QUATRIEME
CONVERSATION.


La Mere.

Qu’avez-vous, Emilie, vous êtes triſte ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Eſt-ce que vous n’êtes pas bien aiſe de me revoir ?

Emilie.

Pardonnez-moi ; mais…

La Mere.

Eh bien ?

Emilie.

Maman, je ne mérite pas que vous ayez la bonté de cauſer avec moi aujourd’hui.

La Mere.

Pourquoi cela, ma fille ?

Emilie.

C’eſt que pendant tout le temps que vous avez été abſente… Tenez, Maman, permettez-moi de ne pas vous le dire. Je ſuis ſi humiliée de ce que j’ai fait, que je n’ai pas le courage de l’avouer.

La Mere.

Dès que vous ſentez votre faute, & que vous en êtes affligée, j’eſpere que vous vous corrigerez.

Emilie.

Oh, je vous le promets bien, Maman. J’ai prié ma bonne de me le rappeller ſi je l’oubliais.

La Mere.

Vous avez raiſon, c’eſt-là le vrai ſecret pour ſe corriger. Il n’y a que les méchans qui ne ſe ſouviennent pas du mal qu’ils ont fait. Quand les ames honnêtes ont eu un tort, elles ſe le rappellent toujours, afin de n’y plus retomber. Mais dites-moi donc la faute que vous avez faite. Vous ſavez que de bons conſeils peuvent prévenir de pareils malheurs.

Emilie.

Je vais vous obéir, Maman, & vous dire tout. Il en coûte cependant. Eh bien, Maman, c’eſt que je n’ai rien fait, mais rien du tout, du tout, de ce que vous m’aviez ordonné : j’ai toujours joué, toujours baguenaudé, & je n’ai pas étudié.

La Mere.

Eſt-ce que votre bonne ne vous a pas engagée à travailler ?

Emilie.

Pardonnez-moi, Maman, ma pauvre bonne s’eſt donnée bien de la peine pour m’y engager ; mais cela n’y a rien fait. Je ne ſais où j’avais l’eſprit, je ne l’ai pas écoutée ; & c’eſt ce qui me fait le plus de peine, car c’eſt bien mal.

La Mere.

Vous avez raiſon ; mais j’eſpere au moins que vous n’avez pas mal reçu ſes avis.

Emilie.

Oh non, Maman. On peut bien négliger un bon avis, mais on ne peut pas en ſavoir mauvais gré ; & puis, c’eſt par votre ordre que ma bonne me parle.

La Mere.

Eh bien, qu’eſt-ce qu’il faut faire à préſent ? Car vous ſavez bien qu’il ne ſuffit pas d’être fâchée d’une faute commiſe, qu’il faut la réparer.

Emilie.

Cela eſt vrai, Maman, mais comment faire ? Je ferai tout de ſuite la

pénitence que vous voudrez m’impoſer.
La Mere.

Et moi, je n’aime pas les pénitences.

Emilie.

Ma bonne dit que c’eſt le cas.

La Mere.

Oui, pour les caracteres indociles, pour les âmes ſerviles. Etes-vous de ce nombre ?

Emilie.

Je voudrais bien n’en pas être.

La Mere.

Eſt-ce par une pénitence que l’on répare le temps perdu ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Mais puiſque vous avez employé à jouer le temps deſtiné à l’étude, ne trouvez-vous pas juſte d’employer à l’étude le temps où vous jouez ordinairement ?

Emilie.

Très-juſte.

La Mere.

Il faut donc vous mettre à lire avec bien de l’attention. Vous allez lire tout haut auprès de moi, & les mots que vous n’entendrez pas, vous m’en de manderez l’explication.

Emilie.

Maman, je vais ſonner pour que ma bonne apporte mon livre.

La Mere.

Non, il ne vaut pas la peine de la déranger. Prenez un livre ſur ces tablettes… celui que voilà au coin ſur la ſeconde planche d’en bas.

Emilie.

Celui-là, Maman ?

La Mere.

Oui. Apportez-le moi.

Emilie.

Maman, ce ſont des contes moraux.

La Mere.

Tant mieux, cela m’amuſera.

Emilie.

Lequel lirai-je ?

La Mere.

Le premier.

Emilie.

Ah, Maman !

La Mere.

Eh bien, quoi ?

Emilie.

C’eſt la… Liſons le ſecond, Maman ?

La Mere.

Pourquoi pas le premier ?

Emilie.

Maman, c’eſt la Mauvaiſe Fille.

La Mere.

Eh bien, nous verrons ſi elle nous rappellera quelqu’un de notre connaiſſance.

Emilie.

Lirai-je tout haut ?

La Mere.

Sans doute, & prononcez bien.

Emilie.
(lit.)

« Dans une ville de province preſqu’auſſi riche & auſſi peuplée que Paris, un homme de qualité, retiré du ſervice, vivait avec ſa femme. Ils tenaient un état conſidérable dans cette ville & dans leur terre, qui en était peu éloignée. Ces deux époux s’aimaient tendrement, & adoraient tous deux une petite fille de ſept ans, qui était le ſeul enfant qui leur reſtât de trois qu’ils avaient eus. Ils donnaient tous leurs ſoins à ſon éducation ; mais comme l’enfant n’y répondait pas, ils quitterent la ville & ſe retirerent entiérement dans leur terre, pour n’être point diſtraits des ſoins que demandait une éducation auſſi difficile. Mais la crainte de faire tort à la réputation de leur enfant, en dévoilant aux autres ſes mauvaiſes diſpoſitions, leur fit cacher les vrais motifs de leur retraite. On blâma leur réſolution, on en jugea diverſement. Il y a toute apparence, diſaient les uns, que leurs affaires ſont dérangées, & il fallait bien que cela arrivât. Une dépenſe exceſſive ! une table ouverte ! beaucoup de ſervices rendus à l’inſçu de tout le monde ! C’eſt fort bien fait d’être généreux ; mais il faut pourtant compter avec ſoi-même, ſans quoi vous voyez ce qui en arrive. Mais non, diſait un autre, leurs affaires ſont dans le plus grand ordre. Je croirais plutôt que le Comte d’Orville eſt jaloux de ſa femme. Bon, jaloux ! reprenait un troiſieme, elle eſt ſi raiſonnable ; c’eſt la ſageſſe même » …

Maman, qu’eſt-ce que c’eſt que d’être jaloux ?

La Mere.

C’eſt avoir la peur de n’être pas préféré aux autres.

Emilie.

Eſt-ce joli d’être jaloux ?

La Mere.

Je vous le demande. Qu’en penſez vous ?

Emilie.

Non. Je crois que cela fait du mal.

La Mere.

Et moi auſſi.

Emilie.

Oh, je ne veux pas être jaloux…

La Mere.

Il faut dire jalouſe.

Emilie.

Mais il y a jaloux dans le livre.

La Mere.

C’eſt qu’on y attribue ce défaut à un homme. Continuez de lire.

Emilie.
(continue.)

« C’eſt la ſageſſe même. J’en conviens, répondait le premier ; mais il faut un motif pour prendre un parti auſſi violent, & l’on n’en voit point. Ils ont même annoncé qu’ils ne recevraient perſonne, excepté quelques amis très-intimes ; tout cela ne ſe fait pas ſans raiſon. Mais, Meſſieurs, diſait le plus raiſonnable de tous, pourquoi ſe preſſer de juger, pourquoi vouloir pénétrer les affaires des autres ? Et ſi le Comte & la Comteſſe d’Orville renonçaient au grand monde pour veiller de plus près à l’éducation de leur fille, qu’en diriez-vous ? — Bon, quelle apparence ! Si c’était-là leur motif, ils le diraient ; mais quitter tous les agrémens de la ſociété pour une petite fille de ſept ans ! Quelle extravagance ! On donne à cela de la ſoupe, des maîtres ; le fouet quand cela s’aviſe de raiſonner, une poupée pour qu’elle vous laiſſe en repos : voilà à quoi pere & mere ſont obligés ; quand ils font davantage, ils ont bien de la bonté ».

Emilie.

C’eſt donc comme cela qu’on juge de tout dans le monde ?

La Mere.

A-peu-près ; & ſi la petite fille n’a été que l’occaſion de ces faux jugemens, elle me paraît déja bien répréhenſible.

Emilie.
(reprend.)

… « Quand ils font davantage, ils ont bien de la bonté. D’autant que j’ai ſu par un valet qui a ſervi dans la maiſon, que cette petite fille eſt entêtée & mauſſade ; ainſi elle ne vaut pas la peine que ſes parens s’en occupent tant »…

Ce laquais-là était bien bavard.

La Mere.

C’eſt leur coutume.

Emilie.

A la place de M. le Comte d’Orville, je l’aurais bien fait taire.

La Mere.

Comment auriez-vous fait, & de quel droit empêcher un homme de dire ce qui eſt & ce qu’il a vu ?

Emilie.

Mais il ne faut dire du mal de perſonne.

La Mere.

Cela eſt bon pour ſoi ; mais on ne peut pas toujours empêcher les autres de parler. Ne ſerait-il pas plus court de ſe bien conduire, afin que ceux qui ne peuvent pas ſe taire, n’aient que du bien à dire ? Quand on ſe conduit mal, on s’expoſe à la médiſance,

Emilie.

Quoi, quand j’ai fait une faute, tous vos domeſtiques vont le dire, Maman ?

La Mere.

Mais quand vous faites bien, vous ne craignez pas les bavards. Il faut donc faire toujours le mieux poſſible, pour n’avoir pas l’inquiétude de ce qu’on dit de vous.

Emilie.

Je vais continuer, Maman.

(Elle lit.)

« Monſieur & Madame d’Orville n’ignorerent pas ce que l’on diſait d’eux ; mais contens de leur réſolution & dans l’eſpérance de former au bien leur fille, ils partirent, pour ne revenir que quand ils pourraient la montrer dans le monde ſans inconvénient pour elle. Afin de mieux exciter ſon émulation, ils emmenerent avec eux une de leurs petites nieces, à peu-près de l’âge de leur fille, qu’on appellait Pauline de Perſeuil. Madame d’Orville prit auſſi une pauvre fille de condition dont elle connaiſſait le caractere & les mœurs ; elle lui aſſura un ſort, & en fit la gouvernante de ſa fille & de ſa niece ».

Qu’eſt-ce que c’eſt que les mœurs, Maman ?

La Mere.

C’eſt un mot qui exprime tout ſeul le réſultat de toute la conduite d’une perſonne. On dit les bonnes mœurs, les mauvaiſes mœurs, les mœurs douces, &c…

Emilie.
(lit.)

« Mademoiſelle d’Orville était pareſſeuſe, volontaire, entêtée ; n’avait aucun ſentiment de tendreſſe pour ſes parens, & n’était occupée toute la journée que de ſes joujoux & de ſa parure. Dès qu’on voulait lui parler d’étude ou cauſer avec elle de ſes devoirs, l’humeur s’en mêlait ; elle pleurait, elle criait, & il n’y avait point de jour où elle ne méritât deux ou trois punitions humiliantes »…

Vous voyez, Maman, que l’hiſtorien de Mademoiſelle d’Orville eſt pour les pénitences.

La Mere.

Et moi, je ne les aime pas.

Emilie.
(continue.)

« Pauline au contraire était douce, polie avec tout le monde ; elle ne recevait pas un avis ſans reconnaiſſance & ſans remercier la perſonne qui le lui avait donné. Elle faiſait des progrès ſenſibles dans tout ce qu’on lui apprenait ; enfin elle était aimée & chérie de tout le monde, autant que la petite d’Orville était déteſtée. Celle-ci, jalouſe de la préférence qu’on donnait à Pauline, n’avait pas l’eſprit de voir qu’il ne tenait qu’à elle de ſe faire aimer de même, en corrigeant ſes défauts & ſon humeur ; mais elle aimait mieux s’en prendre aux autres de ſes torts, que de ſe rendre juſtice. Son pere & ſa mere lui diſaient ſans ceſſe : Ma fille, vous ſerez toute votre vie malheureuſe. D’autres parens moins bons que nous vous auraient déja abandonnée. Il ne tient qu’à vous de jouir du ſort de votre couſine. Voyez comme elle eſt heureuſe ! C’eſt qu’elle eſt ſage & docile, Mademoiſelle d’Orville écoutait à peine ce qu’on lui diſait, & retournait à l’étude ou au jeu ſans être corrigée. Elle paſſa ainſi quatre ou cinq ans toujours dans les pleurs, dans l’humeur & dans la peine. Ses parens la voyant incorrigible, uſerent enfin avec elle d’une grande rigueur, & Mademoiſelle d’Orville devint ſi malheureuſe, qu’elle commença à faire des réflexions. Sa couſine avait acquis toutes ſortes de talens. Elles avait beaucoup lu, beaucoup appris ; elle commençait à jouir du fruit des peines qu’elle s’était données. Elle comprenait à merveille les converſations qu’elle entendait, lorſqu’elle était en compagnie ; & lorſqu’elle ſe trouvait ſeule, elle ne s’ennuyait jamais, parce qu’elle ſavait s’occuper. La muſique, le deſſin, l’ouvrage ſe ſuccédaient tour à tour ; elle paſſait d’une occupation à une autre, & n’étant jamais déſœuvrée, elle n’avait jamais d’humeur.

Un jour que Monſieur & Madame d’Orville ſe promenaient dans leur jardin avec leur fille & leur niece, il arriva que la petite d’Orville, de mauvaiſe humeur comme de coutume, répondit une impertinence à ſa couſine. Le pere & la mere, après l’avoir obligée à demander excuſe à Pauline, l’envoyerent dans ſa chambre. Il fallait paſſer par le ſallon pour y aller. Un homme & deux femmes qui achevaient une partie de jeu y étaient reſtés. La petite d’Orville qui le ſavait, n’oſa jamais paſſer devant eux ; elle s’aſſit en dehors ſur les marches du perron, & ne remuait pas de peur d’être apperçue. En effet, ceux qui étaient dans le ſallon ne la ſoupçonnaient pas d’être ſi près. Ils parlaient d’elle. Quelle différence, diſait une de ces dames, de Pauline à la petite d’Orville ! Pauline eſt douce, ſenſible, prévenante, remplie de talens ; elle eſt d’un caractere charmant. La petite d’Orville eſt mauſſade, méchante ; elle eſt inſenſible, pareſſeuſe, ignorante ; elle n’aime perſonne, & perſonne ne l’aime, ni ne l’aimera jamais. J’ai vingt fois conſeillé à ſon pere de la mettre dans un couvent pour toute ſa vie. Qu’eſt-ce qu’on peut faire d’un ſi mauvais ſujet dans le monde ? — Pour moi, diſait l’autre dame, elle me fait tant de mal à voir, que quand elle paraît, je tourne la tête de l’autre côté. Ah la vilaine petite fille ! Eſt-il poſſible qu’elle ne ſoit pas touchée du chagrin qu’elle donne tous les jours à ſon pere & à ſa mere ? J’ai vu Madame d’Orville plus d’une fois pleurer de douleur du mauvais caractere de ſa fille. Vous avez bien quelques reproches à vous faire, Monſieur le Baron, diſait-elle à l’homme qui faiſait ſa partie. Il y a de l’inhumanité à vous de jouer ou de cauſer avec elle, comme ſi elle le méritait, La petite d’Orville n’a pas l’eſprit de voir que vous vous moquez d’elle, que vous vous amuſez de ſes ridicules & de ſes défauts, & que vous vous embarraſſez fort peu de ce qu’elle deviendra. Ma foi, Madame, reprit le Baron, ce n’eſt ni ma fille, ni ma niece ; Dieu me préſerve d’avoir jamais une femme comme elle : elle ne mérite nul égard. Je payerais, je crois, la penſion du couvent, ſi ſon pere voulait en purger ſa maiſon ; mais puiſqu’elle y eſt, il faut bien au moins s’amuſer, de ſa mauſſaderie. Si je lui croyais la moindre reſſource dans le caractere, je ne la traiterais pas comme une marionette »…

Ah ! ah ! cela eſt bon à ſavoir. Je connais quelqu’un qui cauſe & qui rit toujours, toujours avec moi, que je ſois ſage ou non. Apparemment qu’il me regarde auſſi comme une marionette.

La Mere.

J’aime à me flatter qu’on ne vous regarde pas des mêmes yeux que la petite d’Orville.

Emilie.

Je l’eſpere, Maman. Mais voyons la ſuite. Cela commence à devenir fort intéreſſant.

(Elle lit.)

« Une marionette… Cette converſation frappa Mademoiſelle d’Orville, & lui ouvrit les yeux ſur ſa conduite. Elle avait alors douze ans, elle ſentit qu’il était plus que temps de ſe corriger. Elle entra dans le ſallon fondant en larmes. Elle ſe jetta aux pieds de ces dames. Oui, Meſdames, dit-elle, je mérite tout ce que vous avez dit ; mais je vous demande grace ; je veux abſolument me corriger. Je veux qu’on diſe à l’avenir autant de bien de moi que de ma couſine. Ne m’abandonnez pas ! Aidez-moi, je vous en conjure, à me faire pardonner de papa & de ma mere que j’ai rendue malade ! Que je ſuis indigne de ſes bontés ! Que je ſuis malheureuſe ! Jamais, jamais je ne pourrai réparer mes torts… Elle avait le viſage contre terre, elle ſanglotait, mais ſes pleurs ne coulaient plus, comme auparavant, par dépit & par humeur ; ſon cœur était vraiment ému, & ſes larmes étaient celles du repentir. Les dames étonnées de ce changement, mais touchées de l’aveu volontaire qu’elle faiſait de ſes fautes, (car c’était la premiere fois qu’elle avouait ſes torts,) commencerent à en prendre meilleure opinion : elles la releverent. Une d’elles lui dit : Mademoiſelle, ſi vous êtes vraiment touchée, ſi vous ſentez vos torts, comme je l’eſpere pour vous, vous pourrez vous corriger & devenir avec le temps auſſi aimable que votre couſine ; mais vous avez bien du chemin à faire. J’avoue que je ne répondrais pas de vous, & ſi j’étais votre mere, je voudrais voir, avant de vous pardonner, ſi ces bonnes réſolutions ſont réelles »…

Maman !

La Mere.

Quoi ?

Emilie.

Cette dame eſt bien dure ; je crois que ſes enfans ſont bien malheureux.

La Mere.

Elle n’en avait pas.

Emilie.

Ah, tant mieux !… Oh je crois, moi, que Mademoiſelle d’Orville ſe corrigera. Voyons !

(Elle lit.)

« Mademoiſelle d’Orville lui dit, Madame, je me demande pas que mon papa & ma maman me traitent comme ma couſine ; mais ſeulement qu’ils me permettent de me jetter à leurs pieds ; qu’ils m’aident, & vous auſſi, Meſdames, à réparer mes torts. Et vous, Monſieur, dit-elle au Baron, vous trouverez peut-être avec le temps que je mérite auſſi des égards. Mademoiſelle, lui répondit le Baron, comme vous ne vous reſpectiez pas vous-même, il me ſemble que les autres pouvaient s’en diſpenſer auſſi. Je ne voulais cependant pas vous mettre dans ma confidence. Pardon ! Je mérite toutes ces humiliations, reprit Mademoiſelle d’Orville ; mais patience ! L’autre dame qui n’avait pas encore parlé, dit tout bas à ſon amie : Si vous aviez eu des enfans, vous ne ſeriez pas ſi ſévere avec celle-ci, & vous l’aideriez à ſe fortifier dans ſes bonnes réſolutions. Un repentir ſincere mérite d’être encouragé »…

Ah la bonne dame ! Je l’aime… Où eſt-ce que j’en ſuis ?… Ah !…

« Un repentir ſincere mérite d’être encouragé. Elle prit Mademoiſelle d’Orville par la main. Venez, ma petite, lui dit-elle, voilà le premier moment où je me ſuis intéreſſée à vous. Je vais vous mener à votre maman. La petite d’Orville ſe jetta dans ſes bras : Madame, lui dit elle, que je vous ai d’obligations ! Je vous aſſure que vous ne vous en repentirez pas.

Un inſtant avait fait perdre à Mademoiſelle d’Orville cette contenance inſolente qui révoltait tout le monde contre elle. Elle n’oſait approcher de ſon pere & de ſa mere. Elle tremblait, non pas comme auparavant de la peur de la punition, mais de la honte que lui inſpiraient ſes torts. Ils la reçurent avec indulgence ; elle en fut pénétrée de reconnaiſſance. Sa mere la ſerra tendrement dans ſes bras & lui diſait : Ah, mon enfant, je t’en conjure, ne te rends pas malheureuſe ! Que tes réſolutions ſoient durables, & n’aie point à te reprocher la mort de ta mere ! Ta conduite a détruit ma ſanté. Que deviendrais-tu, ſi tu me perdais par ta faute ? Tu ſerais un objet d’horreur. Perſonne ne voudrait te voir. Tout le monde te fuirait ; tu voudrais te fuir toi-même, mais tes remords te ſuivraient par tout. La petite d’Orville fondait en larmes, ſanglotait & ſerrait ſa main, en criant : Maman, Maman, ayez pitié de moi, ayez pitié de moi ! je vais tout réparer !

En effet, de ce moment elle s’appliqua à vaincre ſon caractere. Elle eut plus de peine qu’une autre, mais elle y parvint. Elle ſe livra à l’étude, & en deux ans de temps elle eut une légere teinture de ce que ſa couſine ſavait à fond ; car le temps perdu ne peut ſe réparer entiérement : mais on lui ſut gré des efforts qu’elle faiſait, & ſur-tout d’avoir réprimé ſon caractere. On commença à lui marquer de l’eſtime & des égards. Le Baron ne la traita plus en enfant, il ne cherchait plus à poliſſoner avec elle. Il lui parlait avec le reſpect & la décence que tout le monde obſerve envers les jeunes perſonnes de ſon ſexe, & auxquelles on ne manque jamais ſans leur faute. Monſieur & Madame d’Orville, preſſés d’effacer la mauvaiſe réputation que, malgré leurs précautions, leur fille s’était faite, quitterent le ſéjour de leur terre. Ils revinrent en ville, & bientôt tout le monde s’empreſſa à donner à Mademoiſelle d’Orville les éloges qu’elle méritait. On va inceſſamment la marier, & l’on ne doute pas qu’elle ne faſſe un établiſſement avantageux. Pauline s’eſt mariée l’année derniere. Elle a ſur ſa couſine la ſupériorité des talens & de la ſcience, parce qu’elle n’a pas, comme elle, perdu cinq années de ſa vie qu’on ne retrouve plus, & dont Mademoiſelle d’Orville n’a connu le prix que quand il n’en étoit plus temps ».

Voilà tout, Maman. Je n’avais jamais lu cette hiſtoire toute entiere.

La Mere.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

Emilie.

Je dis qu’il ne faut pas perdre ſon temps comme Mademoiſelle d’Orville.

La Mere.

Vous voyez donc qu’il ne faut pas perdre ſa matinée ; car le temps perdu de Mademoiſelle d’Orville n’était qu’un compoſé de matinées perdues. Eſt-il en votre pouvoir de faire revenir une de ces matinées ?

Emilie.

Mon dieu non, Maman ; mais je ferai bien à l’avenir.

La Mere.

Mais ce qui eſt paſſé, eſt perdu. Mettez-vous à votre table, & écrivez juſqu’au dîner.

Emilie.

Maman, je voudrais vous demander quelque choſe ſur ce que j’ai lu.

La Mere.

Cette après-dînée nous en cauſerons en nous promenant.

Emilie.

Mais s’il vous vient du monde ?… Maman, j’ai envie de faire lire cette hiſtoire à une certaine perſonne… à un monſieur qui m’apporte toujours des oranges de la part de Monſieur Arlequin ; vous ſavez bien ?

La Mere.

Oui, je ſais bien ; mais je ne crois pas que cela ſoit néceſſaire.

Emilie.

Pourquoi, Maman ?

La Mere.

Nous dirons cela tantôt. Vous n’avez que ce qu’il vous faut de temps pour écrire avant le dîner ; ne le perdez pas.