Humblot (1p. 401-472).

DOUZIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Eh, bien, Maman, ne vous l’avais-je pas bien dit ? Je crois que c’était un preſſentiment. Notre ſecret d’affaires qu’eſt-il devenu ? Il vous eſt arrivé du monde au moment où nous devions commencer notre travail. Le lendemain il vous eſt ſurvenu une affaire, le ſurlendemain d’autres embaras : en un mot mon papa eſt parti pour ſon régiment ſans avoir pu me conſulter. Le proverbe dit : Ce qui eſt différé n’eſt pas perdu ; & moi je dis : Ce qui eſt différé ne ſe retrouve jamais à propos.

La Mere.

Vous faites là l’hiſtoire de la vie humaine. Elle eſt ſujete à tant de viciſſitudes, que le ſage apprend de bonne heure à ne pas compter ſur les événemens, & qu’il ſe ſoumet ſans peine aux contrariétés dont la vie eſt remplie. Au reſte, dans cette occaſion, c’eſt votre papa qui en eſt la victime, puiſque ſon départ le prive de vos conſeils.

Emilie.

Ma chere Maman, vous prenez la liberté de vous moquer ſouvent de votre Emilie.

La Mere.

Vous conſervez donc toujours cette paſſion pour les affaires ?

Emilie.

Mais oui, Maman.

La Mere.

A votre âge une paſſion qui dure plus de huit jours ! Cela paſſe le badinage. Eh bien, pour ne pas faire mentir le proverbe, je vous prouverai que ce qui eſt différé n’eſt pas perdu.

Emilie.

Et comment ferez-vous ?

La Mere.

Je vous conſulterai ſur un ſecret d’affaires, pour me ſervir de vos termes.

Emilie.

Allons, tant mieux, Maman ; me voilà prête.

La Mere.

Mais êtes-vous arrivée avec le recueillement néceſſaire ? Vous n’êtes pas à ignorer que les affaires demandent une grande attention, & qu’il ne s’agit pas de ſauter d’un ſujet à un autre, comme certaines perſones de ma connaiſſance ſe le permettent quelquefois.

Emilie.

N’ayez pas peur, ma chere Maman.

La Mere.

Allonc donc, voyons. Donnez-moi ce carton. Je vous chercherai une lettre d’affaires… Tenez, en voilà une d’un régiſſeur de votre papa.

Emilie.

Ah, votre intendant ! C’eſt un brave homme, Maman, que ce Monſieur Pervilé. Il me regarde toujours, comme s’il voulait me manger des yeux, & puis il me dit, avec une voix rentrée : Allons, notre Demoiſelle, allons, grandiſſez bien. J’ai vu votre maman pas plus grande que vous ; il faudra bien que je vous voie auſſi grande qu’elle.

La Mere.

Mais je ne vous parle pas de Monſieur Pervilé ; je vous parle du régiſſeur de Champorcé que vous n’avez jamais vu. Il a un différend avec votre papa.

Emilie.

Ah, ſûrement il a tort.

La Mere.

Comment, vous jugez avant que d’avoir examiné ?

Emilie.

C’eſt que je connais mon papa. Il eſt juſte & bon, & il n’a jamais tort.

La Mere.

Avant de juger, il faut avoir écouté les deux parties.

Emilie.

Allons, écoutons.

La Mere.

Je vous préviens qu’il faut lire cette lettre d’un bout à l’autre & ſans diſtraction, pour en bien ſaiſir le ſens. On ne peut s’arrêter ſous aucun prétexte, pas même touſſer ou moucher, encore moins interrompre la lecture par des queſtions ; il faut garder ſes queſtions, ſes avis & ſon ſentiment pour la fin.

Emilie.

Soit, je me ſoumets à toutes ces loix.

La Mere.

Je crains que cette lettre ne vous ennuie. Voyez, conſultez-vous. Il ne faut pas la commencer, ou bien il faut l’achever, ſans ſe permettre une pauſe ; & je vous avoue qu’elle n’eſt pas courte.

Emilie.

Mon dieu, tant mieux, Maman, tant mieux ; nous en reſterons plus long-temps enſemble.

La Mere.

C’eſt donc votre deſſein de la lire toute entiere & de ſuite ?

Emilie.

Sans doute, Maman, ſans doute ; je vous en donne ma parole.

La Mere.

C’eſt votre dernier mot ? Allons, liſez.


Emilie.
(lit.)
Monsieur,

(Puiſque Monſeigneur ne veut pas être ce qu’il eſt : ce qui fait qu’il ne l’eſt ni plus ni moins, ſuivant le proverbe auſſi ancien que la création, qui dit : A tout seigneur tout honneur.)

Dès que Dieu notre Sauveur a jugé à propos de retirer de ce monde notre défunt ſeigneur & maître, je n’ai que des graces à lui rendre de ce qu’il vous a choiſi pour hériter de ſa terre de Champorcé-le-Vicomte ; & encore, qu’il vous a inſpiré de me maintenir dans mon poſte de régiſſeur, ce qui fait que mon devoir eſt & ſera de continuer à faire fleurir vos droits, & donner preuve de mon zele à exécuter vos ordres, comme j’ai toujours fait du temps du ſeigneur défunt. Et d’abord après dieu, quelles graces n’ai-je pas à vous rendre de ce que, ne pouvant venir ici pour le préſent, il vous a plu de me faire aller à Mortaigne, & de m’épargner par là le chagrin de me tranſporter à Paris : ayant fait vœu de pere en fils, d’éviter cette ville de perdition, autant qu’il dépendra de nous, à l’occaſion de ce que mon grand-pere, faiſant ſa premiere ſortie de Champorcé, à l’âge de vingt-trois ans & demi, bien monté & amplement pourvu de hardes, & s’acheminant vers ce goufre pour s’y faire payer d’une ſomme de deux cens écus, due à ſon pere, mon biſaïeul, eut le malheur, tout en arrivant, de perdre, dans je ne ſais quelle bagâre, & ſa bête & ſa charge, ce qui le mit dans la néceſſité de ſe rendre à pied, ſans ſuperflu & ſans néceſſaire, au Grand Monarque, chez le ſieur Toupiol, l’aigle des aubergiſtes de ce temps, à la Grand’Pinte, chez qui ſon pere lui avait recommandé de loger ; ſans que par la ſuite il pût ſe faire payer de la créance des deux cens écus : ainſi qu’il eſt plus amplement conſigné dans notre chronique de famille que je dois laiſſer à mes enfans pour leur inſtruction, comme je l’ai héritée de mes peres, ſauf augmentation & continuation. Ce qui, pour revenir à ce qui eſt dit de l’autre part, m’aurait fait fauſſer mon ſerment par pure obéiſſance, laquelle aurait ainſi fait tache dans une vie ſans tache & ſans reproche.

En conſéquence de tout ce préalable, Monſieur n’a pas plutôt été parti de Mortaigne, que j’ai repris la route de Champorcé-le-Vicomte, bien réſolu de ne pas obéir en tout aux inſtructions préciſes qu’il vous a plu de me donner, m’étant aperçu diſtinctement dans nos diſcours & pourparlers, que vous entendiez bien mieux le profit du ſervice du Roi qui eſt notre maître à tous, que ce qui concerne la régie de votre terre de Champorcé-le-Vicomte à votre profit. Et pour commencer la beſogne par l’obéiſſance, je me ſuis incontinent tranſporté à la ferme du Petit-Hurleur, pour conférer avec Jacques Firmin, ſuivant vos intentions, à tête repoſée ; pour quel effet je l’ai même prié d’arrêter ſon moulin, dont le bruit eſt étourdiſſant pour quiconque n’eſt pas meûnier. Et tout en buvant un coup de bonne amitié, j’ai mis à profit le temps de notre conférence, pour faire entrer le ſuſdit dans vos vues, qui ne ſont pas les miennes, de ſorte que je l’ai preſque décidé à nous rendre à l’amiable les différens petits cantons que votre fantaiſie eſt de partager, je ne ſais à quelle inſtigation, entre différens habitans du lieu, & que feu Monſeigneur votre frere, ſe réglant ſur mes avis & entendement, avait ſagement réunis au moulin du Petit-Hurleur, pour n’en faire qu’une ſeule & groſſe & bonne ferme. Ce projet vous tenant ſi fort au cœur, Jacques Firmin ne veut plus le contrarier que par forme de crainte, qu’ayant eu les reins aſſez forts pour tenir à lui ſeul toute la ferme, on ne lui laiſſe ſur le corps toute la taille perſonelle dont il eſt préſentement grévé, malgré qu’il aura dépecé ſa ferme en autant de portions, qu’il vous prend fantaiſie de favoriſer de particuliers de ce lieu. Or pour ce qui eſt de cela, j’ai avancé hardiment que jamais la protection de Monſieur, vis-à-vis de Monſeigneur l’Intendant, ne ſe repoſerait, qu’il ne fût déchargé au prorata, comme c’eſt au reſte juſte & équitable. Ainſi je ſuppoſe cette affaire en bon train de s’arranger au terme de la Noël ſans autre difficulté, à l’encontre toutefois des vœux & prieres que je ferai tous les dimanches & fêtes, les ſupprimées y compriſes, pour qu’elle ne s’arrange pas. Car enfin, quel profit trouverons-nous à avoir quatorze ou quinze fermiers, auxquels je ne connais pas de bien au ſoleil, à la place d’un Jacques Firmin qui payait toujours en eſpeces ſonantes & n’était jamais en retard, & qui n’a pas ſon pareil dans vingt paroiſſes à la ronde ? Quand je dis, Trouverons-nous, dieu m’eſt témoin que ce n’eſt pas moi que j’ai en vue. Plus un régiſſeur a à régir & à tracaſſer, plus il eſt, comme de raiſon, bouffi de confidéſation & de gloire ; & comme je ne hais pas le tracas, mes quatorze fermiers me vaudront peut-être dix années de vie de plus. Mais l’embonpoint de votre recette fleurira-t-il comme par le paſſé ? C’eſt là le hic ſur lequel je voudrais avoir le cœur auſſi net que ſur mes tracas. Jacques Firmin qui voit loin, dit : « Il y a peut-être un petit grain de vanité dans mon fait, de vouloir deviner la penſée d’un Seigneur qui a fait la guerre aux ennemis du Roi ; mais je vois bien où cela tend. Monſeigneur croit… (Il parle lui comme il veut, la langue ne lui eſt pas liée.) que j’ai aſſez à faire avec mon moulin qui eſt bien le ſien ; qu’il faut que chacun vive à ſon tour, & que dieu m’ayant béni dans ſa ferme, il faut qu’il y béniſſe pareillement les Hanequins, les Maflards & les Pincemailles, c’eſt-à-dire, révérence parler, qu’il en faſſe des Jacques Firmins en miniature. Or pour ce qui eſt de cela, je le veux bien. N’ayant point d’enfans, mon moulin, avec la bénédiction divine, me donnera tout autant de tintoin qu’il m’en faut, pour n’être pas planté là dans mes vieux jours comme un piquet les bras croiſés ».

Juſques ici le diſcours de Jacques Firmin ſur votre lubie. J’ai enſuite conſulté Monſieur notre Curé, qui ſans s’expliquer ſur le fond, me dit : Mon enfant, le Je le veux eſt prononcé. Et quand je lui objecte que j’avais deſſein de pouſſer votre ferme un cinquieme plus haut au bail prochain, & que ſans vouloir faire tort à perſone, dieu ſait ſi ſeulement un ſeul de ces Maflards ou Hanequins eſt ſolvable, & quand il y aura des retards ou des pertes, pour qui en ſera le profit, notre Paſteur hoche de la tête, me frape ſur l’épaule, & me dit : Soyez tranquille, du profit il y en aura pour quelqu’un. Voilà tout ce que j’en tire, & où en ſont les choſes. Il faut que Monſieur me pardone mon âpreté à les lui expoſer naturellement ; j’ai promis d’obéir, mais je n’ai pas promis de me taire.

Maintenant, s’il eſt écrit que le ſerviteur doit céder au maître dans les occaſions majeures, il faut auſſi que le maître ait pour agréable de ne pas troubler la geſtion du ſerviteur par ſes vues pacifiques ; il faut que je puiſſe ſoutenir vos droits & faire la guerre aux gens retors à mon contentement. Jacques Firmin a beau faire la poule mouillée, & me dire : J’ai tous les jours que dieu donne, plus de grains à moudre que je n’en peux mettre en ſacs ; je l’obligerai à me requérir, & en vertu de ſa requiſition, je prendrai in flagranti & ferai flanquer à l’amende ce mauvais pélican de Jérome de l’Ecu, & cet autre Antoine Gouju, qui avec votre permiſſion ſont plus rétifs que tous les ânes de Jacques Firmin enſemble, pour mener toujours moudre ailleurs qu’au moulin du Petit-Hurleur. Or le texte de notre Coutume, pag. 5, §§. 26 & ſuivans parle clair.

« Et où le ſubject ſerait défaillant de mener ſondit bled au moulin dudit Seigneur, il eſt permis à icelui Seigneur, trouvant ledit moulnier au dedans de ſon fief, conduiſant ſa farine, la prendre, & icelle appliquer à lui ; déclaration préalablement faite en juſtice. Toutefois audit cas, la poche, harnois & bête portant ladite farine, ne tombent en commis ».

A la bonne heure pour la poche & la bête ; mais ce n’eſt pas tout.

« Et n’étant ladite farine trouvée au fief dudit Seigneur, peut néanmoins ledit Seigneur, ou autre ayant droit de lui, faire convenir ledit ſubject, pour avoir l’amende de deux ſols ſix deniers tournois, en laquelle il eſt encouru, outre & par deſſus le droit de mouture, qui eſt auſſi acquis audit Seigneur. Sauf néanmoins où le ſubject ſerait boulanger, & le moulin dudit Seigneur ne ſerait propre à faire pain blanc », &c, &c, &c.

Or vous êtes propre, dieu merci, à faire ſon, pain bis, pain blanc, fleur de farine & tout ce qu’il y a de plus fin & ſuperfin. Donc il eſt clair que cela crie vengeance & demande prompte & courte juſtice. Point de bruit ! la paix, la paix, Monſieur Godard, eſt bientôt dit ; mais moi, Monſieur, je vous dis : Faites-vous agneau, & les loups vous mangeront. Il faut donc me laiſſer mettre ces hargneux à la raiſon, ſans vous immiſcer dans mes fonctions. J’ai encore une autre diſcuſſion avec ce Jérome ſur une redevance annuelle d’un porc & de deux oies graſſes à porter au château la veille de la Saint Martin. Il convient du porc, conteſte les oies, n’en porte ni de maigres ni de graſſes, & fait ſi bien que tandis que je ſuis à éclaircir le fait en conſultant conſciencieuſement nos parchemins, il ne vient de l’Ecu ni porc ni oies. Mais patience ! Quand Monſieur aura bien marqué ſon diſtrict & le mien ; quand je pourrai compter que vous ne mettrez pas plus d’entraves à mes principes, que je ne chercherai à contrarier vos idées qui m’offuſquent, toute la machine ira rondement d’elle-même, & pourra devenir un objet d’admiration pour tout connaiſſeur en régie, dont le nombre diminue de jour en jour.

Monſieur notre Curé eſt bien content que vous ne jugiez pas à propos de vouloir entendre parler dans Champorcé-le-Vicomte de courones de roſieres, ni de prix pour le meilleur chanvre & le meilleur froment, « parce que, dit-il, ces prix ne ſont bons que pour l’arquebuſe ou pour la compagnie des arbalêtriers ou bien à l’Académie de Châlons-ſur-Marne pour les gens ſavans, qui n’ayant rien à faire, écrivent de beaux diſcours ſur ce qu’ils ont oui dire. J’en fais, dit-il, tout le cas que je dois, parce que dans les longues ſoirées d’hiver leurs brochures ne laiſſent pas que d’avoir leur utilité peur paſſer le temps ». Et ſur ce que j’ai oſé hazarder quelques objections, il m’a encore frapé ſur l’épaule, en continuant : « Croyez-moi, Monſieur le Régiſſeur, le bonheur des campagnes ne tient pas à ces niaiſeries ; il y faut autre choſe, & on ne nous éblouit point, nous autres praticiens, avec des bluetes. Mais laiſſez faire notre jeune & bon Roi. Priez dieu tous les jours, qu’il lui donne proſpérité & ſanté & ſuccès, ainſi qu’aux braves régiſſeurs comme vous, auxquels il a confié le régime de ſa terre, dite royaume de France ; & quand nous aurons la paix, vous verrez de vos deux yeux, comment on s’y prend pour que le peuple ſoit heureux & les campagnes floriſſantes : je lis les nouveaux édits, & je ſais bien ce que je dis. En attendant, que Monſeigneur, ainſi qu’il nous l’a promis de ſa pure grace & généroſité, nous faſſe ſeulement ce petit bout de chemin, où bêtes & hommes reſtent ſi ſouvent embourbés dans l’arriere-ſaiſon, & qui eſt un vrai caſſe-cou ; & moyennant cette chauſſée du village à la riviere, que nous appellerons La chaussée du bon Seigneur, je vous promets ſans prix ni fondation, qu’on parlera du froment & du chanvre de Champorcé-le-Vicomte dans les quatre coins du royaume, & peut-être encore ailleurs. Vous me direz que ce petit bout de chemin n’eſt pas ſi petit, & qu’il en peut coûter gros à ſa Grandeur ; mais il ne faut pas dégoûter des bonnes actions, en les montrant trop difficiles ; il n’y a que le premier pas qui coûte ; quand une fois la bourſe eſt déliée, avec du courage & de l’obſtination on voit la fin de tout. Je conviens avec vous qu’un prix fondé aurait fait plus de fracas dans les Affiches de Poitiers & de Limoges : mais le petit bout de chemin en fera plus dans votre caiſſe, Monſieur le Régiſſeur, ſans compter les bénédictions journalieres de nos habitans qui rapporteront gros à Monſeigneur ; & quand notre très-honorée Dame de paroiſſe voudra viſiter ſes domaines, elle ne courra pas riſque de briſer ſa voiture, avant d’avoir reçu notre encens & notre eau bénite ».

Sur tout ceci je ne m’éloigne pas de l’avis de notre bon Paſteur, ſurtout ſi nous pouvions commencer l’entrepriſe par corvées volontaires, à laquelle tous les habitans ſont réſignés de bon cœur ; mais le malheur veut que vous ayez une dent contre les corvées comme contre les groſſes fermes, & qu’on ne vous fera pas plus entendre raiſon ſur les unes que ſur les autres. Pour ce qui en eſt des roſieres, j’avoue que j’ai un peu regret à la belle fête que cela occaſione dans une paroiſſe, & où le Curé d’un côté, & le régiſſeur repréſentant le Seigneur de l’autre, font un rôle impoſant & mémorable ; mais Monſieur le Curé m’a fermé la bouche avec ſa faconde naturelle. « Vraiment, dit-il, les filles de Champorcé vous auront bien de l’obligation de croire qu’il leur faille des courones de fleurs pour être ſages & vertueuſes. Elles le ſont, dieu merci, & il n’y a en ceci ni premiere ni derniere. Mais auſſi elles n’ont pas beſoin de ces ſimagrées ni de la charité qu’on ajoute, pour trouver des maris ; & je défie tout village à roſiere de me prouver, en compulſant les regiſtres de ſa paroiſſe, autant de mariages & de bons mariages, que j’en fais, moi, bon an, mal an, dans la mienne ».

Je ne ſuis pas médiocrement ravi que les diſcours d’un auſſi ſavant & diſcret perſonage que notre Curé, & qui eſt encore Bachelier en Théologie, ſe trouvent conformes à vos propres idées, & de l’acord parfait qui en réſulte entre les deux puiſſances ſpirituelle & temporelle. Rien de tout cela ne touchant eſſentiellement à ma manutention, je puis dire qu’il m’a entraîné par ſon éloquence ; & ſans me permettre un avis dans ces matieres abſtraites, je me dois la juſtice de dire que je n’ai jamais fait grand cas de la nouvelle cuiſine, & que je ſaurai me ranger du côté de la majorité ſans qu’il m’en coûte. D’où je conclus que Monſieur daignera auſſi quelquefois ſe ranger de mon avis, lorſque la raiſon milite pour moi, de ſorte que toutes nos diſſenſions pourront s’ajuſter à l’amiable, & moi me dire toute ma vie, avec le plus profond reſpect,

Monsieur,

A Champorcé-le-Vicomte, route de Laval, par Alençon, ce 25 Mars, fête de l’Annonciation, remiſe pour cauſe ; après la Nativité de Notre-Seigneur, l’an 1780.

Votre très-humble & très-obéiſſant ſerviteur,
Eloi Godard, Régiſſeur de la Vicomté de Champorcé & dépendances, de pere en fils.

Emilie.
(après avoir commencé la lecture de cette lettre avec une extréme avidité, & continué inſenſiblement avec beaucoup d’ennui, de diſtraction, de fatigue, d’héſitation & d’impatience étouffée.)

Ouf !

La Mere.

Eſt-ce tout ?

Emilie.

Comment, Maman, elle ne vous paraît pas aſſez longue ?

La Mere.

Pardonez-moi, je la trouve pour moi d’une longueur ſuffiſante ; mais comme vous aimez les affaires, je craignais qu’elle ne vous parût un peu courte.

Emilie.

Mais qu’eſt-ce que c’eſt que tout cela, Maman ? Quel verbiage ! (Elle feuillete la lettre & cherche les mots.) Grévé… Dépecé… Prorata… Le hic… Bon an mal an… Bien au ſoleil ; & pourquoi pas dans la lune ?… Corvée… Tin-toin… Re-re-de-vance… Eſpeces ſonantes. Compulſer les regiſtres… ſol-ſol-vable.. In fla-fla-granti… En conſcience, on s’y perd. Eſt-ce du français ? Eſt-ce de l’arabe ?

La Mere.

Français ou arabes, ce ſont autant de termes que les gens qui aiment les affaires comme vous, ſavent au bout de leurs doigts.

Emilie.

Je vous aſſure, Maman, que je n’en comprends aucun… Et puis, je crois qu’il y a des fautes d’orthographe.

La Mere.

J’ignore juſqu’à quel point Monſieur le Régiſſeur de Champorcé eſt obligé de la ſavoir, & s’il a eu beaucoup de maîtres pour l’apprendre ; mais je connais des perſones qui en ont eu, & qui ne la ſavent pas trop bien.

Emilie.

Cela ſe peut, Maman ; mais j’en connais qui ſi elles ne la ſavent pas encore tout à fait, la ſauront ſûrement, ou elles diront pourquoi.

La Mere.

A la bonne heure… Mais on dirait que cette lettre de Champorcé ne vous a pas autant amuſée que je l’avais eſpéré ? Je crois qu’il faut vous donner votre revanche, & vous en chercher une plus intéreſſante dans ce carton.

Emilie.

Oh non, ma chere Maman, ne prenez pas cette peine ; il ne faut pas toujours vous déranger pour moi.

La Mere.

Vous ſavez bien que rien ne me coûte, lorſqu’il s’agit de contenter vos goûts innocens ; & celui que vous montrez de ſi bonne heure pour les affaires, non-ſeulement eſt de ce genre, mais il peut même avec le temps devenir très-utile. Je compte, par exemple, que vous manderez à votre papa ce que vous penſez de ſon différend avec le régiſſeur de Champorcé ; cela lui fera ſûrement plaiſir, & pourra lui donner des idées…

Emilie.

Franchement, je crois que mon papa ſe moquerait bien de moi… Tenez, ma chere Maman, tout conſidéré, il vaudra peut-être mieux de renvoyer les ſecrets d’affaires à l’année prochaine, c’eſt-à-dire, juſqu’à ce que j’y comprene quelque choſe : ſi ce n’eſt pas l’année prochaine, ce ſera celle d’après.

La Mere.

A la bonne heure ; mais en attendant, Emilie me ſoupçonera de manquer de confiance en elle, de lui faire des cachoteries… Que ſais-je ? Car je vois que j’ai été la victime de beaucoup de faux jugemens.

Emilie.

A dire vrai, je croyais les ſecrets d’affaires plus intéreſſans & plus beaux.

La Mere.

Et lorſque vous vous trompez, il faut que votre injuſtice retombe ſur moi ?

Emilie.

Vous ſavez bien, ma chere Maman, que les enfans ne ſont pas ſages, qu’ils ſe mêlent à tort & à travers de ce dont ils n’ont que faire, qu’ils jugent de tout comme des imbécilles ou des étourdis, qu’ils ſe mettent des chimeres dans la tête qui n’ont pas le ſens commun, & puis, quand ils voient les choſes comme elles ſont, ils reſtent tout ſots. Voilà mon hiſtoire en trois mots.

La Mere.

Après cette découverte, je dois me flater au moins de n’être plus ſoupçonée légérement une autre fois.

Emilie.

Dieu m’en préſerve ! Il n’eſt pas permis de tomber deux fois dans une faute impardonable. Mais dites-moi, ma chere Maman, eſt-ce que vous comprenez ces lettres, là tout courament ?

La Mere.

Mais oui, à-peu-près.

Emilie.

Et comment avez-vous la patience de les lire & de vous occuper de ces billeveſées, vous qui êtes ſi aimable ?

La Mere.

Je vous remercie du compliment ; vous voulez réparer vos torts.

Emilie.

Sans compliment, cela doit vous paraître bien dur & bien inſupportable : car je peux vous avouer à préſent ingénument que cette lettre m’a cruellement ennuyée, & j’ai vu le moment où il m’était impoſſible de l’achever.

La Mere.

En effet, je vous ai remarqué de l’inquiétude ſur votre chaiſe ; mais j’en accuſais l’enchantement où je vous croyais de vous occuper d’affaires. C’était donc tout au contraire de l’ennui ?

Emilie.

Et comment faites-vous, Maman, pour y réſiſter, ſur-tout ſi toutes les lettres de ce carton ſont comme celle de Monſieur le Régiſſeur de Champorcé, & ſi tous les ſecrets d’affaires reſſemblent aux ſiens ? O l’ennuyeux perſonage !

La Mere.

Je vous l’ai déja dit, il faut faire ſes affaires, parce qu’il faut remplir ſes devoirs.

Emilie.

C’eſt donc un devoir indiſpenſable de s’ennuyer d’affaires ? Car je parierais à préſent, qu’il n’y en a pas une ſeule qui ſoit gaie ou amuſante.

La Mere.

Si l’on veut conſerver ſon bien, le tranſmettre à ſes enfans, & en attendant en jouir pour leur donner une éducation convenable, il faut s’en occuper. Si vous négligez vos affaires, ſi vous les laiſſez tomber en déſordre, vous êtes bien ſûre que perſone n’y prendra plus d’intérêt que vous n’en prenez vous-même.

Emilie.

Et toujours pour vos enfans ! Vous penſez donc toujours à vos enfans ?

La Mere.

C’eſt le devoir le plus cher & le plus ſacré d’une mere.

Emilie.

Et toutes les meres rempliſſent-elles ce devoir ?

La Mere.

Oui certes, toutes celles qui méritent ce nom.

Emilie.

Tenez, Maman, je crois que toutes les meres ſont quelquefois, comme vous êtes tous les jours.

La Mere.

Emilie, vous êtes aujourd’hui en train de me dire des douceurs.

Emilie.

Je vous dis vos vérités.

La Mere.

Cependant il n’y a qu’un inſtant que vous aviez bien des griefs contre moi.

Emilie.
( en l’embraſſant. )

Ah, Maman, des griefs ! Quel mot ! Permettez-moi de vous rappeller ce que vous diſiez l’autre jour, qu’il faut prendre garde aux termes dont on ſe ſert dans la converſation, ſans quoi on brouille toutes ſes idées. Je croyais que vous manquiez de confiance en moi, mais je ſavais qu’elle ne peut s’exiger ; je me diſais : Elle m’aime tendrement, c’eſt l’eſſentiel ; la confiance viendra quand elle pourra. Graces au régiſſeur de mon papa, je vois que c’eſt ma faute, ſi elle n’eſt pas déja venue, & que ce n’eſt pas la vôtre, ſi je ſuis ignorante & un peu imbécille.

La Mere.

Mais je me flate qu’avec le temps l’ignorance & l’imbécillité diſparaîtront.

Emilie.

Certainement, Maman. Avec les années viendra la ſageſſe, viendra la réflexion, viendra la prévoyance, viendront la vérité & le ſecret. N’eſt ce pas tout cela que vous attendez de moi ?

La Mere.

Comment la vérité & le ſecret ; & pourquoi la prévoyance ?

Emilie.

Mais oui, Maman. Quand je vous fais une confidence, je vois que vous me dites toujours vrai, que vous ne répétez jamais ce que je vous confie ; & puis encore, que vous m’annoncez toujours d’avance ce qui m’arrivera. N’eſt-ce pas en trois mots vérité, ſecret & prévoyance ?

La Mere.

Hem ! Je ne me ſavais pas ſi bien obſervée.

Emilie.

Enfin je veux avoir à ma ſuite toute cette kyriele de vertus ſolides, comme vous les appellez. Et quant à l’ignorance, vous m’avez dit que ſi je reſtais ignorante, on n’aurait pas bonne opinion de moi : or je veux abſolument qu’on ait bonne opinion de moi.

La Mere.

Et vous avez grande raiſon.

Emilie.

Voilà pourquoi je me ſuis dépêchée bien vîte, bien vîte, d’apprendre à lire & à écrire.

La Mere.

Ah, vous ne vous êtes pas dépêchée ſi vîte, ſi vîte.

Emilie.

Mais un peu vîte. Et à préſent je me dépêche vîte auſſi d’apprendre l’hiſtoire, la géographie… enfin tout.

La Mere.

Oui. N’avez-vous pas eu déja cinq leçons ?

Emilie.

C’était aujourd’hui la ſixieme.

La Mere.

Eh bien, vous ne dites plus mot ?

Emilie.

C’eſt que je ſuis toute étonée, Maman.

La Mere.

Et de quoi ?

Emilie.

Vous avez ordinairement la bonté de m’encourager, & à préſent il ſemble que vous ne ſoyez pas contente.

La Mere.

Pardonez-moi ; mais comme vous commenciez à faire un grand étalage de la vîteſſe que vous avez miſe à apprendre fort peu de choſe, j’ai cru qu’il était temps de vous inviter à apprécier au juſte votre mérite.

Emilie.

Mais enfin, Maman, je ſais bien lire & bien écrire.

La Mere.

Diſtinguons. Bien lire, j’en conviens. Ecrire… paſſablement, ſoit ; vous commencez à bien former vos lettres. Reſte à comparer votre ſcience avec votre âge, & à ſavoir s’il y a de quoi ſe vanter ſi fort.

Emilie.

Vous ne le croyez pas, Maman ?

La Mere.

Imaginez que votre petite amie Roſalie ſe vantait hier à ſa mere d’avoir appris en très-peu de temps à bien mettre ſes gants, à ſe chauſſer & à ſe déchauſſer toute ſeule.

Emilie.

C’était donc pour la faire rire, car tout le monde en ſait autant, je crois ?

La Mere.

Eh bien, il n’y a guere plus de vanité à tirer de ſavoir lire & écrire, que de ſavoir ſe chauſſer & ſe déchauſſer ; il n’eſt pas plus permis d’ignorer l’un que l’autre.

Emilie.

Mais, Maman, je vous parlais comme dans nos effuſions de confiance, & ce n’était pas pour tirer vanité de rien. Il y avait peut-être un peu d’étalage, mais non pas de ma ſcience préſente, mais de celle que je me propoſais d’acquérir.

La Mere.

Ah, c’eſt autre choſe ; & lorſqu’il en ſera temps, vous me trouverez toute prête à crier au miracle.

Emilie.

Convenez cependant qu’on n’apprend pas à lire comme à ſe chauſſer, & que c’eſt une choſe bien difficile.

La Mere.

J’en conviens ; mais comme c’eſt une peine que tout le monde a éprouvée & ſurmontée à ſon tour ; comme perſone, de ma connaiſſance au moins, n’eſt encore mort à cette peine, j’en conclus que l’éfort n’eſt pas grand, & bien moins encore merveilleux.

Emilie.

Cela m’a pourtant bien ennuyée.

La Mere.

Cela vous prouve que vous n’êtes pas une merveille de la nature, comme quelqu’un qui nous aurait écoutées, aurait pu l’inférer de vos diſcours. Vous ne ſavez au fond rien de plus que ce que ſavent tous les enfans de votre âge ; j’en connais même beaucoup qui ſont bien plus avancés que vous du côté des connaiſſances.

Emilie.

Ah, Maman, vous m’affligez.

La Mere.

Conſolez-vous, ce n’eſt pas votre faute, c’eſt la mienne. Je n’ai pas voulu peut-être que vous fuſſiez inſtruite & ſavante de trop bonne heure ; & pour vous rendre complétement juſtice, je conviendrai que pour une ignorante, vous ne cauſez pas mal quelquefois.

Emilie.

Vraiment, je ſais bien pourquoi ; c’eſt que j’ai eu une excellente maîtreſſe.

La Mere.

Comment, encore un compliment ?

Emilie.

On ne peut donc plus dire les choſes comme elles ſont ?

La Mere.

Les louanges en face ſont rarement convenables.

Emilie.

Eh bien, Maman, pour vous ſatisfaire, je vais vous blâmer. Vous dites que c’eſt votre faute ſi je ſuis ignorante, pourquoi avez-vous commis cette faute ? Si vous aviez voulu m’inſtruire, comme vous m’avez appris à cauſer, je ſerais plus avancée, & je vous ferais honneur.

La Mere.

Il n’y avait qu’une petite difficulté à cela.

Emilie.

Laquelle donc ?

La Mere.

C’eſt que pour inſtruire, il faut être inſtruite ; & comment aurais-je fait, moi qui ſuis malheureuſement très ignorante ?

Emilie.

Allons, Maman, vous badinez.

La Mere.

Je vous dis la vérité. Je ne me permets point de fixer les bornes du ſavoir aux perſones de notre ſexe, peut-être ne faut-il pas même une regle générale à cet égard ; mais du temps de mon enfance ce n’était pas l’uſage de rien apprendre aux filles. On leur enſeignait les devoirs de religion tant bien que mal, pour les mettre en état de faire leur premiere communion. On leur donnait un fort bon maître à danſer, un fort mauvais maître de muſique, & tout au plus un médiocre maître de deſſin. Avec cela un peu d’hiſtoire & de géographie, mais ſans aucun attrait ; il ne s’agiſſait que de retenir des noms & des dates, qu’on oubliait dès que le maître était réformé. Voilà à quoi ſe réduiſaient les éducations ſoignées. Sur-tout on ne nous parlait jamais raiſon ; & quant à la ſcience, on la trouvait très-déplacée dans les perſones de notre ſexe, & l’on évitait avec ſoin toute eſpece d’inſtruction.

Emilie.

Comment avez-vous donc fait, Maman ? Car enfin vous ſavez à-peu-près tout, & de quelque choſe que l’on parle, je ne vous vois jamais embaraſſée ; on vous trouve toujours au logis, comme dit Monſieur de Perſeuil.

La Mere.

C’eſt que les ſujets de la converſation journaliere n’exigent pas une grande étendue de connaiſſances ; la raiſon, la réflexion, l’expérience, l’uſage du monde & l’inſtruction la plus légere ſuffiſent pour cela. Quant au peu que je puis ſavoir & qui ſe réduit à très-peu de choſe, c’eſt à vous, Emilie, que j’en ai l’obligation.

Emilie.

Comment, ma chere Maman ? En voilà bien d’une autre ! Je vous ai donné leçon peut-être ?

La Mere.

Vous l’avez dit. Ne fallait-il pas ſe préparer à vous mieux élever, un peu mieux du moins, qu’on ne nous élevait de notre temps ?

Emilie.

Eh bien, Maman, ſi vous voulez, nous pouvons achever notre éducation enſemble ; ce ſera à qui fera le plus de progrès. J’ai déja deux maîtres dont vous n’avez que faire ; prenons en encore deux ou trois à nous deux, & nous étudierons toute la journée enſemble.

La Mere.

Je ſuis même ſûre que cela vous paraîtrait fort agréable le premier jour, & peut-être encore le lendemain ; mais le ſurlendemain !…

Emilie.

Qu’eſt-ce que vous craignez pour le ſurlendemain ?

La Mere.

L’ennui & la fatigue. Vous vous trouveriez fort à plaindre d’être ſi obſédée de maîtres. Je ſais fort bien que les enfans aiment les nouveaux arangemens à la paſſion, ils s’en promettent mille plaiſirs & ſatisfactions ; mais comme ils ne ſont plus nouveaux le ſurlendemain, ils s’en dégoûtent tout auſſi vîte. A ne vous rien cacher, je ne remarque pas en vous une grande avidité de ſavoir ; il me ſemble que vous êtes de ces perſones qui veulent apprendre les choſes à leur aiſe, ſans faire de grands éforts d’attention ni d’application.

Emilie.

Vous dites cela, Maman, parce que je m’ennuie quelquefois un peu à mes leçons. Mais c’eſt qu’il paſſe tant de choſes par la tête, ſur-tout quand on eſt obligée de reſter aſſiſe ; on ne ſait comment faire pour la fixer & ne pas battre la campagne.

La Mere.

C’eſt parce que ce qu’on vous enſeigne ne vous intéreſſe pas aſſez : car quand les choſes vous plaiſent, vous n’avez point de diſtractions. Or jugez ſi vous aviez deux ou trois maîtres de plus ! Ce ſerait le meilleur moyen de vous dégoûter pour jamais de toute eſpece d’étude & d’application.

Emilie.

Mais vous ne ſongez donc pas, ma chere Maman, que nous aurions ces maîtres enſemble ? Cela ſerait tout différent. Ils ne m’ennuient que parce que je ſuis là ſeule avec ma bonne, & qu’ils viennent à une heure réglée. Quand cette heure ſone, cela ne fait pas toujours plaiſir. S’ils voulaient venir à l’improviſte, ils me trouveraient beaucoup mieux diſpoſée ; il n’y a que le moment de s’y déterminer qui coûte. Et ne croyez pas, Maman, qu’ils m’ennuient toujours ; je prévois au contraire que tous les jours ils m’amuſeront davantage. Si vous m’en ôtiez un, je vous aſſure que vous me feriez bien de la peine. Tout conſidéré, ſi vous vouliez, nous pourrions paſſer toute la journée à prendre leçon. Réfléchiſſez à ce projet, ma chere Maman, vous verrez qu’il en vaut la peine.

La Mere.

J’ai conſulté là deſſus une grande maîtreſſe qui n’y veut pas abſolument conſentir.

Emilie.

Et qui donc ?

La Mere.

La nature.

Emilie.

Comment, elle vous a parlé ?

La Mere.

Elle vous a choiſie pour ſon interprete auprès de moi.

Emilie.

Je ne ſavais pas qu’elle m’eût fait cet honeur-là.

La Mere.

Comme je ne vous vois guere un peu tranquille que pendant que nous cauſons ; comme le reſte du temps, c’eſt-à-dire, à-peu-près tout le long de la journée, je vous vois continuellement courir, ſauter, vous tourmenter, vous fatiguer & m’importuner de toutes ſortes de bruits & de mouvemens ; j’en ai conclu que vous ne meniez pas une vie auſſi pénible pour votre plaiſir, mais que la nature vous commandait, ſans vous conſulter ; qu’elle avait beſoin de cette agitation continuelle pour vous fortifier, vous faire croître, déveloper en vous toutes les forces diverſes dont elle vous avait douée.

Emilie.

Mais, Maman, le mal eſt de vous être importune : car pour moi, je vous aſſure que je ne m’aperçois pas de ma vie pénible ; je n’en dors que mieux, & je ne me ſens jamais laſſe.

La Mere.

Quoiqu’il en ſoit, j’ai craint de contrarier la nature dans ſes opérations, en vous aſſujétiſſant trop tôt à une vie ſédentaire, même aux convenances les plus légeres de la ſociété, même à la plus légere application au-delà d’une petite demi-heure ; j’ai tremblé d’offenſer, par une inſtruction trop précoce, ces fibres ſi délicates & ſi tendres, avant de leur avoir laiſſé prendre leur reſſort & leur conſiſtance, & d’afaiblir cette énergie merveilleuſe de l’enfance, en voulant la captiver, l’exercer ou la diriger trop tôt. Vous ſavez qu’on ne peut pas prendre ſes leçons en courant ni en ſautant, encore moins ſans attention & ſans application : ne voulant pas de votre application, j’ai ſacrifié les leçons, & j’ai dit : Voyons ce qui arrivera de notre petite ſauvage. Si à ſon âge le vœu de la nature s’eſt concentré tout entier dans le dévelopement des forces phyſiques, il ne faut donc pas la diſtraire de ſon travail par un dévelopement prématuré des forces morales : on ne peut pas être en deux endroits à la fois. J’ai été ſi pénétrée de cette vérité que, ſi je m’en étais crue, peut-être ne ſauriez-vous pas encore lire.

Emilie.

Ah, Maman, ſongez donc, comme cela ſerait honteux !

La Mere.

Toutes les fois que je vous ai vue alonger le viſage en prenant votre livre, ou bien avaler clandeſtinement vos larmes, quand la redoutable opération d’épeler & de raſſembler vos ſyllabes, n’allait pas à ſouhait, j’étais tentée de congédier Monſieur Collier, & de lui dire : Monſieur, je vous prie de revenir, quand elle aura dix ou douze ans. Apparemment que la nature ne veut livrer les enfans à nos inſtructions, que lorſqu’elle a achevé ou du moins bien avancé leur éducation phyſique. Peut-être en les forçant plutôt à l’attention, à l’application & par conſéquent à une contenance plus tranquille, croiſons-nous ſes vues les plus eſſentielles. Nous pourrions reſſembler à des chirurgiens ignorans & téméraires, qui en voulant hâter une organiſation tardive, ou en corriger une vicieuſe qui n’exiſte ſouvent que dans leur tête, eſtropient pour la vie.

Emilie.

Ah, Maman, je me ſouviens fort bien, & de cette mine alongée, & de tout ce bel enfantillage qui me faiſait pleurer des yeux & rire de la bouche en même temps. Il y aurait bien de quoi pleurer tout de bon aujourd’hui, ſi je ne ſavais pas lire.

La Mere.

La crainte de me ſingulariſer, & plus encore de faire un eſſai malheureux, vous a ſauvée de ce danger. On peut courir de grands riſques, en s’écartant de la route ordinaire. Il faut être bien confiante, pour croire à ſes opinions qu’aucun ſuccès n’a encore juſtifiées, de préférence aux inſtitutions que la ſageſſe publique a conſacrées. Il vaut mieux, ſans doute, s’en tenir à l’expérience commune, que de s’expoſer à un tort irréparable, en tentant ſans ſuccès une expérience nouvelle. La hardieſſe ne ſied à notre ſexe dans aucun genre. Cette ſeule conſidération vous a peut-être préſervée, ma chere amie, du danger d’être une merveille. On a dit qu’une femme parfaite eſt celle dont on n’entend jamais parler ni en bien ni en mal ; ainſi j’eſpere qu’on ne pourra jamais vous citer en rien.

Emilie.

Que pour ſavoir bien lire ; ce dont je ſuis très-charmée aujourd’hui, malgré ce qu’il m’en a coûté : je ne prévoyais pas alors combien cela m’amuſerait un jour.

La Mere.

Vous voyez que ſans faire ſemblant de rien, je vous ai miſe dans le ſecret de mon plan d’éducation : vous voilà ma confidente ; il ne me manque plus qu’à vous demander vos conſeils dans l’occaſion.

Emilie.

Je ne vous les refuſerai pas, ma chere Maman, en temps & lieu, c’eſt-à-dire, quand je verrai un peu plus loin que mon nez. Entre nous, je peux bien vous avouer qu’il y a eu, par-ci, par-là, dans vos propos, de petites choſes que je ne comprends pas bien. Cette énergie, ces fibres, ces dévelopemens, je ne ſais pas trop ce que c’eſt que tout cela ; mais je n’ai pas voulu faire ſemblant de rien. Et puis, cela ne m’a pas ennuyé comme Monſieur le Régiſſeur avec ſes éternelles repréſentations. Ce n’eſt pas là de l’arabe ; vous parlez français, ma chere Maman, & ſi je n’entends pas tout, je ne veux pas au moins avoir l’air d’être inepte à vos ſecrets comme aux ſecrets d’affaires.

La Mere.

Vous avez raiſon de vous plaindre. J’ai fait un long verbiage pour vous dire que nous n’aurons des maîtres qu’à meſure que l’efferveſcence du premier âge ſe calmera, & que l’à-propos & le beſoin de l’inſtruction ſe manifeſteront.

Emilie.

Je prévois, Maman, que cela peut arriver du ſoir au lendemain. Tenons donc nos maîtres tout prêts, car ce moment approche à grands pas.

La Mere.

Eh bien, nous le guéterons de peur qu’il ne nous échape.

Emilie.

Mais voilà préſentement une autre idée qui me brouille la tête.

La Mere.

Et quoi donc ?

Emilie.

Vous ſouvient-il, Maman, de tout ce monde qui vint la veille du départ de mon papa ?

La Mere.

Oui, je me ſouviens de cette ſoirée comme d’une des plus déſagréables qu’on puiſſe paſſer.

Emilie.

Vraiment oui. L’on était venu à cauſe du départ de mon papa. Je croyais que tout le monde en aurait le cœur gros comme vous & moi ; & point du tout ; on n’a ceſſé de parler, je dirai même de bavarder, ſans lui témoigner le moindre regret ſur ſon départ.

La Mere.

C’eſt qu’excepté à vous & à moi, ce départ était la choſe du monde la plus indifférente à tous ceux qui étaient là. Ils rempliſſaient un devoir d’uſage & de ſociété ; ils étaient venus pour donner une marque d’attention, & non une marque d’intérêt. Comme il n’y avait parmi eux perſone de nos amis particuliers, ni même de notre ſociété, la converſation ne pouvait rouler que ſur la pluie & le beau temps, ou ſur d’autres lieux communs aſſez faſtidieux. Quand on les a débités tant bien que mal, & qu’on eſt reſté le temps ſuffiſant, on s’en va, fort content d’être débaraſſé de ſa viſite.

Emilie.

Et pourquoi la faire, ſi elle n’amuſe pas ?

La Mere.

Pour ſe gêner & ſe faire perdre ſon temps réciproquement.

Emilie.

Mais, Maman, cela eſt bête.

La Mere.

Tout ce qui a ſes avantages dans ce monde, a auſſi ſes inconvéniens. Ce ſont les inconvéniens de la ſociété.

Emilie.

Eh bien, vous rappellez-vous comme ils ſe ſont moqués de cette dame ? J’ai oublié ſon nom… Cette dame qui eſt ſi ſavante ?… Comment s’appelle-t-elle déja ?

La Mere.

Son nom n’y fait rien. Je vous avoue franchement que je ne me rappelle rien du tout, ni de cette dame, ni de ceux qui s’en moquaient ; j’étais diſtraite ce jour là. Qu’eſt-ce qu’ils en diſaient donc ?

Emilie.

Monſieur le Comte de Vieuxpont diſait qu’il ne lui manquait qu’un bonet de docteur, & qu’on ne pouvait pas dire un mot en ſa préſence, qu’elle ne citât un auteur grec ou latin. Cela fit poufer de rire ce gros monſieur qui avait un habit verd & une veſte ſi riche, & qui diſait : Elle étale toujours ſa ſcience, pendant qu’elle ne ſait pas ſeulement le prix d’un poulet ; elle ferait bien mieux d’apprendre à parler à ſa fille, qui ne ſait pas lire, que de perdre ſon temps à nous endoctriner.

La Mere.

Voilà des propos vraiment ſpirituels ! Et votre pere que diſait-il à cela ?

Emilie.

Mon papa ? Rien du tout. Je crois qu’il n’y était pas plus que vous, Maman, & qu’il penſait à autre choſe.

La Mere.

Eh bien, nous avons eu tort tous les deux. C’eſt toujours la faute du maître ou de la maîtreſſe de la maiſon, quand on déchire chez eux les abſens. Quoique nous ne connaiſſions point du tout cette dame dont il a été queſtion, je ſuis fâchée à préſent de n’avoir pas été plus attentive, pour prévenir ces propos.

Emilie.

Mais, Maman, on ne peut pas faire taire le monde qui vient chez vous en viſite, comme de petits enfans qui bavardent mal à propos.

La Mere.

Pardonez-moi. On peut ſans pédanterie & ſans affectation faire en ſorte que rien ne ſe diſe chez vous, que vous ne ſoyez bien aiſe d’entendre. Je ne défends aucun ſujet de converſation : cependant vous devez avoir remarqué que jamais on ne déchire chez moi les abſens, encore moins les inconnus.

Emilie.

Cela ſe peut, Maman ; je n’y avais pas pris garde.

La Mere.

C’eſt que la médiſance eſt de tous les vices de la ſociété celui qui m’eſt le plus antipathique.

Emilie.

Oui, cela eſt triſte de s’occuper toujours de défauts & d’imperfections. Mais, Maman, pour revenir à nos moutons, s’il eſt honteux de ne rien ſavoir, pourquoi ſe moque-t-on de la ſcience ? C’eſt ce qui me brouille la tête.

La Mere.

C’eſt une choſe à examiner. Je me rappelle qu’il y a une de vos compagnes, dont la ſociété ne vous plaît pas beaucoup. N’eſt-ce pas Mademoiſelle de Perſeuil ?

Emilie.

Cela eſt vrai, Maman ; elle m’ennuie un peu.

La Mere.

Et pourquoi ?

Emilie.

Vous le ſavez bien ; c’eſt une de mes confidences.

La Mere.

Dites-le moi encore, s’il vous plaît ; je ne m’en ſouviens pas bien.

Emilie.

Mais c’eſt qu’elle parle toujours d’elle, de ce qu’elle a dit, de ce qu’elle a fait, de ce qu’elle a appris… Quand on veut jouer, (car enfin, Maman, on ne nous raſſemble pas pour faire les ſavantes,) elle ne veut pas ; on dirait que c’eſt au deſſous d’elle de jouer avec nous ; elle prend le ton, & ſe donne toujours pour exemple.

La Mere.

Et vous ne trouvez pas cela bien ?

Emilie.

Je ne ſais ſi cela eſt bien ou mal ; mais cela m’ennuie.

La Mere.

Vraiſemblablement la dame en queſtion aura eu le même tort avec ces meſſieurs, qui l’ont ſi peu ménagée dans leurs propos. Car vous jugez bien que ce n’eſt pas de la ſcience en elle-même dont on s’eſt moqué, mais de la maniere dont cette dame ſe vante de la ſiene.

Emilie.

Cependant il faut bien montrer aux autres ce que l’on ſait, ſi l’on ne veut pas paſſer pour ignorante.

La Mere.

Mais ce n’eſt pas pour le montrer aux autres, qu’on eſt ſavant. Les vrais ſavans ne parlent même jamais de leur ſcience dans la ſociété, tout comme on a obſervé que les perſones vertueuſes n’affichent jamais la vertu ; elles ſe contentent de l’avoir dans le cœur, mais elles ne l’ont guere à la bouche. D’après ces obſervations on pourait ſuppoſer que la dame en queſtion n’eſt pas vraiment ſavante.

Emilie.

Mais ſi l’on ne montre pas ſa ſcience, comment le monde la connaîtra-t-il ?

La Mere.

Allez-vous au devant de ceux qui vienent ici pour leur dire : Je ſais lire, je ſais un peu broder, je commence à faire de la tapiſſerie ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

On ſait pourtant à-peu-près que vous n’ignorez pas ces différentes choſes.

Emilie.

Je le crois bien, on me les voit faire.

La Mere.

Et avec la même ſûreté on jûge à la maniere dont vous écoutez la converſation, à la maniere dont vous répondez lorſqu’on vous adreſſe la parole, on juge, dis-je, très-parfaitement, ſi vous êtes inſtruite ou ignorante.

Emilie.

Sans qu’il ſoit beſoin d’étaler ?

La Mere.

Sans qu’il ſoit beſoin d’étaler. Lorſqu’on vous trouve au logis, comme vous diſiez tout à l’heure, l’on s’en aperçoit tout de ſuite ; & lorſque vous n’y êtes pas, on le voit avec la même viteſſe.

Emilie.

Cela pourait bien être. Mais, Maman, ſi l’on ne parle jamais devant moi des choſes que je ſais, on ſuppoſera que je ne ſuis jamais au logis ? Cela ſera fâcheux ; mon logis paſſera pour le domicile de l’ignorance.

La Mere.

Eh bien, c’eſt un des motifs qui doivent vous engager à apprendre promptement ce que vous ne ſavez pas, à étendre tous les jours vos connaiſſances. Plus vous ſerez inſtruite, moins il y aura de ſujets de converſation qui vous ſoient étrangers.

Emilie.

Je ſens cela, par exemple, parfaitement.

La Mere.

Cependant j’en reviens toujours à dire, qu’on ne s’inſtruit pas pour le plaiſir de paraître inſtruite.

Emilie.

Et moi, j’en reviens auſſi à dire, qu’il n’y a aucun plaiſir à paſſer pour ignorante.

La Mere.

A la bonne heure ; mais l’inſtruction a un but bien plus grand & plus noble que celui d’une vaine oſtentation de ſcience.

Emilie.

Lequel donc ?

La Mere.

Lorſque vous portez vos ſoins à cultiver votre raiſon, à l’orner de connaiſſances utiles & ſolides, vous vous ouvrez autant de ſources nouvelles de plaiſir & de ſatisfaction ; vous vous préparez autant de moyens d’embellir votre vie, autant de reſſources contre l’ennui, autant de conſolations dans l’adverſité, que vous acquérez de talens & de connaiſſances. Ce ſont des biens que perſone ne peut vous enlever, qui vous afranchiſſent de la dépendance des autres, puiſque vous n’en avez pas beſoin pour vous occuper & pour être heureuſe ; qui mettent au contraire les autres dans votre dépendance : car plus on a de talens & de lumieres, plus on devient utile & néceſſaire dans la ſociété. Sans compter que c’eſt le remede le plus efficace & le plus ſûr contre le déſœuvrement, qui eſt l’ennemi le plus redoutable du bonheur & de la vertu.

Emilie.

Ah, j’aurai tant de fleches dans mon carquois contre cet ennemi dangereux, que je le tuerai.

La Mere.

Comment, voilà qui eſt tout à fait poétique !

Emilie.

Vous ne vous ſouvenez donc plus des fleches d’Apollon d’hier au ſoir ?

La Mere.

Vraiment, j’en étais fort loin en ce moment. Voilà pourtant ce que c’eſt que de montrer ſa ſcience à propos & ſans affectation !

Emilie.

J’ai déja appris à coudre, à raccommoder mes mouchoirs, à avoir ſoin de mes nipes, à travailler un peu en broderie, à faire auſſi un peu mes ajuſtemens & ceux de ma poupée.

La Mere.

Vous ennobliſſez un peu l’aiguille, en la plaçant parmi vos fleches ; mais il n’y a pas grand mal à cela. Il eſt certain qu’en vous appliquant aux ouvrages convenables à notre ſexe, vous avez une bonne fleche de plus dans votre carquois contre le déſœuvrement, & vous apprenez à vous paſſer des autres. Ainſi voilà du profit tout clair : liberté & force. Joignez à ces occupations celles de l’eſprit, celles qui donnent du reſſort & du nerf à l’ame, & vous avancerez ſenſiblement vers la perfection.

Emilie.

Ah, s’il plaît à dieu, j’irai un train de chaſſe… Mais, Maman, quand on eſt inſtruite, on n’a donc jamais le temps de jouer ?

La Mere.

Pardonez-moi. On ſe délaſſe du moins, on ſe repoſe, on s’amuſe ; à la vérité d’une maniere moins frivole que les enfans.

Emilie.

De ma vie, Maman, je ne vous ai vu jouer à aucun jeu ; je vous ai toujours vu occupée.

La Mere.

Petite ingrate, combien de fois n’ai-je pas joué avec vous à votre petit ménage, juſqu’à la fatigue même ?

Emilie.

Cela eſt bien vrai, ma chere Maman ; mais c’était pure complaiſance de votre part ; cela ne vous amuſait point du tout, quoique vous euſſiez la bonté d’en faire ſemblant.

La Mere.

Il viendra un temps où votre poupée, votre lanterne magique, votre ménage ne vous amuſeront plus non plus. Voilà pourquoi il eſt bon de vous préparer inſenſiblement, dès à préſent, des reſſources pour ce temps là.

Emilie.

Ah, je vous demande grâce pour ma lanterne magique. Je l’aimerai toujours celle là.

La Mere.

Soit, je l’aime auſſi aſſez ; & pour vous le prouver, ſi cela vous convient, je vous prie de me la montrer : car vous devez être laſſe de cauſer, & moi je n’en peux plus.

Emilie.

Maman, voulez-vous que je demande de la lumiere ? Il y a un gros quart-d’heure que nous ſommes dans l’obſcurité.

La Mere.

Vous ferez fort bien.

Emilie.

Et dès que j’aurai alumé, vous verrez, Madame, l’intérieur de Saint Pierre de Rome, & ſa façade avec la fameuſe colonade ; & la place de Navone avec ſes fontaines ; & la fontaine de Trévi ; & l’intérieur de l’égliſe, dite la Rotonde & éclairée par le comble ; & le palais de Caſerte ; & le dôme de Milan avec toutes ſes petites figures ; & la maiſon quarrée ainſi que la fontaine de Niſmes ; & la colonade du Louvre ; & l’égliſe de Saint-Paul de Londres ; & l’intérieur du Panthéon de Londres ; & l’hôtel-de-ville d’Amſterdam ; & la maiſon d’Opéra de Berlin ; & le nouveau palais de Sans-Souci ; & le palais de l’Hermitage de l’Impératrice de Ruſſie, à Pétersbourg, ſur la Newa ; & ſon ſuperbe lac de Czarskozélo avec le pont de marbre ; & tant d’autres curioſités dignes de toute votre attention.

La Mere.

Je ne ſais ſi j’aurai le front de voir tout cela gratis. Avec une machine ſi bien meublée & ce ton de voix ſi mélodieux & ſi attrayant, vous feriez fortune à la foire.


Fin du premier Volume.