait besoin pour réorganiser les finances de l’Empire. Par la voix des poètes qui annonçaient à chaque instant les départs de légions pour des conquêtes lointaines, et même la conquête de l’Inde, l’Italie reprenait le grand projet de César et d’Antoine[7].

Malheureusement il était trop tard. Telle était du moins l’opinion d’Auguste. Auguste était bien d’avis qu’il était nécessaire de consolider en Orient la domination romaine qui chancelait, mais non en ayant recours aux représailles et aux guerres théâtrales que l’Italie désirait. Il connaissait le secret d’Actium ; il savait qu’il n’avait osé se poser en champion du nationalisme italien que quand Antoine, par des fautes incroyables, avait déjà détruit lui-même sa propre puissance ; il savait que c’était sans combattre qu’il avait triomphé dans la dernière guerre civile. Les événemens au milieu desquels il s’était trouvé dans les dernières années, l’avaient donc amené à une conviction qui seule peut expliquer la politique extérieure de ses dix premières années de présidence : c’était que Rome avait été trop épuisée par les guerres civiles, pour pouvoir continuer, même à la tête de l’Italie et des provinces d’Occident, dans tout l’Orient, depuis le Pont jusqu’à l’Egypte, la politique brutale et autoritaire avec laquelle, dans sa féroce virilité, elle avait dompté, l’un après l’autre séparément, les grands et petits États de l’Orient. Vieillie à son tour, Rome serait en Orient impuissante contre une nouvelle coalition comme celle qu’avait tentée Cléopâtre, si on ne retombait pas dans les fautes commises par Antoine. Si Antoine avait suivi le conseil de Cléopâtre ; si, après avoir fondé le nouvel empire, au lieu de porter la guerre à Octave en Europe, il avait attendu que Rome vînt l’attaquer en Orient pour reconquérir les provinces perdues, qu’aurait pu faire Octave ? Aurait-il osé porter la guerre en Orient au nouvel et formidable empire ? Il fallait donc que Rome reconnût sa faiblesse en Orient, et que, comme tous les États et les partis qui vieillissent, elle cachât habilement cette faiblesse sous un beau voile de générosité et de bonté, en commençant à traiter avec plus d’humanité les provinces qu’elle ne pouvait plus dominer par la seule force[8].

L’organisation de l’Egypte qui fut certainement imaginée et proposée par lui et qui, bien que les historiens ne s’en soient pas rendu compte, fut la véritable innovation révolutionnaire introduite par les guerres civiles dans la République, et sanctionnée définitivement par la restauration de l’an 28 et de l’an 27, avait été le premier essai de cette nouvelle politique orientale. Pour la première fois dans l’histoire de Rome, la nouvelle conquête n’avait été ni placée sous une dynastie vassale, parce que l’on craignait d’y voir apparaître quelque nouvelle Cléopâtre, ni déclarée province romaine, parce qu’on n’était pas sûr que l’Égypte s’accommoderait du gouvernement d’un proconsul. La monarchie légitime avec son prestige séculaire, sa présence continuelle, son œuvre assidue et complexe de corruption et de répression, n’avait pu réussir, dans les cinquante dernières années, à maintenir l’ordre. Les soulèvemens populaires, les conjurations de palais, les guerres civiles, n’avaient cessé de bouleverser l’Égypte. Comment croire qu’un obscur sénateur, choisi presque tous les ans et au hasard à Rome, y réussirait, avec trois légions dont l’une était à peine suffisante pour la police d’Alexandrie[9] ? Rome était trop haïe et discréditée en Orient et surtout en Égypte. Auguste, imitant la politique d’Antoine, avait donc imaginé d’élever en Égypte une espèce de grossier fantoche dynastique, derrière lequel le représentant républicain de Rome pourrait se cacher[10]. Il gouvernerait l’Égypte au moyen d’une magistrature à double face, qui présenterait à l’Italie un visage républicain, à l’Égypte un visage oriental et monarchique, comme Antoine avait déjà tenté de le faire. Auguste et le præfectus Ægypti nommé par lui, s’entendraient pour jouer ces deux rôles et remplir cette double magistrature : Auguste, qui n’était en Italie que le premier citoyen de la République, serait aux yeux des Égyptiens, pendant ses dix nouvelles années de présidence, le successeur des Ptolémées et le nouveau roi d’Égypte, vivant loin d’Alexandrie, parce qu’il était obligé de diriger de Rome un plus vaste empire. Le præfectus serait pour les Egyptiens une sorte de vice-roi, tandis que les Italiens pourraient voir en lui l’ancien magistrat que Rome envoyait gouverner les villes de l’Italie soumises pendant les premiers siècles de la conquête. Comment l’homme qui n’osait même pas déclarer l’Égypte province romaine aurait-il donc osé tenter la conquête de la Perse après les deux grands échecs de Crassus et d’Antoine ? D’ailleurs, pour conquérir la Perse, il fallait autre chose que les belles odes d’Horace ; il fallait, selon les calculs de César, au moins seize lésions et de très grosses sommes d’argent. Mais maintenant que l’armée était réduite à ses vingt-trois légions qui suffisaient à peine à tenir l’Empire sur la défensive, il n’était plus possible d’en expédier seize vers ce pays dont Crassus n’était pas revenu.

Ce n’était donc que par une sorte d’illusion contagieuse que l’Italie voyait toutes ses aspirations personnifiées dans Auguste. L’accord entre la nation et le premier magistrat de la République n’était qu’apparent. Dans une question capitale comme la politique orientale, le désaccord était irréductible. L’Italie poussait Auguste sur la route déjà parcourue par Crassus et par Antoine ; et Auguste au contraire voulait abandonner la Perse aux poètes pour qu’ils en fissent la conquête sur le papier aussi souvent qu’il leur plairait. Et ce désaccord suffirait, à lui seul, à nous faire considérer comme tout autre chose qu’une comédie politique la modération constitutionnelle d’Auguste. Depuis Crassus, la conquête de la Perse avait été la justification de tous les coups d’Etat projetés ou réalisés : c’est par elle que César avait espéré justifier la dictature et Antoine le triumvirat. Auguste au contraire, qui ne voulait point s’aventurer à aller chercher dans le lointain Orient les trophées promis par César et par Antoine, se proposait véritablement, et par nécessité et par sagesse, et non pas par duperie ou par un excès d’idéalisme républicain, d’exercer simplement et constitutionnellement le consulat à Rome et le proconsulat dans ses trois provinces, en dissimulant du mieux qu’il pourrait ce cumul de ses deux pouvoirs, consulaire et proconsulaire, qui, avec la præfectura Ægypti, était la plus grave innovation contenue dans les réformes de l’an 28 et de l’an 27. Il s’était donc hâté, aussitôt après le 16 janvier, de refuser tout honneur nouveau ; il avait cherché à calmer les admirateurs fanatiques[11] ; il s’appliquait à montrer, avec tous les moyens à sa disposition, qu’il voulait gouverner avec le Sénat[12] ; il s’efforçait enfin de ramener à des proportions raisonnables l’idée que l’on s’était faite de lui et de sa puissance, de persuader à ses concitoyens qu’il n’était qu’un sénateur et un magistrat romain. Depuis cinquante ans, les historiens ne voient dans tous ces actes qu’une comédie. Il faut cependant réfléchir qu’Auguste très probablement connaissait Rome et l’Italie de son temps aussi bien que les professeurs d’histoire d’aujourd’hui. Il savait donc que l’orgueil impérial et la fierté républicaine étaient les deux sentimens qui étaient en lutte dans l’âme de la nation ; qu’on pouvait, en donnant satisfaction à l’un, blesser l’autre, mais qu’on ne pouvait pas leur faire violence à tous les deux à la fois. Le conquérant de la Perse aurait peut-être pu détruire la République sans courir de trop grands dangers ; non Auguste qui ne voulait pas se risquer dans une pareille aventure.

Et encore si le public ne lui avait réclamé que les trophées d’une éclatante victoire sur la Perse ! Mais le malentendu entre Auguste et l’Italie ne se bornait pas à cette question. Le public ne cessait pas de lui réclamer mille autres choses que la dictature elle-même n’aurait pas pu donner à la République. On lui demandait la paix intérieure, l’ordre à Rome, la tranquillité en Italie, le fonctionnement parfait de la nouvelle constitution. Il semblait naturel à tout le monde que le nouveau magistrat, placé à la tête de la République, mît un frein à toutes les forces révolutionnaires, qui au siècle précédent avaient si affreusement déchiré la constitution ; qu’il obligeât l’aristocratie et l’ordre équestre, rentrés en possession de leurs anciens privilèges, de s’acquitter de leurs devoirs avec zèle ; qu’il fit enfin fonctionner avec régularité les organes de la constitution, les comices, le Sénat, les magistratures, les tribunaux. Mais Auguste n’avait aucun moyen de faire toutes ces choses. A Rome et en Italie il ne pouvait exercer que l’autorité consulaire. Etablie à une époque où tout était plus simple, plus petit, plus facile, cette autorité était beaucoup trop faible pour les besoins présens ; elle ne disposait même pas d’une force de police pour maintenir l’ordre dans la métropole. Désireux de remplir les fonctions de consul en s’en tenant strictement à la constitution, Auguste avait envoyé loin de Rome les cohortes prétoriennes dont il avait à titre de proconsul le droit de s’entourer quand il prenait le commandement des armées ; et il était bien décidé à ne jamais appeler les soldats à Rome, comme on l’avait fait malheureusement si souvent pendant le triumvirat. Ainsi pour maintenir l’ordre à Rome, dans une ville cosmopolite, pleine de misérables et de bandits, turbulente et émeutière par habitude, il ne pouvait compter que sur son prestige de sauveur de Rome, de vainqueur de Cléopâtre et de pacificateur.

Ce n’était pas grand’chose, pour maintenir tranquille une furie pleine d’orgueil, de violence et de cruauté comme Rome. Mais si sa tâche à Rome était si difficile, que dire de la paix publique, de la bonne marche de l’Etat, de la régularité constitutionnelle que tout le monde attendait de lui ? Que dire surtout d’une autre aspiration très ancienne que la fin des guerres civiles ravivait maintenant dans toutes les classes : la réforme des mœurs ? Réclamée depuis plus d’un siècle tour à tour par tous les partis, tentée quelquefois sincèrement, d’autres fois par contrainte et d’autres fois par feinte, proposée, ajournée, proposée de nouveau, la réforme des mœurs apparaissait maintenant encore comme l’unique remède radical de la crise morale que l’on traversait, et comme le complément nécessaire de la restauration aristocratique. Tout le monde comprenait que, la République étant rétablie, il était nécessaire de reconstituer aussi une noblesse sénatoriale et un ordre équestre qui sauraient employer les richesses au profit du public, au lieu de les engloutir dans un luxe insensé ou dans de honteuses orgies ; qui donneraient au peuple l’exemple de toutes les vertus sur lesquelles s’appuie un empire conquis par les armes, c’est-à-dire la fécondité, l’esprit de famille, l’abnégation, la valeur militaire, les mœurs sévères, l’activité et la fermeté. Si une grande réforme morale ne venait pas régénérer l’aristocratie, comment pourrait-elle préparer dans son sein les officiers et les généraux qui devaient conduire les légions victorieuses jusqu’au cœur de la Perse ? Comment les institutions de la République auraient-elles pu fonctionner ? Horace avait déjà indiqué comme cause de la puissance de Rome la pureté des mœurs conjugales qui avait régné si longtemps dans les familles austères de jadis. Il avait dit bien haut à l’Italie que l’on ne pourrait vaincre les Parthes que quand les jeunes gens se soumettraient à une éducation nouvelle et plus sévère[13] Et il s’écriait maintenant :


Quid leges sine moribus
Vanæ proficiunt[14] ?...

Leges signifie ici l’ordre rétabli, la République restaurée. « À quoi sert, veut dire le poète, d’avoir reconstitué la République, si on ne purifie pas les mœurs corrompues ? Même les bonnes institutions ne donneront alors que de mauvais résultats[15]. » Il est donc nécessaire avant tout d’arracher des cœurs ce désir ardent de la richesse qui est l’origine de tous les maux :


Campestres melius Scythæ,
Quorum plaustra vagas rite trahunt domos,
Vicunt et rigidi Getæ,
Immetata quibus iugera liberas
Fruges et Cererem ferunt[16]


Mais Horace ne croit pas que les hommes se corrigeront d’eux-mêmes, se rendant aux bonnes raisons et aux sages conseils : c’est à la force des lois qu’il faut recourir :


O quisquis volet impias
Cædes et rabiem tollere civicam,
Si quæret Pater Urbium
Subscribi statuis, indomitam audeat
Refrenare licentiam,
Clarus postgenitis : quatenus, heu nefas !
Virtutem incolumem odimus,
Sublatam ex oculis quærimus invidi.
Quid tristes querimoniæ
Si non supplicia culpa reciditur[17]


Et ce qu’Horace exprimait ainsi en des vers magnifiques, on le répétait partout en Italie, sous une forme ou sous une autre, et on s’adressait à Auguste pour lui réclamer des lois contre le luxe, contre les mauvaises mœurs, contre le célibat, pour l’amener à rétablir l’ancienne police des mœurs privées que l’aristocratie avait pendant tant de siècles confiée aux censeurs[18]. La chose était facile à dire, mais malaisée à réaliser. Auguste, quant à lui, aurait été assez disposé à satisfaire les nouveaux puritains. Il était ce que nous appellerions aujourd’hui un traditionaliste sincère, par tempérament, par persuasion et par tradition ; il préforait la simplicité et la parcimonie au luxe et à la prodigalité ; il était un admirateur de Cicéron ; enfin il était né dans une famille de bourgeoisie provinciale, et il avait fréquenté la partie de l’aristocratie romaine où l’on était le plus attaché à la tradition. Sa femme aussi, Livie, qui a exercé toujours une si grande influence sur lui, appartenait à une de ces familles. Mais Auguste, comme tous les hommes intelligens de son époque, connaissait trop à fond la dissolution morale des classes supérieures, de celles surtout que l’on pourrait appeler, avec un écrivain italien moderne[19], la classe politique, pour qu’il pût croire à la possibilité d’une réforme radicale des mœurs. Si tous les admirateurs du bon vieux temps réclamaient, comme Horace, des mesures sévères et des lois contre la corruption, un autre poète. Properce, poussait alors un grand cri de joie, parce qu’on venait d’abolir, en même temps que tant d’autres lois faites pendant les guerres civiles, une loi promulguée, nous ne savons quand, par les triumvirs, et qui tendait à obliger les citoyens à se marier :


<poem>Garisa es certe sublatam, Cynthia, legem, Qua quondam edicta, flemus uterque diu[20]...

Tandis que tout le monde voyait déjà en imagination les grandes victoires que les armes romaines devaient remporter sur les Parthes, ce poète confessait ingénument à sa maîtresse son égoïsme civique :


Unde mihi Parthis natos præbere triumphis ?
Nullus de nostro sanguine miles erit[21]...


Il l’avouait sans qu’on lui en fit honte, sans perdre la faveur de l’aristocratie qui l’admirait, sans s’attirer la colère de Mécène qui le protégeait. Si Horace cultivait la poésie civile et religieuse, Properce et un autre poète, également cher à l’aristocratie, Tibulle, cultivaient avec non moins de succès la poésie érotique qui, dans certaines conditions, peut devenir une force de dissolution des sociétés fondées sur une forte organisation de la famille. Enfin, un autre écrivain, Tite-Live, à cette même époque donnait comme base à sa grande histoire de Rome la conception traditionnelle de l’État et de la morale, qui était alors tant à la mode, mais sans croire qu’elle aurait aucune chance de l’emporter, dans sa lutte contre l’invincible force de corruption qui agissait dans les choses. Il déclare qu’il s’est plongé dans l’étude du passé, pour oublier les malheurs du présent, pour ne pas voir, dans son époque, cette épouvantable confusion de désirs, d’aspirations, d’intérêts contradictoires, par laquelle on ne savait plus supporter ni le mal dont on souffrait, ni les remèdes qui auraient été nécessaires pour en guérir. Nec vitia nostra nec remédia pati possumus. Cette phrase définit si bien l’étrange situation morale et sociale de cette époque, elle jette un jour si lumineux sur toute la politique d’Auguste pendant les dix premières années de sa présidence, que je suis tenté de la considérer non pas comme une réflexion personnelle de Tite-Live, mais comme un résumé des longues discussions qu’Auguste et ses amis avaient ensemble au sujet des conditions de l’Italie. Tite-Live a pu y être présent quelquefois.

Auguste ne songeait donc guère à la conquête de la Perse, et il ne voulait pas non plus assumer pour l’instant la tâche trop incertaine de réformer les mœurs en les ramenant à l’antique simplicité. Sur ce point encore, l’Italie et son héros semblaient, mais n’étaient pas d’accord. Ce n’étaient ni la revanche contre les Parthes, ni la réforme morale de la société qui étaient le souci le plus grave et le plus constant d’Auguste dans cette première accalmie, qui suivait la fin des guerres civiles. Il voulait donner ses premiers soins à une chose plus petite et plus urgente : la réorganisation des finances. Il estimait à juste titre que c’était là le prologue nécessaire de toutes les autres réformes[22].

Il était évident qu’aucun gouvernement ne pourrait ni entreprendre des guerres, ni réorganiser les services publics, s’il ne commençait par reconstituer son trésor, en lui assurant des recettes suffisantes et constantes, et s’il ne trouvait un remède à la disette inquiétante du numéraire en circulation. Malgré la fin des guerres civiles la situation financière de l’Empire restait mauvaise ; le trésor de l’État, ceux des temples et des villes étaient vides. Les sommes énormes qui avaient été confisquées pendant la révolution et les trésors mêmes de Cléopâtre semblaient avoir disparu, tant était rare encore l’argent qui passait entre les mains des particuliers, tant les heureux pillards tenaient encore étroitement caché ce qu’ils avaient pris et dont ils craignaient d’être dépouillés à leur tour. Mais si la réforme des finances était nécessaire, elle était aussi très difficile. Par quels moyens faire sortir de leur cachette l’or et l’argent encore effrayés des innombrables voleurs prêts à s’élancer sur eux de toutes parts ? Le projet de conquérir la Perse une fois abandonné, on n’avait plus, pour fournir à l’Italie du numéraire, le moyen le plus usité autrefois : la guerre. Rome s’était emparée à Alexandrie du dernier de ces grands trésors d’or et d’argent, accumulés pendant les siècles précédens par les États méditerranéens ; et elle l’avait encore jeté dans le gouffre sans fond de l’Italie. Ce gouffre en avait déjà englouti beaucoup d’autres, aussi bien ceux qui avaient été déposés dans les châteaux de Mithridate, que ceux qui étaient gardés dans les temples druidiques de la Gaule. On ne pouvait plus guère trouver de trésors placés moins loin et moins défendus que ceux de la cour de la Perse, à moins d’aller dans l’intérieur de l’Arabie faire la guerre à certaines populations qui, — on le disait du moins, — vendant aux étrangers des arômes et des pierres précieuses, sans rien acheter, — amoncelaient les monnaies d’or et d’argent[23].

Mais Auguste ne voulait pas courir à la légère le risque d’un échec : il avait besoin d’un certain temps pour préparer à son aise une expédition en Arabie. En attendant, il fallait de l’argent, et, pour s’en procurer, il n’y avait que trois moyens. On pouvait, tout d’abord, avoir recours au moyen qui semble être le plus naturel, mais qui réclamait alors plus de peine et de dépense qu’il n’en fallait pour voler les métaux précieux à ceux qui déjà les possédaient : c’était de reprendre l’exploitation des mines abandonnées. On pouvait encore veiller mieux au recouvrement des impôts déjà établis. On pouvait enfin en créer de nouveaux. Mais s’il n’y avait pas d’autres moyens de se procurer de l’argent, Auguste ne pouvait user de ceux-là que dans une mesure très limitée. Assurément, comme proconsul, Auguste pouvait reprendre l’exploitation des mines et pressurer plus vigoureusement les sujets de ses trois provinces ; il pouvait aussi, à titre d’imperator frapper pour ses soldats des pièces de monnaie de bon aloi, comme il avait commencé à le faire, au lieu des anciennes pièces à moitié fausses ; il pouvait enfin, à titre de consul, relever les abus et les fautes dans l’administration, et proposer au Sénat et au peuple des impôts et des réformes. Mais il ne pouvait ni diriger ni contrôler l’administration du trésor, placé de nouveau sous l’autorité suprême du Sénat et, depuis la dernière réforme, confié plus spécialement aux præfecti ærarii Saturni, , choisis par le Sénat lui-même[24] ; et il ne pouvait non plus surveiller la perception du tribut et les dépenses dans les provinces des autres gouverneurs[25]. En outre, ce n’était pas une chose aisée à cette époque, de proposer de nouveaux impôts ou des réformes financières. Le mécontentement aurait été terrible en Italie si, après la révolution, la paix, elle aussi, était venue lui réclamer de l’argent. Auguste ne pouvait donc penser à faire peser de nouveaux impôts sur la métropole, s’il ne voulait pas mettre en danger la popularité qu’il avait si péniblement acquise. Le Sénat et le peuple d’ailleurs ne les auraient pas approuvés. L’Orient aussi était épuisé et, après Actium, Auguste pensait qu’il n’était pas prudent de trop l’écorcher. Ainsi, puisqu’on ne pouvait rien demander à l’Italie, et qu’on ne pouvait pas non plus augmenter les tributs de l’Orient ; puisque les nouveaux tributs de l’Egypte ne suffisaient pas pour remplir le trésor, il ne restait plus qu’à se tourner vers les provinces barbares de l’Europe, vers la Gaule conquise par César, vers la Pannonie, vers la Dalmatie dont Auguste avait fait lui-même la conquête et qui jusque-là n’avaient presque rien donné. Depuis quelque temps déjà, Auguste songeait à soumettre ces barbares au tribut ; mais on ne pouvait pas espérer tirer beaucoup d’argent de nations si pauvres et si grossières[26]. En somme, la situation financière n’était pas moins difficile que la situation politique.

Très riche, très puissant, très admiré, comblé d’honneurs, presque adoré et divinisé, Auguste cependant ne se faisait pas illusion sur ce point, il comprenait que ses forces étaient petites en comparaison des difficultés avec lesquelles il devait lutter. Ce fut la cause principale qui fit durer sa puissance et sa fortune. On ne peut expliquer les dix premières années de son gouvernement, et cette sorte d’appréhension continuelle de sa propre puissance qui le domine tout entier, si l’on ne tient pas compte de l’immense impression que devaient avoir faite sur son esprit nerveux et craintif les destinées tragiques des quatre personnages qui avaient successivement réussi à se mettre à la tête de la République, de Crassus, de Pompée, de César, d’Antoine. Celle d’Antoine surtout, dont la chute si récente, si étrange, si invraisemblable, devait effrayer Auguste, encore plus que les précédentes, parce qu’il était du petit nombre de ceux qui en connaissaient le secret. Combien fragile était la puissance à cette époque ! Avec quelle rapidité l’admiration exagérée de la foule se tournait en haine, quand survenait l’inévitable désillusion, dont les masses, au lieu d’accuser leur propre sottise, faisaient toujours un crime à l’homme qu’elles avaient trop admiré auparavant ! Il suffisait d’une erreur, d’une imprudence, et le maître de l’Empire, l’homme puissant entre tous, voyait crouler sur lui toute sa puissance et était écrasé sous ses ruines. Rien ne devait donc paraître plus dangereux à Auguste en l’an 27 avant Jésus-Christ, que de jouer une nouvelle comédie politique devant le public irritable qui, au milieu du spectacle, avait déjà lapidé plusieurs acteurs. Quel avantage Antoine avait-il tiré de sa politique à double face, si ingénieuse qu’elle eût été, et de cette longue comédie où il avait joué tantôt le rôle de roi égyptien, tantôt celui de proconsul romain ?

Vouloir trop faire et trop briller, avoir recours, pour cela, à des moyens trop ingénieux, c’était chose trop dangereuse, quelles que fussent l’habileté, l’intelligence, la fortune d’un homme. Il fallait donc rentrer dans le vrai par toutes les portes, même par les plus basses et les plus étroites, par la porte de la sagesse, même par celle de la modestie ; il fallait se tenir à l’écart, se faire petit, et commencer sans bruit, avec une activité cauteleuse et infatigable (festina lente était un de ses mots favoris)[27], une réconciliation universelle, avec un gouvernement bienveillant et souple, par des œuvres peu théâtrales et peu tapageuses, mais sensées et utiles. « Rallier autant que possible les intérêts, sans froisser les convictions, » ces mots par lesquels un historien moderne définit le but que Bonaparte[28] se proposait dans son consulat, on peut les répéter à propos du principal d’Auguste. Quand l’Italie aurait la paix et la prospérité, elle souffrirait moins de n’avoir pas pu assouvir ses désirs de gloire ; et appréciant la complaisance, la modestie, la justice d’un président qui lui aurait apporté tant de bienfaits, elle ne songerait plus à lui reprocher de n’avoir pas amené à Rome le roi des Parthes couvert de chaînes. Il fallait réparer les routes d’Italie. Auguste aurait pu se charger du travail, et en peu d’années redonner à l’Italie des routes en bon état : il aurait attiré sur sa personne la gratitude de la nation tout entière pour une aussi belle munificence. Il ne voulut pas le faire ostensiblement. Il préféra se cacher derrière le Sénat ; il convoqua les sénateurs les plus influens ; il leur déclara qu’il se proposait de réparer la voie Flaminienne et tous les ponts depuis Rome jusqu’à Rimini et leur persuada à chacun d’eux de se charger de la réparation d’une route plus ou moins longue. Il ne s’agissait, bien entendu, de s’en charger que d’une façon nominale, car ce serait Auguste lui-même qui paierait les frais de toutes les réparations[29]. Ainsi il prenait à son compte toutes les réparations et il en répartissait l’honneur entre les membres les plus éminens du Sénat. Pour mieux veiller sur l’administration du trésor, sans rien faire qui ne fût d’accord avec la constitution, il imagina d’organiser chez lui, et pour son usage privé, une véritable comptabilité de l’État, choisissant, parmi ses nombreux esclaves et affranchis, les plus instruits et les plus intelligens. A titre de président du Sénat, de consul, de proconsul de trois grandes provinces, il lui était facile de leur communiquer tous les chiffres des recettes et des dépenses ; il les chargea donc d’établir pour lui les comptes de l’Empire afin qu’il pût à chaque instant savoir combien la République encaissait et combien elle dépensait, combien rapportaient les différens impôts, et combien coûtaient les différens services, quelles étaient les redevances et les charges de l’Etat[30]. Armé de ces comptes privés, plus exacts que ceux qui étaient tenus par les præfecti ærarii Saturni, il pourrait étudier les propositions à soumettre au Sénat pour réorganiser les finances, avertir et blâmer, ou faire avertir et blâmer par le Sénat les magistrats qui feraient d’inutiles dépenses ou qui négligeraient de percevoir les impôts ; exercer enfin, sans en être investi et sans en avoir la responsabilité, l’autorité d’un véritable ministre des Finances.

Il fallait cependant mettre sans retard en circulation une plus grande quantité de numéraire, car il était devenu trop rare à la fois pour les besoins de l’Etat et pour les besoins des particuliers. Auguste se décida à reconquérir, dans sa province d’Espagne, les régions aurifères habitées par les Cantabres et les Astures, pour reprendre l’exploitation des mines, qui, dans l’anarchie du dernier siècle, avaient été abandonnées après la révolte des indigènes. Il décida aussi de faire dans les Alpes la conquête de la vallée des Salasses. Il décida enfin, probablement en faisant approuver un décret par le Sénat, d’augmenter les tributs payés par la Gaule, par les populations alpines, les provinces illyriques et spécialement par la Dalmatie et la Pannonie.

En même temps, pour dominer Rome et la République sans employer la force et sans abuser de son prestige, il travailla patiemment à attacher au nouveau gouvernement et à unir entre elles les classes sociales, et cela par des chaînes d’or, subtiles, presque invisibles, mais solides. C’est dès ce moment qu’il posa un des principes essentiels de la future politique de l’Empire, consistant à dépenser beaucoup, à dépenser sans compter à Rome, et de façon que toutes les classes en profitent. S’il ne plaçait pas les intérêts de la métropole au-dessus de tous les autres intérêts de l’Empire, il les mettait du moins sur les mêmes rangs que les intérêts les plus graves. A partir de ce moment et pendant des siècles, les fêtes publiques de Rome seront pour le gouvernement un souci non moins grave que l’équipement des légions. Le trésor était à moitié vide ; tous les services publics, depuis la défense des frontières jusqu’aux routes, étaient en désordre par suite du manque d’argent ; l’Empire était épuisé. Et cependant Auguste se hâtait, même avant de pourvoir à ces nécessités, de dépenser à Rome, et pour des œuvres publiques d’une utilité secondaire, des sommes énormes qu’il fournissait lui-même ; et il engageait ses amis et ses parens à suivre son exemple, de façon à ne pas laisser manquer de travail et d’argent le petit peuple et la classe moyenne. Ce gouvernement faible, qui ne disposait même pas d’une police médiocre, n’avait pas d’autre moyen pour maintenir l’ordre dans la capitale. Il continua la réparation des temples, et il entreprit de restaurer avec un soin particulier le grand sanctuaire de Jupiter sur le Capitole, et le théâtre de Pompée[31] ; de reconstruire le portique élevé par Cneius Octavius, presque un siècle auparavant et détruit par un incendie[32] ; mais il décida de construire au commencement de la voie Sacrée un temple au dieu Mars ; de rebâtir sur le Quirinal le très vieux temple de Quirinus, et aussi sur l’Aventin les temples très anciens également de Minerve et de Juno Regina[33]. Si la religion diminuait à Rome, ce ne serait pas faute d’édifices religieux ! Auguste songeait en outre à construire un nouveau forum. L’ancien forum et celui de César ne suffisaient pas aux besoins de la ville qui s’était tellement étendue ; Auguste se proposait donc d’en construire un autre autour de ce temple de Mars Vengeur qu’il avait fait à Philippes le vœu d’élever, et qui, dans sa pensée, devait être le grand sanctuaire de l’armée romaine. Il continua aussi la construction du grand théâtre commencé par César. Ses amis, Statilius Taurus, et Cornélius Balbus, le neveu et l’héritier du richissime agent de César, avaient consenti à construire chacun un autre théâtre. Agrippa avait presque terminé le Panthéon ; il s’occupait aussi de faire achever l’autre grande construction entreprise par César, les Sæpta Julia qui étaient destinés aux comices ; il avait résolu de transformer le modeste « laconicum » construit derrière le Panthéon en thermes immenses et somptueux, pareils à ceux dans lesquels on se baignait dans la Syrie, en construisant pour l’alimenter un nouvel aqueduc long de quatorze milles qui devait recevoir le nom de Aqua Virgo[34]. Agrippa entreprit en outre de faire, pour le service des eaux, ce qu’Auguste avait fait pour les finances. Les magistrats qui, d’après la constitution, devaient s’occuper des aqueducs étaient les censeurs et les édiles. Mais les censeurs n’étaient plus élus depuis longtemps, et les édiles ne s’en occupaient pas. Agrippa choisit donc parmi ses esclaves un personnel actif et intelligent qui veillerait sur les aqueducs de Rome et s’occuperait de les réparer et de les bien entretenir[35].

Une entreprise plus difficile pour le fils de César, pour le triumvir des proscriptions, c’était de se réconcilier avec la noblesse historique ; mais Auguste s’y appliquait avec une patience inlassable, une perspicacité toujours en éveil, et des moyens très puissans. Non seulement, dans les élections, il appuyait avec son influence les personnages les plus éminens pour les aider à s’emparer comme jadis des magistratures ; non seulement il ne perdait aucune occasion d’être agréable ou à la noblesse tout entière, ou à l’un de ses membres le plus en vue, mais il se proposait aussi, — et c’était là un gage de paix plus solide que tant d’hommages platoniques, — de reconstituer les fortunes des grandes familles, ruinées par la guerre civile. Rome possédait dans les provinces un immense patrimoine de terres, de forêts, de mines que les guerres civiles avaient encore accru, et dont la République avait tiré profit en les louant à des sociétés de publicains. Mais maintenant que les grandes sociétés qui louaient ces domaines étaient dissoutes, que le nombre des gros capitaux avait diminué, que l’esprit de spéculation s’était affaibli en Italie, une grande partie de ces biens avait été abandonnée, et les bénéfices qu’ils rapportaient avaient été dispersés, déviés par mille canaux hors des caisses publiques. Le mal était ancien. César avait fait ordonner par le Sénat l’arpentage de tout l’Empire, surtout pour faire l’inventaire de ce gigantesque patrimoine, et pour en tirer meilleur parti. Mais les guerres civiles avaient ralenti et entravé le travail des commissions envoyées dans les différentes parties de l’Empire, si bien qu’il semble qu’en l’an 27, aucune région n’eût été encore entièrement mesurée[36]. Auguste avait déjà pris, des dispositions, — et ce fut un de ses premiers soins quand les guerres furent terminées, — pour hâter la fin de ce grand travail, de façon à tirer de ce patrimoine, au moins dans ses provinces, ce qu’il devait donner, en affermant les différentes parties par des baux perpétuels ou annuels à des municipes ou à des particuliers. La République pourrait ainsi compter sur un revenu constant. Ces biens, les terres surtout, au lieu d’être la proie des fermiers pressés de faire de l’argent et qui les mettaient à sac, viendraient dans le domaine des propriétaires, disposés à en faire l’usage qu’un bon père de famille fait de son patrimoine. Beaucoup de gens pourraient tirer profit de ces grandes richesses. Auguste en destinait une partie à l’aristocratie historique appauvrie, en compensation des biens perdus dans les proscriptions et dans les guerres civiles.

Auguste se proposait donc d’instituer un gouvernement modeste, respectueux des traditions, désireux surtout de rétablir la fortune de l’Italie et de l’Etat, pour accoutumer peu à peu l’Italie à renoncer à la conquête de la Perse et à ne plus regretter le passé. La paix, le relèvement des finances, le respect de la Constitution, c’étaient là les trois pivots de sa politique. Pour donner une plus grande preuve de modestie, il songeait à s’éloigner de Rome, en prenant pour prétexte la guerre contre les Cantabres et les Astures, bien qu’elle ne fût pas d’une importance à réclamer la présence du généralissime. Une longue absence présentait pour lui de considérables avantages à tous les points de vue. Il évitait de fatiguer, par la présence et le contact continuels, l’admiration dont il jouissait alors. Il habituait peu à peu les magistrats et les citoyens à agir tout seuls, sans venir le consulter pour toutes choses. Il diminuait pour lui-même les occasions de commettre des erreurs, de rebuter les gens, de se montrer au-dessous de l’opinion exagérée qu’on se faisait de lui et de sa puissance. Il n’était pas possible d’effacer en quelques mois les souvenirs de vingt ans de guerre civile. Au Sénat, les restes de l’aristocratie, les survivans des proscriptions et de Philippes, les fils ou les neveux des victimes de la révolution retrouvaient auprès d’eux, sur les mêmes bancs, ornés des mêmes emblèmes, les centurions et les aventuriers qui étaient entrés au Sénat après Philippes, s’étaient emparés des biens de leurs pères, avaient fait périr leurs parens les plus chers et avaient ruiné la puissance séculaire de leur classe. Si la noblesse survivante consentait à considérer comme ses pairs les grands chefs de la Révolution, les Mécène, les Agrippa, les Pollion, dont la gloire, la richesse, la culture intellectuelle faisaient oublier la naissance, elle s’obstinait en revanche à considérer les autres sénateurs obscurs comme des hommes qui avaient usurpé les dignités et les patrimoines d’autrui. Vivre à Rome comme consul, présider les séances du Sénat, se tenir au milieu des uns et des autres sans blesser personne, était chose extrêmement difficile. En outre, — et c’est une considération de moindre importance pour nous, mais non pour Auguste, — l’exemple de César l’avertissait que ni l’admiration populaire, ni les charges, ni les licteurs, ni l’inviolabilité attachée à la charge de tribun du peuple, n’étaient une protection suffisante contre le coup de poignard de quelque Brutus attardé, contre lequel on ne pourrait à Rome prendre des précautions trop apparentes sans offenser le sentiment républicain. L’usage permettait d’avoir des esclaves germains et gaulois, pour défendre sa maison et sa personne ; Auguste en profitait ; mais, même en prenant de telles précautions, il devait se préoccuper de ne rien faire de plus que les autres sénateurs, bien que le danger fût beaucoup plus grand pour lui que pour eux.

Au mois de mai, quand eurent lieu les fêtes latines, qu’il devait présider à titre de consul, il ne se montra pas, sous prétexte qu’il était malade[37]. L’était-il véritablement, ou était-ce une feinte pour ne pas s’aventurer sans défense au milieu de la foule en fête ? Les élections eurent lieu ensuite très tranquillement, et sans que l’ordre fût troublé. Les beaux temps de la République semblaient revenus. Il est probable que ceux-là seuls se présentèrent aux suffrages du peuple, qui avaient l’approbation d’Auguste : sa popularité, sa richesse, ses amis si nombreux faisaient de lui, en fait, sinon en droit, l’arbitre des comices et le grand électeur de la République. Il n’y eut que deux consuls, Auguste et T. Statilius Taurus, car on revenait à l’antique et sévère tradition du consulat double et annuel, et on avait aboli les petits consuls, si nombreux à l’époque de la révolution. Mais l’attitude observée par Auguste pendant les années qui suivirent nous montre qu’il ne désirait pas avoir la responsabilité de désigner tous les magistrats, et qu’il souhaitait voir les comices fonctionner de nouveau avec vigueur et liberté. C’était une raison de plus pour aller en Espagne, où il serait moins poursuivi par les demandes des ambitieux. Mais avant de partir il avait encore beaucoup à faire. Il devait avant tout préparer l’opinion publique, qui attendait toujours la guerre contre les Parthes et autres glorieuses campagnes, à approuver ses desseins plus modestes. Il ne pouvait pas dire brusquement à l’Italie qui s’attendait à la conquête d’empires immenses, de villes magnifiques, de trésors opulens, qu’il allait partir simplement à la conquête de vallées désertes, de montagnes arides et de quelques milles de mines souterraines, abandonnées et à demi ruinées. Il commença donc par faire courir le bruit qu’il se disposait à partir pour faire la conquête de la Bretagne d’abord, et de la Perse ensuite. Une fois parti, il ferait répandre le bruit que de grandes révoltes avaient éclaté en Espagne, en faisant donner successivement des détails pour l’accréditer : il habituerait ainsi le public à l’idée de l’expédition et, voyageant très lentement, il atteindrait le temps opportun pour changer de direction[38].

Il était cependant nécessaire que son départ ne troublât pas la paix dont Rome jouissait depuis quelques années, sans quoi tout le monde aurait regretté son absence et l’aurait considérée comme une grosse faute et un grand malheur. Mais qui pouvait le remplacer ? Agrippa, qui était son collègue an consulat cette année-là, et Statilius Taurus, qui devait l’être l’année suivante, étaient certes des hommes très capables ; mais il ne semblait pas à Auguste que, lui étant au loin, la seule autorité des consuls suffirait, sans force armée, à maintenir dans l’ordre une multitude turbulente, pour qui le consulat avait perdu beaucoup de son ancien prestige, depuis qu’on avait vu revêtus de cette dignité des hommes d’une extraction très basse et très obscure. Il fallait, puisque la force véritable manquait, un personnage d’un caractère à la fois plus insolite et plus solennel, et qui fût en même temps républicain. Puisque la mode était aux vieilles choses, Auguste songea à exhumer une autre momie, le præfectus urbis, qui, au temps des rois et au commencement de la République, avait été nommé pour remplacer en leur absence, d’abord les rois, et ensuite les consuls, quand ils quittaient Rome pour diriger une guerre : il chercha ensuite à persuader à Messala Corvinus d’accepter la charge, probablement sur nomination du Sénat. Messala avait été un grand ami de Brutus ; il avait combattu auprès de lui à Philippes, et l’avait vu mourir ; bien que réconcilié ensuite avec Auguste, il était resté fidèle à la mémoire de l’ami, dont il faisait très ouvertement l’éloge à toute occasion, dans ses propos et dans ses écrits[39]. Il était en somme un noble de grande famille, un républicain sincère, un guerrier illustre, un ami des lettrés, qu’il protégeait et dont il réunissait un groupe autour de lui. Messala rassurerait donc même les plus défians des républicains. Mais il refusa d’abord[40]. Il était peut-être effrayé par la difficulté de la lâche et par l’étrangeté de cet expédient archaïque. La præfectura urbis, tombée en désuétude depuis des siècles, pouvait être encore une institution républicaine et romaine aux yeux des archéologues, mais non pour le peuple qui l’avait complètement oubliée depuis longtemps.

Une difficulté plus grave encore surgissait en Égypte. Malgré son ferme dessein de gouverner l’Empire avec une politique simple, cohérente et sans contradiction, Auguste avait été obligé d’imiter en Égypte, bien qu’avec plus de discrétion et avec le consentement des autorités légitimes, la politique à double face d’Antoine. Et des difficultés inattendues s’étaient aussitôt élevées du fond même de cette contradiction insoluble. Dans le palais immense et merveilleux des Ptolémées, au milieu du luxe, des plaisirs et des hommages prodigués à Gallus qui occupait le trône des Lagides, ce petit bourgeois de Forum Julii courait le risque de perdre la raison, comme cela était arrivé à Antoine. Il n’avait pas seulement accumulé d’immenses richesses[41], accepté des hommages royaux, et fait élever en son honneur des statues de tous les côtés[42], mais il s’était mis aussi à traiter l’Égypte avec la violence d’un tyran oriental, et il commençait à songer à fonder lui-même un grand empire. Ayant quitté Alexandrie pour aller réprimer une petite révolte qui avait éclaté dans le centre, il avait voulu faire un exemple et il avait complètement détruit Thèbes[43] ; puis, contre la volonté d’Auguste, il avait repris, vers l’intérieur du continent africain et vers les sources du Nil, la politique d’expansion, qui, à toutes les époques, a été comme une nécessité pour tous les États qui ont possédé l’Égypte. Cherchant sans doute non seulement à satisfaire ses désirs de gloire et de butin, mais aussi à faire admirer aux Egyptiens le nouveau régime, à les convaincre qu’il était plus hardi et plus fort que le gouvernement déchu des Ptolémées, Gallus, probablement en l’an 28, avait fait une expédition dans la Nubie (le Soudan d’aujourd’hui). Il était arrivé, semble-t-il, jusqu’à Dongola, dans une région, — il se vantait peut-être en le disant, — où aucun général de Rome, ni aucun roi d’Égypte n’avait jamais mis le pied ; et il avait réussi à faire accepter le protectorat de Rome à un lointain prédécesseur de Ménélik, le roi des Ethiopiens, Triakontaschœni, dont les ambassadeurs étaient venus le trouver à Philæ[44]. Auguste n’approuvait ni ces répressions violentes, ni ces entreprises téméraires ; il craignait, comme toujours, qu’elles n’entraînassent l’Égypte dans de grandes dépenses et dans des guerres pour lesquelles ne suffiraient pas les trois légions assignées comme garnison à l’ancien royaume des Ptolémées ; mais il ne pouvait pas, par sa seule autorité personnelle, arrêter l’ambition inquiète de Gallus, qui, déjà célèbre par ses faits d’armes, par ses travaux littéraires, par les services qu’il avait rendus au parti qui avait triomphé et à Auguste, se considérait presque comme l’égal du princeps. Il n’osait pas non plus avoir recours contre un si grand personnage à son autorité si incertaine, si équivoque, si peu romaine, de roi d’Égypte sans titre réel, d’autant plus que probablement la politique autoritaire de Gallus ne déplaisait pas à l’Italie, toujours si désireuse d’humilier et de maltraiter l’ancien royaume de Cléopâtre. En sorte que Gallus, sur qui ne pesait ni l’autorité du Sénat, ni celle d’Auguste, faisait et défaisait tout en Égypte selon sa fantaisie. Il semble même qu’il ait blâmé âprement et publiquement les hésitations d’Auguste, et qu’il ait poussé l’audace jusqu’à répandre en Égypte des inscriptions où il célébrait ses entreprises, comme s’il en était seul l’auteur, et sans aucune allusion à celui qui devait aux yeux des Egyptiens être leur souverain, obligeant ainsi les Egyptiens à se demander si Auguste était vraiment le maître de l’Égypte, ou si Gallus était au contraire un général révolté. Cette étrange attitude de Gallus avait réveillé tant de défiances que les prêtres rusés de Philæ, chargés de traduire en hiéroglyphes une inscription en l’honneur de ses exploits et dans laquelle Auguste était à peine nommé, semblent l’avoir trahi, en mettant dans la traduction, non plus son éloge, mais de vagues et d’emphatiques louanges à l’adresse d’Auguste. Gallus ne savait pas déchiffrer les mystérieux caractères !

Arrêter Cornélius Gallus sur le chemin de la nouvelle conquête était chose nécessaire, mais le moyen manquait, puisque Auguste ne voulait pas se servir de ceux qu’il avait à sa disposition. Il semble qu’à la fin il prit le parti de faire intervenir le Sénat et l’opinion publique. Beaucoup d’officiers qui revenaient d’Egypte racontaient, sans doute en les exagérant, les étranges exploits de Gallus. Parmi ces officiers, un des plus violens était un certain Valérius Largus, qui semble avoir eu des motifs de rancune personnelle contre le præfectus Ægypti. Il est vraisemblable qu’Auguste fit indirectement engager Largus à dénoncer au public les extravagances de Gallus, avec l’espoir d’intimider le gouverneur de l’Egypte, en lui montrant le mécontentement populaire.

Mais avant que Largus eût commencé ses révélations, Auguste avait quitté Rome. Il était parti sans doute dès que Valérius Messala s’était décidé à accepter pour l’année suivante la præfectura urbis. Il prétendait aller faire la conquête de la Bretagne ' que César avait déjà tentée, et il annonçait aussi qu’il préparait la revanche contre les Perses. Horace l’accompagnait de ses vœux, en lui prédisant qu’à son retour il serait adoré comme un dieu. Il s’en allait en réalité, non pas pour revenir sous les traits d’un dieu, mais simplement pour conquérir une région riche en mines, pour passer utilement quelques années loin de Rome et se donner ainsi le temps de considérer quelle tournure allaient prendre les événemens.


GUGLIELMO FERRERO.

  1. Dion, 53, 20.
  2. Frag. Hist. Rom. (Peter), p. 254 ; Aug., 4, 5.
  3. Serv. ad Virg. Egl. 4, 4.
  4. Aug., De civitale Dei, 7, 6.
  5. Virgile la reprendra dans l’Énéide, VI, 724 et suiv. Voyez Boissier, la Religion romaine d’Auguste aux Antonins, Paris, 1892, I, p. 294 et suiv.
  6. Aug., De civitale Dei, 22-28.
  7. Voyez Hor. Carm., 1, 2, 32 ; 1, 2, 49 ; 1, 12, 53 ; 1, 29, 4 ; 3, 2, 3 ; 3, 5, 4 ; 3, 8, 19 ; Prop., 2, 7, 13 (si l’on accepte la correction Parthis... triumphis) ; 3, 1, 13 et suiv. ; 4, 1, 15 et suiv. ; 4, 4 ; 5, 3, 7. Ces passages nous montrent qu’à cette époque tout le monde était persuadé qu’Auguste avait l’intention de faire une grande expédition en Extrême-Orient, comme Crassus, César et Antoine, et cela nous est confirmé par ce fait que, quand, vers la fin de l’année, Auguste partit pour l’Espagne, il laissa croire qu’il allait d’abord faire la conquête de la Bretagne et qu’il ferait ensuite celle de la Perse. Cette opinion que l’on avait était donc une raison si forte de sa popularité, qu’Auguste, si éloigné qu’il fût de tenter cette entreprise, n’osa pas démentir les bruits qui couraient dans le peuple à ce sujet, et il laissa dire, en attendant qu’il pût préparer un accord diplomatique.
  8. Le voyage qu’Auguste fit en Asie en l’an 21-20 et dont nous parlerons dans le cinquième et dans le sixième chapitre, nous fera voir que telle fut bien la pensée qui inspira sa politique orientale.
  9. Strab., 17, 1, 12 (797).
  10. Tacite, Hist., I, II, dit nettement dans un passage important que ce fut là le but du régime tout à fait particulier imposé à l’Égypte : « équités romani obtinent loco regum : ita visum expedire, provinciam aditu difficilem, annonæ fecundam, superstitione ac lascivia discordem et mobilem, insciam legum, ignaram magistratuum, domi retinere. » Voyez Bouché-Leclercq, Histoire des Lagides, Paris, 1904, vol. 2, p. 351.
  11. Dion, 53, 20.
  12. Dion, 53, 21.
  13. Odes, 3, 6, 17 et suiv. ; 3, 2, 1 et suiv.
  14. Odes, 3, 2, 4, 35-36.
  15. Horace ne veut pas dire, comme il pourrait sembler à une lecture superficielle, que les lois sont inefficaces pour réformer les mœurs. Si ces deux vers signifiaient cela, ils seraient en contradiction avec les vers précédens dans lesquels le poète réclame des lois et des châtimens pour réprimer les vices (v. 28-29… « Indomitam audeant Refrenare licentiam ; v. 34 : « Si non supplicio culpa reciditur. ») Horace croit si bien à l’utilité des lois pour la réforme morale, que l’ode tout entière est faite pour les demander. Il veut, en somme, dire que les meilleures lois politiques et sociales sont inutiles si les mœurs sont corrompues ; il faut donc commencer par réformer les mœurs et par faire des lois spéciales pour cela.
  16. Odes, 3, 24, 9 et suiv.
  17. Odes, 3, 24, 25 et suiv.
  18. En l’an 22. pour satisfaire l’opinion publique, on créa deux censeurs (Dion. 34, 2). Il n’y en avait pas eu depuis longtemps. Mais, comme nous le verrons, cette tentative pour renouveler la censure ne réussit pas. (Velleius Paterculus, 2, 95.)
  19. Gaetano Mosca.
  20. Prop., 2, .5, 1 et suiv. Jörs (Die Ehegesetze des Augustus, Marburg, 1894, p. 5 et suiv.) me parait avoir raison d’affirmer que ce passage se rapporte à cette époque-là, mais je crois qu’il a tort de supposer, en s’appuyant sur un passage de Tacite (Ann., 3, 28), qu’en l’an 28 av. J.-C. Auguste fit approuver une loi sur le mariage. Les termes employés par Tacite, acriora ex eo vincla, sont trop vagues : ils signifient simplement qu’avec son sixième consulat, Auguste commença à rendre de la vigueur à la discipline des mœurs, mais sans faire allusion à une loi. En outre, Properce dit que la loi quondam edicta avait été sublata. Est-il possible qu’en l’an 28 Auguste ait fait une loi, puis l’ait aussitôt abrogée ? L’abrogation d’une loi n’était pas une médiocre affaire à Rome. A la fin des guerres civiles, Auguste se montra lent et prudent quand il s’agissait de proposer des lois, mais il les maintenait fermement quand elles avaient été approuvées. S’il avait en quelques mois fait et défait une loi, il aurait fallu pour cela des motifs graves, et nous en aurions sans doute su quelque chose. Il me paraît plus probable que Properce fait allusion à quelque disposition prise par Octave dans les derniers temps du triumvirat, alors qu’il était investi de la puissance triumvirale, disposition qui se trouva abrogée en l’an 28, avec toutes les dispositions qui n’étaient pas conformes à la constitution, c’est-à-dire avec les lois qui n’avaient pas été approuvées par les comices. Properce aurait ainsi raison de parler d’une loi qui fut quondam edicta (par le triumvir en vertu des pouvoirs qu’il possédait), et qui fut ensuite sublata (par le grand acte réparateur). S’il s’agit d’une disposition triumvirale, on comprend qu’il n’en soit pas resté de traces : on avait dû prendre beaucoup de ces dispositions, pendant les guerres civiles, pour chercher à arrêter la dissolution sociale qui menaçait de tout emporter ; mais personne ne les observait.
  21. Properce, 2, 6, 13.
  22. Les actes les plus importans accomplis par Auguste pendant les premières années de son gouvernement ne peuvent s’expliquer que si l’on admet qu’il voulut surtout réorganiser les finances. Pourquoi va-t-il faire dans cette même année une expédition au pays des Astures et des Cantabres, c’est-à-dire dans les régions les plus reculées de l’Espagne, et qui n’avaient aucune importance politique, alors qu’il avait de tous les côtés tant de difficultés ? C’est que, ainsi que Florus, 4, 2, 60 (2, 33) et Pline (33, 4, 78) nous le font savoir, ces régions étaient très riches en mines d’or. Cette hypothèse nous est confirmée par ce fait qu’Auguste, à ce moment, préparait la soumission des Salasses. Les Salasses habitaient la vallée qui passait pour être la plus riche en or de l’Italie. Il est vrai que l’on a voulu attribuer à cette entreprise un autre but, celui d’assurer les communications entre la Gaule et l’Italie, mais nous verrons que l’on ne s’occupa de ces communications que plus tard et très probablement la grande route du Petit et du Grand Saint-Bernard ne fut pas construite alors. Vers cette époque se prépare aussi l’expédition en Arabie, dont l’un des buts était de s’emparer des trésors que l’on attribuait aux Arabes. Voyez, sur ce point, Strabon (16, 4, 22). Enfin cette même année, Auguste va en Gaule ; il réunit, comme nous le verrons, à Narbonne, un conventus de chefs gaulois ; il ordonne que le cens soit fait en Gaule. Le motif de ce cens ne pouvait pas être une simple curiosité statistique, car nous verrons qu’il occasionna, quand on le fit, un mécontentement très vif dans toute la Gaule. Ce cens devait préparer une augmentation du tribut en Gaule : nous en trouverons la preuve dans l’histoire de Licinus et dans un texte de saint Jérôme. Nous nous trouvons donc en face de quatre actes importans, dont le but est de procurer de l’argent et des métaux précieux au trésor, et qui prouvent que la question financière occupait, ces années-là, la première place dans les soucis d’Auguste. Rien d’ailleurs de plus naturel après une aussi grande révolution, qui avait produit une si profonde crise économique dans tout l’Empire.
  23. Strab., 16, 4, 19 ; 16, 4, 22.
  24. Hirschfeld, Untersuchungen auf dem Gebiete der röm. Werwaltung, Berlin, 1876, I, p. 10.
  25. Cela est si vrai que la faculté d’intervenir dans les provinces qui n’étaient pas les siennes ne lui fut accordée qu’en l’an 23, comme nous le verrons. Dion, 53, 32.
  26. Je donne comme une hypothèse que, vers cette époque, on augmenta les tributs des provinces européennes. Pour ce qui est de la Gaule, cette hypothèse est confirmée par un texte de saint Jérôme, et pour les autres provinces par le fait que, comme nous le verrons aussi, quelques années plus tard, toutes ces provinces se révoltent à cause des impôts que l’on faisait peser sur elles. Cela donne à supposer que, quand la paix fut rétablie, les anciens tributs furent augmentés ou, ce qui revient au même, perçus avec plus d’énergie.
  27. Suét., Aug., 25.
  28. Vandal, l’Avènement de Bonaparte, Paris, 1902, I, p. 415.
  29. Dion, 53, 22 ; Mon. anc. (lat.), 4, 19-20 ; C. I. L. XI, 365.
  30. Ce renseignement, très important, nous est donné par Suétone, Auguste, 101 : « ... brevarium totius imperii, quantum militum sub signis ubique essent, quantum pecuniæ in aerario et fiscis et vectigalorum residuis. Adiecit et libertorum servorumque nomina a quibus ratio exigi posset. » Ces esclaves et ces affranchis tenaient une comptabilité de l’État pour l’usage personnel d’Auguste, qui était souvent plus détaillée et plus exacte que celle des magistrats de la République et qui devait évidemment servir à contrôler celle-ci. Auguste ne se fiant plus au zèle et à la vigilance des magistrats, organisa chez lui des bureaux qui lui fournissaient les renseignemens nécessaires pour surveiller la gestion des finances, sans porter atteinte ni au principe constitutionnel, ni à la responsabilité du princeps. Un passage de Dion (53, 30), et l’épisode de la maladie de l’an 23 nous montrent que c’est bien à cette époque qu’Auguste établit ce bureau de comptabilité et de statistique. Le Livre des recettes et des milices qu’Auguste confia à Pison est le même « breviarium totius imperii » compilé par les esclaves et les affranchis qu’Auguste, au dire de Suétone, laissa en mourant. Voyez Suétone, Auguste, 28 : rationarium imperii tradidit. Ce bureau existait donc déjà en l’an 23 av. J.-C. ; c’est donc à peu près à cette époque qu’il dut être créé.
  31. Mon. anc, 4, 9. Je donne comme une hypothèse assez vraisemblable, mais sans preuves certaines, que cette restauration, comme plusieurs des autres travaux du même genre, dont nous parlerons plus loin, ait été entreprise à cette époque. Voy. Mommsen, Res gestæ Divi Augusti, Berlin, 1865, p. 55.
  32. Mon. anc, IV, 3-4 ; Festus, p. 178.
  33. Mon. anc., IV, 6.
  34. Cardthausen, Augustus und seine Zeit., t. 1, p. 995.
  35. Front., De aq., 98.
  36. Voy. Ritschl « Die Vermessung des Römischen Reichs unter Augustus, die Weltkarte des Agrippa, und die Cosmographie des sogennanten Æthicus. » Rhein. Mus. Neue Folge, 1, p. 481 et suiv.
  37. C. I. L2, p. 58.
  38. Dion (53, 25) dit qu’Auguste avait véritablement l’intention de faire la conquête de la Bretagne ; tandis qu’au chapitre XXIII (ὡς καὶ ἐς τὴν Βρεταννίαν στρατεύσων) il donne plutôt à entendre que la guerre contre la Bretagne fut un prétexte. C’était d’autre part une opinion commune à Rome qu’Auguste partait pour la conquête de la Perse et de la Bretagne. L’ode V du troisième livre d’Horace le prouve. Mais il n’est pas possible qu’Auguste, qui avait réduit son armée à vingt-trois légions, ait nourri de tels projets. Avec mon hypothèse, la contradiction s’explique. Auguste laissa croire qu’il partait résolu à accomplir les desseins de César, pour habituer peu à peu l’opinion publique à d’autres projets.
  39. Plutarque, Brutus, 52.
  40. Ce qui me paraît le prouver, c’est la précipitation avec laquelle, au bout de six jours seulement, il déposa sa charge. Messala était un homme sérieux, et cette précipitation ne peut s’expliquer que si l’on admet qu’il avait accepté à contre-cœur.
  41. Amm. Marc, 17, 4, 5 (il y a de l’exagération dans ce qu’il dit, car c’est la version de l’aristocratie).
  42. Dion, 53, 23. Cela est confirmé par l’inscription découverte récemment en Égypte : Sitzungberichte König. Preuss. Akad., 1896, I, p. 476.
  43. Hiéron (Chron. ad ann. Abrah., 1990=27 av. J.-C.) dit : « Thebæ Ægypti usque ad solum erutæ. » Ne convient-il pas de rapprocher ce renseignement de l’autre contenu dans l’inscription rappelée plus haut et découverte en Égypte : « defectionis Thebaidis… victor ? » Si la Thébaïde, comme le dit l’inscription, se révolta, il est plus que probable que Thèbes fut détruite par Asinius Gallus pendant cette guerre. Ce fait jette une première clarté sur le dissentiment qui s’éleva entre Auguste et Gallus, et qui dut naître d’une façon différente de comprendre le gouvernement de l’Égypte. Auguste, qui voulait en Orient une politique conciliante. ne pouvait approuver ces violences barbares.
  44. Voyez l’inscription découverte en Égypte et imprimée dans les Sitzunrgberichte König. Preuss. Akademie, 1896, I, p. 476. L’inscription est importante parce qu’elle nous révèle l’origine probable des dissentimens entre Auguste et Cornélius Gallus, qui est très obscure. Il est à remarquer que, dans l’inscription, Cornélius Gallus raconte les expéditions comme faites par lui, sans même dire qu’elles furent dirigées sous les auspices d’Auguste ; cela nous montre que le préfet d’Égypte, profitant du caractère incertain de sa charge et de la faiblesse d’Auguste, avait pris une attitude presque indépendante, puisqu’il faisait la guerre de sa propre initiative. Qu’Auguste subît plutôt qu’il n’approuvât les conquêtes de Gallus, cela nous est prouvé par la facilité avec laquelle, quelques années plus tard, à la première difficulté, il les abandonna. Cette demi-indépendance de Gallus, son désaccord avec Auguste, peuvent expliquer les allusions obscures des écrivains de l’antiquité, et nous faire entrevoir en quoi consistaient les « sottises » (grec) que selon Dion (53, 23) Cornélius se permettait de dire au sujet d’Auguste, et comment il put être accusé, comme le dit Suétone (Aug., 66), de ingratum et malevolum animum.