Les Cruautés de l’Amour/L’Esprit chagrin

E. Dentu (p. 263--).



L’ESPRIT CHAGRIN




Il est un moment de l’année où Paris devient insupportable, et où les plus fervents adorateurs de l’asphalte du boulevard soupirent en songeant à l’air pur de la campagne.

C’est ce que se disait, une nuit d’été, le héros de cette histoire, Maurice Laugier, en cherchant en vain le sommeil sur son lit bouleversé par l’insomnie.

C’était vers la fin de juin, et depuis quelques jours une chaleur implacable changeait en un enfer la grande ville.

Maurice Laugier, Parisien endurci, aimant les voyages comme les chats aiment l’eau, prit cependant, quand le jour parut, une résolution héroïque : il se dressa en sursaut et sonna son domestique.

— Faites ma malle ! dit-il d’une voix solennelle lorsque Claude entre-bâilla la porte.

— Monsieur est bien heureux de s’en aller, dit le domestique avec un soupir.

Quelques heures plus tard Maurice était à la gare du Nord et prenait un billet pour Montmorency. C’était bien assez loin comme cela.

Mais en route il se sentit tout à coup un grand amour pour la campagne, il ne laissait pas passer un acacia, pas un coquelicot, pas une touffe de vigne vierge enveloppant la maison d’un cantonnier sans l’embrasser d’un regard avide.

— Comme c’est joli ! se disait-il. L’homme est peut-être fait, après tout, pour vivre aux champs.

Et il admirait les carrés de légumes et les blés déjà hauts.

Il se promit de jouir avec recueillement de la nature, de fréquenter les bois et les prairies, mais de ne jamais descendre vers Enghien, où l’on retrouve Paris et ses plaisirs.

À Montmorency tout était loué, et le jeune Parisien crut un instant qu’il lui faudrait retourner à la ville. Il finit cependant par trouver une chambre des plus médiocres, située au rez-de-chaussée dans la Grande-Rue.

Grâce à la bonne disposition de son esprit il s’amusa de tout : des portes qui geignaient, ne voulant se laisser ni ouvrir ni fermer, du carrelage d’un rouge éclatant qui sonnait sous les galoches de l’hôtesse comme les dalles d’une église, des bouquets de fleurs en papier qui flanquaient sur la commode un petit Jésus de cire jaune, couché dans sa crèche. Il lut avec intérêt les légendes des gravures extraordinaires qui ornaient les murs. C’étaient : La puce à l’oreille, — N’éveillez pas le chat qui dort, — Ils s’aimoient et ils se le disoient, etc.

En se regardant dans un miroir bordé de faux acajou, il eut un moment d’indicible effroi, tant son visage agréable d’ordinaire lui parut boursouflé et extravagant. Il reconnut heureusement l’infidélité du miroir, et un fou rire le jeta sur le velours d’Utrecht jaune et râpé d’un vieux fauteuil dont la dureté inattendue le surprit douloureusement.

Puis il alla visiter la campagne, il s’ébahit devant le moindre buisson, s’arrêta longtemps devant une haie fleurie sur laquelle chantait un pinson qu’il prit pour un rossignol.

Une chèvre attachée à un pieu le tint un quart d’heure en admiration ; il suivait des yeux l’étroit sentier ondoyant à travers les blés, et l’idée de se fixer pour jamais aux champs traversait vaguement son esprit. Lorsque la cloche de l’église sonna lentement l’Angelus, il pleura d’attendrissement.

Cependant ces félicités durèrent peu. Après quelques jours d’enthousiasme, Maurice s’avoua que la nature était assez monotone, et il tourna mélancoliquement ses regards vers Enghien.

— J’ai envie d’entendre un peu de musique, se dit-il pour s’excuser.

Et il s’habilla avec soin, alluma un cigare, puis se mit en route.

Il faisait très-chaud sous le grand soleil réverbéré par la poussière blanche du chemin. Maurice marchait lentement, cherchant l’ombre et regardant distraitement les passants.

Il rencontra des enfants, montés sur des ânes qu’un ânier harcelait de sa trique ; des fillettes en blanc avec un vilain bonnet et un voile de mousseline, des communiantes sans doute. Mais, arrivé au pont du chemin de fer, il se croisa avec une jeune fille dont la beauté le frappa.

Elle était accompagnée par une bonne qui portait un grand panier.

— Qu’elle est charmante ! se dit-il en se retournant pour la voir encore. Il m’a semblé voir apparaître devant moi le type féminin ébauché confusément dans mes rêveries. Est-ce donc ainsi, au détour d’un chemin, à l’instant où l’on y pense le moins, que l’on rencontre l’idéal secrètement désiré ? la minute qui décidera de ma vie vient-elle de sonner ? est-ce là la femme que j’aimerai ?

Après un instant d’hésitation, il rebroussa chemin.

— Décidément, je ne vais pas à Enghien, se dit-il.

Et il se mit à marcher derrière la jeune fille dont il examina le costume.

Elle portait une robe de mousseline mauve, parsemée de marguerites, et un petit chapeau rond garni de marguerites ; les longs bouts d’un fichu croisé sur la poitrine se nouaient négligemment derrière la taille, et la guirlande du chapeau tombait sur une épaule.

— Est-ce une jeune fille vraiment ou une jeune femme ? se disait Maurice. Elle m’a paru presque une enfant, mais la bonne et le grand panier m’effraient, ils dénoncent une ménagère.

Il fut bientôt tiré d’inquiétude.

À une question qui lui fut faite, la bonne répondit :

— Oui, mademoiselle Juliette.

— Le joli nom ! pensa-t-il.

Arrivée sur la place du marché, à Montmorency, Mlle Juliette alla d’étalage en étalage, commençant à acheter toutes sortes de victuailles et à en faire emplir le panier.

— Elle n’a sans doute pas de mère, se dit Maurice, et c’est elle qui dirige le ménage de son père, elle qui achète, ordonne, surveille. Rien n’est charmant comme une jeune fille maîtresse de maison.

N’osant pas la suivre dans ses allées et venues d’une boutique à l’autre, Maurice se posta à un angle de la place, de façon à ne pas perdre la jeune fille de vue. Bientôt, ses emplettes achevées, elle regagna la route. La bonne posa son lourd panier à terre, et toutes deux regardèrent du côté opposé à Enghien, comme si elles attendaient la venue de quelqu’un ou de quelque chose. Après de mûres réflexions, et surtout à l’apparition lointaine d’un gros nuage de poussière résonnant de grelots et de claquements de fouet, Maurice devina qu’elles attendaient une sorte de diligence-omnibus qui dessert les localités voisines. Plein de machiavélisme, il s’élança vers la voiture, laissant l’inconnue au bord du chemin, et il monta en omnibus comme un voyageur pressé.

— Décidément, je vais à Enghien, songea-t-il.

Comme il l’avait prévu, la jeune fille fit arrêter le coche lorsqu’il passa devant elle et y entra. Maurice put alors la regarder tout à son aise, car elle s’était assise en face de lui et avait relevé sa voilette. Son joli visage, animé par la marche et la chaleur, avait une douceur joyeuse, pleine de charme. La blancheur de son front contrastait avec l’incarnat pâle de ses joues et amenait tout d’abord à la pensée la métaphore ancienne et rebattue d’un lys près d’une rose. Pour compléter le bouquet, ses grands yeux d’enfant rappelaient les pétales du myosotis. Mais Maurice ne sut à quoi comparer le joli nez aux narines larges et mobiles et la petite moue pourprée qui relevait sa lèvre supérieure. Quant aux cheveux, le vermeil, les blés, les rayons de soleil y passèrent et furent trouvés tout à fait insuffisants par l’enthousiaste et presque amoureux jeune homme.

C’était bien la réalisation du type rêvé. Lorsqu’elle tournait la tête et que Maurice pouvait la voir du profil, le pli de la lèvre s’accentuait davantage et donnait à la bouche une expression de mutinerie pleine d’étrangeté.

La jeune fille regardait la campagne à travers les étroites fenêtres, mais bien souvent ses yeux rencontraient le regard de Maurice. Alors elle détournait la tête et comprimait un imperceptible sourire, embarrassé, un peu moqueur. Le jeune homme, honteux, regardait à son tour la campagne, et, pendant ce temps, la jeune fille l’examinait furtivement avec curiosité.

De Montmorency à Enghien, la route n’est pas longue. La diligence s’arrêta bientôt. Maurice sortit le premier, dans le but banal de donner la main à Mlle Juliette pour l’aider à descendre. Elle s’appuya légèrement sur lui, rougissant et souriant, puis elle traversa la rue en courant et alla frapper à une maison. La bonne la rejoignit portant son énorme panier. Toutes deux disparurent.

Maurice fut surpris du sentiment de profonde solitude et de tristesse où le laissa le départ de la jeune fille. Pendant les brefs instants qu’il avait passés, assis en face d’elle, il s’était senti enveloppé de bien-être et de contentement. Et maintenant, un douloureux serrement de cœur le tenait immobile à la place où l’inconnue l’avait quitté.

— Qu’ai-je donc ? se dit-il.

Les passants commençaient à le remarquer. Il s’éloigna, alla prendre une barque et fit le tour du lac ; puis il dîna à Enghien et se retrouva dans sa chambre sans savoir comment il y était revenu.

Le lendemain, assis sur son lit, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, il s’avoua qu’il n’avait pas dormi de la nuit, et que, depuis la veille, il ne cessait de penser à Mlle Juliette et à sa jolie petite moue. De sorte que la première action de Maurice, après son lever, fut d’aller à Enghien et de rôder autour de la maison où il avait vu entrer la jeune fille.

Cette maison était située à l’angle de la principale rue d’Enghien et de la route qui suit le chemin de fer. Du côté de la route, se prolongeait la palissade d’un jardin attenant à la maison, et ce fut devant cette palissade, à travers laquelle on pouvait voir très-aisément, que le jeune rôdeur se promena de préférence.

Après quelques heures de guet patient, Maurice aperçut enfin celle qu’il désirait voir. Vêtue d’un peignoir de cachemire blanc à longs plis, elle descendit lentement le perron, traversa une pelouse et alla s’asseoir sur la planchette d’une balançoire où elle resta quelques minutes, immobile, paraissant songer profondément. Puis elle se leva et, mordillant le bout d’une tige qu’elle venait de couper, elle se mit à marcher tranquillement dans le jardin. Maurice entendit le sable crier tout près de lui, sous les pieds de la jeune fille, et, avec surprise, il constata que son cœur battait plus fort qu’il n’était besoin.

— Je suis fou ! Est-ce qu’on devient amoureux comme cela du jour au lendemain ? murmura-t-il en haussant les épaules.

La jeune fille passa devant lui, puis s’éloigna et rentra dans la maison.

— C’est bien elle, se disait-il en s’en allant tout ému, je ne l’ai pas trouvée, je l’ai retrouvée. Je serais volontiers resté toute la journée à regarder traîner sa robe sur le sable de son jardin. Comme ses mouvements sont doux et prudents ! Je n’ai jamais vu personne marcher comme elle, on dirait qu’elle craint d’effaroucher les moucherons perdus dans l’air. Comme ses cheveux sont plus beaux, dénoués et rebelles, et que son sourire à demi fâché est d’une adorable étrangeté !

Jusqu’à l’heure où il s’endormit Maurice continua sa petite conversation mentale. Il récapitulait, discutait, dialoguait, et le résultat de son monologue fut qu’il se retrouva le lendemain devant le treillage du jardin.

Ce jour-là, il la vit armée d’une grande paire de ciseaux, et occupée à couper des fleurs qu’elle venait ensuite disposer dans une corbeille posée sur un banc qui se trouvait à quelques pas de Maurice.

Le jeune homme s’aperçut bientôt qu’il était remarqué, car Mlle Juliette tournait souvent la tête vers lui d’un air surpris et inquiet.

— Je suis d’une indiscrétion impardonnable ! se dit Maurice sans bouger de place.

Cependant il lui sembla que la jeune fille s’attardait beaucoup auprès du banc, et ornait, avec une grande lenteur, sa corbeille, tandis qu’au contraire, lorsque la recherche de quelques fleurs l’éloignait, elle les coupait au plus vite et revenait rapidement.

Maurice n’osa point se réjouir, il confessa qu’il était d’une fatuité révoltante.

Mais, une fois, Mlle Juliette, tenant une branche de laurier-rose toute humide, s’arrêta et regarda Maurice fixement. Le malheureux crut lire son arrêt de mort dans ce regard.

Il était prêt à se jeter à genoux pour demander grâce, lorsque tout à coup la jeune fille jeta la branche du côté de la palissade et s’enfuit. Maurice passa brusquement du désespoir à la joie. Tout tremblant, il saisit la bienheureuse branche au travers du treillage, et, en la baisant, il se mouilla le visage de rosée.

Rentré chez lui, il se tint à peu près ce discours :

— Je suis amoureux, c’est un fait. Puis-je encore arracher cet amour de mon cœur ? Je ne le crois pas. Et, d’abord, pourquoi voudrais-je l’arracher, cette fleur charmante qui me parfume et m’enivre ? Ne vaut-il pas mieux la cultiver, la soigner, afin que l’arbuste devienne un arbre superbe qui abritera ma vie ? Tout cela veut dire que tu vas te marier, mon bon Maurice ! s’écria-t-il avec un désespoir comique.

Là dessus il se coucha, résolu de parler dès le lendemain à Mlle Juliette.

Lorsqu’il arriva au jardin, elle était assise sur le banc, tournant le dos à la route. Il admira ses beaux cheveux relevés négligemment et découvrant sa nuque blanche, leur envoya un baiser, ouvrit la bouche pour prononcer doucement et avec tendresse le nom de sa bien-aimée, et il fut sur le point de croire qu’il avait parlé à son insu, lorsqu’il entendit une voix proche appeler :

— Juliette !

Presque aussitôt une jeune fille, vêtue d’un peignoir de cachemire blanc, s’avança dans l’allée. Maurice la regarda avec colère, contrarié qu’elle osât se vêtir de la même façon que celle qu’il aimait.

— C’est sans doute sa sœur, car elle a les cheveux blonds aussi, et lui ressemble singulièrement. Quelle différence entre elles, cependant ! combien celle-ci est moins charmante que Juliette ! La petite moue que j’aime tant, et qui est si gracieuse dans le visage de l’une, devient une grimace dans le visage de l’autre. Juliette a les narines un peu larges ; sa sœur les a béantes et les roses de ses joues sont des pommes, et les myosotis de ses yeux ont l’air d’être peints sur porcelaine.

— On t’attend pour déjeuner ! dit la nouvelle venue.

— Elle a la voix de Juliette, pensa Maurice, mais moins douce.

Il les regarda s’éloigner, trouvant que la robe de Juliette ondulait avec bien plus de grâce que celle de sa sœur. Mais, lorsque les deux jeunes filles furent loin, il ne sut plus les distinguer l’une de l’autre.

— Décidément, grogna-t-il en s’en allant, je suis tout à fait amoureux.

Naturellement, ce jour-là et les jours suivants il pensa à Juliette. Mais, à vrai dire, sa rêverie fut troublée par l’image de la sœur, qui se mêlait, dans son souvenir, à l’image de sa bien-aimée, et souvent la grimace lui revenait lorsqu’il évoquait la jolie moue qui l’avait charmé.

Cependant, de plus en plus épris, il se creusait la tête à chercher un moyen de voir Juliette et surtout de lui parler.

Il ne trouvait rien, et avoisinait le désespoir, lorsqu’un soir, vers huit heures, au moment où il allait se coucher, espérant un doux songe, il fit un bond au milieu de sa chambre, enfila un habit noir, sauta par sa fenêtre et se mit à courir vers Enghien.

Il avait une idée qui lui semblait une inspiration céleste ; il allait au Casino ! Il s’était fait ce raisonnement bien simple :

— On danse tous les soirs ici, les jeunes filles aiment la danse, elle viendra.

Il était de trop bonne heure. Maurice ne trouva dans les salons que quelques hommes chauves qui lisaient les journaux. Il s’en alla au bord du lac ; la lune se levait, glaçant l’eau de reflets brillants. Ceci plongea le jeune homme dans l’admiration. Le paysage estompé de vapeurs lui parut un songe des Mille et une Nuits. Il prit pour des anges les cygnes qui regagnaient leur cahute.

— Me voilà poëte ! se dit-il.

Lorsqu’il revint, les salons commençaient à s’emplir, mais Juliette n’y était pas. Maurice &ait presque découragé, lorsque quelqu’un derrière lui s’écria :

— Voici Mme et Mlles Manivaux.

— Manivaux ! Quel vilain nom ! se dit Maurice.

Il se retourna, c’était elle avec sa sœur et sa mère.

Toutes trois s’avançaient lentement, rendant à droite et à gauche les saluts dont en les accueillait.

Maurice remercia sa bonne étoile de lui avoir inspiré la pensée de venir au bal.

Lorsqu’elles furent assises, il regarda attentivement la mère de Juliette, pour tâcher de lire sur son visage la tendresse ou la dureté de son cœur, et pour voir s’il avait quelque chance de le toucher.

Pendant cet examen, Maurice subit une douloureuse impression, grâce à sa nature nerveuse et impressionnable à l’excès : il ne put voir froidement, sur le visage de Mme Manivaux, les traits de Juliette vieillis, déformés, grossis et dégradés par le temps implacable.

— Voilà donc comment elle sera un jour ! se disait-il avec terreur.

Cependant, secouant ces vilaines idées, il alla inviter Juliette pour une valse. Elle le reçut avec un doux regard, et lui répondit : « Oui, monsieur, » dans un demi-sourire d’intelligence. Bientôt Maurice l’enlaça et l’entraîna rapidement, tout frémissant de bonheur. Pendant la première moitié de la valse, il ne put rien dire ; il se sentait trop ému pour parler ; il lui semblait impossible que cette jeune fille, qu’il épiait chaque jour de loin, à laquelle il rêvait chaque nuit, sans transition, sans lui avoir jamais parlé, il la tînt en ce moment entre ses bras. Il respirait le parfum de ses cheveux, suivait le va-et-vient de son souffle et les battements de son cœur. Il craignait que la première phrase qui lui viendrait aux lèvres ne fût ou trop passionnée ou trop banale, et il se taisait. Cependant, craignant que son silence ne fût mal interprété, et sentant d’ailleurs le besoin de le rompre, il songea à la branche de laurier-rose.

— Je voulais vous remercier, mademoiselle, dit-il à voix basse, c’est pourquoi je suis venu ici, espérant vous rencontrer.

— De quoi donc me remercier, monsieur ? dit Juliette en levant ses yeux bleus vers lui.

— De la belle fleur que vous m’avez donnée et qui me rend tout heureux depuis hier.

— Je vous ai donné une fleur ? dit-elle en souriant.

— Quoi ! ne vous souvenez-vous pas ?

— Non, dit-elle, je ne vous ai rien donné ; je vous ai jeté quelque chose.

— Comme on jette une aumône à un malheureux ?

— Non, comme on jette une pierre à un indiscret qu’on veut chasser.

— Et vous me lanciez, pour me faire fuir, une fleur que vous veniez de mordre ? J’y ai retrouvé la trace de vos dents.

— Si je l’ai mordue, c’est probablement par colère.

— J’avais bien deviné que vous étiez cruelle, dit Maurice, à voir la charmante moue de vos lèvres. Alors vous ne voulez plus me laisser vous regarder de loin ?

— Oh ! monsieur, dit Juliette en riant, j’ai été patiente toute une semaine, mais Julie commençait à vous remarquer…

— Julie ?

— Ma sœur.

— Quelle idée déplorable de l’avoir appelée Julie ! marmotta intérieurement l’amoureux.

— Je lui ai dit, pour vous excuser, reprit Juliette, que vous deviez être un voisin, puisque je vous avais vu en omnibus et que vous étiez descendu en même temps que moi.

— Que vous êtes bonne de vous souvenir de notre première rencontre.

— C’était un jeudi, dit-elle, mon jour d’aller au marché.

La valse était finie. Maurice reconduisit Juliette à sa place. Il fut d’une amabilité extrême avec la mère et offrit son bras à Julie pour la prochaine danse.

— C’est étrange, se dit-il en dansant avec elle, lorsque je ne vois plus Juliette, il me semble que Julie lui ressemble absolument, et cependant celle-ci, à vrai dire, est plutôt laide avec sa grimace qui lui retrousse la lèvre. Bon ! elle a le même parfum dans les cheveux, mais elle en a trop mis ; suave et délicat dans les boucles de Juliette, il me semble maintenant violent et grossier.

— J’ai eu l’honneur de rencontrer mademoiselle votre sœur en omnibus, dit-il, pour dire quelque chose.

— Oui, monsieur, elle me l’a raconté, c’était son jour d’aller au marché.

— Les mêmes paroles ! pensa Maurice. Pourtant Juliette a énormément d’esprit.

— C’est mon jour le mardi, reprit Julie ; si c’eût été un mardi, c’est moi que vous eussiez rencontrée.

Maurice voulut faire un compliment, mais il dit des choses pitoyables. Heureusement la musique cessa, et il n’eut pas besoin d’achever sa phrase. Cependant la soirée touchait à sa fin. Lorsque Mme et Mlles Manivaux se retirèrent, Maurice les aida à retrouver leurs manteaux et sortit avec elles.

— Vous n’avez pas peur d’être assassinées, trois femmes seules ? dit-il, permettez-moi de vous escorter jusqu’à votre porte, car s’il vous arrivait malheur je garderais un remords éternel.

— Il n’y a aucun danger, monsieur, mais puisque vous êtes assez aimable pour nous offrir votre compagnie, nous l’acceptons avec reconnaissance, dit Mme Manivaux, saluant et souriant.

Maurice offrit son bras à la mère et ils se mirent en route, parlant de choses et d’autres.

— Monsieur, dit Mme Manivaux lorsqu’on fut arrivé, vous êtes notre voisin, j’espère que vous viendrez nous voir quelquefois. Le dimanche, nous sommes toujours chez nous.

— J’aurai l’honneur de me présenter chez vous dimanche prochain, madame, dit Maurice en s’inclinant.

— Cette femme, pensa-t-il, est aimable comme une mère qui a des filles à marier.

Lorsqu’il fut couché et qu’il eut soufflé sa lumière, cette pensée lui vint : J’aimerais mieux Juliette si ses narines étaient moins ouvertes et si sa bouche ne se relevait pas ainsi ; cette moue est un défaut, en somme.

— Fou que je suis ! s’écria-t-il en se frappant le front, c’est à sa sœur que je pense.

Le dimanche suivant, il frappait à la porte de Mme Manivaux avec une certaine émotion.

— Madame s’habille, lui dit la bonne ; mais ces demoiselles sont au jardin.

Et elle lui ouvrit la porte du perron. Maurice aperçut les deux jeunes filles auprès d’une petite table, elles brodaient ; devant elles se tenait debout une fillette de treize ans, qui tournait le dos à Maurice. Toutes trois étaient vêtues de la même façon.

— Encore une sœur ! s’écria mentalement Maurice.

Il s’avança, Juliette lui sourit, Julie le salua, la fillette le regarda. Maurice la regardait aussi constatait que chez elle la grimace était une lippe.

— Lili, offre une chaise à monsieur, dit Julie.

— Êtes-vous malade ? dit Juliette, vous êtes pâle,

Maurice était pâle, en effet, et triste aussi.

— Quelle affreuse nature ai-je donc, disait-il ; qu’est-ce qui me prend ? Que m’importe que ses sœurs soient laides ; je n’épouse que Juliette. Elles lui ressemblent, cela me chagrine ; il me semble voir de mauvaises épreuves de la même statue ; ne vais-je pas lui faire un crime de ce qu’un charme de son visage est une disgrâce dans le visage de ses sœurs, de ce que je lui voudrais les cheveux noirs, parce qu’elles ont les cheveux blonds comme elle, de ce que je n’aime plus sa robe parce que je la vois mal portée par d’autres ? J’ai failli me fâcher parce que sa mère n’a plus vingt ans et était peut-être à vingt ans aussi jolie que Juliette. Je suis vraiment maniaque et cruel. Cette enfant va m’aimer peut-être, moi je l’adore, et voilà que je gâte mon bonheur par ma sensibilité stupide !

Il essaya de secouer sa tristesse, mais il ne put empêcher son cœur de se serrer.

— Vous brodez comme des fées, mesdemoiselles, dit-il en prenant le bout de la tapisserie de Juliette.

— Vous vous intéressez à la tapisserie ? dit-elle.

— C’est un fauteuil, dit Julie ; Juliette fait le dossier, moi le siège ; ce dessin est compliqué.

— Moi je fais les bras, dit Lili, en étalant son ouvrage sur la table.

— Je me perdrais dans tous ces points et dans tous ces fils, continua-t-il la mort dans l’âme.

— Il n’y aurait pas grand mal à cela, dit Juliette.

— Ce n’est pas si difficile que cela en a l’air, dit Julie.

— Je vous apprendrai, si vous voulez, dit Lili.

Maurice regardait les mains de Juliette, cette vue le rassérénait. Un des doigts de la jeune fille était orné d’une petite bague où brillait une émeraude.

— Si elle voulait me la donner, pensait-il, je la mettrais à mon petit doigt, s’il est assez petit.

Non, je la pendrais à mon cou et je la baiserais en m’endormant.

Mais en regardant la main de Julie, il y vit briller une émeraude aussi. Il regarda la main de Lili ; la main de Lili avait une émeraude encore. Il n’avait plus envie de la bague de Juliette.

Cependant, il tourna les yeux vers la balançoire où il avait vu la jeune fille s’asseoir la première fois qu’il était venu près de la palissade, puis vers l’allée où elle se promenait seule, et enfin vers le banc qu’il n’oublierait jamais ; il se souvint du battement de cœur qui le saisissait lorsqu’elle passait devant lui, de la joie folle qu’il avait emportée avec la branche de laurier-rose, de ses projets, de ses rêves, de ses espoirs ; puis il regarda Juliette en se répétant.

— Chassons les chimères, je serai heureux.

Tout à coup, un collégien de huit à neuf ans dégringola bruyamment le perron et vint se jeter au cou des deux jeunes filles, les embrassant et poussant des cris insupportables.

— Grand Dieu ! pensa Maurice, un frère ! Son visage le dit assez. Quel petit monstre avec ses yeux bleus saillants, son nez camard et son bec de lièvre ! Décidément une lèvre retroussée n’est pas aussi gracieuse que je l’avais cru d’abord, cela dévient aisément un grave défaut.

Juliette avait levé les yeux sur Maurice et l’examinait depuis un instant, cherchant à deviner la cause de l’expression dure et chagrine qui avait soudain assombri son visage.

— Pourvu que ce gamin ne s’appelle pas Roméo, pensait Maurice.

Le collégien s’était élancé vers la balançoire et se balançait de toutes ses forces, faisant crier les anneaux.

— Prends garde de tomber, Jules ! lui cria Lili.

— Jules !…

On se leva, on se promena. Les allées peu larges permirent à Maurice de marcher seul à côté de Juliette ; les sœurs les suivaient.

Il éprouvait une sorte de tristesse à se promener dans ce jardin où il avait tant désiré venir. Il était obligé de s’avouer que quelques jours auparavant il eût éprouvé une tout autre émotion. Rien n’était survenu cependant, et cet amour, si jeune encore, semblait atteint d’une blessure mortelle.

— Je l’aime pourtant, se disait Maurice, suis-je donc fou ?

Il attira Juliette vers le banc et la fit asseoir à côté de lui.

— C’est ici, dit-il, que vous rangiez avec tant de soin des fleurs dans une corbeille. Je ne perdais pas un de vos mouvements. Vous alliez d’un buisson à l’autre, légère, fraîche comme les fleurs que vous cueilliez ; je croyais voir la fée aux roses dans son domaine. C’est de cette place que vous m’avez jeté une fleur pour me chasser.

— Méchant, dit-elle, je vous l’ai donnée !

— Permettez-moi alors de vous rendre votre doux présent, dit Maurice redevenu heureux.

Et coupant la tige d’une rose-thé, il la piqua dans les cheveux de Juliette. Elle le remercia d’un sourire et d’un doux regard de ses yeux couleur de myosotis.

— Quand elle sera fanée, la garderez-vous ? dit-il à demi-voix.

— Oui, dit la jeune fille en baissant les yeux.

En ce moment Julie et Lili, qui les épiaient sans doute, s’éloignèrent un instant, puis revinrent. Elles étaient allées se mettre des roses dans les cheveux. Jules en avait piqué une à son képi.

Maurice ne put retenir un mouvement d’impatience. Il arracha la rose dont il avait orné les cheveux de Juliette et la jeta à terre.

La jeune fille se leva brusquement avec des larmes dans les yeux.

— Je suis un butor, un misérable ! s’écria Maurice en se cachant le visage dans les mains ; pardonnez-moi, je souffre, je suis fou. Vous ne pouvez comprendre ce que j’éprouve.

Il ramassa la fleur et la baisa.

— Laissez-moi la garder, dit-il, elle a touché vos cheveux.

Mais la jeune fille, sans répondre, s’éloigna tout attristée.

Maurice était au désespoir, il reconnaissait le ridicule et l’absurdité de sa conduite, et se demandait si sa cervelle était bien saine. Il se leva pour rejoindre Juliette et obtenir son pardon, mais la jeune fille avait disparu dans la maison ; il rencontra Mme Manivaux qui descendait les marches du perron.

Maurice s’avança pour saluer Mme Manivaux.

— Je vous demande mille pardons de vous avoir fait attendre, monsieur, dit-elle. J’espère que mes filles ont fait leur devoir de maîtresses de maison.

Et tandis qu’il balbutiait n’importe quelles phrases banales, elle remonta vers la maison et le fit entrer au salon.

— C’est bien aimable à vous d’être venu nous voir, dit-elle en offrant un siège à Maurice.

— Mon amabilité est pleine d’égoïsme, madame, dit-il avec, un sourire poli, croyez bien que tout le plaisir est pour moi.

La conversation continua quelque temps sur ce ton. Mme Manivaux faisait de vains efforts pour la rendre un peu plus intime ; Maurice semblait prendre plaisir à la maintenir sur le terrain des banalités.

Julie et Lili étaient entrées dans le salon.

— Faites donc un peu de musique, leur dit leur mère à bout de ressources.

Elles se firent prier d’abord, puis attaquèrent une sonate à quatre mains.

Maurice les écouta en les regardant du coin de l’œil avec un mauvais sourire ; il ne voyait plus que des demoiselles à marier avec une faible dot et peu d’attraits. Juliette absente, il lui semblait qu’elle était peu différente de ses sœurs.

— Que diable fais-je dans ce milieu ! se disait-il.

La sonate terminée, Maurice complimenta les jeunes filles et se leva pour se retirer.

— Nous nous reverrons, j’espère, dit Mme Manivaux en lui tendant la main. Vous restez toute la saison ?

— Non, madame, dit le jeune homme, de graves affaires me rappellent à Paris plus tôt que je ne le désirais ; mais j’aurais l’honneur de venir prendre congé de vous.

Juliette était entrée sur cette phrase. Maurice la regarda. Devant la pâleur de la jeune fille et la tristesse pleine de dignité de son regard, il sentit son cœur se serrer, son amour lui revint tout entier.

Il s’éloigna cependant en jetant à Juliette un regard chargé de repentir et de muettes prières, qu’elle sembla ne pas voir.

Lorsqu’il fut de retour chez lui, il ne vit plus qu’elle et il éprouva une vive douleur à l’idée de partir et de cesser de la voir.

— Pourquoi ai-je dit que je partais ? se demanda-t-il. Je suis décidément fou à lier.

Il ne put rien manger à son dîner ; la nuit, l’insomnie et la fièvre le chassèrent de son lit. Il sortit et alla rôder autour de la maison de Juliette.

Une des fenêtres du premier étage était éclairée, des ombres allaient et venaient.

— Il y a quelqu’un de malade, se dit Maurice avec un serrement de cœur.

À un moment, on ouvrit brusquement la fenêtre comme pour donner de l’air à une personne oppressée.

— Elle souffre, se disait Maurice, et il me semble que c’est à cause de moi. Nos cœurs s’entendent déjà, elle sait bien que je l’aime et semble répondre à mon amour. Je l’ai chagrinée d’une façon cruelle et stupide. Je ne mérite certes pas d’être aimé d’elle.

Et il continua de regarder anxieusement la fenêtre, espérant que le hasard lui ferait deviner quelque chose de ce qui se passait à l’intérieur. Tout à coup, l’idée que ce pouvait être Jules malade d’une indigestion, qui tenait ainsi la maison éveillée, lui traversa l’esprit, et il se trouva si ridicule d’être là faisant le pied de grue, qu’il sentit la rougeur lui monter au front. Mais ce mauvais sentiment dura peu ; il entendit quelque chose comme un sanglot et son cœur, plutôt que son oreille, reconnut la voix de Juliette.

D’un mouvement irréfléchi, il s’élançait pour escalader la fenêtre, lorsque quelqu’un marcha dans la rue ; il dut redescendre et le jour qui se levait le força à s’éloigner.

Il n’osa pas, le lendemain, se présenter chez Mme Manivaux, et il passa une journée affreuse. Le soir, il alla au Casino, espérant savoir là quelque chose. Il fit plusieurs tours dans les salons et allait se retirer, lorsqu’il entendit dire derrière lui.

— Voici Mme Manivaux et son pensionnat.

— Son pensionnat ! c’est bien cela ! se dit Maurice avec un sourire ironique.

Jules s’avançait le premier, puis venait Lili, puis Julie. Mme Manivaux suivait. On les regardait, ils avaient tous l’air embarrassé et un peu gauche.

Juliette n’était pas avec eux.

Maurice se dissimula derrière les groupes, sortit du Casino et courut vers la maison de la jeune fille.

— Je l’apercevrai peut-être, se disait-il.

La fenêtre du salon au rez-de-chaussée donnait sur la rue ; elle était entr’ouverte, et une lumière filtrait à travers les rideaux tirés.

— Elle est là, se dit Maurice.

Et il se coula, sans bruit, près de la croisée.

En plongeant son regard par un bâillement des rideaux, il vit Juliette à demi couchée dans un fauteuil, immobile, le front dans la main. La lueur de la lampe, atténuée par un globe, l’enveloppait d’une lumière pâle et douce. Elle était en peignoir blanc ; ses cheveux blonds négligemment noués, elle semblait comme écrasée sous le poids d’un chagrin.

Sa main retomba. Maurice vit qu’elle pleurait.

— Juliette ! s’écria-t-il.

Et il voulut s’élancer vers elle ; mais la fenêtre avait des barreaux qu’il secoua avec force.

La jeune fille avait fait un bond vers la croisée : elle écarta les rideaux. Maurice voulut lui saisir la main, mais elle se recula.

— Vous êtes là ! dit-elle d’une voix altérée.

— Restez, je vous en conjure, s’écria-t-il, dites-moi que vous me pardonnez.

— Vous pardonner quoi ?

— Juliette, dit-il gravement, ne jouons pas avec notre cœur, ne cachons pas nos sentiments sous des mots menteurs, vous avez bien deviné que je vous aime de toute mon âme. J’ai l’audace de croire que je ne vous suis pas indifférent. Pourtant je vous ai chagrinée hier, la douleur et le regret que j’en ai ressentis m’ont suffisamment puni. Dites-moi que vous me pardonnez et que vous m’aimez un peu.

— Que vous importe de le savoir, dit Juliette vivement, puisque vous partez.

— Non, Juliette, non, je ne pars pas, s’écria-t-il, je ne sais quel démon m’a poussé à vous dire cela. Je suis enchaîné ici et, le voudrais-je, je ne pourrais m’éloigner.

— Eh bien ! dit-elle sans réussir à dissimuler un mouvement de joie, venez demain, il n’est pas convenable que je vous parle plus longtemps en l’absence de ma mère.

Il put saisir sa main et y appuya ses lèvres ; mais elle se dégagea et s’enfuit hors du salon.

Maurice s’en alla le cœur rempli de joie.

Il revint le lendemain et trouva toute la famille réunie au salon. On lui raconta que Juliette avait été très-malade, puis que le mal avait cessé subitement la veille au soir. Il échangea avec la jeune fille un sourire d’intelligence.

On le retint à dîner. L’après-midi lui avait paru longue, il n’avait pas été un instant seul avec Juliette et avait dû soutenir une conversation banale.

Le dîner fut un supplice. Jules était insupportable, Julie sans esprit, Lili bavardait continuellement, la table était mal servie. Maurice se retira de bonne heure sans remarquer la pâleur et l’abattement de Juliette. Il s’en alla en sifflotant un air, le cœur parfaitement froid.

Au Casino où il entra un instant, il rencontra un médecin avec lequel il avait lié connaissance. Il lui fit part du singulier état dans lequel se trouvait son esprit.

— Vous avez un commencement de névrose, lui dit le docteur, changez d’air, voyagez.

— Si je pouvais voyager seul avec elle ! se disait Maurice.

Quelques jours plus tard, Juliette recevait la lettre suivante :

« Si vous ne m’aimez pas, chère et douce Juliette, ne lisez pas cette lettre, elle n’aurait aucun sens pour vous ; mais si vous éprouvez pour moi un atome du sentiment profond et violent que vous m’inspirez, au nom de l’amour, lisez-la jusqu’au bout sans colère. Un singulier combat se livre dans mon âme. Vous l’avez déjà entrevu sans le bien comprendre ; vous en avez souffert, hélas ! et, malgré tous mes regrets, je suis impuissant à triompher de moi-même. J’ose à peine vous l’avouer, Juliette, votre famille m’inspire une aversion jalouse, j’en veux à vos sœurs d’oser vous ressembler, à votre mère d’avoir été belle comme vous. Il me semble vous voir en elles comme en des miroirs imparfaits qui déformeraient votre image ; mon rêve est troublé, mon amour hésite. Votre beauté se voile sous les imperfections de ceux qui vous entourent, et, si je ne fuyais ce milieu, mon amour succomberait comme dans un air étouffant. J’aime mieux la souffrance qui s’empare de moi loin de vous que l’absurde ironie qui me glace le cœur dans votre salon. Enfin, je préfère mourir de mon amour que voir cet amour cesser. Vous ne doutez pas de la loyauté de mes sentiments, Juliette ; j’ai l’audace de croire que vous voudrez bien être ma femme. Mais, si vous m’aimez, donnez-moi une preuve de confiance. Venez à moi… Nous fuirons loin d’ici ; votre mère consentira à notre union, nous nous marierons à l’étranger… En l’écrivant je vois toute l’insanité de ma requête ; pourtant, je vous attendrai huit jours. Passé ce temps, tout sera fini pour moi. Je suis un misérable fou, prenez pitié de ma faiblesse. »

À la lecture de cette lettre, Juliette demeura interdite, sans voix, sans mouvement. Puis brusquement, son front s’empourpra, elle froissa le papier avec colère et le jeta loin d’elle.

Maurice attendait dans une douloureuse anxiété, la raison lui revenait peu à peu et il comprenait toute l’indignité de sa conduite ; il sentait qu’il s’était fermé à jamais cette maison si hospitalière et aussi peut-être le cœur de Juliette. Il attendait, pourtant.

Les huit jours s’écoulèrent longs et cruels. Le neuvième matin trouva Maurice, qui ne s’était pas couché, accablé de honte et de douleur dans le vieux fauteuil en velours jaune.

— Que vais-je faire maintenant ? se disait-il. J’ai moi-même, comme un enfant, brisé mon bonheur. Ma vie est finie. J’ai un vide affreux dans le cœur, je sombre dans un abîme que j’ai creusé à plaisir. Elle n’est pas venue ! Pouvait-elle venir ? Comment ai-je osé lui faire une telle proposition ? Enfin, c’est fini ! je vais partir. Partir où ? Mourir plutôt.

Et le jeune homme, cachant sa tête dans ses mains, laissa éclater des sanglots qu’il ne pouvait plus contenir.

Il resta longtemps ainsi, donnant un libre cours à son désespoir.

Tout à coup il sentit une main se poser sur son épaule. Il leva la tête. Juliette était devant lui.

L’émotion faillit le suffoquer, il ne put trouver une parole, mais il se cramponna à la robe de la jeune fille comme s’il eût craint de la voir s’éloigner.

— Vous êtes un enfant malade, Maurice, dit-elle en posant la main sur le front brûlant du jeune homme. Nous vous guérirons.

Maurice aperçut alors près de sa fille Mme Manivaux qui le regardait de son doux et bienveillant regard et semblait sur le point de pleurer au spectacle de cette douleur.

— Voyez jusqu’où va la faiblesse d’une mère, continua Juliette, elle a lu votre lettre et c’est elle qui n’a pas voulu que je vous abandonne. Je voulais effacer votre nom de mon cœur et elle a intercédé pour vous, cependant je ne vous ai pas pardonné encore, il faut d’abord que vous méritiez le pardon de celle que vous avez gravement offensée et qui dans sa bonté l’a oublié déjà.

— Ma mère ! s’écria Maurice en s’élançant vers Mme Manivaux, qui lui ouvrit les bras en pleurant.

— Cher, enfant, dit-elle, ne vous faites pas de chagrin, venez avec nous, je vous pardonne, allez !

Et elle ajouta plus bas :

— Toutes ces vilaines idées vous passeront, quand vous aurez des enfants et qu’ils ressembleront à Juliette.


fin