Les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault/Texte entier

Les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault
Les Contes de ma mère l’Oye avant PerraultE. Dentu (p. NP-382).



LES CONTES
DE
MA MÈRE L’OYE
AVANT PERRAULT




DU MÊME AUTEUR

                CONTES D’UN BUVEUR DE BIÈRE
    1 vol. in-18 jésus, 8e édit., revue et corrigée.
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Roman traduit du russe avec Piotre Artamoff, 1 vol. in-18. jésus.

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         Imprimerie D. Bardin, à Saint-Germain 


CHARLES DEULIN


LES CONTES
DE
MA MÈRE L’OYE
AVANT PERRAULT



PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D’ORLÉANS
1879





À

LOYS BRUEYRE

Ce livre est dédié
par son ami
C. D.



Paris, le 20 octobre 1877.


INTRODUCTION

I



Mon intention n’est pas de donner au public un simple recueil de contes, encore moins de lui présenter un pur travail d’érudition sur un sujet qu’il est de mode aujourd’hui de traiter au point de vue philologique et ethnographique. Je laisse à MM. C.-A. Walckenaer, Alfred Maury, Charles Giraud, etc., le soin de chercher d’où viennent les fées, les ogres et la Mère l’Oye elle-même ; je ne veux pas non plus m’inquiéter de savoir, après MM. Gaston Paris, Angélo de Gubernatis, Loys Brueyre, André Lefèvre, Hyacinthe Husson, etc., etc., quels mythes solaires sont renfermés dans Peau d’Âne, la Barbe bleue et Cendrillon.

Cette science est trop haute pour moi ; de plus, elle me paraît encore un peu trop vague et hypothétique. L’avouerai-je, d’ailleurs ? C’est sans enthousiasme que j’ai lu dans la Chaîne traditionnelle de M. Husson que le petit Chaperon Rouge est une aurore, et la Belle au bois dormant, « l’image d’une belle nuit calme et sereine, ou, si l’on veut, de la lumière céleste envahie par la Nuit ou par l’Hiver. » J’aime les contes pour eux-mêmes ; aussi bien que l’allégorie, le symbole me glace, et je serais vraiment fâché que M. Paris me prouvât jusqu’à l’évidence que le Petit Poucet n’a jamais existé qu’au ciel, sous la forme d’un dieu aryen.

Mon but est seulement d’examiner les différentes versions des contes publiés par Charles Perrault, sous le titre de Contes de ma mère l’Oye qui, avant lui ou de son temps, couraient en France et chez nos voisins. Afin que cette étude critique soit le plus exacte et le moins ennuyeuse possible, je produirai in extenso les traditions qui se rapprochent le plus de ces historiettes. Je les comparerai entre elles et je tâcherai d’y retrouver le génie des nations qui les auront fournies.

Je ne prétends pas, notez-le bien, que ces récits soient les sources où a puisé l’auteur de la Barbe bleue ; je suis convaincu, malgré l’opinion contraire de F. Génin et d’A. Maury, qu’il n’a guère consulté que les nourrices ; je crois même qu’on peut regarder comme une des versions du Petit Poucet qui couraient de son temps, la fiaoue qu’Oberlin a donnée dans son Essai sur le patois lorrain. Elle me servira peut-être à faire voir que l’interprétation si ingénieuse et si savante de M. Paris laisse quelque chose à dire et pèche par un certain côté.

Bien que Charles Perrault soit l’objet de cette étude, je n’écrirai point sa biographie. Ce travail a été fait dernièrement par M. André Lefèvre de façon à ce qu’on ait pas à y revenir. L’édition des Contes de ma Mère l’Oye, que le poëte érudit vient de publier dans la Nouvelle Collection Jannet, me paraît être l’édition définitive, et mes lecteurs me pardonneront de les y renvoyer pour tout ce qui n’a pas directement trait à mon sujet.


II


L’auteur du Petit Poucet n’était point en son temps un mince personnage. Membre de l’Académie des Inscriptions et de l’Académie française, il avait su s’élever à l’emploi de premier commis ou, comme nous dirions aujourd’hui, de secrétaire général du ministère des finances. Par Colbert il avait l’oreille de Louis XIV, et c’est sur son conseil que furent rejetés les plans demandés au cavalier Bernin pour la continuation du Louvre. Non-seulement il occupait un poste considérable ; il se montrait de plus, par sa valeur personnelle, tout à fait digne de ses hautes fonctions.

Doué d’un esprit indépendant et aventureux, il était accessible à tous les goûts, à toutes les innovations ; il cultivait à la fois et avec un égal succès les beaux-arts et les belles-lettres. Il finit même par créer en littérature un genre, qu’il n’osa pas avouer d’ailleurs, et auquel il doit d’être immortel.

En 1683, à l’âge de cinquante-cinq ans, il se retira des affaires dans sa maison du faubourg Saint-Jacques pour soigner l’éducation de ses enfants et aussi pour mieux s’adonner aux lettres que, depuis vingt ans, il avait à peu près délaissées. Il y écrivait des pièces de vers assez médiocres, car la poésie était sa partie faible, bien que, dans ses Mémoires, il cite avec complaisance son poëme de Saint-Paulin, « qui eut assez de succès, malgré les critiques de quelques personnes d’esprit. »

Quatre ans après, il composa le poëme du Siècle de Louis le Grand et il le lut dans une séance de l’Académie. On connaît le résultat de cette lecture. En vers parfois spirituels mais d’une allure traînante et d’une forme démodée, Perrault loua son siècle au détriment de l’antiquité. Cette sortie déplut à Boileau qui se leva furieux, éclata en reproches et, depuis lors, se répandit en épigrammes contre le détracteur des anciens.

Perrault, pour défendre son opinion, écrivit le Parallèle des anciens et des modernes ; Boileau riposta par sa traduction de Longin, et toute la littérature se partagea en deux camps. Quoiqu’il eût affaire à un rude adversaire, Perrault se tira de la querelle à son honneur. Il sut garder son sang-froid et resta dans les bornes de la politesse, tandis que Boileau perdit la mesure et se montra presque grossier.

Ce « trouble poétique » aurait suffi à l’ambition de bien des gens ; mais, plus avide de gloire que de bruit, l’auteur du Parallèle visait plus haut : il voulait être immortel. Pour y parvenir, il choisit d’instinct la forme littéraire qui répond le plus exactement au génie français et qui résiste le mieux au temps, « Il y a, dit un écrivain allemand, quelque chose de si vivace dans une anecdote fortement conçue, qu’elle est douée, pour ainsi dire, d’immortalité, et cette immortalité des infiniment petits en littérature mérite d’arrêter l’attention. »

Perrault avait pris pour modèle un de ses amis, son aîné de sept ans, pour qui il ne cachait pas sa profonde admiration. Ce modèle, ou plutôt cet idéal, n’était autre que La Fontaine : on sait que Perrault supplia vainement Colbert de lui maintenir sa pension[1].

Cette préoccupation de Perrault, que M. André Lefèvre a signalée sur nos indications, n’a pas été assez remarquée. Elle éclate pourtant de toutes parts. C’est ainsi que, même après le succès des contes, il s’essaya dans l’apologue et publia une traduction en vers des fables de Faerne, qui avaient fourni tant de sujets à La Fontaine. Il se bornait à traduire, ne se sentant pas à l’aise sur ce terrain dont son ami semblait avoir fait sa propriété exclusive.

Il eut du reste le bon goût d’avouer qu’on ne peut comparer sa traduction, ni même l’original, aux fables du maître. « Les nôtres, dit-il, ressemblent à un habit d’une bonne étoffe, bien taillée et bien cousue, mais simple et tout unie : les siennes ont quelque chose de plus, et il y ajoute une riche et fine broderie qui en relève le prix infiniment. »

Il fut plus hardi et eût été plus heureux avec le conte badin, à en juger par celui qu’on lui attribue et que le lecteur trouvera sous le titre de l’Esprit fort dans l’édition de M. Lefèvre. Malgré le penchant qu’il avait marqué de bonne heure pour le burlesque, il ne persévéra point en cette voie. Il était dans le monde sur un pied d’homme grave qui ne lui permettait pas de pareilles licences. Il s’en explique ainsi dans la préface des contes en vers :

« J’aurais pu rendre mes contes plus agréables en y mêlant certaines choses un peu libres dont on a accoutumé de les égayer ; mais le désir de plaire ne m’a jamais assez tenté pour violer une loi que je me suis imposée, de ne rien écrire qui pût blesser ou la pudeur, ou la bienséance. »

C’est sans doute alors que, tout en restant fidèle à ses principes, il alla puiser dans un des recueils où La Fontaine s’approvisionnait d’habitude et emprunta à Boccace le sujet de Griselidis. Malgré des objections et des critiques dont nous nous occuperons plus tard, Griselidis eut du succès, et Perrault, toujours sur les pas de son guide, publia, non pas Peau d’Âne, comme on le croit communément, mais les Souhaits ridicules.

Peau d’Âne parut pour la première fois en 1694 dans le Recueil des pièces curieuses et nouvelles tant en prose qu’en vers, édité à La Haye, chez Adrian Moëtjens[2]. Les Souhaits ridicules avaient vu le jour en novembre 1693, dans le Mercure galant, page 37, avec un court avertissement du rédacteur, qui se termine par ces mots : « Vous avez lu quantité d’ouvrages de M. Perrault, de l’Académie française, qui vous ont fait voir la beauté de son génie dans les sujets sérieux. En voici un qui vous fera connaître qu’il sait badiner agréablement quand il lui plaît. »

Dans les Souhaits ridicules, Perrault reprenait un sujet traité quinze ans auparavant par La Fontaine sous le titre des Souhaits, et il le reprenait en marchant sur ses traces. Le début du conte rappelle, en effet, celui de la Mort et le Bûcheron :


Il était une fois un pauvre bûcheron
Qui, las de sa pénible vie,
Avait, disait-il, grande envie
De s’aller reposer aux bords de l’Achéron :
— Représentant dans sa douleur profonde,
Que, depuis qu’il était au monde,
Le ciel cruel n’avait jamais
Voulu remplir un seul de ses souhaits.
Un jour que, dans le bois, il se mit à se plaindre,
À lui, la foudre en main, Jupiter apparut…


Jupiter vient là évidemment pour obéir à la poétique de celui qui tenait qu’on doit, autant que possible, relever la matière qu’on traite, et qui a dit de ses propres ouvrages, avec un demi-sourire

que Perrault ne lui a pas emprunté pour versifier ses contes :

Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque rôle,
Jupiter comme un autre…


Il est bien probable que, dans la version populaire, le héros n’était pas un bûcheron et que le rôle de Jupiter était joué par une fée. Ce n’est point un bûcheron et c’est une fée que Mme Leprince de Beaumont met en scène dans les Trois Souhaits, qu’elle avait sans doute trouvés en Lorraine, pays conteur, ou elle habita quelque temps.

Quoique le personnage du Magasin des enfants à qui elle fait narrer l’historiette, affirme l’avoir lue quelque part, on peut croire qu’elle ignorait l’existence des Souhaits ridicules. À l’époque où elle écrivait son livre en Angleterre (1757), les éditions de Perrault ne contenaient plus les contes en vers. Perdus depuis 1742, ils furent seulement retrouvés et, pour ainsi dire, exhumés en 1776 par le marquis de Paulmy, qui en donna un commentaire dans sa Bibliothèque des romans.

Si Peau d’Âne m’étoit conté
J’y prendrois un plaisir extrême,


s’écrie La Fontaine en 1678, et, seize ans après, Perrault se décide enfin à aborder le conte des fées proprement dit et à nous conter Peau d’Âne. Il y songeait sans doute depuis quelques années, car, dans le second volume de son Parallèle, on lit cette phrase : « Les fables milésiennes sont si puériles que c’est leur faire assez d’honneur que de leur opposer nos contes de Peau d’Âne et de la Mère l’Oye. »

La Porte, dans ses Mémoires, relate qu’en 1645, quand Louis XIV sortit des mains des femmes, « ce qui lui fit le plus de peine étoit qu’on ne lui pouvoit fournir des contes de Peau d’Âne, avec lesquels les femmes avoient coutume de l’endormir. » En 1651, Scarron, dans son Roman comique, dit en parlant de Ragotin : « On changea de discours deux ou trois fois pour se garantir d’une histoire que l’on croyoit devoir être une imitation de Peau d’Âne, » Peau d’Âne était alors le maître conte, le conte type, et on disait indifféremment des contes de Peau d’Âne ou de la Mère l’Oye.

Un peu plus tard, de la chambre des nourrices, les contes de Peau d’Âne passèrent dans les salons. Ce fut, comme l’a fort bien indiqué M. Giraud dans la préface de l’édition Perrin, le genre à la mode, durant le dernier quart du siècle, chez la marquise de Lambert, qui habitait le bel hôtel occupé aujourd’hui par le cabinet des médailles, et où se réunissait une société spirituelle et choisie, dont Fontenelle était le principal personnage ; chez la comtesse de Murat, femme de beaucoup d’esprit, qui écrivit elle-même des contes de fées ; chez Mme d’Aulnoy, amie de Saint-Évremond, et qui se fit une réputation avec ses historiettes ; chez Mme Le Camus, autre femme aimable et lettrée, parente du cardinal de ce nom, épouse d’un conseiller d’État ; chez la duchesse d’Épernon ; chez la comtesse de Grammont ; enfin chez les grandes dames de Versailles que, selon une expression de Mme de Coulanges, rapportée par Mme de Sévigné (6 août 1677), on mitonnait avec des contes de fées.

Mais le conte de fées n’en était pas moins un genre méprisé et regardé par les gens graves comme tout à fait indigne de la littérature. Les critiques qui reprochaient ses historiettes à Boccace, « prétendant qu’il ne convenait nullement à un homme de son âge de se livrer à de semblables bagatelles, » sont de tous les siècles et surtout du XVIIe. On était alors sous l’influence du mot de Louis XIV sur les tableaux de Téniers, et Voltaire nous a appris que le roi Soleil traitait les fables de La Fontaine comme les tableaux de Téniers. Que devait-il penser des contes de Perrault ?

En 1669, dans sa Dissertation sur Joconde, Boileau s’écriait : « Qu’auroit-on dit de Virgile, bon Dieu ! si, à la descente d’Énée dans l’Italie, il lui avait fait conter par un hôtelier l’histoire de Peau d’Âne, ou les contes de Ma Mère l’Oye ? »

À cette question, qui prouvait d’ailleurs que Boileau avait lu le Virgile travesti de Scarron, on aurait pu répondre que l’auteur de l’Énéide eût imité en cela, comme en bien d’autres points, l’auteur de l’Odyssée, qui fait conter par Ulysse à Alcinoüs l’histoire de Polyphème et celle de Circé, lesquelles ne sont pas autre chose que des contes d’ogre et de fée[3]. Mais, à cette époque, il n’était pas encore établi que, comme l’a fort bien dit M. F. Baudry dans la préface des Dieux et les Héros, « la mythologie, au moins dans ses parties essentielles et originales, n’est l’œuvre ni des sages, ni des poètes, mais du peuple et de l’esprit enfantin des hommes primitifs, et qu’elle consista d’abord en traditions populaires allant, à l’occasion, jusqu’aux contes de nourrice. » Cette vérité n’était que vaguement pressentie par quelques rares esprits tels que La Fontaine, Perrault et Fénelon, qui faisait dire impertinemment par Achille à Homère : « L’Odyssée n’est qu’un amas de contes de vieille. »

Peau d’Âne n’eut pas moins de succès que Griselidis, malgré la plaisanterie de Boileau : « Le conte de Peau d’Âne et la femme au nez de boudin, mis en vers par M. Perrault, de l’Académie française ; » malgré le quatrain que le recueil de Moëtjens, qui avait des allures du Figaro d’il y a quinze ans, insère en regard de son Apologie des femmes,

Perrault nous a donné Peau d’Asne ;
Qu’on le loue ou qu’on le condamne,
Pour moi, je dis comme Boileau :
Perrault nous a donné sa peau ;


malgré enfin la deuxième lettre de M. *** à Mlle *** qui, dans le même recueil, traita Peau d’Âne encore plus mal que la précédente n’avait traité Griselidis.

Harcelé par toutes ces critiques, Perrault crut devoir se justifier d’avoir rimé ces bagatelles. Dans la préface qui figure en tête de la quatrième édition — la troisième est introuvable — il répondit à « quelques personnes qui affectent de paraître graves, et qui ont regardé ses contes avec mépris. »

« Comme j’ai affaire, dit-il, à bien des gens qui ne se payent pas de raisons, et qui ne peuvent être touchés que par l’autorité et par l’exemple des anciens, je vais les satisfaire là-dessus.

« Les fables milésiennes, si célèbres parmi les Grecs et qui ont fait les délices d’Athènes et de Rome, n’étoient pas d’une autre espèce que les fables de ce recueil. L’histoire de la Matrone d’Éphèse est de la même nature que celle de Griselidis : ce sont l’une et l’autre des nouvelles, c’est-à-dire des récits de choses qui peuvent être arrivées et qui n’ont rien qui blesse absolument la vraisemblance. La fable de Psyché, écrite par Lucien et par Apulée, est une fiction toute pure et un conte de vieille, comme celui de Peau d’Ane[4]. Aussi voyons-nous qu’Apulée le fait raconter, par une vieille femme, à une jeune fille que des voleurs avoient enlevée, de même que celui de Peau d’Âne est conté tous les jours à des enfants par leurs gouvernantes et par leurs grand’mères. La fable du laboureur qui obtint de Jupiter le pouvoir de faire, comme il lui plairoit, la pluie et le beau temps, et qui en usa de telle sorte qu’il ne recueillit que de la paille sans aucuns grains, parce qu’il n’avoit jamais demandé ni vent, ni froid, ni neige, ni aucun temps semblable, chose nécessaire cependant pour faire fructifier les plantes, cette fable, dis-je, est de même genre que le conte des Souhaits ridicules, si ce n’est que l’un est sérieux et l’autre comique ; mais tous les deux vont à dire que les hommes ne connoissent pas ce qui leur convient, et sont plus heureux d’être conduits par la Providence que si toutes choses leur succédoient selon qu’ils le désirent. »

Remarquez que ces sujets, la Matrone d’Éphèse, Psyché, Jupiter et le Métayer, avaient été traités par La Fontaine longtemps avant que Perrault écrivît Griselidis, Peau d’Ane et les Souhaits ridicules. Il est bien probable d’ailleurs que c’est à l’apologue du fabuliste que ce dernier a emprunté le Jupiter des Souhaits.

Pour défendre ses contes, Perrault n’appelait modestement à son secours que les gens d’esprit de l’antiquité : Ésope, Lucien, Apulée ; La Fontaine, plus hardi et plus irrévérencieux, avait écrit, vingt-cinq ans auparavant, dans sa fable Contre ceux qui ont le goût difficile :

Vraiment, me diront nos critiques,
Vous parlez magnifiquement
De cinq ou six contes d’enfant.
Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques
Et d’un style plus haut ? En voici. Les Troyens,
Après dix ans de guerre autour de leurs murailles,
Avoient lassé les Grecs qui, par mille moyens,
Par mille assauts, par cent batailles,
N’avoient pu mettre à bout cette fière cité ;
Quand un cheval de bois, par Minerve inventé…

et, ouvrant la bouche de plus en plus grande, durant huit vers encore, il prolonge sa période, puis s’arrête court et se fait déclarer par « quelqu’un de nos auteurs, » que le cheval de bois ainsi que les héros homériques avec leurs phalanges,

Sont des contes plus étranges
Qu’un renard qui cajole un corbeau sur sa voix.

Il revient sur ce sujet au début de chaque livre :

Les fables ne sont point ce qu’elles semblent être…

L’apologue est un don qui vient des immortels…


et, pour mieux relever le genre qu’il cultive, il ne manque pas, dans son épître au Dauphin, comme dans sa préface, d’insister sur l’utilité des fables :

« L’apparence en est puérile, je le confesse ; mais ces puérilités servent d’enveloppe à des vérités importantes… Par les raisonnements et les conséquences qu’on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable des grandes choses… »

Dans sa préface et dans sa dédicace à Mademoiselle, Perrault dira de même de ses contes :

« Quelque frivoles et bizarres que soient toutes ces fables dans leurs aventures, il est certain qu’elles excitent dans les enfants le désir de ressembler à ceux qu’ils voient devenir heureux, et, en même temps, la crainte des malheurs où les méchants sont tombés par leurs méchancetés… Ces contes renferment tous une morale très-sensée, et qui se découvre plus ou moins, selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent. »

Et toutes les éditions jusqu’en 1781, à l’exemple de la première, portent ces mots ajoutés au titre : avec des moralités, — et jusque dans ces fameuses moralités en vers, regrettable concession de l’auteur, Sainte-Beuve retrouve « l’ami de Quinault et le contemporain gaulois de La Fontaine. »

Non-seulement, pour justifier ses contes, Perrault, sur les pas de La Fontaine, argue sans cesse de leur utilité ; non-seulement il s’autorise de l’exemple des anciens, il va plus loin : dans son admiration, il met La Fontaine à part et affirme qu’il n’a pas eu son pareil dans l’antiquité.

« On a beau vanter le sel attique, dit-il en 1692 dans le Parallèle des anciens et des modernes, il est de même nature que les autres sels ; il n’en diffère que du plus au moins ; mais celui de M. de La Fontaine est d’une espèce toute nouvelle : il y entre une naïveté, une surprise et une plaisanterie d’un caractère qui lui est tout particulier, qui charme, qui émeut et qui frappe tout d’une autre manière. » Et il cite des exemples, après quoi il ajoute : « Il y a dans toutes ses fables une infinité de choses semblables, toutes différentes entre elles, et dont il n’y a pas une seule qui ait son modèle dans les écrits des anciens. »

Quatre ans après, La Fontaine étant mort, à l’époque même où Perrault écrivait ses contes en prose, il trace ainsi, dans ses Éloges des hommes illustres qui ont paru pendant ce siècle, le panégyrique de celui d’entre eux qu’il avait pris pour modèle :

« Le talent merveilleux que la nature lui donna lui a fait produire des ouvrages d’un agrément incomparable. Il s’y rencontre une simplicité ingénieuse, une naïveté spirituelle et une plaisanterie originale qui, n’ayant jamais rien de froid, cause une surprise toujours nouvelle. Ces qualités si délicates, si faciles à dégénérer en mal et à faire un effet tout contraire à celui que l’auteur en attend, ont plu à tout le monde, aux sérieux, aux enjoués, aux cavaliers, aux dames et aux vieillards de même qu’aux enfants. Jamais personne n’a mieux mérité d’être regardé comme original, et comme le premier en son espèce. Non-seulement il a inventé le genre de poésie où il s’est appliqué, mais il l’a porté à la dernière perfection ; de sorte qu’il est le premier, et pour l’avoir inventé, et pour y avoir tellement excellé que personne ne pourra jamais avoir que la seconde place en ce genre d’écrire. Les bonnes choses qu’il faisoit lui coûtoient peu parce qu’elles couloient de source et qu’il ne faisoit presque autre chose que d’exprimer naturellement ses propres pensées et se peindre lui-même. Son plus bel ouvrage et qui vivra éternellement, c’est son recueil des fables d’Ésope qu’il a traduites ou paraphrasées. Il a joint au bon sens d’Ésope des ornements de son invention, si convenables, si judicieux et si réjouissants en même temps, qu’il est malaisé de faire une ; lecture plus utile et plus agréable tout ensemble. » : Ce portrait est excellent, et il se trouve que l’auteur s’y est peint lui-même. Il n’y a qu’un trait qui ne soit point exact. Il est reconnu aujourd’hui que La Fontaine n’était pas une sorte de fablier qui se couvrait de fleurs et portait des fruits naturellement et sans aucune peine. Sa fausse paresse cachait un travail incessant, ses fréquentes distractions venaient d’une préoccupation perpétuelle. M. de Banville, bon juge en la matière, a expliqué cette absorption d’un esprit supérieur par « les formidables efforts qu’a demandés la création du vers libre ; » j’ajoute avec Perrault : et du « genre de poésie » qu’il voulait y renfermer[5].

C’est pour n’avoir pas possédé cette rare faculté que Perrault a été un aussi médiocre versificateur ; et c’est pour avoir reconnu son immense infériorité sur ce point qu’il a mérité plus tard d’être regardé ainsi que La Fontaine, comme le premier dans son genre.


III


Traiter les contes de fées en vers, les relever, comme on disait, par la poésie, c’était une entreprise difficile, et il ne suffisait pas pour faire absoudre l’auteur d’alléguer l’utilité morale de semblables bagatelles. Perrault le sentait, et d’ailleurs le critique anonyme du recueil de Moëtjens le lui signifiait assez crûment :

« Je ne sais si notre autheur se fait un plan de son ouvrage avant que de travailler ; mais il me semble que souvent il ne suit pas de route assurée et qu’après avoir perdu le temps en digressions inutiles, ou si l’on veut après s’être égaré de son chemin, il se reprend en courant et saute par-dessus le principal de son sujet. Je crois, après y avoir bien pensé, que ce qui l’empêche de marcher constamment sur une ligne, c’est que, ne trouvant point la ligne sur son passage, il la cherche ou il peut et s’engage par là quelquefois dans de mauvais chemins dont il ne revient pas toujours aisément. Il a l’esprit vif, l’expression brillante et variée ; mais la rime, qui ne lui obéit pas toujours, entraîne quelquefois la raison, comme des chevaux mal disciplinés entraînent le cocher et la voiture. »

D’un autre côté, laisser les contes en prose comme au siècle précédent, semblait une tentative bien hardie à une époque où, depuis le grand succès des contes et des fables de La Fontaine, il était de règle de versifier les sujets de peu d’étendue, ainsi que ceux qu’on destinait au théâtre ; où, pressé par un commandement du roi, Molière s’excusait de n’avoir pas eu le loisir de mettre toute la Princesse d’Élide en vers, et où Thomas Corneille, dans l’intérêt de l’œuvre, cousait des rimes à l’admirable prose du Festin de Pierre.

Perrault avait l’esprit aventureux ; mais il était de son temps. Il n’attaquait les anciens qu’au profit des modernes, dont il partageait les idées. Ainsi que l’a dit M. H. Rigaud, dans son histoire de la fameuse querelle, « il était tout entier de son siècle par ses admirations comme par ses dédains. Au Panthéon il opposait le Louvre ; il ne songeait pas un instant à la cathédrale de Bourges ni à Notre-Dame de Paris. » Jamais de lui-même il ne se serait avisé, lui, un académicien, d’écrire des contes en prose.

D’ailleurs, il avait sans doute lu en manuscrit Finette ou l’adroite princesse, que Mlle Lhéritier, sa parente, publia la même année que parut sa Belle au bois dormant, et cet exemple n’était pas fait pour le décider. La prose, en pareil cas, n’offrait pas moins de difficulté que les vers, et Perrault se souvenait de ce que La Fontaine avait écrit dans la préface de son roman de Psyché, où il a employé tour à tour ces deux formes du langage.

« J’ai trouvé de plus grandes difficultés dans cet ouvrage qu’en aucun autre qui soit sorti de ma plume. Cela surprendra sans doute ceux qui le liront : on ne s’imaginera jamais qu’une fable contée en prose m’ait tant emporté de loisirs, car, pour le point principal, qui est la conduite, j’avois mon guide ; il m’étoit impossible de m’égarer : Apulée me fournissoit la matière. Il ne restoit que la forme, c’est-à-dire les paroles, et d’amener de la prose à quelque point de perfection, il ne semble pas que ce soit une chose fort malaisée ; c’est la langue naturelle de tous les hommes. Avec cela, je confesse qu’elle me coûte autant que les vers, que si jamais elle m’a coûté, c’est dans cet ouvrage. Je ne savois quel caractère choisir… »

Tel était précisément l’embarras de Perrault, lorsqu’un heureux hasard le mit sur la voie. Dans la dédicace de son conte de Marmoisan à la fille de notre auteur, Mlle Lhéritier rapporte que dans une compagnie de personnes distinguées, où elle se trouvait, on décerna une infinité d’éloges à Griselidis à Peau d’Ane et aux Souhaits ridicules, puis elle ajoute : « On fit encore cent réflexions dans lesquelles on s’empressa de rendre justice au mérite de ce savant homme, dont il vous est si glorieux d’estre fille ; on parla de la belle éducation qu’il donne à ses enfants ; on dit qu’ils marquent tous beaucoup d’esprit, et enfin, on tomba sur les contes naïfs qu’un de ses jeunes élèves a mis depuis peu sur le papier avec tant d’agrément. »

Il est aisé de se figurer comment les choses se sont passées. Perrault habitait, nous l’avons dit, sa maison du faubourg Saint-Jacques, à portée des collèges, et s’y occupait fort de l’éducation de ses enfants. Un jour, il donna à l’un d’eux, comme thème de narration, un des contes que sans doute il avait l’intention de mettre en vers. C’était un petit bonhomme d’une dizaine d’années, doué d’une excellente mémoire et de beaucoup d’esprit naturel. Il tenait de son père l’amour des contes et il se rappelait les tournures naïves que sa nourrice employait en les disant. Il les reproduisit avec un tel bonheur que son père fut frappé de ce style ingénu qui ne devait rien à l’art.

La Fontaine, cherchant « lequel caractère est le plus propre pour rimer des contes », avait cru que « les vers irréguliers ayant un air qui tient beaucoup de la prose, cette manière pourroit sembler la plus naturelle, et par conséquent la meilleure ». Il avait de plus appelé à son aide le vieux langage « qui, pour les choses de cette nature, a des grâces que celui de notre siècle n’a pas ». Cet air qui tient beaucoup de la prose, Perrault n’arrivait point à le donner à ses vers, et le vieux langage, qui suffisait à la bonhomie malicieuse de contes grivois ne lui semblait pas encore assez naïf pour présenter aux enfants les fées, les ogres et les petits Poucets. Dans cette perplexité, la narration de son fils lui fut un trait de lumière. Sous cette plume inexpérimentée, il trouvait le vrai style du conte de fées, le bégayement des nourrices[6].

Il est facile de mesurer la distance qui sépare la poésie de la prose de Perrault dans ses contes ; il n’est besoin que de lire successivement un court passage de l’une et de l’autre. Voici le début de Griselidis :

Au pied des célèbres montagnes
Où le Pô, s’échappant de dessous ses roseaux,
Va dans le sein des prochaines campagnes
Promener ses naissantes eaux,
Vivoit un jeune et vaillant prince,
Les délices de sa province.
Le ciel, en le formant, sur lui tout à la fois
Versa ce qu’il a de plus rare,
Ce qu’entre ses amis d’ordinaire il sépare
Et qu’il ne donne qu’aux grands rois.

Et voici le commencement du Petit Chaperon Rouge :

« Il étoit une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eût su voir ; sa mère en étoit folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyoit si bien, que partout on l’appeloit le petit Chaperon rouge. Un jour, sa mère ayant cuit et fait des galettes, lui dit : « Va voir comme se porte ta mère-grand, car on m’a dit qu’elle étoit malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. »

Pour que l’homme qui avait écrit ces vers pompeux trouvât cette prose simple et familière, il a fallu évidemment, et quoi qu’en ait dit M. Ch. Giraud, l’intervention d’une main étrangère[7], et Perrault a pu sans invraisemblance publier ses contes sous le nom de son fils : l’enfant avait vraiment collaboré à l’œuvre paternelle.

Il a indiqué le ton et l’allure qui convenaient, le père n’a eu ensuite qu’à arranger les choses et à les mettre, comme on dit, sur leurs pieds[8]. Il les a même quelquefois un peu trop arrangées et enguirlandées de galanterie ; avouons-le, sans aller jusqu’à prétendre, avec Mickiewicz, « qu’il a tourné en caricature des sujets naïfs et populaires, » ni même avec M. Chodzko, « qu’il a métamorphosé ses héroïnes en autant de précieuses, coiffées à la Maintenon, avec du fard et des mouches. » Les héroïnes de Perrault ne s’habillent pas toutes chez la bonne faiseuse, et, du reste, leurs antiques ajustements leur donnent aujourd’hui une tournure de patriarche et de marionnette qui leur sied à ravir.

Quant au reproche d’avoir trop rationalisé le conte, que lui a également adressé le poëte polonais, on peut quelquefois, comme nous le verrons plus tard, le faire remonter jusqu’à la nourrice, ou encore répondre avec Sainte-Beuve que « Perrault, tout en contant pour les enfants, sait bien que ces enfants seront demain ou après-demain des rationalistes… La mesure de Perrault est bien française, » et c’est l’ironie, discrète et souriante, qui fait le charme secret de ses contes.


IV


La tirade contre Homère dans le Siècle de Louis le Grand semble bien hardie ; les contes en simple prose, où les vers ne figurent qu’après le récit, étaient plus hardis encore. Aussi Perrault recula-t-il devant sa propre audace, et c’est surtout par respect humain qu’il les publia sous le nom de son fils. Il n’avait guère modifié les données primitives et ces bagatelles lui avaient peu coûté. Il se garda bien de les lire à l’Académie, où il est probable qu’on les aurait assez mal accueillies.

Cette fois pourtant le succès fut complet et la critique resta muette. Comme il est d’habitude après la réussite de toute œuvre originale, les imitateurs se jetèrent sur ce genre nouveau. Ils l’exploitèrent si bien qu’en 1699 l’abbé de Villiers, pour mettre une digue à ce débordement de féeries, publia ses Entretiens sur les contes de fées. Dans les critiques, d’ailleurs fort justes, qu’il leur adressa, il eut soin de faire une exception pour Perrault. Le théâtre lui-même s’en mêla : un mois après l’apparition des Contes, Dufresny fit jouer aux Italiens les Fées ou les Contes de ma Mère l’Oye qui, en raillant le genre, en constataient la vogue, et, deux ans plus tard, Dancourt donnait aussi une pièce sous le même titre.

Cette vogue passa pourtant bientôt, et Perrault se vit submergé sous les fadaises dont MMmes Lhéritier, d’Aulnoy, de Murat, de la Force, d’Auneuil, etc., remplirent leurs historiettes. Il n’y eut pas seulement la réaction qui suit toujours les succès éclatants. De la part du xviiie siècle, il y eut animadversion : aux yeux des philosophes le merveilleux encourageait les erreurs dont ils voulaient débarrasser l’humanité.

Pendant que ses contes, traduits en toutes les langues, se répandent dans le monde entier, les gens de lettres d’alors, même ceux qui ont des accointances avec les fées, affectent pour Perrault un singulier dédain. On sait qu’une version du Chat botté se trouve dans les Facétieuses nuits de Straparole. Lamonnoye, qui a écrit une préface pour la traduction de Louveau et Larivey, n’y dit pas un mot de Perrault. Le poëte Laisnez qui, en 1709, enrichit cette traduction de notes, cite Molière et La Fontaine à propos des emprunts ou des rencontres, et se tait sur le compte de Perrault. En 1735, Voltaire lui fait assiéger vainement, en compagnie de La Motte et de Chapelain, la porte du Temple du Goût. À la même date, dans sa Bibliothèque des Romans, Langlet-Dufresnoy se plaint de la sécheresse de ses contes, et, en 1772, dans ses Trois siècles de notre littérature, Sabatier de Castres déplore leur manque de délicatesse. D’Alembert, dans l’Éloge qu’il lui a consacré (1772), le traite comme un méchant poëte, et ne mentionne pas ses contes. Dans l’Essai sur les éloges, Thomas, qui n’est pas moins muet sur ce chapitre, résume ainsi son panégyrique : « Que Boileau reste à jamais dans la liste des grands écrivains et des grands poëtes, mais qu’on estime en Charles Perrault de la philosophie, des connaissances et des vertus. » Diderot[9], Marmontel, Rousseau, Grimm, Chamfort lui-même, qui, dans son Éloge de La Fontaine, mentionne Vergier, Grécourt, Sénecé, Piron, ne semblent pas se douter de l’existence des contes de Perrault. En 1775, un savant, un érudit, Oberlin, dans son Essai sur le patois lorrain, donne une version populaire du Petit Poucet, et il n’a pas l’air de savoir que sur ce sujet Perrault a laissé un chef-d’œuvre.

C’est en vain qu’en cette même année 1775, le rédacteur de la Grande Bibliothèque des Romans lui rend justice. C’est en vain que le Cabinet des fées loue en 1785 « le ton naïf et familier, l’air de bonhomie, la simplicité qui font le charme ses contes. » Dans son Cours de littérature (1799-1807), La Harpe ne daigne pas s’en occuper, et dit, en revanche, des contes de Mme d’Aulnoy : « On peut mettre de l’art et du goût jusque dans ces frivolités puériles. Mme d’Aulnoy est celle qui paraît y avoir le mieux réussi. » En 1821, le Dictionnaire historique, critique et bibliographique, copiant la France littéraire de Desessarts, qui avait copié le Dictionnaire historique de 1789, en est encore à attribuer les Contes de fées au jeune Perrault d’Armancour. Enfin, dans la liste donnée par M. André Lefèvre, de 1697, date de la première édition, à 1781, date de la première édition complète, c’est-à-dire en près d’un siècle, on ne compte que huit éditions, et toutes, je le répète, portent après le titre ces mots qui semblent demander grâce : avec des moralités.

C’est seulement en 1826 que commence la réaction. Collin de Plancy publie une bonne édition des Œuvres choisies de Ch. Perrault, de l’Académie française, avec des Recherches sur les contes des fées, où le premier, il appelle Perrault « le La Fontaine des prosateurs. » La même année, C.-A. Walckenaer fait paraître ses Lettres sur les contes de fées attribués à Perrault, où d’ailleurs il présente ces historiettes comme surannées et dédaignées des institutrices, où enfin il ne leur accorde l’exeat qu’à la condition qu’il sera bien convenu qu’elles n’appartiennent pas à Perrault[10]. Le bibliophile Jacob aide au mouvement et, dans la Notice de l’édition qu’il publie la même année, déclare que « par leur bonhomie, par leur simplicité, qui n’exclut pas la grâce et l’esprit, les contes de fées sont restés des modèles inimitables. » Nodier va plus loin et prophétise que sans aucun doute, avec Molière, La Fontaine et quelques belles scènes de Corneille, ce chef-d’œuvre ingénu de naturel et d’imagination, doit survivre à tous les monuments du siècle de Louis XIV. « Je ne crains pas de l’affirmer, dit-il, tant qu’il restera sur notre hémisphère un peuple, une tribu, une bourgade, une tente où la civilisation trouve à se réfugier, il sera parlé, aux lueurs du foyer solitaire, de l’odyssée aventureuse du Petit Poucet, des vengeances conjugales de la Barbe bleue, des savantes manœuvres du Chat botté, et l’Ulysse, l’Othello et le Figaro des enfants vivront aussi longtemps que les autres. »

En haine de Boileau toute l’école romantique fit chorus. Pour elle, Perrault, comme La Fontaine, était un indiscipliné, un précurseur, et la réhabilitation fut aussi éclatante que la chute avait été profonde. En 1845, Théophile Gautier parle du Petit Chaperon rouge et du Chat botté comme de « délicieux récits dont ne peut se lasser l’admiration naïve de l’enfant et l’admiration raisonnée de l’homme fait. » Ailleurs, avec un enthousiasme dont il faut rabattre, il proclame Peau d’Ane « le chef-d’œuvre de l’esprit humain, quelque chose d’aussi grand dans son genre que l’Iliade et l’Énéide. »

Vers la fin de 1861, paraît la splendide édition in-folio d’Hetzel, avec illustrations de Gustave Doré, et Sainte-Beuve, rendant compte de cette magnifique publication dans ses Lundis du Constitutionnel, dit de notre auteur : « Entre tout ce qui défilait devant lui de ces contes de la Mère l’Oye, si mêlés et faits presque indifféremment pour tenir éveillé l’auditoire ou pour l’endormir, il eut le bon goût de choisir et le talent de rédiger avec simplicité, ingénuité. Cela aujourd’hui fait sa gloire. Une Fée, à son tour, l’a touché ; il a eu un don. Qu’on ne vienne plus tant parler de grandes œuvres, de productions solennelles : le bon Perrault, pour avoir pris la plume et avoir écrit couramment sous la dictée de tous, et comme s’il eût été son jeune fils, est devenu ce que Boileau aspirait le plus à être, — immortel ! Était-ce donc la peine de se tant tourmenter et de se tant fâcher, monsieur Despréaux ! »

Vingt ans auparavant, dans son Histoire de la littérature de l’Europe pendant les XVe, XVIe et XVIIe siècles, Henri Hallam, le savant critique anglais, avait, comme Collin de Plancy, reconnu, dans les Contes des Fées, une sorte de pendant en prose des fables de La Fontaine. Enfin, en 1864, dans la meilleure édition des Contes qui ait été faite avant celle de M. André Lefèvre, un membre de l’Institut, M. Ch. Giraud, rapporte que « le petit volume, horriblement imprimé, des Contes de ma Mère l’Oye, publié par Barbin en 1697, et que Nodier, malgré son habile provocation, n’avait pu faire monter, il y a vingt ans, au-dessus de six napoléons, a été payé récemment mille francs à une vente célèbre et en avril dernier plus de quinze cents francs à une autre[11]. » Il en conclut que « dans cet entraînement de la curiosité opulente, il y a plus que de la passion, il y a l’indice d’une révolution des esprits, » et à son tour, il constate que « les contes de Perrault sont des fables de La Fontaine d’un genre à part. »

Après un siècle et demi, Perrault a définitivement atteint son idéal : pour avoir cessé d’imiter La Fontaine et être devenu lui-même, il égale La Fontaine dans le jugement des hommes. Le livre merveilleux qui a ravi nos premiers songes et fait chanter l’oiseau bleu sous le ciel de notre berceau, est mis au rang des œuvres les plus hautes de l’esprit humain ; l’histoire des Contes des Fées se termine, comme une féerie, dans les splendeurs d’une apothéose !


V


De Perrault aux dames qui, de son temps, ou après lui, ont couru la même carrière, il y a une distance énorme. Ce sont de spirituelles caillettes qui, au lieu de suivre comme lui d’aussi près que possible le récit des nourrices, brodent le texte et l’allongent au gré de leur caprice. Pour mieux en juger, prenez le volume de la Bibliothèque rose, où, aux contes de Perrault, on a joint les meilleurs de ses émules les plus célèbres, MMmes d’Aulnoy et Leprince de Beaumont. Le Petit Chaperon rouge tient tout entier en quatre pages ; la Barbe bleue en a neuf ; le plus long de tous, le Petit Poucet, en occupe seize. L’Oiseau bleu et la Chatte blanche en comptent cinquante-sept, et la Biche au bois près de soixante.

Mme Leprince de Beaumont est moins prolixe, et son chef-d’œuvre, la Belle et la Bête, qui n’en est pas mieux écrit, ne prend guère que vingt-deux pages. Sous prétexte que Mérimée était l’arrière-petit-fils de Mme Leprince de Beaumont, M. de Loménie, dans son discours de réception à l’Académie française, a prétendu qu’il y avait « un rapport frappant entre le style des deux auteurs. » N’en croyez pas un mot : rien ne ressemble moins au style sec et brillant de Mérimée que la langue fluide et incolore de Mme Leprince de Beaumont.

Mme d’Aulnoy mêle quelquefois ensemble — et assez mal, comme dans la Chatte blanche — deux traditions populaires ; elle transforme leurs rustiques personnages en princes charmants et en princesses accomplies, puis elle promène ses fades héros à travers des palais étincelants d’or et de diamants. Ce ne sont plus des contes, ce sont des féeries, et c’est pourquoi Mme d’Aulnoy est, de tous les conteurs, celui qui a fourni au théâtre les prétextes les plus commodes aux exhibitions de décors et de costumes assaisonnées de coq-à-l’âne.

Bien que plus vif d’allure, Hamilton, dans ses récits, n’est pas moins long et n’a pas mieux conservé leur caractère simple et naïf aux quelques fables qu’il a pu emprunter à la source commune. On assure qu’il a pris la plume uniquement pour prouver qu’il n’y avait pas grand génie à inventer des aventures merveilleuses comme celles des Mille et une Nuits. C’est possible ; mais on croirait bien plutôt qu’il a voulu parodier les romans de chevalerie. Un critique autorisé, M. Émile Montégut, a avancé, dans la Revue des Deux-Mondes (ier avril 1862), que « l’histoire de Fleur d’Épine peut être présentée comme le plus beau conte de fées qu’on ait écrit en France ». Depuis mon enfance, j’ai dévoré tous les contes, quels qu’ils fussent, que j’ai pu me procurer : ceux d’Hamilton sont les seuls, je l’avoue humblement, que je n’ai jamais lus jusqu’au bout. Malgré l’élégance du style, ces récits interminables, où un auteur sans conviction ne vise qu’à se moquer du lecteur, m’ont toujours singulièrement agacé, et chaque fois que j’y suis revenu, au bout de quelques pages le livre m’a tombé des mains.

Charles Nodier, qui d’ailleurs a bien mérité de Perrault, a un défaut tout aussi grave. Il conte, non pour amuser les gens, ou, ce qui serait mieux encore, pour s’amuser lui-même, mais pour montrer combien il a d’esprit. Jules Janin a dit qu’il n’en avait jamais plus qu’entre deux parenthèses ; or, dans le conte de fées, chose rapide et simple, il ne faut pas faire de parenthèses. La bonhomie de Nodier est artificielle, et il y entre beaucoup d’affectation. L’auteur de Trésor des Fèves n’a écrit qu’une seule historiette dans le vrai style qui convient aux contes des fées. Par malheur, ce n’est pas un conte. J’ai nommé son chef-d’œuvre, le Chien de Brisquet.

En somme, de tous les successeurs de Perrault, celui qui s’en approche le plus, longo sed proximus intervallo, c’est encore, malgré le manque de sobriété et quelque peu de maniérisme, le danois Andersen.

Nous avons déjà parlé de Finette ou l’adroite princesse. On a longtemps donné ce conte sous le nom du maître, et M. Ch. Giraud, tout en le restituant à Mlle Lhéritier, l’a encore admis dans son recueil. Nous allons en résumer rapidement les premières pages pour montrer, par un dernier argument, combien l’auteur de la Barbe bleue est original, et combien il l’emporte sur l’écrivain même dont on n’a pas craint de lui attribuer les œuvres.

L’histoire est adressée à Mme la comtesse de Murat. « Je suis aujourd’hui, dit Mlle Lhéritier de l’humeur du bourgeois gentilhomme. Je ne voudrais ni vers, ni prose pour vous la conter : point de rimes, un tour naïf m’accommode mieux. Je ne cherche que quelque moralité. » Et tout de suite elle énonce les deux proverbes sur lesquels son conte est fondé ; puis la voilà qui, prise d’un beau feu, se met à rimer une trentaine de vers, puis elle s’écrie : « Mais je n’y songe pas, madame, j’ai fait des vers ; au lieu de m’en tenir au goût de M. Jourdain, j’ai rimé sur le ton de M. Quinault, etc. » Au bout de trois pages qui, pour les enfants, font l’effet de la forêt inextricable de la Belle au bois dormant, l’auteur se décide enfin à entrer en matière.

Il s’agit d’un roi qui, s’en allant en Palestine faire la guerre aux infidèles, confie son royaume à son ministre. Il a trois filles, Nonchalante, Babillarde et Finettes. Développement du caractère de chacune, développement fort long et tout à fait inutile, puisque les noms suffisent pour mettre le lecteur au courant. Finette est tellement fine qu’elle découvre un piège dangereux qu’un ambassadeur de mauvaise foi avait tendu au roi son père. En mettant l’article du traité dans les termes que lui dicte sa fille, celui-ci trompe le trompeur. Tout cela voudrait être naïf et n’est que niais, et le conte continue ainsi durant quarante-sept pages.

« Il est une folie d’esprit qui plaît, a dit M. Giraud dans sa préface ; il en est une autre qui n’a pas de sel : c’est de l’extravagance. Perrault a su l’éviter, comme les anciens, par la simplicité du récit et la sobriété des détails. » Ce n’est pas le cas de Mlle Lhéritier, et je m’étonne qu’un critique aussi délicat que M. Giraud ne s’en soit pas avisé.

Voici maintenant, traduit littéralement, le début du même conte chez un auteur italien que le marquis de Paulmy déclare tout à fait ridicule, et de qui Génin a dit dans l’Illustration (ier mars 1856) : « Les métaphores violemment burlesques, dont il a composé le tissu de son style, seraient insupportables en français, supposé (ce que je ne crois pas) qu’on parvînt à les rendre toujours intelligibles. »

« Il était une fois un très-riche, très-riche marchand, nommé Marcone, qui avait trois filles d’une grande beauté, Bella, Cenzola et Sapia Liccarda. Un jour il dut entreprendre un voyage pour les affaires de son commerce. Comme il savait qu’en grandissant les filles aiment à mettre le nez hors des fenêtres, il fit clouer toutes les siennes et laissa en partant à chacune de ces demoiselles un anneau orné d’une certaine pierre qui se couvrait de taches, quand celle qui le portait à son doigt commettait quelque action déshonnête.

« Il ne se fut pas plutôt éloigné de la Ville-Ouverte (ainsi s’appelait cet endroit) qu’on commença à se monter sur les appuis des fenêtres et à se montrer à travers les guichets. On en fit tant que Sapia Liccarda, qui était la plus petite, finit par se démener et crier que leur maison n’était pas un marché aux citrons ni une poissonnerie pour qu’on y vît un pareil mêli-mêlo, et tant de commérages avec les voisins.

« Leur maison était située vis-à-vis le palais du roi, lequel avait trois fils, Ceccariello, Grazullo et Tore. En apercevant ces jeunes filles, qui étaient fort agréables à voir, ceux-ci se mirent à leur faire les doux yeux, puis à leur envoyer des baisers avec la main ; des baisers ils en vinrent aux paroles, des paroles aux promesses et des promesses aux actions, tellement qu’un soir, à l’heure où, pour n’avoir pas affaire à la nuit, le soleil se retire avec ses rentes[12], tous trois escaladèrent la maison. Les deux aînés s’arrangèrent avec les deux plus grandes sœurs, mais lorsque Tore voulut toucher Sapia Liccarda, elle s’enfuit comme une anguille dans sa chambre et s’y barricada, si bien qu’il ne fut pas possible de l’aborder. Le pauvre petit se plaignit à ses frères de l’ennui qu’il avait de tenir la mule pendant que les autres chargeaient les sacs du moulin.

« Au matin, quand les oiseaux, trompettes de l’aurore, sonnèrent tous le boute-selle pour faire monter à cheval les heures du jour, les deux couples… etc. » Je m’arrête au moment où ce conte, déjà fort scabreux chez Mlle Lhéritier, commence à effaroucher le lecteur français. Je n’ai pas besoin de faire remarquer combien, à côté du verbiage de Mlle Lhéritier, ce style est vif et pittoresque, et quelle saveur a cette langue bizarre. Cyrano de Bergerac, en sa burlesque audace, n’a pas trouvé des images plus inattendues ni d’un mauvais goût plus charmant et plus raffiné. L’auteur les prodigue avec le demi-sourire d’un homme d’esprit qui s’amuse, et presque toujours il s’en sert pour peindre le lever ou le coucher du soleil. On dirait qu’il a parié d’exprimer chaque fois ces phénomènes avec une nouvelle métaphore. D’ailleurs, à part ces excès de la singularité et de la verve inventive, il s’éloigne bien moins que Perrault de la source populaire où l’un et l’autre ont puisé leurs récits. Il s’adresse aux gens des carrefours, tandis que Perrault cherche à plaire aux belles dames de la cour de Louis XIV.

Ce n’était pourtant pas un homme du commun que le cavalier Giovan Battista Basile qui, sous l’anagramme de Gian Alesio Abbattutis, publia à Naples, en 1637, Pentamerone, overo lo cunto de li cunti, trattenemiento de li peccerille, ce qui veut dire les Cinq journées, ou le conte des contes pour la récréation des petits enfants. Né à Naples vers la fin du seizième siècle, J.-B. Basile était comte del Torone et mourut en 1637 au service du duc de Mantoue. On a de lui, sous le titre de Opere poetiche (Mantoue, 1613), des madrigaux, des odes, de petits poëmes, etc. Son Pentamerone, écrit en dialecte napolitain, contient cinquante contes de fées et quatre églogues. Génin affirme qu’à son apparition ce livre eut un prodigieux succès ; M. Charles Giraud prétend au contraire qu’il n’eut pas alors un grand retentissement. Ni l’un ni l’autre ne nous disent sur quoi ils basent leur assertion. Tout ce que nous savons, c’est qu’il fut réédité à Naples, trente-sept ans après, en 1674 et à Rome en 1679, qu’en outre il fut traduit deux fois : i° en langue italienne vulgaire (Naples, 1754) ; 2° en patois bolonais (Bologne, 1742, et Venise, 1813). À l’heure actuelle, il est moins connu en Italie qu’en France et surtout en Allemagne, où, en 1864, M. Félix Liebrecht en a publié une traduction.

Ce n’est pas au cavalier Basile, c’est à un troubadour que Mlle Lhéritier — elle-même nous en prévient — a emprunté l’Adroite princesse. F. Génin, qui a imité un des contes du Pentamerone, déclare, on l’a vu, cet ouvrage « impossible à traduire en français. » Il n’en a pas moins prétendu que ce recueil était la source où Perrault avait puisé « le fond de sa narration, qu’il écrivit, ajoute-t-il, à sa guise, platement et sans couleur. » Cette étonnante assertion nous ferait croire que le critique, d’ordinaire si judicieux, n’a lu ni Perrault ni les contes du Pantamerone qui ressemblent à ceux de Perrault.

Avant Génin, la Bibliothèque des romans avait traduit ou plutôt travesti quatre morceaux choisis dans l’impertinent ouvrage (c’est elle qui parle) de Gian Alesio Abbattutis. « Qu’on juge de notre travail, dit douloureusement le traducteur. Nous sommes obligé de traduire premièrement du napolitain en bon italien ; secondement, de l’italien littéralement en français ; troisièmement, de tourner la traduction littérale française assez bien pour la présenter d’une manière agréable à des lecteurs français, en leur faisant sentir le sel d’une plaisanterie étrangère et le mérite des proverbes et des expressions populaires propres aux habitants d’une grande ville située à 350 lieues de Paris. »

Après cette singulière explication, le lecteur ne sera pas surpris que les contes du Pantamerone puissent paraître impertinents… dans la traduction de la Bibliothèque des Romans.

Nous avons traduit, dans l’édition de Naples (1674), ceux des contes du Pentamerone qui sont bâtis sur le même fond que les histoires de Ma Mère l’Oye. Nous les avons rendus aussi littéralement que possible, estimant qu’en pareil cas il faut laisser toute sa saveur au texte original. Bien que ce texte soit en dialecte napolitain du xviie siècle, et que nous n’ayons pas eu le secours d’un dictionnaire napolitain-italien[13], nous devons déclarer que nous n’avons pas trouvé la difficulté aussi insurmontable que nous l’avions craint d’après les assertions de Génin et du marquis de Paulmy.

Nous avons été pourtant aidé par notre excellent confrère de Lauzières-Thémines, qui a longtemps habité Naples, et qui a bien voulu venir à notre secours dans les passages par trop obscurs — ceux principalement qui font allusion à des usages locaux. Nous lui en offrons ici nos sincères remercîments. C’est grâce à lui que nous pouvons révéler au public français un écrivain bizarre, mais très-spirituel et très-digne de figurer en tête de la littérature féerique.

Notre ami Frédéric Baudry, l’éminent philologue, nous a rendu le même service pour les contes allemands de ce recueil, et nous lui devons la même reconnaissance. Nous croyons d’ailleurs inutile de présenter à nos lecteurs les frères Grimm, les ingénieux érudits qui les ont recueillis sans les arranger au point de vue littéraire. Tout le monde a lu la très-remarquable traduction que M. Baudry a publiée de leurs Contes choisis.

Nous sommes enfin tout aussi obligé à notre confrère et ami Loys Brueyre, qui a mis fort courtoisement à notre disposition les trésors de sa riche bibliothèque et de sa vaste érudition.


LA MARQUISE DE SALUSSES

OU
LA PATIENCE DE GRISELIDIS


Quoi qu’en ait dit M. Edelestand du Méril dans son article sur les Contes des frères Grimm (Revue Germanique, t. IV, p. 60 et suiv.), il ne semble pas que l’aimable Griselidis soit fondé sur « une histoire réelle[14].

Le premier germe connu de la fameuse légende se trouve dans le Mahâbhârata (i, 3888-3965), gigantesque épopée indienne, composée de 110,000 distiques ou slokas. Voici comment M. Angelo de .  » Gubernatis résume cette fable dans sa Mythologie zologique[15], un des ouvrages les plus considérables qu’on ait écrits sur les contes envisagés au point de vue mythique.

« Le sage et brillant Çântanu vient chasser sur les bords de la Gangâ et y rencontre une nymphe charmante dont il tombe amoureux. La nymphe consent à rester avec lui à la condition qu’il ne lui dira rien de désagréable, quoi qu’elle puisse faire ; le roi, tout à son amour, prend ce grave engagement. Ils passent ensemble des jours heureux, car le roi cède à la nymphe en toutes choses. Cependant huit fils leur sont nés et la nymphe en a déjà jeté sept dans la rivière sans que le roi, bien que pénétré intérieurement de chagrin, ait osé lui présenter la moindre objection. Lorsqu’elle est sur le point de se défaire du dernier, il la supplie de l’épargner et de lui révéler son nom. La nymphe alors lui avoue qu’elle est la Gangâ elle-même sous figure de femme et que ses huit fils sont des incarnations des huit dieux Vasus qu’elle précipite dans le fleuve pour les délivrer de la malédiction qui leur a valu la forme humaine. »

Nous trouverons, ajoute M. de Gubernatis, un fond légendaire analogue dans plusieurs contes populaires de l’Europe, avec cette différence qu’ici c’est généralement le mari qui abandonne son indiscrète compagne. Pourtant, la tradition indienne nous offre aussi un exemple d’un mari délaissant sa femme dans la personne de Garatkaru, qui épouse la sœur du roi des serpents, à la condition qu’elle ne fera jamais rien qui lui déplaise. Un jour, le sage est endormi ; le soir arrive, il faut qu’on le réveille pour qu’il puisse réciter ses prières. S’il ne les récite pas, il manquera à son devoir et sa femme aura eu tort de ne pas l’avertir. Si elle le réveille, il entrera en fureur. Que faire ? Elle prend le dernier parti. Le sage est réveillé, mais il devient furieux et abandonne sa femme, bien qu’elle lui ait donné un fils. (Mbh., i, 1870-1911.)

Plus loin[16], M. de Gubernatis rapporte l’histoire elle-même de Griselidis d’après un conte populaire russe tiré du recueil d’Afanassief (Narodnija ruskija Skaski, liv. V, histoire 29. Moscou, 1860-1861). Je ne reproduirai pas ce résumé qui, à part de très-légères variantes, semble être celui du conte de Boccace.

Je ne donnerai pas davantage le conte de Boccace : il est trop connu ; ni la traduction libre de Pétrarque, qui le suit pas à pas et le gâte quelque-fois en l’amplifiant ; ni le conte que Chaucer, de son propre aveu, a imité de Pétrarque, ni aucune des nombreuses versions françaises qui parurent au xive siècle, ni la traduction avec changements et augmentations de Mlle de Montmartin (1749), ni la version déclamatoire de Legrand d’Aussy (1779), ni enfin la médiocre imitation de Boccace qu’Imbert a insérée à la fin de son Recueil d’anciens fabliaux (1788).

C’est dans le Décaméron qu’il faut lire la touchante histoire de Griselidis. La naïveté et la prestesse du récit, malgré la tournure cicéronienne de la phrase, plaident pour ceux qui prétendent que l’admirable conteur est né à Paris d’une mère française. Il a évidemment du sang gaulois dans les veines : s’il n’a pas pris, comme on l’a supposé, le sujet de Griselidis dans nos vieux fabliaux[17], de bonne heure il s’est nourri de leur substance et y a probablement puisé la matière de plusieurs autres récits.

À côté de cette narration sobre, élégante et qui n’en a pas moins conservé l’accent du conte populaire, la versification de Perrault est bien lourde et embarrassée. Une rapide comparaison entre les deux versions fera mieux ressortir la supériorité du conteur du xive siècle sur celui du xviie.

Et d’abord Perrault ne donne pas, comme Boccace, pour titre à son historiette ce simple mot : Griselidis, qui la résume si bien. Il préfère l’intituler la Marquise de Salusses, ce qui est plus noble, et il ajoute en sous-titre ou la Patience de Griselidis. Il avait même dans sa première édition changé Griselidis en Griselde, et sa principale raison était que le nom de Griselidis lui avait paru « s’être un peu sali dans les mains du peuple. » Ce n’est point d’ailleurs un conte qu’il entend écrire, mais une nouvelle, c’est-à-dire, comme lui-même l’explique dans la préface des contes en vers, « un récit de choses qui peuvent être arrivées et qui n’ont rien qui blesse absolument la vraisemblance. » Il ira même, dans l’Envoi de Griselidis, jusqu’à se faire dire par un interlocuteur bénévole : « Quoique vous lui donniez le titre de nouvelle, votre ouvrage est un véritable poëme. »

C’est cette malheureuse prétention à ériger en poème un simple conte qui a tout gâté ; c’est elle qui a poussé Perrault à prodiguer des ornements inutiles et même nuisibles et à vouloir expliquer ce qu’il fallait présenter tout bonnement comme inexplicable.

Nous avons vu dans l’Introduction le début sonore et emphatique du récit. Appliquant toujours sérieusement le procédé dont La Fontaine use en souriant pour relever sa matière, Perrault fait de son marquis un prince accompli,

Comblé de tous les dons et du corps et de l’âme,


et il ne s’aperçoit pas qu’il rend ainsi tout à fait invraisemblable le rôle odieux du personnage.

Boccace, plus adroit, se garde bien de vanter son héros. Loin de là, pour amoindrir l’effet que produira sa sottise, il a soin de prévenir tout de suite le lecteur : « Ne vous attendez pas, dit-il, à des actions grandes et généreuses de sa part, vous n’en verrez que de folles et de brutales, quoique la fin en fût bonne : mais je ne conseille à personne de l’imiter. »

Dans la nouvelle de Perrault, après avoir répondu ironiquement à la harangue de ses sujets qui le pressent de se marier, le prince part pour la chasse : description de la chasse. Il s’égare dans les grands bois : description des bois. Il rencontre une jeune et aimable bergère : description de la bergère. À la vue de tant d’appas, il tombe amoureux comme un jouvenceau, ce prince que « le fréquent usage du monde » a rendu sceptique et qui a déclaré tout à l’heure qu’à son sens

L’hymen est une affaire
Où plus l’homme est prudent, plus il est empêché.

Craintif, interdit, tremblant, il ose à peine adresser la parole à la bergerette, et il finit par lui tourner un madrigal que ne désavouerait pas M. de Benserade. « Touché d’une vive douleur, » il s’éloigne ensuite et « le souvenir de sa tendre aventure avec plaisir le conduit chez lui. » Il retourne à la chasse, s’égare à dessein et

…..malgré les traverses
De cent routes diverses,
De sa jeune bergère il trouve le séjour.

Il apprend son nom et qu’elle vit avec son père du lait de ses brebis. Plus il la voit, plus il s’enflamme ; bref, il assemble son conseil…

Tout cela fait un total d’environ cent cinquante vers. Ces détails oiseux, — attendu que là n’est pas le cœur du récit, — et nuisibles, — attendu qu’ils préparent fort mal les « folles et brutales actions » du héros, Boccace s’est bien gardé de nous les donner, et savez-vous en combien de lignes il expose son sujet ? Dans les sept lignes qui suivent et qui sont en parfait accord avec le caractère et la position du marquis :

« Depuis quelque temps le marquis avait été touché de la conduite et de la beauté d’une jeune fille qui habitait un village voisin de son château. Il imagina qu’elle ferait, son affaire, et, sans y réfléchir davantage, il se décida à l’épouser. Il fit venir le père et lui communiqua son dessein. Le marquis fit ensuite assembler son conseil… »

Les sept lignes sont d’un maître et les cent cinquante vers d’un écolier.

Il me paraît inutile de poursuivre point par point cette comparaison. Il suffira de noter les traits principaux que dans son amplification Perrault a négligés ou modifiés pour ennoblir sa matière.

Chez Boccace le marquis rencontre Griselidis au moment où elle vient de chercher de l’eau ; chez Perrault ce détail rustique a disparu comme trop commun. Dans Boccace le marquis la fait « dépouiller nue » et la revêt ensuite de superbes habillements. Dans Perrault

Il porte la bergère à souffrir qu’on la pare

Des ornements qu’on donne aux épouses des rois.

Boccace donne à Griselidis deux enfants, une fille et un garçon, que son mari lui enlève successivement. Perrault supprime le garçon, mais il le remplace par un jeune seigneur qui vient voir la fillette à son couvent ; au moment le plus pathétique de la narration, il s’embarrasse des amours de ces adolescents qu’on ne connaît pas et à qui on ne porte aucun intérêt.

Enfin, pour mettre sous les yeux de la façon la plus frappante le dévouement, l’abnégation et l’obéissance de la malheureuse créature, Boccace, d’accord sans doute avec la légende populaire, raconte que le marquis veut la renvoyer chez son père « avec ce qu’elle lui a apporté en mariage, » c’est-à-dire complètement nue. Griselidis alors demande qu’en échange de sa virginité, il lui accorde du moins une chemise[18].

Perrault recule devant ce détail pittoresque, et il le remplace par ces quatre vers qui ne choquent pas la bienséance :

Il faut, dit-il, vous retirer
Sous votre toit de chaume et de fougère,
Après avoir repris vos habits de bergère,
Que je vous ai fait préparer.

L’idée de renvoyer sa femme nue était pourtant bien dans le caractère du rude baron féodal, qui semble prendre plaisir à la torturer. Les adoucissements de Perrault vont juste contre l’effet qu’il veut produire et ne font que rendre plus invraisemblable la conduite de son héros.

Bien d’autres critiques furent adressées à l’auteur lorsque parut Griselidis. Aussi écrivit-il à un de ses amis, en lui envoyant son poëme : « Si je m’étois rendu à tous les différents avis qui m’ont été donnés sur l’ouvrage que je vous envoie, il n’y seroit rien demeuré que le conte tout sec et tout uni ; et, en ce cas, j’aurois mieux fait de n’y pas toucher et de le laisser dans son papier bleu, où il est depuis tant d’années. »

C’était, en effet, ce qu’il y avait de mieux à faire ; car depuis un siècle et demi le conte « tout sec et tout uni » était aussi dans la traduction d’Antoine Le Maçon, lequel mit le Décaméron en français par ordre de la reine de Navarre, l’illustre auteur de l’Heptaméron[19].

L’auteur anonyme de la Lettre à Mlle ***, imprimée dans le recueil de Moëtjens, ne ménage pas non plus ses critiques à Griselidis, mais en général elles s’attaquent à de menus détails de style et sont trop longuement développées. C’est ainsi qu’il commence par blâmer Perrault d’avoir, en disant tour à tour les dieux et la Providence, mêlé maladroitement la mythologie et le christianisme.

À propos de cette discussion, qui tient une dizaine de pages, faisons remarquer avec Michelet qu’à travers tant d’épreuves Griselidis ne semble pas dans Boccace avoir l’appui de la dévotion ni celui d’un autre amour. Elle est bien fidèle, chaste, pure, et il ne lui vient pas à l’esprit de se consoler en aimant ailleurs.

Le type de Griselidis paraît avoir été inconnu de l’antiquité, et la résignation chrétienne a certainement contribué en grande partie à le former ; mais Boccace a évité avec raison de lui donner l’auréole de la sainteté. Il ne cherche pas, comme Perrault, à « rendre croyable la patience de son héroïne en lui faisant regarder les mauvais traitements de son époux comme venant de la main de Dieu. » Selon l’heureuse expression de M. Saint-Marc Girardin, dans son Cours de littérature dramatique, Griselidis est une sainte qui a pris son mari pour Dieu. » Là est son originalité et sa marque distinctive.

Où le critique anonyme rencontre tout à fait juste, c’est lorsqu’il montre combien Perrault, toujours préoccupé de la vraisemblance, s’embrouille dans les explications qu’il accumule pour motiver la conduite du marquis. Boccace, mieux avisé et plus voisin de la tradition populaire, se contente de dire : « Par une folie qu’on ne conçoit pas, il lui vint en tête de vouloir, par les moyens les plus durs et les plus cruels, éprouver la patience de sa femme. »

Une fois sortie du Mahâbhârata, la légende est devenue aux mains du peuple un conte comme bien d’autres, où un prince pose ses conditions à la jeune fille qui aspire à l’épouser. Dans l’article dont il est question plus haut, M. Edélestand du Méril en cite quatre ou cinq de cette espèce. En voici un que j’emprunte, pour sa brièveté, aux Contes populaires de la Grande-Bretagne, par M. Loys Brueyre :

« Dans une légende irlandaise de Kennedy, la Pauvre fille qui devient reine, un roi consent à épouser une pauvre paysanne, si elle vient le trouver le lendemain « sans être habillée, ni nue, ni en voiture, ni à dos d’animal, ni à pied, ni portée d’aucune façon. » Elle résout la question en s’enveloppant d’un filet de pêcheur qu’elle attache à la queue d’un âne, et elle arrive ainsi chez le roi, sans être habillée, ni nue, ni portée, ni à cheval, ni à pied, mais traînée dans le filet. » Le roi, enchanté, l’épouse[20].

Un jour, après une discussion, il ordonne à sa femme de retourner dans la cabane où il l’a prise. Elle lui demande seulement d’emporter ce quelle a de plus précieux. Le roi ayant consenti, elle lui donne une boisson soporifique et le fait transporter dans la cabane de son père. Le lendemain, le roi s’éveille, tout étonné de se voir en tel endroit. Alors la reine lui saute au cou et lui dit : « Ne m’avez-vous pas permis d’emporter ce que j’avais de plus précieux ? »

Ici, c’est l’esprit qu’on met en jeu ; dans Griselidis, c’est le cœur. Au lieu d’une épreuve intellectuelle avant le mariage, nous avons après des épreuves morales. Dans les deux cas, le caractère du mari est imposé par l’essence même du sujet. Fantasque d’un côté, barbare de l’autre, il faut le subir sans chercher à l’expliquer [21].

On a pourtant inventé un moyen, de le rendre moins odieux et plus facile à comprendre. Depuis le mystère qu’un anonyme a composé en 1395 sous le titre d’Histoire de Griselidis, cette charmante donnée a souvent été portée sur le théâtre ; jamais d’une façon aussi ingénieuse qu’en un drame que M. Munck Bellinghausen a fait jouer à Vienne en 1834.

La Griselidis allemande est devenue la femme de Percival, un chevalier de la Table-Ronde qui, ayant aimé la reine Ginevra, l’a quittée parce qu’il la trouvait trop coquette et trop orgueilleuse. Un jour que celle-ci le raille de ce qu’il a épousé la fille d’un charbonnier, il répond que, si la vertu réglait les rangs en ce monde, Griselidis serait sur le trône et la reine à ses pieds. Ginevra propose les trois épreuves légendaires et déclare que, si Griselidis y résiste, elle s’agenouillera devant la paysanne.

Percival a l’âme déchirée par les tortures qu’il inflige à sa femme, mais il a engagé son honneur, il veut que Griselidis voie la reine à ses pieds et croit que le triomphe la dédommagera de ses souffrances.

Griselidis sort victorieuse de la lutte, et alors arrive un dénoûment fort original. On avoue à la pauvre femme que tout ce qui s’est passé n’est qu’un jeu, le résultat d’une gageure. Griselidis se réveille comme d’un rêve, fond en larmes et s’écrie :

— Un jeu ! un jeu ! et moi donc ? Ah ! ce jeu-là m’a coûté bien des larmes !

Convaincue que Percival ne l’a jamais aimée, elle lui déclare qu’elle ne peut plus vivre avec lui, et, malgré les supplications et les ordres de son époux, elle reprend le chemin de sa cabane.

Ce dénoûment inflige au mari la punition que méritent ses brutalités, mais comme il atteint du même coup l’innocente Griselidis, il convient plutôt à un roman ou même à un drame qu’à un simple conte qui, selon la poétique du genre, doit toujours se terminer par le bonheur des personnages auxquels le lecteur s’est intéressé.

Il a un tort plus grave, celui de forcer la douce, la patiente, la résignée Griselidis à démentir son caractère. Ce n’est pas parce qu’elle se croit aimée de son époux que la pauvre paysanne supporte si patiemment toutes les tortures et toutes les avanies, c’est parce qu’elle a promis d’obéir sans se plaindre, que d’ailleurs elle est née serve et que l’obéissance est dans sa nature aussi bien que dans sa condition. Une femme qui abandonne son mari sous prétexte qu’il ne l’aime pas, ne se laisserait point enlever ses enfants et renvoyer nue chez son père. Tant d’énergie et un si grand respect de soi-même cadrent mal avec tant d’abnégation et tant d’humilité. Le drame allemand a donc faussé le caractère de l’héroïne, et la Griselidis de Boccace reste la vraie Griselidis.


LES SOUHAITS RIDICULES


Ainsi que nous l’avons prouvé dans l’Introduction, le conte des Souhaits ridicules est, non le troisième, mais le second que Perrault donna au public. Il existe peu de traditions qui aient couru davantage le monde et qui aient été plus souvent remises à la fonte. C’est même une chose curieuse de voir comme cette historiette, très-scabreuse au début, s’est épurée petit à petit et a fini par arriver tout à fait inoffensive aux mains de La Fontaine et de Perrault.

On a découvert son origine dans le Pantcha-Tantra, ce fameux recueil de contes composé par le docte brahmane Vichnou-Sarma pour apprendre en six mois la morale et la politique aux fils de son souverain. Voici en quelques mots, résumant la traduction d’Édouard Lancereau (p. 333), cette fable, germe informe que développera plus tard l’imagination licencieuse des sages indiens.

Un tisserand du nom de Mantharaka[22] brise son métier par accident. Il prend sa hache, s’en va au bord de la mer, choisit un gros arbre et se met à l’abattre. Au premier coup, il entend la voix d’un génie qui lui crie :

— Holà ! cet arbre est mon logis et je ne puis le quitter, attendu que j’y respire la brise de la mer.

— Mais, dit l’homme, il me faut du bois pour fabriquer un métier, sinon ma famille va mourir de faim.

— Laisse-moi cet arbre, répond le génie, et demande tout ce que tu voudras, je te le donnerai.

Notre homme s’en retourne et rencontre le barbier du village qui lui conseille de souhaiter d’être roi. Sa femme, au contraire, lui persuade de rester dans sa condition et de demander au génie deux têtes et quatre bras, afin de faire double besogne.

Le pauvre diable suit ce mauvais conseil et va retrouver le génie, qui exauce son souhait. À son retour, les gens du village le prennent pour un rakchâsa[23], se jettent sur lui et l’assomment.

Remarquez que, dès le point de départ, c’est la femme qui, par son conseil perfide, fait manquer la fortune de son mari. Un autre conteur, Sendabar, va nous dire qu’elle a pour cela d’excellentes raisons. Ce Sendabar ou Sandebar, qui dans la version indienne porte le nom de Sindabad, a écrit sur les ruses des femmes des Paraboles qui sont célèbres dans la littérature hébraïque.

Suivant Hamza d’Ispahan, cité par Loiseleur, Deslongchamps et par E. Carmoly, ce petit livre date du temps des princes Arsacides, et c’est également ce qu’on peut lire dans Modjemel-al-Tewarekh, manuscrit persan de la Bibliothèque nationale. Il ne nous reste d’ailleurs que les traductions hébraïque et grecque du texte persan ou arabe. Dans la version grecque, qui diffère peu de l’autre, Sendabar porte le nom de Syntipas.

En grec, comme en hébreu, l’auteur donne pour cadre à ses apologues l’histoire d’une reine qui, pareille à Phèdre, tombe amoureuse du fils de son mari, et qui, s’en voyant dédaignée, l’accuse auprès du monarque. Celui-ci condamne son fils à mort, mais suspend durant une semaine l’exécution de son arrêt.

Chaque jour un des sept philosophes qui sont chargés de l’éducation du prince, conte au souverain une histoire pour lui prouver qu’il faut se défier des femmes, et chaque jour aussi la reine détruit l’effet de ce récit par un autre qui démontre tout le contraire. Finalement le prince triomphe et obtient la grâce de la coupable. La version grecque, moins généreuse, la condamne à être rasée, puis promenée par la ville sur un âne, le visage tourné vers la queue.

On ignore l’époque où furent rédigés ces deux romans, et l’auteur de la composition hébraïque nous est inconnu. On sait seulement que celui de la composition grecque est un certain Andriopule, qui déclare l’avoir traduite du syriaque. Ce texte syriaque a eu le même sort que les textes persan et arabe.

Or, voici le conte que débita au roi le septième conseiller. Nous le traduisons de la version grecque, qui nous a paru moins sèche que la version hébraïque, traduite par M. E. Carmoly.

« Un homme avait un génie grâce auquel il prédisait l’avenir et répondait à tout ce qu’on lui demandait. Ce démon s’appelait l’esprit de Python et il rapportait de grands profits à son hôte ; avec son aide celui-ci, de plus, exerçait la médecine ; il dévoilait les mystères et faisait retrouver les objets perdus. Il amassait donc ainsi beaucoup de bien.

« Un jour l’esprit lui dit : — Je te quitte, tu ne me posséderas pas plus longtemps ; mais, avant de partir, je veux te donner trois formules au moyen desquelles tout ce que tu demanderas au dieu te sera aussitôt accordé.

« Le génie lui apprit alors les trois formules et s’éloigna. L’homme s’en retourna tout triste à sa maison.

« — Pourquoi, lui dit sa femme, es-tu si pâle et si chagrin ?

« — Hélas ! répondit-il, cet esprit de Python, grâce auquel je prédisais l’avenir et guérissais les maladies, m’a quitté pour toujours. Comment vivre maintenant ? C’est lui qui parlait par ma bouche et qui me valait tant de bénéfices.

« La femme, à ces mots, devint triste à son tour. La voyant pleurer amèrement, son mari lui dit pour la consoler :

« — Ne t’afflige pas tant, ma femme ; le génie m’a indiqué trois formules au moyen desquelles j’obtiendrai tout ce que je demanderai au dieu.

« Ces paroles calmèrent la femme, qui dit à son mari :

« — Ces trois formules te suffisent pour l’avenir.

« — Que me conseilles-tu donc de demander au dieu ? dit alors ce dernier. »

Il est impossible de spécifier en français ce que la femme, créature lubrique et rusée, lui conseille de souhaiter[24].

Le mari, qui ne brille pas par l’intelligence, formule son vœu, lequel est exaucé sur-le-champ[25].

« Ce que voyant, le malheureux eut horreur de lui-même et tomba à bras raccourci sur sa femme. Sa fureur était telle qu’il voulait la tuer.

« — Il est beau, dit-il, ton conseil, et surtout très-profitable, ô la plus méchante des femmes ! N’as-tu pas rougi de me suggérer un vœu aussi mauvais et aussi honteux ?

« — À quoi bon t’affliger, mon homme, lui dit-elle, quand il te reste deux souhaits ? Demande au dieu qu’il te débarrasse de tout ce qu’il t’a donné et qui te gêne[26]

Il le fait, mais si vite et avec si peu de réflexion qu’il se trouve encore plus empêché qu’auparavant[27].

« L’homme, de plus en plus furieux, se jeta sur elle pour la tuer.

« — Pourquoi veux-tu me faire mourir ? s’écria-t-elle. Il n’y a pas de quoi te désoler, puisqu’il te reste un souhait. Demande au dieu qu’il te remette en ton premier état[28].

« Ce qu’il fit, et de la sorte il ne jouit guère de ses trois souhaits. »

J’emprunte la conclusion à la version hébraïque.

« — Pourquoi, dit finalement le mari, ne m’as-tu pas conseillé de demander la richesse ?

« — Si tu étais devenu très-riche, répondit-elle, tu m’aurais abandonnée et tu aurais pris une autre femme. »

Cette conclusion, qui accuse très-nettement la portée comique de l’apologue, ne se retrouve ni chez Marie de France ni chez l’auteur anonyme des Quatre souhaits Saint-Martin, qui procèdent directement de Sendabar.

Marie de France est le premier écrivain qui, dans notre vieille littérature, ait traité ce sujet. Hâtons-nous de dire que sous sa plume il n’a rien d’indécent. On sait que ce La Fontaine du xiiie siècle mit en rimes françaises un recueil de fables qui, du latin de Romulus, avait été traduit en anglo-saxon par le roi Henri Ier d’Angleterre.

La fable de Marie de France est intitulée Dou vilain qui prist un Folet, alias des Trois Oremenz, alias du Vileins et de sa Fame. (Poésies de Marie de France, publiées par M. de Roquefort, t. II, p. 140.) Le follet donna trois souhaits au vilain,

Pour ce qu’il n’el monstrast as genz

et celui-ci en octroya deux à sa femme. Ils restèrent sans en user

Dus qu’à un jur que il estaient
A un mengier ù il aveient
D’une berbiz l’eschine et l’os,
Dont la moolle pareit defors

dont la moelle paraissait au-dessus. Ne pouvant la prendre avec les doigts, la femme souhaite que son mari ait le bec d’une bécasse. Le mari, surpris et indigné, demande qu’elle soit arrangée de la même façon, et l’auteur ajoute malicieusement, sans les tirer d’affaire :

Deux oremanz unt jà perduz
Que nus n’en est à bien venuz.

La fable du Folet a trente-quatre vers ; le conte des Quatre Souhaits Saint-Martin (Fabliaux et Contes publiés par Méon, t. IV, p. 386) n’en a guère moins de deux cents. Il coule avec cette facilité prolixe qui est le défaut des versificateurs du xive siècle. Il reprend d’ailleurs complaisamment la tradition rompue par Marie de France. Les péripéties que Sendabar n’a fait qu’indiquer, il les développe avec un cynisme aussi spirituel que révoltant. L’auteur anonyme se répand en des énumérations à la Rabelais qui sont d’une bouffonnerie bien amusante.

Son plan est exactement le même que celui de Syntipas, à l’exception qu’au lieu de trois souhaits, le vilain en reçoit quatre de saint Martin. Bien que Normand, il en donne un à sa femme, qui s’en sert au profit de sa luxure. Chacun des époux se trouve à la fin Gros-Jean comme devant, et l’auteur conclut en ces termes :

Par cest fabel poez savoir
Que cil ne feit mie savoir,
Qui miex croit sa famé que lui :
Sovent l’en vient honte et anui.

Marie de France, qui ne tient pas à attaquer son sexe, dit simplement que mal à plusieurs est avenu

Qui trop creient autrui parole.

Avec Philippe de Vigneulles la donnée commence à s’épurer ; de plus, elle change de caractère et aboutit à une autre moralité. Ce n’est plus la femme qui attrape l’homme ; c’est le héros, homme ou femme, qui, par orgueil, méchanceté, colère ou étourderie, manque l’occasion unique qu’on lui fournit de régler lui-même sa destinée. De 1505 à 1514 le « mairchamp chaussetier » de Metz a écrit un amusant recueil de cent nouvelles qui, comme l’a fort bien dit M. Michelant, a le mérite d’être une date entre les récits attribués à Louis XI et ceux de la reine de Navarre. Le conteur n’est, du reste, ni sans verve ni sans gaieté, et il peint d’un trait vif et pittoresque les mœurs du pays messin au commencement du xvie siècle.

La soixante-dix-huitième nouvelle fond dans un même récit la fable du Pot au lait et celle des Trois Souhaits, deux des apologues les plus anciens et les plus répandus qu’il y ait au monde. Le monologue de Perrette y devient un dialogue entre la laitière et son mari. Se croyant déjà maire de son village, celui-ci déclare qu’il montrera qui il est, et « s’il est maistre ou non. » Sa femme lui recommande d’avoir pitié des « pouvres » gens.

« — Et je aurai, dit-il, le diable. Je n’en aurai pitié ni pitesse.

« Et en disant cecy, d’orgueil qui estoit en luy, il liève le pied et la jambe par despit et fiert un grand coup de pied comme si les tenist déjà en sa subjection ; tellement que de ce coup il attaindit le vaisseau de terre que sa femme tenoit, où estoit le lait. »

Sa femme lui chante pouille et, pour la consoler, il lui conte l’histoire de deux bonnes gens de leur estât, « lesquels désirant fort à estre riches, afin qu’ils puissent sormarcher leurs voisins, » obtiennent trois souhaits du bon Dieu. Ils se disputent à qui souhaitera le premier. La femme devance son mari.

« — Et je souhaite, dit-elle, ung pied à notre trépied. »

Son trépied avait, en effet, un pied rompu et il n’y avait pas de maréchal dans le hameau. La bonne femme, ne pouvant s’en servir, « avoit grant peine, »

et son plus vif désir était de le voir raccommodé. À ce beau souhait le mari s’emporte. « Et adoncques de courroux qui fut en luy quant il oyt le mot, hastivement et en fureur, sans adviser à ce qu’il disoit, luy souhaita le pied au ventre. »

Aux lamentations de la malheureuse, les voisins s’assemblent et persuadent au mari que, s’il ne veut être son meurtrier, il doit souhaiter que le pied revienne à la place qu’il n’aurait pas dû quitter. « Et ainsi furent les trois souhaits perdus et annihilés. »

Cette version des Souhaits ridicules s’est conservée dans la tradition orale : il y a une douzaine d’années, comme nous cherchions en Belgique ce qu’il pouvait y rester de contes populaires, nous l’avons entendu conter en patois wallon à Leuze (province de Hainaut).

Vers la fin du xvie siècle, Philippe d’Alcrippe, sieur de Neri en Verbos (Philippe le Picard), moine bernardin de l’abbaye de Mortemer en Normandie, consacra les instants de repos que lui laissait la goutte, à composer un livre « pour inciter les resveurs tristes et mérancoliques à vivre de plaisir. » Il n’y réussit pas trop mal et, dans la Nouvelle fabrique des excellents traits de vérité, il nous raconta l’aventure divertissante de trois jeunes garçons frères, du pays de Caux, qui dansèrent avec les fées.

Pour récompenser leurs cavaliers du plaisir qu’ils leur ont donné, ces trois jeunes fées, « arrivées naguère de la court du Roy Oberon, » octroient à chacun d’eux un don : l’accomplissement du premier vœu qu’il formera.

L’aîné, se trouvant assez riche grâce à son droit I d’aînesse, émet un vœu moins licencieux que celui de la méchante femme de Sendabar, mais encore assez grossier pour que nous ne puissions l’indiquer autrement qu’en citant la version rapportée par Collin de Plancy d’après le dire des bonnes gens du pays. Donc l’aîné souhaite que leur veau guérisse de la colique les personnes qui le tiendront par la queue.

« — Par le corps chon ! dit le puîné, voilà un gentil souhait pour un aisné de Caux ! »

Et « par grand’colère » il souhaite que son frère soit borgne. L’aîné commence alors à « crier et à se tourmenter, mauldissant » son frère « d’ » une centaine de maladies énumérées à la Rabelais. Le plus jeune, le voyant ainsi « déferré d’un œil, » souhaite à son tour que le coupable devienne aveugle.

« Voilà, mes amis, qu’il en advint. La dîme des souhaits appartient au curé de Transers, toute bigore, frelore, la Duché de Milan.

Les danses ne sont rien que peines,
Et souhaits que choses vaines. »

Je retrouve les deux derniers souhaits dans un conte allemand, d’ailleurs fort médiocre, de Charles Simrock[29]. Un pauvre apporte des pierres, ne pouvant faire mieux, pour la fondation d’une église. Un vieux petit homme l’en récompense en lui accordant le pouvoir de former trois souhaits. Celui-ci demande le paradis, un bahut plein d’or qui ne se vide jamais et, sur le conseil du petit vieillard, une maison une fois plus grande que la sienne.

Un voisin riche et avare apprend la chose, va porter des pierres à l’église et obtient le même privilége. Il désire que son vieux cheval ait des yeux vifs et clairs et, ce qui est moins naturel encore chez un avare, il veut réserver à sa femme l’honneur des deux autres souhaits. Celle-ci, furieuse de la bêtise qu’il a montrée dans son premier vœu, souhaite qu’il soit borgne comme l’était son cheval, et son mari, en revanche, la rend aveugle.

Il y a plus d’art et de vérité dans le Pauvre et le Riche des frères Grimm. Le bon Dieu se promène sur la terre. Il demande l’hospitalité à un riche qui la lui refuse, puis à un pauvre qui le reçoit de son mieux. Le lendemain matin, il dit à son hôte de former trois souhaits.

— Que puis-je souhaiter, répond le pauvre, sinon de gagner le paradis, de vivre jusque-là, ainsi que ma femme, en bonne santé et en possession de notre pain quotidien ?

— Ne serais-tu pas heureux pourtant, reprit le bon Dieu, de changer cette cabane contre une demeure plus belle ?

— Oui, certes, répliqua le brave homme.

Le riche, en se levant, voit la belle maison qui remplace la hutte. Sur le conseil de sa femme, qui est allée questionner le pauvre, il monte à cheval et se met en quête du voyageur. Il le rejoint, s’excuse et demande aussi l’accomplissement de trois vœux.

Tout en lui conseillant de se tenir coi, « car cela ne lui vaudra rien, » le bon Dieu accède à sa demande. Le cavalier s’en retourne, et, tandis qu’il se creuse la tête pour y trouver les trois vœux qui embrassent le plus de choses, il laisse tomber la bride de son cheval. Le cheval prend le galop et trouble son maître dans ses réflexions. Celui-ci s’écrie :

— Je voudrais que tu te rompisses le cou !

Son vœu exaucé, il charge sur son dos la bride et la selle du malheureux cheval et reprend à pied le chemin du logis. Comme il chemine péniblement dans le sable, sous l’ardent soleil de midi, il lui passe par la tête que sa femme est agréablement assise dans l’endroit le plus frais de la maison, pendant qu’il tombe de fatigue et de chaleur. Cette idée le met de si mauvaise humeur que, sans qu’il y prenne garde, ces mots s’échappent de sa bouche :

— Je voudrais qu’elle fût assise là-bas sur cette selle et qu’elle n’en pût bouger, plutôt que de me voir suant au soleil sous un pareil fardeau.

Débarrassé de sa charge, il court au logis, trouve sa femme comme il l’a souhaité, et force lui est d’employer son troisième vœu à la délivrer.

Dans les Quatre dons du Foyer breton, l’idée passe du grotesque au gracieux, mais je soupçonne Emile Souvestre d’avoir aidé à la transformation.

Une jeune paysanne donne son pain de méteil à une vieille pauvresse qui, en échange, lui octroie tour à tour : i° une épingle qui a la propriété d’envoyer la tante de la jeune fille compter ses choux chaque fois que celle-ci la mettra à son « justin ; » 2° une plume arrachée à l’aile d’un ange savant qui, placée dans ses cheveux, la rendra aussi spirituelle que maistre-Yan, le follet malin ; 3° un colier grâce auquel elle paraîtra parmi les autres femmes comme la reine des prés parmi les fleurs sauvages, et 4° un onguent qui changera en perles les larmes de ses yeux.

Chacun de ces dons contrarie si bien la pauvre fille dans ses amours, qu’elle rend tout à la vieille, laquelle n’est autre que son ange gardien envoyé par la Trinité pour lui donner cette leçon.

Chose curieuse ! c’est entre les mains de La Fontaine que ce conte arrive à son expression la plus simple et la plus pure. Ses bourgeois des bords du Gange commencent par souhaiter l’abondance, mais ils reviennent bientôt à la médiocrité et, pour utiliser le troisième souhait, ils demandent la sagesse :

C’est un bien qui n’embarrasse point.

Quoique avec son follet du Mogol le fabuliste nous ramène en Orient, il est certain qu’il n’a point connu le récit de Sendabar : il n’en aurait pas de gaieté de cœur sacrifié les détails ingénieux et pittoresques ; il y eût évidemment trouvé la matière d’un de ces contes où il a uni tant de grâce à si peu de décence.

Les Trois souhaits de Mme Leprince de Beaumont ont, je l’ai dit dans l’Introduction, cette supériorité sur les Souhaits ridicules de Perrault, qu’ils ne font pas intervenir sérieusement Jupiter lui-même dans un simple badinage. Le conte est aussi plus simplement et plus ingénieusement agencé. La fée ayant donné aux deux époux la faculté de former les souhaits, c’est la femme qui, sans le vouloir, fait descendre l’aune de boudin par la cheminée et le mari qui de colère la lui envoie au bout du nez. Il n’est pas difficile ensuite à la femme de s’en débarrasser.

Dans les Souhaits ridicules, la marche étant moins aisée, le récit est aussi plus long. C’est à l’ homme seul que Jupiter accorde le don, c’est donc lui qui fait venir le boudin, qui l’envoie au nez de sa femme et qui l’en retire. Pour cela il faut que celle-ci l’accable d’injures et le mette en colère, qu’ensuite il réfléchisse et qu’il s’apaise. Surchargée par tous ces détails, la plume du conteur néglige de nous montrer l’homme et la femme passant en revue les différents biens et les rejetant tour à tour comme insuffisants.

Les Souhaits ridicules sont supérieurs par la forme à Peau-d’Ane, et surtout à Griselidis ; mais pour que le conte fût parfait, il aurait fallu, ce nous semble, que Perrault écrivît en prose la version de Mme Leprince de Beaumont. Le produit de cette collaboration eût valu les contes de Sendabar et de Syntipas. Avec son aune de boudin, le récit français les traduit évidemment à l’usage des lecteurs qui veulent être respectés, — ce qui d’ailleurs ne prouve nullement que Perrault, comme Mme de Beaumont, n’a pas pris son sujet dans la tradition populaire.

Avant de terminer, citons un conte dont la version normande est fort gaie sous la plume de M. Edélestand du Méril (Revue Germanique, t. IV, p. 68). Ce conte, en passant par l’imagination allemande, quitte la farce pour entrer dans le drame et acquiert ainsi une ampleur et une élévation étonnantes.

Un pauvre pêcheur prend dans son filet un génie des eaux enchanté sous la forme d’un poisson et le rejette à la mer. Sa femme lui conseille de réclamer une jolie maison en échange d’un aussi grand service. Le génie l’accorde, mais l’appétit croît en mangeant et chaque matin la femme renvoie son mari demander une récompense de plus en plus considérable.

Rien d’effrayant comme l’insatiable ambition de cette malheureuse, qui veut être successivement duchesse, reine, impératrice, pape, Dieu, et dont chaque nouvelle exigence irrite, gonfle, soulève, bouleverse la mer et finit par déchaîner une tempête épouvantable.

Ce conte admirable s’éloigne trop de l’apologue de Perrault pour que nous le donnions in extenso. Nos lecteurs le trouveront, du reste, sous ce titre : le Pêcheur et sa femme, dans les Contes choisis des frères Grimm, traduits par Frédéric Baudry.


PEAU D’ANE


L’inceste qui forme le point de départ de Peau d’Ane est regardé comme une des preuves les plus évidentes de son antiquité. Ce conte, en effet, de même que ceux qui nous intéressent aux exploits des voleurs habiles, a dû être inventé à une époque où les lois de la morale n’étaient pas encore fixées.

« On raconte, dit un auteur sanscrit, Koumârila, que Prajâpati, le seigneur de la création, fit violence à sa fille Ouschas. » Cet inceste divin, cité par M. Max Muller dans son History of sanscrit littérature, est peut-être, comme celui d’Indra et d’Ahalyâ, ou encore l’histoire plus connue de Cinyras et de Myrrha, le germe du conte de Peau d’Ane.

L’âne qui devient roi nous apparaît d’abord dans un recueil de contes indiens, qui a pour titre le Trône enchanté. Nous le retrouvons, vers le milieu du xive siècle, dans un fabliau latin de Godfrid deTirlemont, publié par M. Mone, Anzeiger, t. VIII, col. 551. Fils inconnu d’un roi et d’une reine, il épouse, grâce à son talent musical, une belle princesse qui, le soir de ses noces, est toute surprise de voir l’âne se métamorphoser en un prince charmant.

L’Histoire littéraire de France (t. XXIV, pages 431-432) qui analyse l’Asinarius vel Diadema, pense que Godfrid en devait l’idée moins aux Métamorphoses d’Apulée qu’aux fables indiennes dont il circulait en Europe des traductions latines depuis le xie siècle.

Grimm signale, dans un manuscrit latin de la seconde moitié du xve siècle, la légende d’un époux qui, ne devant point être vu de sa femme, se cache sous une peau d’âne. Ce manuscrit a malheureusement été détruit dans l’incendie de la Bibliothèque de Strasbourg, allumé par les bombes prussiennes.

En 1547, Noël du Fail, au chapitre V de ses Propos rustiques et facétieux, fait un tableau de veillée où le bonhomme Robin Chevet conte les contes de la Corneille, de Mélusine, du Loup-garou, de Cuir d’Asnette, des Fées, etc., etc. Cuir d’Asnette ne serait-il pas la même chose que Peau d’Ane ?

En 1550, Straparole nous relate (première Nuit, conte IV) l’histoire de Thibaud, prince de Salerne, qui veut épouser sa fille Doralice, laquelle semble être une Peau d’Ane à l’état d’ébauche et sans la peau traditionnelle.

En 1568 ou 1570, la quatrième édition des Nouvelles récréations et Joyeux devis, de Bonaventure des Perriers, s’augmente d’une trentaine de contes parmi lesquels se trouve (Nouvelle CXXIX) l’aventure de Pernette dont le père voulut qu’elle. « ne vêtit autre habit qu’une peau d’âne qu’il lui acheta, pensant par ce moyen la mettre au désespoir et en dégoûter son ami. »

Dans la Gardeuse d’oies près de la fontaine, des frères Grimm (traduction Baudry), la jeune fille se dérobe sous une affreuse peau noire. Dans la Vraie fiancée, du même auteur (traduction N. Martin), l’héroïne revêt successivement trois robes ; l’une ornée d’étoiles de perles, l’autre décorée de lunes d’argent, la troisième enrichie de soleils d’or, pour aller au bal se faire reconnaître de son époux. Elle enterre ses habits et ses bijoux sous une pierre et s’engage chez un paysan comme berger. La fameuse peau et les trois robes jouent à peu près le même rôle dans une version qui porte le titre de Peau d’Ane et que M. J.-F. Bladé a recueillie en Agenais.

Dans les Litauische Maerchen, de Schleicher (page 10), un roi veut épouser sa belle-fille parce qu’elle est la seule qui égale la reine en beauté : avant de s’enfuir, elle lui demande un manteau de peau de porc, un habit d’argent, un anneau de diamant et des souliers d’or.

Après ce conte lituanien, n’oublions pas de mentionner le début de la Mannekine, un des poëmes les plus répandus au moyen âge ; dans la Bibliothèque bleue, l’Histoire de la belle Héleine de Constantinople, mère de saint Martin de Tours en Tourraine et de saint Brice, son frère, et la légende de sainte Dipne ou Dympne que le jésuite Ribadeneira a narrée dans la Fleur des Vies des Saints.

Le cinquième rapport de M. F.-M. Luzel sur les contes populaires des Bretons armoricains, inséré dans les Archives des Missions scientifiques et littéraires, nous donne sous ce titre : le Roi qui voulait épouser sa propre fille, une Peau d’Ane, moins la peau habituelle. Le récit est le même que chez Perrault, sauf qu’au dénoûment le prince, afin de connaître l’héroïne, va se mettre au lit dans la ferme où elle garde les dindons, et se fait passer pour une pauvre femme malade. La dindonnière vient le voir et lui avoue qu’elle est la fille du roi d’Espagne. La Revue des langues romanes, t. V, 2e livraison, page 376, nous offre la Pel d’Ase, un récit du bas Languedoc, qui reproduit également celui de Perrault, avec cette différence que l’âne n’est pas aurifique. La fée, de plus, y donne à l’héroïne une bague qui ne peut aller qu’à son doigt et qui accomplit tous ses désirs.

On trouve une version de Peau-d’Ane, Allerleirauh, avec deux variantes dans les Contes grecs et albanais publiés par M. de Hahn. Le recueil des Contes catalans, lo Rondallayre, en contient deux, la Pell d’Ase et la Gavia d’or, la Cage d’or. Il en existe une autre sous le titre de la Pilusedda dans les Contes siciliens de G. Pitrè. La peau d’âne y est remplacée par une peau de cheval. Les Contes romains recueillis par l’anglais Busk, nous offrent Maria di legno, Marie de bois, qui voyage dans une figure de bois articulée. Les Canti e racconti del popolo italiano, de Domenico Comparera, nous présentent Zuccaccia, Citrouillette, qui, revêtue d’une robe recouverte de morceaux de citrouille, a l’air d’une énorme citrouille qui marche. Citons encore la Princesse peau de chat des Contes irlandais de Patrick Kennedy, etc., etc.

Dans ses Contes populaires de la Grande-Bretagne, M. Loys Brueyre donne, d’après MM. Chambers (Popular rhymes of Scotland) et Campbell (Highlands), deux traditions où le conte de Peau d’Ane se confond avec celui de Cendrillon. Il en induit que Cendrillon et Peau d’Ane sont deux versions différentes de la même histoire. Le dénoûment des deux versions françaises, où l’anneau et la pantoufle jouent le même rôle, semble confirmer cette opinion. Ajoutons, pour finir cette nomenclature trop longue et forcément incomplète, que le prince aux cheveux d’or de notre conte flamand, intitulé Caillou qui biques ! est évidemment un petit-cousin de Peau d’Ane[30].

De toutes ces versions, Perrault a pu connaître le récit de Desperriers et celui de Straparole, l’Histoire de la Belle Héleine et la légende de sainte Dipne.

Les Nouvelles récréations et Joyeux devis comptaient dix-sept éditions au moment où il versifia Peau d’Ane. Il avait sans doute lu les charmantes nouvelles de cet écrivain que Nodier n’a pas craint de présenter comme « le talent le plus naïf, le plus original et le plus piquant de son époque. » Il avait certainement remarqué la dernière : D’une jeune fille surnommée Peau d’Asne et comment elle fut mariée par le moyen que lui donnèrent les petits formiz ; mais il suffit de la parcourir pour s’assurer qu’elle ne lui fut d’aucun secours.

Ce récit, qui n’est qu’attribué à Desperriers et qui, dans tous les cas, est assez pauvre d’invention, a été fait avec des réminiscences de deux contes qui se sont mêlées dans l’imagination du narrateur : celui de Peau d’Ane pour la peau dont le père de la princesse veut qu’elle se couvre et, pour le boisseau d’orge que sa mère exige qu’elle lève grain à grain avec sa langue, celui des Fourmis que, dans une circonstance identique, Apulée met au service de la pauvre Psyché.

Vous trouverez d’ailleurs cette intervention des fourmis, dans lo Turzo d’Oro, du Pentamerone napolitain, et dans la Reine des Abeilles, des frères Grimm, où elle est beaucoup mieux amenée. Les fourmis du conte allemand aident le héros pour le récompenser d’avoir empêché ses frères de bouleverser leur fourmilière.

Perrault ne semble pas s’être servi davantage du récit de Straparole, qui était traduit depuis 1560 et qui, à part le déguisement de l’héroïne, se rapproche davantage de Peau d’Ane.

Thibaud, prince de Salerne, promet à sa femme mourante de ne jamais se remarier, « si l’anneau qu’elle portoit au doigt ne s’accommodoit au doigt de celle qu’il prendroit pour sa seconde femme. » Il est assez curieux que nous trouvions au début de ce conte l’anneau qui sert à dénouer celui de Perrault.

On l’essaye en vain à beaucoup de « pucelles qui en biens et en vertus n’étoient pas inférieures au prince. » Un jour, en dînant avec lui, sa fille Doralice voit l’anneau sur la table et le met à son doigt. Comme il lui va parfaitement, Thibaud conçoit « l’étrange, et diabolique détermination de l’épouser. » La jeune fille désolée confie sa peine à sa nourrice.

« Il y avoit en la chambre de sa feue mère, un beau garde-robe fort magnifiquement ouvré, où la fille tenoit ses riches accoutrements et bagues, et n’y avoit personne qui le pût ouvrir sinon cette sage nourrice, laquelle ôta secrètement toutes les robes qui étoient dedans, et mit dans ce garde-robe d’une certaine liqueur, qui avoit une telle vertu que quiconque en prenoit une cuillerée il vivoit longtemps sans prendre autre réfection, et ayant appelé cette fille, l’enferma là dedans, lui conseillant d’y demeurer jusqu’à ce que Dieu lui envoyât meilleure fortune, et que le père fut hors de cette bestiale délibération[31]. »

Le père, qui ne se doute de rien, vend la garde-robe à un marchand genevois qui l’emporte en Angleterre. Celui-ci la revend au roi du pays, qui ordonne qu’on la place dans sa chambre. Tous les matins, aussitôt que le roi est parti pour la chasse, Doralice sort de sa garde-robe, balaye la chambre, dresse le lit et le sème de roses, de violettes et d’autres fleurs odoriférantes.

Le roi, étonné, guette la mystérieuse chambrière, la surprend, lui fait conter son histoire, l’épouse et en a deux enfants. Le conte ne s’arrête pas là, comme celui de Perrault. Thibaut, « persévérant en son vilain et exécrable vouloir, » s’imagine que Doralice pouvait être dans la garde-robe. Il se met en quête du Genevois, le rencontre, l’interroge et conclut de ses réponses que sa fille est en Angleterre.

Il s’y rend déguisé en marchand de quenouilles et fuseaux d’or et obtient de la reine, en lui faisant cadeau de sa marchandise, la permission de coucher dans la chambre de ses enfants. Il les égorge avec le petit couteau que Doralice porte d’habitude à sa ceinture, remet le couteau « tout seigneux » en sa gaîne et se sauve par la fenêtre.

Convaincue d’infanticide, la reine est condamnée à être « ensevelie nue en terre jusqu’à la gorge, étant nourrie de viandes exquises, afin que, vivant ainsi longuement, les vers lui mangent la chair. »

Thibaud retourne alors à Salerne et confie son crime à la nourrice de sa fille qui, émue de pitié, part en secret pour l’Angleterre et sauve l’infortunée princesse.

Le roi d’Angleterre, pour venger sa femme, assemble une armée considérable, s’empare de Salerne, amène le prince pieds et poings liés en son royaume, le fait tirer, « comme Ganelon, » à quatre chevaux et ordonne qu’on jette ses membres aux chiens.

La seconde partie de ce récit est d’une telle férocité qu’on serait tenté de voir, ainsi que je l’ai dit, dans le conte de Straparole un premier jet de Peau d’Ane, d’où ces horreurs ont disparu quand les mœurs sont devenues moins grossières.

C’est vers la fin du xvi<samll>e siècle que Jean Oudot, imprimeur à Troyes, recueillit dans sa collection de plaquettes les petits romans connus sous les noms de Jean de Paris, Griselidis, les Quatre fils Aymon, Robert le Diable, etc. L’Histoire de la Belle Héleine a pu y entrer à cette époque, car il en existe une édition de Paris, sans date, mais en caractères gothiques.

« Le temps vint, dit l’auteur, que la reine accoucha d’une fille qui eut nom Héleine. Quand elle eut quinze ans, sa mère trépassa, et lorsque le roi eut été veuf pendant quelque temps, il eut en volonté d’avoir sa fille en mariage, car il n’en trouvoit point de si belle que sa femme et sa fille. Il lui en parla, dont elle fut ébahie, et se jeta à genoux devant son père en pleurant. »

Le père s’obstine. Hélène s’enfuit, monte sur un vaisseau, se réfugie d’abord en Flandre, à Port-l’Écluse, puis en Angleterre, comme Doralice. Le roi du pays, « qui, par bonheur, prenoit ses ébats sur le rivage, » l’aperçoit, tombe amoureux d’elle et l’épouse. Il part pour la guerre. Hélène accouche de deux enfants, « les plus beaux qu’on puisse jamais voir. » La reine mère, outrée du mariage de son fils avec une aventurière, écrit au roi que sa femme est accouchée de deux chiens, « les plus laides, plus hideuses bêtes qui furent jamais ; » elle l’engage à envoyer l’ordre de les mettre à mort, « car ce ne sont choses à garder, » etc.

Dans une des versions du Chevalier au Cygne, la jeune reine accouche de sept beaux enfants qui ont au cou une chaîne d’argent. Sa belle-mère leur substitue sept petits chiens. Semblable substitution se rencontre fréquemment dans les contes russes et italiens. L’Histoire de la Belle Héleine a été composée, comme on le voit, avec des fragments de différentes traditions, tant bien que mal assemblés. C’est là sans doute une de ces imitations de Peau d’Ane que dans le Roman comique on craint d’entendre raconter par Ragotin.

Peau d’Ane a passé presque tout entière dans la légende de Sainte Dipne ou Dympne. Cette légende se trouve dans la Fleur de la Vie des Saints du jésuite Pierre Ribadeneira, qui a paru à Madrid en 1616, qui a été plusieurs fois traduite en français, mais que les premiers travaux des Bollandistes (1643) ont complètement discréditée. La Fleur des Vies des Saints fourmille d’un si grand nombre de fables et de contes qu’Abel Servien, le célèbre diplomate, n’appelait jamais Pierre Ribadeneira que Petrus de Badinerria.

Fille chrétienne d’un roi païen d’Irlande qui veut l’épouser, Dipne demande quarante jours de délai et se recommande à Dieu. Cependant son père lui donne tous les matins des bijoux et de belles robes pour ses noces. Le délai étant près d’expirer, sur le conseil du prêtre Gerbern, elle exige, pour gagner du temps, plusieurs joyaux précieux qu’elle croit introuvables. On les lui apporte et elle se décide à prendre la fuite. Accompagnée de Gerbern, elle part, comme Hélène, pour la Flandre, elle arrive à Anvers et les fugitifs se font construire une cabane dans un bois peu éloigné.

Le roi se met à leur poursuite, débarque à Anvers, trouve dans une auberge de la monnaie d’Irlande et, guidé par cet indice, découvre la retraite de sa fille. Comme elle ne veut pas lui céder, il commande qu’on égorge Gerbern, qu’on coupe la tête à Dipne et va se pendre.

Cette légende n’est évidemment que le conte de Peau d’Ane dépouillé de son merveilleux et arrangé par un hagiographe à court d’invention. La Barbe bleue nous fournira un autre exemple de ces emprunts aux vieilles traditions, débris des religions mortes, qui font penser à ces dieux païens qu’à Rome, dans les premiers temps du christianisme, on transforma en apôtres et en martyrs.

Il est évident que Perrault ne doit rien à cette légende, pas plus qu’à l’Histoire de la Belle Héleine. L’anonyme du recueil de Moëtjens nous attestera, du reste, tout à l’heure qu’il s’est contenté de suivre pas à pas le récit des nourrices.

Le conte de Peau d’Ane est, dit-on, « un des chefs-d’œuvre du genre, un des mieux inventés, un des plus variés pour les événements. » Ainsi s’exprime M. Walckenaer. Je ne partage pas entièrement cette opinion, mais il est certain que Peau d’Ane est un des contes qui ont fait la plus grande fortune. Au xviie siècle, il était à ce point répandu que son titre servait à désigner le genre. Nous avons vu dans l’Introduction, par la phrase de La Porte et celle de Perrault, qu’on disait indifféremment des contes de Peau d’Ane ou de la Mère l’Oye. Citons encore ces expressions d’Oudin, Curiosités françaises (1649) : « Contes de Peau d’asnon, Contes aux vieux loup[32] ou Contes de ma commère l’Oye. ».

Depuis lors Peau d’Ane a perdu de son éclat. Est-ce à cause des rimes dont Perrault l’a affublée ? En revanche, Barbe bleue et le Petit Poucet semblent s’être partagé son héritage et, aujourd’hui, au lieu de : « Faites-nous des contes de Peau-d’Ane, » on dirait certainement : « Faites-nous des contes de Barbe bleue ou du Petit Poucet. » Ce résultat est dû évidemment à la prose de Perrault, et c’est le plus haut degré de gloire où puisse atteindre un écrivain.

Peau d’Ane ne paraît point avoir joui de cette suprématie chez les autres peuples. Ce qui lui a valu en France cet immense succès, ce n’est pas la situation de l’héroïne, qu’on retrouve non moins touchante dans une foule d’autres contes, ce sont ses trois robes qui font un si brillant contraste avec son horrible déguisement. L’attention s’est accrochée à ce détail pittoresque, l’imagination s’en est amusée et la mémoire l’a retenu. Quant à l’âne qui enrichit de louis d’or « sa blonde litière, » il est bien mieux à sa place dans la Table, l’Ane et le Bâton merveilleux, des frères Grimm (traduction Baudry), car au commandement de bricklebrit, on l’y voit agir sous les yeux du lecteur[33].

L’anonyme du recueil de Moëtjens a maltraité Peau-d’Ane plus encore que Griselidis. Il commence par lui chercher noise sur le manque de logique dans la déduction et de justesse dans l’expression des idées. Toutes ces critiques sont fondées, mais comme elles n’ont trait qu’au style, nous nous dispenserons de les relever : nous savons ce que vaut la versification de Perrault.

Cette querelle sur l’impropriété des termes le mène à signaler une faute plus considérable.

« J’ai lu quatre fois, dit-il, le conte d’un bout à l’autre avec assez d’attention, et cependant je n’ai aucune idée de Peau d’Asne dans son déguisement à quoi je puisse me fixer. Tantôt je me la représente barbouillée et noire comme une bohémienne, avec sa peau d’asne qui lui sert d’écharpe ; tantôt je m’imagine que la peau d’asne est comme un masque sur son visage, et qu’elle y est tellement jointe que les spectateurs la prennent pour sa peau naturelle ; quelquefois pour lui changer les traits et pour la rendre aussi dégoûtante que le veut l’autheur, je conçois qu’elle s’est fait un fard de laideur, avec de la vieille graisse et de la suye de cheminée, et qu’elle s’en est mis deux poulces d’épais sur le visage : mais après tout cela, je ne trouve pas mon compte et le poëte qui n’a pas pris soin de m’apprendre en quoi consistoit ce déguisement, détruit lui-même par quelques mots en passant tout ce que je tâche d’imaginer là-dessus. » Le critique, en un style d’ailleurs assez lâche, emploie sept pages à faire la preuve de ce qu’il avance, après quoi il conclut en ces termes :

« Quand les nourrices content Peau d’Asne aux petits enfants, elles n’y regardent pas de si près ; tout passe à la faveur de l’admiration et de l’étonnement où les mettent toutes les choses extraordinaires. Mais notre autheur a dû prévoir que Peau d’Asne contée en beaux vers trouveroit des lecteurs qui demanderoient de la justesse et de l’exactitude en son conte, comme de la raison et de la rime dans sa poésie ; il me semble que ce n’est pas trop demander d’un autheur, que de vouloir qu’il nous donne une idée distincte de son héroïne, et d’une espèce de métamorphose qui fait le ressort de toute sa pièce ; il avoit pour cela une facilité la plus grande du monde ; il n’avoit qu’à vouloir, son sujet lui auroit obéi, ayant à sa disposition tout le pouvoir d’une fée.

« N’étoit-il pas aisé… de faire de la peau tout ce qui étoit nécessaire pour le déguisement ; car, ce que fait un corroyeur pour donner de l’apprêt à ses cuirs, la fée pouvoit le faire d’un coup de sa baguette sur la peau de l’asne, et en faire un étuy pour le visage et les mains de la princesse ; il n’eût pas coûté davantage ensuite pour appliquer si juste cet étuy par art de fée, que les spectateurs eussent pris la peau grise, épaisse et raboteuse pour la véritable peau. Avec le reste, sans art et sans apprêts, la princesse pouvoit en faire une écharpe ou une palatine, et cacher autant sa qualité par ce déguisement que sa beauté sous son étuy…

« Il pourroit bien être que c’est de cette sorte que la fable se débitoit et se rendoit intelligible dans son origine ; mais comme elle est fort vieille et que la tradition en a passé au travers de plusieurs siècles par les mains d’un peuple fort imbécile de nourrices et de petits enfants, il n’y auroit rien de surprenant que le conte manquât aujourd’hui de quelqu’une de ses principales circonstances, capable de donner de la lumière à tout le reste.

« Mais il y avoit lieu d’attendre qu’un autheur aussi ingénieux que le nôtre répandroit un peu de son bon esprit sur la fable et ne la conteroit au public tout à fait aussi obscure et aussi confuse que sa nourrice la lui a contée à lui-même autrefois pour l’endormir. »

L’anonyme n’eût peut-être pas tant insisté, si l’auteur de Peau d’Ane, qui avec ses contes en prose trouvera si bien la mesure, n’avait pris, ici comme pour Griselidis, un trop grand soin d’introduire la vraisemblance dans ces récits populaires qui s’en passent la plupart du temps. Nous avons vu que deux versions italiennes cachent l’héroïne, la première, dans une figure de bois articulée, la seconde, sous l’apparence d’une énorme citrouille ; nous verrons tout à l’heure que la version allemande de Grimm se contente de couvrir ses épaules de fourrures et sa figure de suie, sans s’inquiéter si cet accoutrement et ce masque suffisent pour déguiser une princesse. Quant à la version napolitaine, avec sa métamorphose en ourse par le moyen d’un petit bâton, elle donne raison à l’anonyme au point de faire croire qu’il la connaissait.

Il y a une autre critique qu’il oublie d’adresser à Perrault. Ainsi nous comprenons très-bien dans Cendrillon qu’on se mette en quête de la ravissante inconnue qui a perdu sa pantoufle, mais à quoi bon cette recherche pour la bague de Peau d’Ane ? Le prince se doute parfaitement d’où elle vient. S’il est si malade qu’on n’ose rien lui refuser, que n’envoie-t-il tout droit chercher celle qui doit le guérir ?

Dans l’édition de 1781, près d’un siècle après la publication de Peau d’Ane, apparut pour la première fois la version en prose. L’auteur de cette paraphrase assez plate se permet d’ajouter au texte des enjolivements d’un goût douteux ; mais il a compris qu’il fallait développer ce passage et il a très-bien indiqué qu’en prenant un détour le prince a pour but de faire accepter plus facilement son étrange fiancée.

« Je n’ai point dessein, dit-il à ses parents, de faire une alliance qui vous déplaise ; et pour preuve de cette vérité, c’est que j’épouserai celle à qui cette bague ira, quelle qu’elle soit ; et il n’y a pas apparence que celle qui aura ce joli doigt sera une rustaude ou une paysanne. »

Plus loin il a beaucoup mieux ménagé le grand effet de la métamorphose finale. Chez Perrault l’essai de la bague se fait devant le prince, puis on veut mener la jeune fille au roi. Elle demande qu’on lui donne le temps de changer de toilette et elle entre au palais, pompeusement parée. La scène est divisée en deux parties dont la première n’est guère qu’indiquée.

Dans la version en prose, l’infante, qui a entendu le bruit des tambours et le cri des hérauts d’armes, se doute de quelque chose : elle « se coiffe plus soigneusement et met son beau corps d’argent avec le jupon plein de falbalas, de dentelles d’argent, semé d’émeraudes. » Aussitôt qu’on heurte à la porte, elle revêt vivement sa peau d’âne et suit les courtisans qui l’emmènent avec de grands éclats de rire. Étonné d’un pareil accoutrement, le prince n’ose croire que ce soit la jeune fille qu’il a vue si pompeuse et si belle.

« — Est-ce vous, lui dit-il, qui logez au fond de cette allée obscure, dans la troisième basse-cour de la métairie ?

« — Oui, seigneur, répondit-elle.

« — Montrez-moi votre main, dit-il en tremblant et en poussant un soupir. »

Alors de dessous la peau noire sort une petite main délicate, blanche et couleur de rose, ou la bague s’ajuste sans peine au plus joli petit doigt du monde ; l’infante fait un mouvement, la peau tombe, la princesse ravissante apparaît ; tout faible qu’il est, le prince se jette à ses genoux et les serre avec une ardeur qui la fait rougir.

La scène, on le voit, est ramassée en un seul point, et, malgré la faiblesse du style, présentée d’une façon très-vive. Tout n’est malheureusement pas de cette force dans cette version, et Peau d’Ane est encore à refaire ; mais qui oserait toucher à un sujet que Perrault a traité, l’eût-il d’ailleurs encore plus gâté par sa difficulté à manier le vers ?

Nous donnons in extenso ci-après les deux versions qui nous ont paru les plus dignes d’entrer en parallèle avec la version française. Chose curieuse et que nous ne retrouverons pas au cours de cette étude, le récit français est le plus compliqué. Dans Peau de toutes bêtes, le conte allemand, les mêmes effets se répètent jusqu’à satiété et presque toujours dans les mêmes termes. Cette circonstance est un argument en faveur de son ancienneté ; on pourrait y voir aussi une preuve d’intégrité, si la noix où la princesse serre ses robes et ses bijoux ne faisait supposer l’intervention d’une fée que la tradition aura perdue dans son passage à travers les générations.

Les trois fameuses robes y sont à peu près les mêmes, la noix fée vaut bien la cassette qui suit sa maîtresse sous terre, enfin le manteau de mille fourrures est d’une fantaisie plus grandiose que l’âne aurifique qui, chez Perrault, ne joue aucun rôle de son vivant. Le récit a plus de rapidité qu’on n’en trouve d’habitude dans les narrations allemandes ; mais, comme les contes anglais que nous avons mentionnés plus haut, il a le tort de se confondre beaucoup plus que le récit français avec celui de Cendrillon.

Pour le dire en passant, cette ressemblance dans les dénoûments de Peau d’Ane et de Cendrillon prouve que Perrault ne touchait pas aux grandes lignes des traditions qu’il puisait à la source populaire. Nous en rencontrerons plus loin d’autres preuves.

Le conte du Pentamerone, l’Ourse, est par le fond le plus simple des trois : âne qui fait de l’or, robes merveilleuses, bijoux, cassette, anneau, il se passe de tous les accessoires ; la métamorphose de l’héroïne en ourse lui suffit. Ce conte a dû être d’ailleurs considérablement retravaillé dans la forme. Les traits de satire à l’adresse des femmes et l’énumération du début, que Perrault a réservée pour la fin, ne sont pas des produits de l’imagination populaire, pas plus que les invocations du prince à la bête qui l’a énamouré. L’auteur n’a guère de commun avec Straparole que le détail des roses que Prétiosa sème sur son lit, et son dénoûment est amené d’une façon plus naturelle que dans les autres contes.

Au moment d’aborder le Pentamerone, nous engageons encore une fois le lecteur à ne pas s’effaroucher des excentricités du style. Le cavalier Basile est, nous le répétons, un homme d’esprit qui s’amuse : il jongle avec les métaphores comme un bateleur qui sur la place publique fait scintiller au soleil des boules de cuivre et quelquefois des boules d’or.


L’OURSE

L’ORZA
Pentamerone, journée ii, conte 6.


Il était une fois le roi de l’Apre-Roche qui avait pour femme l’idéal de la beauté[34]. Or, au milieu de la carrière de l’âge, la reine tomba de la cavale de la santé et se cassa les reins. Au moment où l’éteignoir des ans allait être posé sur la chandelle de l’existence, elle fit appeler son mari et lui dit :

— Je sais que tu m’as toujours aimée de tout ton cœur ; c’est pourquoi, à l’approche de ma fin, je désire que tu me montres le dessus du panier de ton amour. Promets-moi donc de ne pas te remarier, si tu ne trouves une femme aussi belle que je l’étais, sinon je te laisse ma malédiction la plus terrible[35], et je te poursuivrai de ma haine jusque dans l’autre monde.

En apprenant cette volonté dernière, le roi, qui l’aimait par-dessus les toits, éclata en sanglots et, pendant quelque temps, ne put accoucher d’une parole. À la fin, comme la reine trépassait, il lui dit : — Si je voulais encore tâter de la femme, qu’auparavant la goutte m’agrippe, qu’auparavant j’attrape un coup de couteau catalan, qu’on me fasse comme à Starace[36] ; ne crois pas, mon trésor, que je puisse mettre mon amour sur une autre femme ; tu as eu l’étrenne de mes affections, tu emporteras le dernier de mes désirs.

Tandis qu’il prononçait ces mots, la pauvre femme qui râlait, roula les prunelles et étendit les pieds. Le roi, qui vit la patrie perdue[37], ouvrit le robinet de ses yeux, hurlant et se débattant au point d’assembler la cour entière. Tous se prirent à crier le nom de la bonne âme, à injurier la Fortune qui l’avait enlevée, à s’arracher la barbe et à maudire les astres qui avaient envoyé cette catastrophe. Tout cela uniquement pour faire comme lui, — deuil d’ivrogne et de femme ; beaucoup de plaintes, peu de durée ; deux bons moments : à la fosse et à la noce [38].

La Nuit n’avait pas encore quitté la place d’armes du ciel pour passer la revue des chauves-souris, quand le roi commença de faire le compte avec ses doigts :

— Voici que ma femme est morte et je reste veuf et désolé, sans espérance de me voir d’autre progéniture que cette malheureuse fille qu’elle m’a laissée. Il sera nécessaire que je trouve moyen d’avoir un enfant mâle. Mais où donner de la tête ? Où prendre une femme aussi brillante de toutes les beautés que la mienne, si, en comparaison d’elle, toutes les autres ressemblent à des harpies : voilà le hic !

Si je n’en trouve pas une autre avec la baguette[39], si je n’en cherche pas une autre avec la sonnette, si la nature a formé Nardella (puisse-t-elle être avec les anges !), puis a brisé le moule, hélas ! dans quel mauvais pas me suis-je fourré ! Que le diable emporte la promesse que je lui ai faite !

Mais quoi ! je n’ai pas encore vu le loup et voilà que je me sauve. Cherchons, voyons, entendons-nous. Est-il possible qu’il n’y ait pas à l’étable d’autre ânesse que Nardella ? Est-il possible que le monde veuille être perdu pour moi ? L’espèce féminine est-elle donc à ce point dégénérée que la semence en soit perdue ?

Ayant ainsi parlé, il fit aussitôt publier un ban et commander, de la part de maître Ghiommiento[40] que toutes les belles femmes du monde entier vinssent concourir pour la beauté, car il voulait épouser la plus belle et lui faire partager son trône.

Quand la chose eut été répandue, il n’y eut pas dans tout l’univers une seule femme qui ne voulût tenter la fortune ; il n’y eut pas de harpie, si ratatinée qu’elle fût, qui ne se mît en douze. C’est qu’aussitôt qu’on touche cette corde, il n’est point de monstre qui s’avoue vaincu, il n’est point d’orque marine qui cède ; chacune se pique d’être la plus belle, et, si le miroir leur dit la vérité, elles accusent le cristal de tromper et le vif-argent d’être posé de travers. Donc, le monde étant plein de belles femmes, le roi ordonna qu’on les mît en rang, et les passa en revue, ainsi que fait le Grand Turc, quand il traverse le sérail[41]. Il allait, il venait d’un bout à l’autre, comme un singe qui ne s’arrête jamais, lorgnant celle-ci, reluquant celle-là.

Il trouvait à l’une le front mal fait, à l’autre le nez long ; celle-ci avait la bouche large, celle-là les lèvres épaisses ; l’une était boulotte, l’autre courte et mal tournée, celle-ci trop rembourrée de graisse, celle-là trop dépouillée de chair.

L’Espagnole ne lui plaisait guère à cause de son teint basané ; la Napolitaine lui déplaisait tout autant pour sa façon de marcher comme avec des béquilles ; l’Allemande lui semblait froide et glacée, la Française trop écervelée, la Vénitienne n’était qu’une quenouille garnie de filasse en guise de cheveux ; à la fin des fins, qui pour une cause, qui pour une autre, il les renvoya toutes une main devant, l’autre derrière[42].

Voyant que tant de beautés s’en étaient allées en fumée, il résolut de s’étrangler, puis il tourna les yeux vers sa propre fille et dit :

« Je vais cherchant Marie pour Ravenne. Si Prétiosa, ma fille, a été faite dans le même moule que sa mère, j’ai à la maison la beauté qu’il me faut. Pourquoi la chercher au bout du monde ? »

Il communiqua son idée à sa fille, mais elle entra dans une colère que nulle parole humaine ne saurait exprimer. Le monarque furieux lui dit :

— Baisse la voix et retiens ta langue[43]. J’ai résolu de former ce soir avec toi le nœud du mariage ; si tu refuses, je te coupe en si menus morceaux que le plus grand sera l’oreille !

Sur cette menace, Prétiosa se retira dans sa chambre ; elle se mit à déplorer son sort et à se torturer la cervelle. Comme elle était à faire cette triste figure, il arriva une vieille qui lui servait à distribuer ses aumônes. Celle-ci lui trouvant un air de l’autre monde et ayant appris la cause de sa douleur, lui dit :

— Courage, ma fille, ne te désespère pas, car à tous maux il y a remède, sauf à la mort. Écoute : quand ton père viendra ce soir pour se livrer à sa passion, mets ce petit morceau de bois dans ta bouche. Aussitôt tu deviendras une ourse et tu te sauveras, car il aura peur et te laissera fuir. Tu t’en iras droit à la forêt où, depuis le jour de ta naissance, le ciel te garde ta destinée. Lorsque tu voudras redevenir femme, tu le pourras toujours : tu n’auras qu’à ôter le bâtonnet de ta bouche et tu retourneras à ta forme première.

Prétiosa embrassa la vieille, lui donna un plein tablier de farine, une tranche de jambon, un morceau de lard et la renvoya. Quand le soleil, comme une courtisane qui a fait faillite, commença de changer de quartier, le roi appela ses cuisiniers et invita tous les seigneurs ses vassaux à une grande fête. Ils dansèrent cinq ou six heures durant, puis s’attablèrent et mangèrent plus que leur saoûl. Le roi alors alla se coucher et commanda à la nouvelle mariée de lui apporter le registre pour solder les comptes de l’amour[44].

Prétiosa mit le bâtonnet dans sa bouche, prit la figure d’une ourse terrible et courut à lui. Épouvanté de ce prodige, le monarque se cacha dans ses matelas d’où il n’osa pas même le lendemain sortir le bout du nez.

Cependant la jeune fille s’élança dehors et parvint bientôt au bord de la forêt où l’ombre régnait seule, comme si elle avait eu la prétention de faire en vingt-quatre heures quelque tort au soleil[45]. Tandis que l’ourse s’entretenait doucement avec les autres animaux, arriva en cet endroit le fils du roi de l’Eau-Courante. À l’aspect de cette ourse, il faillit mourir de frayeur, mais voyant qu’elle tournait autour de lui en balançant sa tête et en remuant sa queue, comme une petite chienne, il prit courage, se risqua à la caresser, et, tout en disant : « Couche, couche là, minette, minette, doucement, doucement ! » il la mena au palais et donna ordre qu’on la traitât comme lui-même : on l’installa dans le jardin afin qu’il pût la regarder à son aise par la fenêtre.


Lorsque tous les gens de la maison furent partis et que le prince se vit seul, il se mit à la fenêtre pour contempler son ourse ; il s’aperçut que Prétiosa, qui avait ôté le bâtonnet de sa bouche, s’occupait de peigner ses tresses d’or.

À l’aspect de cette beauté qui sortait de sa sauvage enveloppe, il fut frappé de stupeur : il dégringola l’escalier et courut au jardin. Prétiosa flaira le danger, remit le petit bâton dans sa bouche et reprit sa forme de bête. Arrivé en bas, le prince ne trouva plus celle qu’il avait vue de la fenêtre et en fut si affecté qu’il se plongea dans une profonde mélancolie. Au bout de quatre jours, il tomba malade ; il répétait sans cesse : « Mon ourse, mon ourse ! » Quand sa mère l’entendit se plaindre ainsi, elle s’imagina que l’ourse lui avait fait quelque mal et elle donna ordre de la tuer.

L’ourse était si bonne qu’elle se serait fait aimer des pierres du chemin. Charmés de sa douceur, les serviteurs n’eurent pas le courage de l’abattre ; ils la conduisirent au bois et rapportèrent à la reine qu’ils y avaient lâché la pauvre petite bête. La nouvelle en vint aux oreilles du prince et il s’abandonna à des folies incroyables. Quoique malade, il se leva et voulut qu’on mît les serviteurs en hachis. Lorsqu’il apprit d’eux comment la chose s’était passée, il monta presque mourant à cheval, et tant chercha et tant tourna qu’il finit par retrouver l’ourse. Il la ramena à la maison, l’enferma dans une chambre et dit :

— Ô beau morceau de roi qui es caché dans Cette peau, ô chandelle d’amour qui es enclose dans cette lanterne velue ! Pourquoi me tromper ainsi ? Est-ce pour me voir vivre dans l’angoisse et dépérir peu à peu de consomption ? Je meurs alangui, affamé d’amour, halluciné par ta beauté et tu ne vois pas ce qui frappe tous les yeux, que je suis réduit au tiers, comme du vin cuit, que je n’ai plus que la peau et les os, et que la fièvre est cousue à mes veines avec du fil double !

Dépouille donc cette fourrure et dévoile-moi la splendeur de tes beautés ; ôte les feuilles qui couvrent ce panier de jonc[46] et montre-m’en les beaux fruits ; lève cette portière et permets à mes yeux de contempler la pompe des merveilles. Qui a logé dans une prison tissue de poils un objet aussi joli ? Qui a serré dans un écrin de cuir un aussi beau trésor ? Fais-moi voir ce prodige de grâce et pour prix prends toutes mes volontés. Ô mon bien, c’est la graisse de cette ourse qui seule peut calmer l’irritation de mes nerfs !

Quand il eut tout dit et redit, il s’aperçut qu’il avait perdu ses paroles. Il se retourna dans son lit et eut une crise si violente que les médecins n’en augurèrent rien de bon. Sa mère, qui n’avait pas d’autre bien au monde, s’assit à son chevet et lui dit :

— Mon fils, d’où te viennent ces tourments ? Quelle sombre mélancolie s’est emparée de toi ! Toi si jeune, toi si chéri, toi si grand, toi si riche, que te manque-t-il, ô mon fils ? parle : mendiant honteux porte besace vide. Tu veux une épouse, choisis-la ; je donne les arrhes. Prends et je paye. Ne vois-tu pas que ton mal est mon mal ? Chez toi bat le pouls, chez moi le cœur ; tu as la fièvre dans le sang, moi j’ai le feu au cerveau, n’ayant pas d’autre bâton de vieillesse que toi. Donc, reprenons courage : on peut encore être heureux et ne pas voir ce royaume en noir, cette maison en poussière et cette mère comme une pauvre misérable !

À ces paroles le prince répondit :

— Je ne connais qu’une chose qui me puisse consoler, la vue de l’ourse. Si vous voulez que je guérisse, amenez-la dans cette chambre. Je ne souffrirai pas qu’une autre me soigne et fasse mon lit, ainsi que ma cuisine. Sans qu’il soit besoin d’aucun remède, son agréable présence me guérira en quatre secondes.

La maman trouvait ridicule que l’ourse eût à jouer le rôle de cuisinière et de camériste ; elle se demandait si son fils n’avait pas le délire. Néanmoins, pour le contenter, elle envoya quérir la bête. Celle-ci s’approcha du lit, leva la patte et tâta le pouls du malade, ce qui effraya la reine, qui croyait à chaque instant qu’elle allait lui griffer le nez.

Mais le prince dit à l’ourse :

— Ma chérie, ne veux-tu pas me faire la cuisine, me donner à manger et prendre soin de moi ?

Elle baissa la tête en signe de consentement. Aussitôt la reine ordonna d’apporter une couple de poules, d’allumer le feu dans le foyer de la chambre et de faire bouillir de l’eau. L’ourse prit une poule, l’échauda, la pluma dextrement et, l’ayant étripée, la mit à la broche. Elle apprêta, en outre, un bon petit gratin dont le prince, qui pourtant ne pouvait sentir le sucré, se lécha les doigts. Quand il eut assez mangé, elle lui donna à boire avec tant de grâce que la reine voulut la baiser au front.

Le prince alors descendit du lit pour faire ce qui sert de pierre de touche au jugement des médecins. L’ourse aussitôt dressa le lit, courut au jardin, y cueillit une brassée de roses et de feuilles d’oranger et les sema sur la couche, si bien que la reine dit que l’ourse valait un trésor et que son fils avait mille raisons de lui vouloir du bien.

Voyant qu’elle le servait si gentiment, le prince remit du bois dans son feu. Si d’abord il s’était consumé par drachmes, maintenant il s’en allait par rotoli[47]. Il dit à la reine :

— Ma bonne mère, si je ne donne pas un baiser à l’ourse, le souffle va me manquer.

La reine, qui le vit près de s’évanouir, dit :

— Baise-le, baise-le, mon bel animal : je ne veux pas voir mourir mon pauvre fils.

Le prince s’approcha de l’ourse et l’embrassa à pincettes. Il ne se rassasiait pas de l’embrasser, et, tandis qu’ils étaient museau à museau, le petit bâton tomba, je ne sais comment, de la bouche de Prétiosa et il resta dans les bras du prince le plus bel objet du monde.

Il l’étreignit avec les tenailles amoureuses de ses bras et dit :

— Mon gentil prisonnier, ne me fuis plus sans raison.

À sa beauté naturelle Prétiosa ajouta le coloris de la pudeur et répondit :

— Me voici en tes mains ; je te recommande mon honneur ; coupe, rogne et tourne-moi comme tu veux.

La reine demanda qui était cette belle jeune fille et quel accident l’avait réduite à cette vie sauvage. Celle-ci lui conta de point en point toute l’histoire de ses malheurs. La reine en loua et en honora davantage la demoiselle et dit à son fils qu’elle serait heureuse de la lui voir épouser.

Le prince, qui ne désirait rien d’autre en ce monde, lui donna aussitôt sa foi. La reine bénit le jeune couple, fit ce beau mariage avec grandes fêtes et illuminations, et Prétiosa justifia le proverbe qui dit que

Qui fait bien bien attende.


PEAU-DE-TOUTES-BÊTES

ALLERLEIRAUH
Contes des Enfants et du Foyer, des frères Grimm, n°65.


Il était une fois un roi qui avait une femme aux cheveux d’or. Cette chevelure était si belle qu’on n’eût pas trouvé sa pareille par toute la terre. Or, il arriva que la reine tomba malade ; Lorsqu’elle se sentit près de sa fin, elle appela le roi et dit :

— Si, moi morte, tu veux te remarier, que ce ne soit qu’avec une femme aussi belle que moi et qui ait des cheveux d’or. Promets-le-moi.

Quand le roi le lui eut promis, elle ferma les yeux et mourut.

Longtemps le monarque resta inconsolable ; il ne songeait pas à prendre une autre femme. À la fin, ses conseillers furent d’avis que le roi devait se remarier pour donner une reine à ses sujets.

On expédia alors aux quatre coins de l’horizon des gens pour chercher une fiancée qui égalât la feue reine en beauté, mais on n’en put trouver une sur toute la terre, et l’eût-on trouvée, qu’elle n’aurait pas eu des cheveux d’or. Les émissaires revinrent donc comme ils étaient partis.

Le roi avait une fille qui n’était pas moins belle que sa défunte mère et qui avait, elle aussi, des cheveux d’or. Quand elle fut en âge, il la regarda et, s’apercevant qu’elle ressemblait en tout à sa mère, il conçut pour elle un violent amour. Alors il dit à ses conseillers :

— Je veux épouser ma fille, car elle est le vivant portrait de ma femme morte, et je ne trouve nulle part une fiancée qui lui ressemble.

Ces paroles effrayèrent les conseillers.

— Dieu, dirent-ils, a défendu que le père épouse sa fille. D’un péché il ne peut rien sortir de bon. Le royaume s’en irait en ruine.

Lorsque la jeune fille apprit ce qu’avait résolu son père, elle fut prise d’une terreur encore plus grande : elle espéra pourtant le faire changer d’idée.

— Avant que j’accède à votre désir, lui dit-elle alors, il me faut trois robes, la première dorée comme le soleil, la seconde argentée comme la lune, la troisième aussi scintillante que les étoiles et de plus un manteau de mille sortes de poils et de fourrures pour lequel, dans votre royaume, chaque animal devra fournir un morceau de sa peau.

Elle croyait que jamais on ne viendrait à bout de la satisfaire et qu’ainsi elle forcerait son père à abandonner son funeste projet ; mais le roi persista et les plus habiles ouvrières de ses États furent chargées de tisser les trois robes, l’une dorée comme le soleil, l’autre argentée comme la lune et la troisième aussi scintillante que les étoiles. Ses chasseurs durent aussi attraper tous les animaux et leur couper un morceau de leur peau. On en fit un manteau de mille fourrures.

Quand le travail fut terminé, le monarque voulut qu’on apportât le manteau, l’étala devant sa fille et lui dit :

— À demain la noce.

Voyant qu’il n’y avait pas moyen de changer le cœur de son père, la pauvre fille résolut de s’enfuir. Durant la nuit, quand tout dormait, elle se leva et s’en fut à l’endroit où étaient enfermés ses bijoux ; elle en prit trois : une bague d’or, un rouet d’argent et un petit dévidoir en or.

Les trois robes couleur de soleil, de lune et d’étoiles, elle les serra dans une coquille de noix ; elle revêtit le manteau de mille fourrures et se noircit la figure et les mains avec de la suie. Alors elle se recommanda à Dieu et partit.

Elle marcha toute la nuit, jusqu’à ce qu’elle rencontrât une grande forêt. Comme elle était exténuée de fatigue, elle se blottit dans un arbre creux et s’y endormit.

Le soleil se levait qu’elle dormait encore. Or, il se trouva que le roi, à qui était cette forêt, vint y chasser.

En arrivant près de l’arbre, ses chiens se mirent aie flairer et à courir tout autour en hurlant.

— Voyez donc quel gibier se cache là, dit le roi à ses veneurs.

Ils obéirent et revinrent dire au monarque :

— Il y a dans le creux de l’arbre un animal si bizarre que jamais nous n’en avons vu de pareil : sa robe est ornée de mille sortes de fourrures. Du reste il est couché et il dort.

— Tâchez de l’attraper vivant, fit le roi, attachez le sur la voiture et emmenez-le.

Aussitôt que’les chasseurs l’eurent touchée, la jeune fille se réveilla et leur cria tout épouvantée :

— Je suis une pauvre enfant abandonnée de ses père et mère. Ayez pitié de moi et emmenez-moi avec vous.

— Peau-de-toutes-Bêtes, lui dirent-ils, tu n’es guère bonne que pour la cuisine, mais viens toujours, tu balayeras les cendres.

Ils la mirent alors sur la voiture et retournèrent au château royal. Là, ils lui montrèrent sous l’escalier une petite niche où jamais n’avait pénétré la lumière du jour, et lui dirent :

— Petit animal sauvage, c’est là que tu te tiendras pour dormir.

On l’envoya alors dans la cuisine pour porter le bois et l’eau, entretenir le feu, plumer la volaille, éplucher les légumes, balayer les cendres et faire tous les gros ouvrages.

Peau-de-toutes-Bêtes vécut là longtemps et misérablement. Ah ! belle fille de roi, que vas-tu devenir ?

Il arriva qu’on donna une grande fête au château. Peau-de-toutes-Bêtes dit au cuisinier :

— Ne puis-je monter un instant pour voir la fête ? Je me tiendrai à la porte.

— Va, répondit le cuisinier, mais reviens dans une demi-heure balayer les cendres.

La jeune fille prit sa petite lampe et s’en fut à sa niche. Elle mit bas son manteau de fourrures, et ôta la suie de sa figure et de ses mains, afin que sa beauté reparût. Elle ouvrit ensuite la noix et revêtit sa robe couleur de soleil.

Cela fait elle monta dans les salons, et tous lui livrèrent passage, car personne ne la reconnut. On la prenait pour une princesse.

Le roi alla à sa rencontre, lui offrit la main et dansa avec elle. Il se disait que jamais ses yeux n’avaient vu pareille beauté.

Après la danse, la jeune fille fit la révérence au roi et, pendant qu’il se retournait, elle disparut si vite que personne ne sut où elle avait passé. Il envoya chercher les gardes du château et les interrogea, mais nul n’avait aperçu la fugitive.

Elle était rentrée dans sa niche, avait vivement retiré sa robe, noirci sa figure et ses mains, revêtu son manteau de fourrures et était redevenue Peau-de-toutes-Bêtes.

Quand elle retourna à la cuisine et commença de balayer les cendres le cuisinier lui dit :

— Remets cela à demain et fais-moi une soupe pour le roi. Moi aussi, je veux voir un peu ce qui se passe là-haut. Surtout ne laisse pas tomber de cheveux dans la soupe ; car si tu as ce malheur, je ne te donne plus à manger.

Le cuisinier parti, Peau-de-toutes-Bêtess’occupa de la soupe ; c’était une soupe au pain qu’elle fit aussi bonne que possible. Lorsqu’elle eut fini, elle s’en fut à sa niche chercher sa bague d’or et la mit dans la soupière.

Après le bal le roi se fit servir la soupe et la mangea. Elle lui parut si bonne qu’il crut n’en avoir jamais mangé de meilleure. En arrivant au fond de la soupière, il trouva une bague d’or et ne put comprendre comment elle était là.

Alors il commanda qu’on allât quérir le cuisinier. À cet ordre celui-ci fut fort effrayé et dit à Peau-de-toutes-Bêtes :

— Tu as laissé tomber un cheveu dans la soupe, c’est sûr. S’il en est ainsi, tu seras punie.

Quand il fut devant le roi, ce dernier lui demanda qui avait fait la soupe.

— C’est moi, répondit le cuisinier.

— Ce n’est pas vrai, répliqua le monarque. Elle n’était pas comme les tiennes ; elle était beaucoup meilleure.

— J’avoue, dit alors le cuisinier, que ce n’est pas moi. C’est la petite bête sauvage.

— Va la chercher, dit le roi.

Peau-de-toutes-Bêtes arriva.

— Qui es-tu ? lui demanda le souverain.

— Je suis une pauvre enfant qui n’a ni père ni mère.

— Que fais-tu dans mon château ?

— Je ne suis bonne à rien qu’à recevoir les bottes à la tête.

— D’où te vient cette bague qui s’est trouvée dans la soupe ?

— De cette bague, répondit Peau-de-toutes-Bêtes, je ne saurais rien dire.

Le roi n’en put tirer un mot de plus et il la renvoya. Quelque temps après il y eut une autre fête, et Peau-de-toutes-Bêtes demanda encore au cuisinier la permission d’aller la voir. Il répondit :

— J’y consens, mais reviens dans une demi-heure faire la soupe au pain que le roi aime tant.

Elle courut à sa niche, se débarbouilla vivement, retira de la noix la robe couleur de lune et s’en para. Elle monta dans les salons, pareille à la fille d’un prince, et le roi vint à sa rencontre et fut enchanté de la revoir. Comme on commençait une danse, il l’invita.

La danse finie, elle disparut encore si rapidement que le roi ne put deviner ou elle avait passé. D’un saut elle fut dans sa niche, se transforma derechef en petit animal sauvage et alla à la cuisine faire la soupe au pain.

Quand le cuisinier monta à son tour, elle s’en fut quérir le rouet d’argent et le mit dans la soupière.

On porte la soupe au roi, il la mange, la trouve aussi bonne que la première et mande le cuisinier, lequel est forcé d’avouer que c’est Peau-de-toutes-Bêtes qui a fait la soupe. Peau-de-toutes-Bêtes revient devant le roi, mais toujours elle répond qu’elle n’est là que pour recevoir les bottes à la tête et qu’elle ne sait rien du rouet d’argent.

Lorsque pour la troisième fois le roi donna une fête, tout se passa de la même façon. Le cuisinier dit :

— Tu es une sorcière, petite bête sauvage ; tu mets toujours dans ta soupe je ne sais quoi d’où lui vient un si bon goût, que le roi la trouve meilleure que les miennes.

Elle supplia de nouveau qu’il la laissât monter un moment. Elle revêtit la robe qui brillait comme les étoiles, et parut dans la salle. Le roi dansa encore avec la belle jeune fille et trouva qu’elle n’avait jamais été aussi belle.

Cependant, sans qu’elle s’en aperçût, il lui glissa au doigt une bague en or et ordonna qu’on fit durer la danse très-longtemps. Quand elle fut terminée, il voulut retenir la jeune fille par les mains ; elle se débarrassa de lui et se perdit si prestement dans la foule qu’elle disparut à ses yeux.

Elle courut aussi rapidement qu’elle put à la niche de l’escalier, mais comme elle avait été plus d’une demi-heure absente, elle n’eut pas le temps de retirer sa belle robe ; elle mit par-dessus le manteau de fourrures et, dans sa précipitation, elle ne se noircit pas entièrement. Un doigt resta blanc.

Peau-de-toutes-Bêtes courut alors à la cuisine, fit la soupe au pain du roi et, lorsque le cuisinier fut parti, elle jeta le dévidoir en or dans la soupière. Le roi trouva le dévidoir au fond et fit venir Peau-de-toutes-Bêtes. Il aperçut alors le doigt blanc et vit la bague qu’il y avait glissée pendant la danse.

Il prit la main de la jeune fille et la tint serrée. Celle-ci voulut se dégager et se sauver, mais le manteau de fourrures s’entr’ouvrit et la robe d’étoiles étincela.

Le roi prit le manteau et l’ôta. Soudain apparurent les cheveux d’or et, sans pouvoir se cacher plus longtemps, la jeune fille rayonna dans toute sa splendeur. Quand elle eut ôté la suie et les cendres, sa figure sembla la plus jolie qu’on eût encore vue sur la terre, et le roi lui dit :

— Tu es ma fiancée bien-aimée et nous ne nous séparerons plus jamais.

On fit la noce et ils vécurent contents et heureux jusqu’à la fin de leurs jours.


LA BELLE AU BOIS DORMANT


Nous abordons enfin les contes en prose. Notre tâche va devenir plus agréable : nous n’aurons plus guère qu’à louer la forme et, si nous trouvons parfois que le fond est supérieur chez les conteurs étrangers, il ne faudra pas trop regretter que Perrault ne les ait point connus : il n’aurait pas écrit uniquement sous la dictée des nourrices et son style en eût souffert.

À propos de la Belle au bois dormant, le premier nom qui vient à la pensée est celui d’Épiménide, le poëte crétois, qui vivait six cents ans avant Jésus-Christ. Si l’on en croit Diogène Laërce, son père l’ayant un jour envoyé aux champs pour en rapporter une brebis, il entra dans une caverne, s’y assoupit et y dormit durant cinquante-sept ans. Le château enchanté communique aussi par de secrets souterrains avec la caverne des Sept-Dormants, qui n’est pas moins célèbre en Orient que chez les chrétiens. Murée en 251 par ordre de l’empereur Dèce, elle garda vivants les sept frères martyrs, qui y furent retrouvés endormis cent cinquante-sept ans plus tard.

Faut-il nommer l’empereur Frédéric Barberousse qui, sous la montagne du Kyffhœuser, au pays de Thuringe, dort accoudé sur une table de marbre que sa longue barbe traverse, inondant ses pieds de ses flots d’or ? Citons, comme aïeule plus vraisemblable de la belle dormeuse, la valkyrie Brynhild que Sigurd réveilla du sommeil léthargique où Odin l’avait plongée en la frappant d’une épine.

La saga des Welsungs et des Niflungs nous montre Sigurd entrant, sur son coursier Grané, dans le cercle des « flammes sauvages » qui entourent le château fort de Ségard, ainsi que la forêt inextricable défend le château de la Belle au bois dormant.

« Sigurd chevauchait à travers le Hindarfiall (plateau de la Biche), se dirigeant au sud vers le Frakkland (pays des Francs), lorsqu’il aperçut un foyer étincelant qui projetait ses clartés sur la voûte du ciel ; il alla voir ce que c’était, et trouva une tour revêtue de boucliers, au faîte de laquelle flottait un étendard. À l’intérieur il y avait une personne endormie dans son armure complète. Il leva le casque et vit que c’était une femme. La cuirasse était tellement adhérente au corps qu’elle semblait collée sur la chair. Avec l’épée Gram, il la fendit d’abord sur la poitrine, ensuite sur chaque bras. Lorsque la jeune guerrière eut été dépouillée de son enveloppe, elle parut sortir d’un profond sommeil et s’assit sur sa couche : « Salut au soleil, salut aux fils du jour, s’écria-t-elle, salut à la nuit et à sa fille (la terre) !… Le vainqueur de Fafni, Sigurd est-il venu, armé de Gram ?… » (E. Beauvois, Histoire légendaire des Francs, chap. v )

M. Hyacinthe Husson mentionne un conte danois du recueil de Svend-Grundvig, où une jeune femme est prise d’un sommeil enchanté qui ne dure, celui-là, que sept ans([48]). Dans ses Chants et chansons populaires des provinces de de l’Ouest (Niort 1866), M. J. Bujeaud nous a révélé une petite-fille de la Belle au bois dormant, qui de princesse est devenue paysanne, et qui sous ses haillons ne manque pas d’un certain charme rustique.

Quand j’étais chez mon père,
Guenillon,
Petite jeune fille,
Il m’envoyait au bois,
Guenillon,
Pour cueillir la nouzille,
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Guenillon,
Saute en la guenille.

Le bois est trop haut, la belle trop petite. Elle se met en main une tant verte épine et s’endort. Passent au chemin trois cavaliers bons drilles. Le premier dit : Je vois une fille ; le second : Elle est endormie ; le dernier des trois, guenillon, dit : Elle sera ma mie, et l’emporte au septième couplet.

Le cinquième rapport de M. F.-M. Luzel sur les Contes populaires des Bretons armoricains, inséré dans les Archives des Missions scientifiques et littéraires, nous offre encore une Belle au bois dormant. Le fils d’un pêcheur réveille la princesse Tournesol ; mais, pour la délivrer du château où elle est enchantée, il doit être maltraité durant trois nuits par des démons qui, au chant du coq, le laissent à demi mort. Chaque fois la princesse le ressuscite avec un onguent merveilleux et finalement il l’épouse.

Un charmant recueil de contes indiens, Old Deccan Days, or Hindoo Fairy legends current in South India, collected from oral tradition by M. Frère, contient l’histoire de Sourya-Bai, que nous allons résumer aussi brièvement que possible. Fille d’une pauvre laitière, Sourya-Bai est enlevée par deux aigles et déposée au sommet d’un grand arbre, dans une petite maison faite de bois et de fer où l’on n’arrive qu’en passant par sept portes.

Les aigles l’élèvent avec soin et, quand elle a atteint sa douzième année, ils la quittent pour aller lui chercher, sur les rivages de la mer Rouge, un diamant comme en portent les princesses. En leur absence, Sourya laisse éteindre le feu du foyer et va demander de quoi le rallumer à une vieille Rakshas qui habite non loin de là avec son fils.

L’ogresse se dit que Sourya serait un morceau bien succulent et, comme son fils est sorti, elle tâche de la retenir le plus qu’elle peut. Elle consent à lui donner du feu, à la condition que Sourya pilera son riz, moudra son blé, balayera sa hutte et ira lui quérir de l’eau. Cela fait, elle s’exécute ; mais elle met dans la main de la naïve enfant une poignée de grains et lui recommande de les semer sur la route.

La fillette obéit, le fils de la Rakshas revient et, sur les indications de sa mère, va grimper à l’arbre de Sourya. Ne parvenant pas à se faire ouvrir la porte, il la secoue violemment et brise une de ses griffes qui reste accrochée dans le bois.

Le lendemain, en ouvrant la porte, Sourya s’enfonce la griffe venimeuse dans la main et tombe évanouie. Les deux aigles reparaissent, la croient morte, mettent le diamant à son doigt et, ne pouvant supporter sa vue, s’envolent pour ne plus revenir.

Passe un chasseur, lequel est un puissant rajah. Il remarque la maisonnette et fait grimper à l’arbre un serviteur qui descend la jeune fille évanouie. Le rajah s’éprend d’elle, découvre la griffe et l’ôte. Sourya s’éveille et épouse le rajah ; mais, comme il a déjà une femme, celle-ci devient jalouse et jette sa rivale dans une pièce d’eau. Sourya se noie et, à l’endroit où son corps a disparu, s’élève tout à coup un héliotrope. La jalouse ordonne qu’on brûle la fleur ; de ses cendres sort un superbe manguier, qui porte bientôt une mangue si belle qu’on la conserve pour le prince.

Un jour, en revenant du bazar, son lait vendu et ses cruches vides, la mère de Sourya-Bai se repose et s’endort sous le manguier. À son réveil elle trouve la merveilleuse mangue dans une de ses cruches et l’emporte. De retour chez elle, au lieu de la mangue, elle voit dans la cruche une jeune femme au visage éblouissant. La mère et la fille se reconnaissent, le rajah arrive et, ravi de joie, emmène triomphalement son épouse dans son palais.

C’est notre conte de la Belle au bois dormant, mais enjolivé par l’imagination indienne de circonstances bizarres qui lui ôtent la dose de vraisemblance qu’exige l’esprit français. Ces aigles nourriciers, cette maisonnette juchée au haut d’un arbre, cette métamorphose de l’héroïne en fleur et en fruit rendent l’histoire autrement fantastique que celle de notre belle dormeuse, et même que Peau d’Ane qui, de l’aveu de Perrault, « est difficile à croire ».

Vous retrouverez cette fantasmagorie dans Blanche-Neige, une autre Belle au bois dormant, qu’en leur recueil des Contes allemands du temps passé, MM. Félix Franck et E. Asleben ont traduite des frères Grimm. Ce récit est trop connu pour que nous en donnions une analyse ; il ressemble d’ailleurs singulièrement à Sourya-Rai ; les personnages et les moyens diffèrent, la marche est identique : ainsi les aigles sont remplacés par des nains mystérieux, la vieille ogresse par une marâtre, l’ongle venimeux par un peigne empoisonné, mais ces éléments sont mis en œuvre de la même façon et concourent au même but. Remarquons que l’imagination germanique les a teints de couleurs plus sombres.

Blanche-Neige ne se change pas en fleur, elle est placée par les nains dans un cercueil de verre et déposée au sommet d’une montagne ou le hibou, le corbeau et la colombe viennent la pleurer. Pour punir la marâtre on la chausse de pantoufles de fer rougies au feu, puis on la fait danser jusqu’à ce qu’elle ait les pieds complètement grillés et qu’elle tombe roide morte [49].

Tout ce fantastique se débrouille et s’éclaircit sous l’influence de la raison française et de la grâce italienne. En 1286, si l’on en croit l’Histoire littéraire de la France (t. XXIV, p. 431-432), un abbé de la Grande-Bretagne découvrit, dans le vieux mur d’une tourelle en ruines, une cassette contenant un livre grec et une couronne. La couronne fut portée au roi Edouard, le livre au comte Guillaume de Hainaut, qui le fit traduire en latin. De cette traduction latine une main inconnue a tiré notre Roman de Perceforest, où sont fondus une foule de contes, entre autres celui de la Rose qui, venant du lotus rouge du Vrihat-Kathra, a fourni la coupe dénonciatrice de l’Arioste et de La Fontaine, et celui de la Belle Zellandine, qui n’est autre que la Belle au bois dormant.

Dans le troisième volume des Anciennes croniques d’Angleterre, faits et gestes du roy Perceforest et des chevaliers du franc palais (chap. XLVI et suiv.), il est raconté comment Zéphyr, sous la forme d’un oisel, offre à Troylus de le transporter en la tour où la belle Zellandine dort d’un sommeil enchanté, « à la condition que, quand il y sera, il se gouvernera par les consaulx de la déesse Vénus ».

Le chevalier accepte et, par ce véhicule qui jadis porta Psyché dans le palais de l’Amour, il parvient sans échelle à la chambre de la belle Zellandine. Il voit « en l’un des costez l’aornement d’un lict moult riche et noble comment se ce fût d’une royne, car le ciel et les courtines estoient plus blanches que neige. » Il hésite longtemps à s’approcher, « comme fait le vray amy qui doit estre hardy en ses pensées et couard en ses faicts ». Il essaye ensuite de réveiller la jeune fille ; enfin, vaincu par les charmes de « la pucelle, qui dormoit belle comme une déesse, tendre et vermeille comme une rose et de chair blanche comme la fleur de lys, » il lui adresse un long discours pour lui demander pardon de la liberté grande et, tout dolent, se décide à suivre les « consaulx » de Vénus.

Il y met tant de conscience que Zéphyr est forcé de venir l’arrêter et de l’emmener par le même chemin. Et cependant le « torchis » que Troylus a allumé pour y mieux voir, attire l’attention du roi qui accourt à la chambre avec sa sœur. En apercevant un chevalier qui sort par la fenêtre, « monté sur un oysel grand à merveille, » le monarque se figure que c’est Mars, le dieu des batailles, « duquel lignaigne il est extraict, » qui a rendu visite à sa fille.

Neuf mois après, Zellandine, qui dort toujours, met au monde « ung très-beau filz ». La tante survient et voit que le nouveau-né, cherchant le sein de sa mère, saisit le « doy, qu’il commence à succer très-fort. Et tant il sucça qu’il se print à toussir ». La damoyselle s’éveille, apprend ce qui est arrivé et se désole. La tante, pour la conforter, reprend l’histoire de plus haut et lui raconte comment « elle a moult bien passé l’indignation de la déesse des destinées qui fust la tierce à sa naissance, et si doulcement qu’elle en doit estre joyeuse à merveille ».

« Sachez donc, ma niepce, que, au jour que vostre mère se délivra de vous, elle me commanda que je appointasse la chambre des trois déesses qui viennent à l’enfanter des dames. Si appointay la chambre le plus honorablement que je peuz, car je mis la table et la garnis de boire et de manger, comme il appartenoit, en mettant dessus la place de chascune déesse ung plat estoffé de pain et de vin, puis cloys la chambre et m’en vins ; mais je me tins à l’huys pour escouter se je ne pourroys ouyr ce que les déesses diroient.

« Lors vinrent les trois déesses, Lucina, Thémis et la belle Vénus, qui entra la dernière, puis se séirent à table pour manger ; mais il en print si mal à Thémis qu’elle n’eut point de coutel et fut pour ce qu’il estoit cheu soubs la table, pourquoy elle fist pas si bonne chère que les autres ; mais, quand elles eurent mangé, adonc dist Lucina :

« — Dames, nous avons cy bien été receues et pour ce ai-je faict naistre cest enfant à tous ses membres sains et entiers et en poinct de croître, s’il est bien gardé. Or tient à vous, dame Thémis, qui estes déesse des destinées.

« — Certes, dames, dist Thémis, c’est raison, mais come celle qui n’ay point eu de coustellerie, luy donne telle destinée que du premier fillet de lin qu’elle traira de sa quenoille, il luy entrera une areste au doy, en telle manière qu’elle s’endormira à coup et ne s’esveillera jusques à tant qu’elle sera succée hors.

« — Quand la déesse Vénus ouyt ce que sa compaigne avoit destiné à la créature, elle dist :

« — Dame, vous estes troublée, ce poise moy, mais par mon art je feray tant que l’areste sera succée dehors et amenderay tout.

« A tant elles se départirent si à coup que je ne sceuz qu’elles devindrent. »

L’auteur accommode évidemment la suite de l’histoire aux nécessités de son roman. Un oysel de merveilleuse figure, « car de la poictrine en amont il avoit forme de femme », entre par la fenêtre, prend l’enfant entre ses bras et s’envole. Zellandine en « démène grand dueil, mais le roy en a telle joye qu’il en faist une fête qui dure huyt jours, en louant les dieux qui si bien lui avoient guéry sa fille ». Plus tard, par le moyen d’un anneau que Troylus lui a mis au doigt pendant qu’elle dormait, Zellandine reconnaît que le dieu Mars n’est autre que son amant et elle l’épouse, comme de raison.

Remarquons en passant que Thémis, la mère des Parques, « la déesse des destinées », ainsi que l’appelle le vieux conteur, semble confirmer l’opinion, généralement accréditée, que les fées (fata, fatuæ) tirent leur nom de cet antique Fatum, qui est un des principaux agents de la tragédie grecque.

Outre Blanche-Neige, qui ne ressemble que par le fond au conte de Perrault, il existe dans le recueil des frères Grimm un récit qui le reproduit de point en point, avec cette seule différence qu’il finit au moment où le jeune prince éveille la princesse. M. Édélestand du Méril en conclurait volontiers que la tradition est d’origine allemande : il se fonde sur ce que Dornrose, littéralement Rose d’épine, le nom de l’héroïne, se dit aussi en allemand Schlafrose, Rose dormante. Mais ne pourrait-on pas soutenir aussi bien que le nom de Schlafrose a été donné à l’églantine à cause de la tradition ?

Il allègue de plus la légende de Sigurd et de la valkyrie Brynhild ; mais les critiques les plus compétents, Grimm et Lachmann en tête, ne s’accordent-ils point à reconnaître, dans la tradition épique qui concerne Siegfrid ou Sigurd, une saga franque qui doit remonter à l’époque où les Francs Saliens étaient établis sur les côtes de la mer du Nord ? Quoique les Niebelungen aient été remis en lumière par les Allemands, ne pouvons-nous pas, comme l’a fort bien dit M. Beauvois, relever la statue de Sigurd pour faire pendant à celle de Vercingétorix ? Enfin la présence de la Belle au bois dormant dans le vieux Roman de Perceforest n’achève-t-elle point d’infirmer l’opinion du savant mythologue ?

Nous donnons ci-après en entier Rose des bois, des frères Grimm, et le Soleil, la Lune et Thalie, du Pentamerone, afin que le lecteur puisse les comparer avec le conte de Perrault. Contrairement à ce qui arrive d’ordinaire, le récit français est d’allure moins vive, mais il renferme de si gracieux détails qu’on ne songe pas à s’en plaindre.

Le rôle de la bonne fée y est mieux accusé que dans le conte allemand ; elle se cache derrière la tapisserie pour parler la dernière, et, plus tard, on la voit à l’œuvre, frappant de sa baguette tout ce qui est dans le château, afin que la princesse, comme une dauphine du royaume des fées, trouve, en s’éveillant, sa maison autour d’elle. Il n’est pas besoin pour rompre le charme que le prince, ainsi que dans la version allemande, dépose un baiser sur son doux visage : il suffit qu’il se mette à genoux devant elle. Nous sommes bien loin de la brutalité du Roman de Perceforest, — que nous retrouverons d’ailleurs dans le Pentamerone. Ce passage licencieux est devenu d’une délicatesse exquise, et rien n’est joli comme le mot de la princesse : « Est-ce vous, mon prince ? Vous vous êtes bien fait attendre ! »

La version française est plus élégante, la version allemande plus rustique. Celle-ci nous montre le cuisinier dormant la main levée sur le marmiton et, à son réveil, pinçant l’oreille du petit drôle qui jette un cri[50]. C’est la gaieté germanique, celle qui excite le gros rire. Avec le nez bourgeonné et la face vermeille des suisses, l’esprit français se contente de nous faire sourire en mêlant à la féerie une pointe d’actualité et de vraisemblance malicieuse. De plus, il n’insiste pas et, quand l’héroïne est réveillée, il se garde bien de décrire par le menu le réveil des autres personnages.

Ce tableau du sommeil léthargique paraît avoir frappé les esprits du Nord. Nous le retrouvons dans un récit intitulé le Tapis volant, le bonnet invisible, la bague aurifère et le bâton assommeur, qu’en ses Contes des paysans et des pâtres slaves (Hachette, 1864), M. Alexandre Chodzko a traduit de Glinski. Ce récit, puisé dans les traditions orales des villageois ruthènes du district lithuanien de Novogrodek, pays natal de Mickiewicz, nous présente, non pas un château, mais tout un pays plongé par une punition céleste dans un profond sommeil.

Avec cette imagination slave qui aime le gigantesque et le démesuré, le conteur nous peint, sur la surface entière du royaume, « le laboureur tenant en l’air son fouet dont il allait frapper les bœufs ; les moissonneurs avec leurs faucilles surpris dans leur travail ; les pâtres à côté de leurs troupeaux endormis à mi-chemin ; le chasseur avec la poudre enflammée encore sur le bassinet ; les oiseaux suspendus dans leur vol, les animaux arrêtés dans leur course, les eaux assoupies dans leur cours, le vent solidifié en plein souffle… Pas un son, pas un bruit, fût-ce le plus léger ; aucune voix, aucun mouvement. Partout le calme plat, le sommeil, la mort… » Le tableau va ainsi s’assombrissant, et, quand tout renaît au son de la guzla autophone, on songe involontairement à l’île des paroles dégelées où Rabelais conduit son Pantagruel.

C’est sur le gracieux effet du château qui s’éveille, que Rose des bois, la Belle au bois dormant de Grimm, laisse le lecteur, et il semble en réalité que l’histoire doive se terminer au moment où le jeune prince vient rompre le charme. J’ai cru longtemps que Perrault avait composé son récit avec deux traditions différentes mal soudées, et je ne comprenais pas comment il avait pu superposer cette abominable aventure d’ogresse à celle de ses légendes qui ravit le mieux l’imagination.

Le conte du Pentamerone, où manque le tableau du château dormant, mais où le festin des Atrides tient lieu du repas de l’ogresse, m’a donné la clef de ce mystère. Le prince qui réveille la belle est marié, il retourne souvent la voir ; la reine découvre la cause de ses trop fréquentes absences, et sa jalousie explique la barbarie dont elle use envers la malheureuse et ses enfants. C’est ainsi que Junon persécutait Latone, mère d’Apollon et de Diane — du Soleil et de la Lune[51].

En prenant pour héros un bel adolescent au lieu d’un homme marié, le conte français s’est épuré et idéalisé, mais en même temps il s’est disloqué : comme on dit en argot littéraire, il ne tient plus. Perrault aurait pu pallier ce défaut en préparant au début le rôle de son odieuse belle-mère. Il ne l’a pas fait : nouvelle preuve que, s’il en modifiait la forme, il ne touchait guère au fond même des récits que lui fournissait la tradition.

La Belle au bois dormant parut sans nom d’auteur dans le recueil de Moëtjens, une année avant d’être mise en volume. Dans l’intervalle, Perrault y fit de nombreuses corrections qu’on trouvera parmi les notes et variantes de l’excellente édition de M. André Lefèvre. Il a notamment retranché deux morceaux : l’un qui exprime les sentiments de la princesse au moment où le prince vient de la réveiller ; l’autre où elle fait ses doléances, quand on va la jeter dans la cuve aux serpents. Débarrassée de ces longueurs, la Belle au bois dormant est par la forme, sinon tout à fait par le fond, un véritable chef-d’œuvre.


ROSE-DES-BOIS

DORNROESCHEN
Contes des Enfants et du Foyer, des frères Grimm, n°50.


Il y avait au temps jadis un roi et une reine qui répétaient tous les jours : « Ah ! si le bon Dieu voulait bien nous donner un enfant ! » Mais l’enfant ne venait point. Il advint qu’une fois, pendant que la reine était à se baigner, une grenouille mit la tête au-dessus de l’eau et lui dit :

— Avant un an, tes vœux seront accomplis : tu auras une fille.

La chose arriva ainsi que la grenouille l’avait prédit ; la reine accoucha d’une fille, une fille si belle, que le roi fut au comble du bonheur et ordonna qu’on fit une fête magnifique. Outre ses parents, amis et connaissances, il y invita les fées, afin d’attirer leurs faveurs sur l’enfant. Il y en avait treize dans le royaume ; mais, par malheur, le monarque ne possédait que douze assiettes d’or ; il ne put donc les inviter toutes.

La fête eut lieu et, lorsqu’elle fut près de sa fin, chacune des fées fit à la petite fille un don merveilleux. Celle-ci lui donna la vertu ; celle-là, la beauté ; une troisième, la fortune ; et les dons des autres ne furent pas moins précieux. La onzième finissait à peine de parler que la treizième parut ; furieuse de n’avoir pas été conviée, elle ne daigna voir ni saluer personne et elle cria d’une voix forte :

— Quand la fille du roi aura atteint sa quinzième année, elle se percera avec son fuseau et tombera morte.

Après quoi elle tourna le dos et disparut. Toute la compagnie frémit d’épouvante ; heureusement la douzième fée avait encore son vœu à faire. Elle n’était pas assez puissante pour détruire le charme jeté par sa sœur, mais du moins elle pouvait le rendre moins cruel. Elle ajouta tout de suite :

— Mais cette mort de la princesse ne sera qu’un profond sommeil qui durera cent ans.

Voulant épargner à sa chère fille un destin aussi rigoureux, le roi ordonna de brûler les fuseaux dans tout son royaume. Cependant les dons des fées se réalisaient et la jeune fille était si belle, si sage, si gracieuse, si spirituelle qu’il suffisait de la voir pour l’aimer.

Or, il advint que le propre jour où elle atteignit sa quinzième année, son père et sa mère durent s’absenter. Restée seule, la jeune princesse courut par tout le château, entra dans toutes les chambres et tous les cabinets et alla jusqu’au haut d’un vieux donjon. Elle y avait monté par un escalier fort étroit, qui aboutissait à une petite porte. Une clef toute rouillée était à la serrure.

La princesse tourna la clef, ouvrit la porte et aperçut dans un petit galetas une bonne vieille qui filait sa quenouille.

— Bonjour, ma bonne femme ! dit la princesse, que faites-vous là ?

— Je file, répondit la vieille en dodelinant de la tête.

— Comme cela tourne gentiment ! reprit la princesse et, s’emparant du fuseau, elle essaya de filer.

Elle ne l’eut pas plutôt touché que le charme jeté par la méchante fée opéra, et qu’elle se perça le doigt. Cette légère blessure la fit tomber sur un lit, dans un profond sommeil, et ce sommeil s’étendit à tout le château.

Le roi et la reine, qui rentrèrent en ce moment, s’endormirent, ainsi que toutes les personnes de la cour. Les chevaux s’endormirent aussi dans les écuries, les chiens dans leurs niches, les pigeons sur les toits, les mouches le long des murs ; le feu lui-même, qui flambait dans le foyer, arrêta tout à coup sa flamme, et les viandes cessèrent de rôtir ; le cuisinier, qui allait saisir aux cheveux le marmiton coupable d’avoir gâté une sauce, s’apaisa soudain et s’assoupit ; le vent retint son haleine et à la cime des arbres voisins on ne vit pas trembler la plus petite feuille.

Cependant tout autour du château poussa une haie d’épines qui, chaque année, devint de plus en plus haute ; enfin elle le cacha si bien, qu’il fut impossible aux passants de l’apercevoir. On ne vit plus même les bannières déployées au faîte des toits.

Le bruit courut bientôt dans la contrée que la belle Rose-des-Bois — ainsi nommait-on la princesse — avait été prise d’un sommeil enchanté, et de temps à autre arrivaient des princes qui tentaient de traverser la haie afin de pénétrer dans le château. Mais leurs efforts étaient vains, car les branches s’entrelaçaient comme des mains, et les malheureux, empêtrés dans les épines, y trouvaient une fin lamentable.

Longtemps après, il arriva dans le pays un jeune prince. Un vieillard l’entretint de la haie d’épines, lui affirmant que derrière elle devait s’élever un château où dormait une princesse merveilleusement belle, nommée Rose-des-Bois, et avec elle toutes les personnes de sa cour.

Ce vieillard se rappelait avoir ouï dire à son grand-père que beaucoup de princes avaient déjà voulu s’ouvrir un passage à travers cette haie, mais qu’ils étaient restés empêtrés dans les épines et y avaient rencontré une mort misérable.

— Ce n’est pas cela qui me fera peur, répondit le jeune homme. Je veux pénétrer dans le château pour voir la charmante Rose-des-Bois.

Le vieillard eut beau raisonner, rien ne put détourner le noble aventurier.

Il se trouva que ce jour-là même étaient accomplis les cent ans que devait durer le charme de la mauvaise fée. Aussi, quand le prince marcha vers la haie d’épines, elle se changea en un parterre de fleurs odoriférantes qui s’écartèrent d’elles-mêmes pour le laisser passer, et qui, dès qu’il fut de l’autre côté, reformèrent derrière lui une barrière étincelante.

Il entra dans le château : au milieu de la cour étaient couchés les chevaux et les lévriers tous dormants, et sur les toits les pigeons avaient la tête cachée sous l’aile. Il pénétra dans les appartements : les mouches dormaient le long des murs ; dans la cuisine le maître-queux avait encore la main levée sur le marmiton, et la servante était assise, tenant un poulet qu’elle allait plumer.

Il continua sa route et, dans la grande salle, il vit tous les gentilshommes qui dormaient sur leurs siéges, et plus haut le roi et la reine également endormis sur leur trône. Il alla plus avant, et il régnait un tel silence qu’on aurait entendu le bruit de sa respiration ; enfin il monta dans la tour et ouvrit la porte de la petite chambre où dormait Rose-des-Bois. Elle était si belle qu’il ne pouvait en détourner ses regards ; il se pencha vers son doux visage et y déposa un baiser.

À peine eut-il effleuré la joue de ses lèvres, que Rose-des-Bois ouvrit les yeux et lui adressa le plus charmant sourire. Ils descendirent, et le roi se réveilla ainsi que la reine et tous les courtisans, et ils s’entre-regardaient avec de grands yeux.

Dans la cour les chevaux se levèrent en secouant leurs crinières, les lévriers recommencèrent à sauter et à aboyer ; sur le toit les pigeons ôtèrent leur tête de dessous l’aile, promenèrent partout leurs regards et s’envolèrent par les champs ; sur les murs les mouches sautèrent ; le feu se ranima dans le foyer et ronfla pour cuire le dîner ; les rôtis crépitèrent ; le cuisinier pinça l’oreille du marmiton qui jeta un cri ; la servante pluma le poulet, et on fit en grande pompe les noces du jeune prince et de Rose-des-Bois, qui vécurent toujours heureux.


LE SOLEIL, LA LUNE ET THALIE

SOLE, LUNA E TALIA
Pentamerone, journée v, conte 5.


Il y avait une fois un seigneur qui eut une fille nommée Thalie. Il fit venir les savants et les devins du royaume pour tirer son horoscope. Ceux-ci tombèrent tous d’accord que l’enfant serait un jour en grand péril à cause d’une écharde de lin. Pour éviter ce malheur, le père défendit qu’il entrât dans la maison ni lin, ni chanvre, ni rien de pareil.

Quand Thalie fut grandelette ; un jour qu’elle était à la fenêtre, elle vit passer une vieille qui filait. Comme elle n’avait jamais vu ni quenouille ni fuseau, elle trouva fort joli ce que faisait la bonne femme. Elle en éprouva même une si vive curiosité qu’elle lui dit de monter, prit la quenouille en main et commença d’étendre le fil.

Par malheur, une écharde de lin lui entra dans l’ongle et elle tomba morte par terre. À cette vue, la vieille dégringola l’escalier. Le pauvre père, en apprenant cette catastrophe, paya d’un baril de larmes ce seau d’amertume. Il fit alors porter sa fille dans un château qu’il avait à la campagne, et l’assit sur un siège de velours, sous un dais de brocart ; après quoi il ferma les portes et, à cause d’une si grande perte, afin d’oublier à tout jamais son infortune, il abandonna pour toujours ce palais.

Or, après un certain temps, il arriva qu’un roi étant à la chasse, un faucon s’échappa et s’envola sur la fenêtre de cette maison. Le roi alla le réclamer et ordonna de frapper à la porte, croyant qu’il y avait du monde. Quand on eut frappé assez longtemps, il fit apporter une échelle de vendangeur, voulant pénétrer lui-même en la maison et voir ce qu’il y avait dedans. Il y monta aussitôt, se promena partout et fut profondément étonné de ne rencontrer âme qui vive.

À la fin, il arriva à la chambre où Thalie était comme enchantée. Au premier coup d’œil, le roi crut qu’elle dormait et il l’appela ; mais il ne put la réveiller, quoi qu’il fît. Comme il s’était épris de sa beauté, il la porta à bras le corps sur un lit[52].., la laissa couchée et s’en retourna à son palais, où il ne tarda pas à oublier toute cette aventure.

Neuf mois après, la jeune fille accoucha de deux jumeaux, un garçon et une fille. Vous auriez dit deux écrins de bijoux. Ils furent élevés par deux fées qui apparurent alors dans le palais et les mirent au sein de leur mère. Une fois, comme ils eurent envie de teter et qu’ils ne trouvèrent pas les bouts des seins, ils saisirent le doigt et le sucèrent tant qu’ils en tirèrent l’écharde.

Leur mère parut sortir d’un profond sommeil, vit ces bijoux à ses côtés, leur donna à teter et les eut aussi chers que sa vie. Cependant Thalie ne savait pas ce qui lui était arrivé, comment elle était ainsi toute seule dans ce palais avec deux enfants à côté d’elle, ni comment on lui apportait à manger sans qu’elle vît jamais personne.

Or, un jour, le roi se souvint d’elle et, sous prétexte d’une partie de chasse, vint au château. Il la trouva réveillée avec ses deux charmants coucous[53] : il en eut une joie folle. Il révéla à la jeune fille qui il était et de quelle façon les choses s’étaient passées.

Il conçut pour elle une vive tendresse et tous les deux se jurèrent un amour éternel. Le roi resta quelques jours avec elle, puis il la quitta en lui promettant de revenir et de la tirer de là.

De retour dans son palais, il ne fit que parler de Thalie et de ses enfants : aussitôt qu’il se levait, il avait Thalie à la bouche, ainsi que le Soleil et la Lune (ce sont les noms qu’il avait donnés à ses enfants) ; s’il se couchait, il les appelait encore.

Les longues parties de chasse du monarque inspirèrent des soupçons à la reine ; sa manie de réclamer sans cesse Thalie, la Lune et le Soleil lui échauffa bien plus la tête que n’aurait pu le faire le soleil lui-même.

Elle manda donc son secrétaire et lui dit :


— Écoute, mon fils, tu es en ce moment entre Charybde et Scylla, entre la porte et le chambranle, entre le bâton et le pavé. Si tu me révèles de qui mon mari est tombé amoureux, je fais ta fortune ; si tu me le caches, je ne sais si tu es vivant ou mort !

Le compère fut saisi d’un côté par la peur et de l’autre pris à la gorge par l’intérêt, qui est une taie sur l’œil de l’honneur, l’éteignoir de la justice et le cheval déferré de la bonne foi : il répondit à la reine, seIon son désir, de pain pain et de vin vin.

Elle lui ordonna donc d’aller dire à Thalie de la part du roi qu’il désirait voir ses enfants : Thalie fut enchantée de les envoyer. Ce cœur de Médée commanda alors au cuisinier de les égorger et de les accommoder à diverses sauces pour les faire manger à son pauvre mari.

Le cuisinier avait l’âme bonne. Lorsqu’il vit ces deux belles pommes d’or, il en eut compassion et les donna à sa femme pour les cacher ; à leur place, il accommoda deux chevreaux de vingt façons. Quand le roi arriva, la reine se fit un plaisir d’envoyer quérir les plats et, voyant qu’il mangeait de grand appétit, elle lui dit :

— Oh ! comme cette fricassée est bonne ! Par l’âme de mes aïeux, comme cette autre est excellente !

Et toujours elle lui répétait :

— Mange, c’est du tien que tu manges.

Elle chanta deux ou trois fois cette antienne sans que le roi y prît garde. À la fin, voyant que la musique continuait, il répondit :

— Je le sais, parbleu ! que je mange le mien, puisque tu n’as rien apporté dans cette maison ! Et, se levant en fureur, il s’en fut à une villa peu éloignée pour calmer sa colère.

Cela fit que le ressentiment de la reine ne fut pas entièrement assouvi. Elle manda de nouveau le secrétaire et lui ordonna de faire venir Thalie sous prétexte que le roi désirait la voir. Celle-ci le suivit dans l’espoir de trouver la lumière de sa vie et ne se doutant pas que c’était le feu qui l’attendait.

Quand elle fut arrivée, la reine lui montra une face de Néron et, de sa langue de vipère, lui dit :

— Soyez la bienvenue, madame Troccola[54]. Tu es donc cette bonne pièce, cette mauvaise herbe qui possède[55] mon mari ! Tu es cette chienne qui m’a mis la tête à l’envers. Va, tu es venue dans ton purgatoire, où je vais te rendre le mal que tu m’as fait.

Sur ces paroles, Thalie essaya de s’excuser. Ce n’était pas sa faute : le roi avait pris possession de son territoire[56] pendant qu’elle dormait. Mais la reine ne voulut entendre à rien : elle fit allumer, dans la cour de son palais, un grand bûcher, et ordonna qu’on y jetât l’infortunée.

Voyant que l’affaire tournait mal, Thalie se mit à genoux devant la reine, et la pria de lui donner seulement le temps d’ôter ses habits. La reine le lui accorda, non par commisération, mais pour faire son profit de ces beaux habits brodés d’or et de perles.

Thalie commença donc de les dépouiller et, à chaque pièce qu’elle ôtait, elle jetait un cri perçant. Elle ôta successivement son corsage et sa robe, puis son jupon, et, quand elle en fut à sa dernière jupe, elle poussa un dernier cri.

Déjà on l’entraînait afin d’en faire des cendres pour la lessive des culottes de Caron, lorsque le roi accourut, vit ce spectacle et voulut savoir toute l’affaire. Il demanda ce qu’étaient devenus ses enfants : sa femme, en lui reprochant sa trahison, lui apprit comment elle l’avait attrapé. À ces mots, le malheureux prince, en proie au désespoir, se mit à dire : — Ainsi, j’ai été moi-même le loup de mes agneaux ! Oh ! Turque renégate ! quelle chienne d’idée tu as eue là ! Va, tu en porteras la peine et ce n’est pas au Colisée que j’enverrai ta tête de mégère[57].

En disant ces mots, il ordonna de la jeter dans le bûcher allumé pour Thalie et avec elle le secrétaire qui avait été l’instrument de ce jeu barbare, l’ourdisseur de cette horrible trame. Il voulut qu’on en fit autant au cuisinier par qui il croyait que ses fils avaient été mis en hachis. Celui-ci tomba aux pieds du roi et dit :


— Vraiment, seigneur, pour le service que je t’ai rendu, il serait beau de voir que je n’aurais pas d’autre récompense qu’une fournaise, pas d’autre soutien qu’un poteau, pas d’autre agrément que de m’étendre et me recroqueviller dans tes flammes, pas d’autre avantage que de mêler les cendres d’un cuisinier avec celles d’une reine ; non, ce n’est point la grande récompense que j’attends pour avoir sauvé tes enfants en dépit de ce fiel de chien qui cherchait à faire rentrer dans ton corps ce qui était une partie de ce même corps.

Ces paroles transportèrent le roi qui parut s’éveiller comme d’un rêve, ne pouvant en croire ses oreilles. Enfin, s’adressant au cuisinier, il lui dit :


— S’il est vrai que tu m’aies sauvé mes enfants, sois bien sûr que je te dispenserai de tourner la broche ; je t’attacherai à la cuisine de ce cœur pour tourner mes volontés à ta guise ; je te donnerai une telle récompense que tu seras proclamé heureux par le monde entier.

Pendant que le roi parlait ainsi, la femme du cuisinier, qui vit ce dont son mari avait besoin, amena la Lune et le Soleil à leur père. Celui-ci sourit à tous les trois, y compris la mère, et, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, les enfants faisaient un moulinet de baisers.

Le roi donna une grosse charge au cuisinier, le nomma gentilhomme de sa chambre et prit Thalie pour femme. Elle jouit d’une longue vie avec son époux et ses enfants, reconnaissant que

À qui a de la chance
Le bien vient même en dormant.


LE PETIT CHAPERON ROUGE


Nous avons vainement cherché l’origine du Petit Chaperon rouge[58]. Suivant Collin de Plancy, on conte dans le Finistère l’histoire d’une jolie villageoise qui, ayant rencontré un inconnu, écouta ses doux propos, se laissa embrasser par lui et revint au village, la figure noire et flétrie : l’inconnu était un démon au souffle empoisonné.

Cette historiette nous mène à considérer celle de Perrault comme une allégorie, et nous avons déclaré dans l’Introduction notre répugnance pour l’allégorie en matière de conte.

Nous n’avons pas caché davantage notre peu de goût pour le symbole, et, comme il n’y a presque rien à dire du Petit Chaperon rouge, nous allons consacrer quelques lignes à exposer un des motifs de notre répulsion. Dans la version allemande que nous donnons ci-après, la fillette est retirée du ventre du loup par un chasseur.

Se fondant sur des textes traduits par M. Max . Muller, M. Hyacinthe Husson prétend que le conte correspond au mythe védique de Vartikâ que les Açvins, les représentants des crépuscules du soir et du matin, arrachent à la gueule d’un loup.

Plus haut il affirme que cette adolescente, « au front couronné des lueurs de la lumière matinale, est elle-même une aurore ; » et il ajoute que, « tout en s’acheminant vers sa mère-grand, c’est-à-dire vers les aurores qui l’ont précédée, la fillette au chaperon rouge est interceptée par le soleil dévorateur sous la forme d’un loup. »

Or, chez M. Husson, les historiettes de Perrault se résolvent ainsi toutes indistinctement dans la lutte du soleil et de l’aurore. Le Petit Chaperon rouge, Peau d’Ane, la Belle au bois dormant, la Barbe bleue, le Chat botté, etc., etc., renferment un seul et unique symbole : l’aurore se dérobant à la poursuite du soleil et finissant par se livrer à l’astre triomphant[59].

Sous prétexte que, dans les mythes du Véda, le soleil et l’aurore jouent le rôle principal, M. Max Muller et son école ne voient guère que leur conflit dans les contes de toute provenance.

Je n’ignore pas que l’homme primitif ayant peu d’idées, les répète volontiers sous toutes les formes ; je sais de plus qu’il faut tenir compte des changements amenés par la tradition ; mais, de bonne foi, est-il supposable que l’humanité à son berceau ait inventé des milliers de légendes pour symboliser presque toujours le même phénomène, — un phénomène que les premiers hommes, si l’on en juge par les écrits les plus anciens, contemplaient d’un œil assez indifférent ?

D’ailleurs, ne pourrait-on pas soutenir que ce n’est point du mythe du soleil et de l’aurore que viennent les contes de l’amoureux qui poursuit l’amoureuse ; mais qu’au contraire, on a transporté dans le ciel ces histoires parfaitement terrestres ?

À ce mythe inévitable, M. Gaston Paris a tenté de substituer pour le Petit Poucet, et la chose a fait événement, un dieu aryen voleur de bœufs célestes, l’Hermès enfant des hymnes homériques ; de son côté, M. Angelo de Gubernatis en a ajouté quelques autres ; mais, nous tenons à le répéter, ce système de conjectures, quoique moins exclusif, est encore loin de constituer une science.

Toutes ces interprétations, quelquefois ingénieuses, sont en général bien confuses et, partout où leurs auteurs ne montrent point par quels intermédiaires le mythe a passé pour arriver à l’état de conte, on ne doit les accepter qu’avec une extrême prudence. C’est là surtout qu’il faut se garder du danger des rapprochements, des séductions de l’analogie.

Il serait tout aussi facile d’interpréter par un mythe solaire le roman moderne de Paul et Virginie que le vieux conte de Peau d’Ane ou celui du Petit Chaperon rouge. Virginie périt dans une tempête : quoi de plus naturel à première vue que de l’assimiler à une aurore qui, pour parler comme M. Husson, « se dérobe derrière la brume humide, échappant ainsi à la poursuite du soleil, » autrement dit de Paul ?

Il est bon de se souvenir que, dans un livre qu’on ne lit plus, l’Origine de tous les cultes, Dupuis a le premier ouvert la voie à ces aventureuses investigations, et qu’en se servant des mêmes procédés un plaisant a démontré avec la même évidence que Napoléon Ier est un mythe et n’a jamais existé que sous la forme d’un dieu solaire. Quand la science est grossie, gonflée par l’imagination, a dit quelqu’un, elle déborde et roule aux chimères[60].

Le Petit Chaperon rouge est un des rares contes (et le seul du recueil de Perrault) qui finissent mal, pour parler comme les âmes sensibles. S’arrêter à écouter un loup, prendre le chemin le plus long et s’amuser à cueillir des noisettes, était-ce un si abominable crime et qui méritait une si terrible punition ? Pourquoi donc Perrault n’a-t-il pas, avec les nourrices allemandes, sauvé la jolie petite fille et sa mère-grand ? Était-ce pour donner à son jeune auditoire le plaisir de la peur, ou serait-ce plutôt que ce dénoûment lui a paru trop invraisemblable ?

Il est permis de faire parler un loup, mais lui découdre le ventre sans l’éveiller et en tirer vivants les gens qu’il a avalés, c’est une autre affaire. Le conteur qui prend la peine d’expliquer que le loup ne commença point par manger le Petit Chaperon, « à cause de quelques bûcherons qui étaient dans la forêt, » ce conteur a dû trouver que cette opération dépassait toutes les bornes de la fantaisie.

Il est bien probable que les nourrices françaises n’ont pas eu le même scrupule, et que le conte est arrivé complet jusqu’à ses oreilles. Un de nos amis nous affirme l’avoir entendu raconter ainsi à Colmar, il y a une trentaine d’années.

Peut-être aussi Perrault a-t-il retranché la fin pour mieux amener sa morale. Il est à remarquer que, dans la version allemande, le loup n’invite pas le Chaperon à se coucher avec lui. Notre conteur a-t-il ajouté ce détail pour compléter l’allégorie, ou, s’il l’a trouvé chez les nourrices françaises, y a-t-il pris l’idée de sa moralité, le seul défaut de ce conte ravissant ?

Ces quatre-vingts lignes auxquelles on ne peut ni changer ni retrancher un mot, sont, en effet, un modèle du genre et personne ne songerait à en rapprocher là narration plus touffue des frères Grimm, quoique dans sa lourdeur elle ne manque pas de grâce.

Nous parlons, bien entendu, du premier des deux récits allemands ; le second nous semble tout à fait inutile et redondant. Le loup ayant été puni de sa gloutonnerie et le Chaperon ayant déclaré qu’on ne l’y rattraperait pas, à quoi bon lui faire prendre sa revanche ?

Cette fin parasite se retrouve d’ailleurs dans une foule de contes, entre autres dans un récit enfantin d’Hallivrell (Nursery Rhymes), l’Histoire des trois petits Cochons, que M. Loys Brueyre a traduite en son curieux recueil des Contes populaires de la Grande-Bretagne.

Pour venger ses deux frères que le loup a dévorés, le troisième petit cochon attrape trois fois le compère et finit par le faire tomber dans un grand chaudron plein d’eau bouillante, puis le mange à son souper.


LE PETIT CHAPERON ROUGE

ROTHKAEPPCHEN
Contes des Enfants et du Foyer, des frères Grimm, n°26.


Il y avait une fois une bonne petite fille, aimée de tous ceux qui la voyaient, mais surtout de sa grand’mère, qui ne savait rien lui refuser.

Celle-ci lui fit présent d’un petit chaperon de velours rouge, et, comme il lui allait très-bien, et qu’elle ne s’habillait plus autrement, on l’appela le petit Chaperon rouge.

Un jour sa mère lui dit :

— Viens, petit Chaperon, voici un morceau de gâteau et une bouteille de vin, porte-les à ta mère-grand ; elle est faible et malade, cela lui fera du bien. Mets-toi en route avant qu’il fasse trop chaud ; et, quand tu y seras, va bien gentiment ton chemin sans courir à droite et à gauche ; autrement tu tomberais, la bouteille se casserait et la grand’mère n’aurait plus rien. Quand tu entreras dans sa chambre, n’oublie point de dire bonjour, et ne commence pas par aller fureter dans tous les coins.

— Je suivrai bien vos recommandations, dit le petit Chaperon à sa mère, et elle lui donna sa main[61].

Mais la grand’mère demeurait là-bas dans le bois, à une demi-heure du village. Quand le petit Chaperon entra dans le bois, le loup vint à sa rencontre. Comme elle ne savait pas quelle méchante bête c’était, elle n’en eut pas peur.

— Bonjour, petit Chaperon, dit-il.

— Grand merci, loup.

— Et où vas-tu si matin, petit Chaperon ?

— Chez mère-grand.

— Et que portes-tu sous ton tablier ?

— Un gâteau et du vin. Hier nous avons cuit[62], et je porte à la pauvre vieille mère-grand de quoi lui faire du bien et la fortifier un peu.

— Petit Chaperon, où demeure ta grand’mère ?

— À un bon quart de lieue d’ici, dans le bois ; sa maison est sous les trois grands chênes ; au bas sont les haies de coudres, tu verras bien, dit le petit Chaperon.

Le loup pensait en lui-même : « Elle est jeune » elle est tendre, ce sera un bon morceau, bien meilleur que la vieille ; il faut m’y prendre adroitement pour les happer toutes les deux. »

Il chemina un instant près du petit Chaperon, et il lui dit :

— Petit Chaperon, vois donc partout les belles fleurs ; pourquoi ne regardes-tu pas autour de toi ? N’entends-tu pas comme les oiseaux chantent bien ? Tu vas droit devant toi comme si tu allais à l’école, tandis que c’est si amusant de jouer dans le bois.

Le petit Chaperon leva les yeux et, quand elle vit que tout était plein de si belles fleurs et que les rayons du soleil dansaient çà et là à travers les branches, elle se dit : « Si j’apportais à mère-grand un bouquet frais cueilli, cela lui ferait plaisir aussi. Il est de si bonne heure que j’arriverai encore à temps. »

Elle quitta le chemin pour entrer dans le fourré, et se mit à chercher des fleurs. Quand elle en avait cueilli une, il lui semblait que plus loin il y en avait une plus belle ; elle y courait et s’enfonçait de plus en plus dans le bois.

Pendant ce temps-là, le loup alla droit à la maison de la grand’mère. Il frappa à la porte.

— Qui est là ?

— Le petit Chaperon, qui apporte un gâteau et du vin. Ouvrez.

— Appuie seulement sur la clenche, cria la grand’mère, je suis si faible que je ne peux pas me lever.

Le loup pressa la clenche, la porte s’ouvrit, et le rusé, sans dire un mot, alla droit au lit de la grand’mère et l’avala. Puis il passa ses vêtements, mit ses coiffes, se coucha dans le lit et ferma les rideaux.

Le petit Chaperon avait continué de chercher des fleurs. Quand elle en eut tant cueilli qu’elle n’en pouvait porter davantage, elle repensa à la mère-grand et se remit en route. Elle s’étonna de trouver la porte ouverte. À son entrée dans la chambre, tout lui sembla si singulier, qu’elle se dit : « Ah ! mon Dieu, comme j’ai le cœur serré aujourd’hui, moi qui suis si heureuse ordinairement chez la grand’mère. »

Elle dit bonjour, mais ne reçut pas de réponse. Elle alla vers le lit et ouvrit les rideaux. La grand’mère était couchée, ses coiffes rabattues sur sa figure, et elle avait l’air tout drôle.

— Eh ! grand’mère, que vous avez de grandes oreilles !

— C’est pour mieux t’entendre.

— Eh ! grand’mère, que vous avez de grands yeux !

— C’est pour mieux te voir.

— Eh ! grand’mère, que vous avez de grandes mains !

— C’est pour mieux te saisir.

— Eh ! grand’mère, que vous avez une horrible bouche !

— C’est pour mieux te manger.

En disant ces mots, le loup sauta du lit et goba le pauvre petit Chaperon rouge.

Lorsque le loup eut apaisé son vorace appétit, il se recoucha, s’endormit et se mit à ronfler tout haut. Le chasseur passait par là ; il pensa : « Comme la vieille ronfle ! Voyons si elle n’a besoin de rien. »

Il entra dans la chambre et, s’approchant du lit, il vit que le loup y était couché.

— Te voilà enfin, dit-il, vieux pécheur ! il y a longtemps que je te cherche.

Il allait mettre en joue sa carabine, quand il songea que le loup pourrait bien avoir mangé la mère-grand, et qu’il serait encore temps de la sauver.

Au lieu de faire feu, il prit des ciseaux et commença de découdre le ventre au loup endormi. Après qu’il eut donné deux coups de ciseaux, il vit briller le petit Chaperon rouge ; deux nouveaux coups, et la fillette sauta dehors en s’écriant :

— Ah ! quelle peur j’ai eue ! comme il faisait noir dans le corps du loup !

Puis vint la vieille grand’mère encore vivante, mais à peine pouvait-elle respirer.

Le petit Chaperon rouge ramassa vite de grosses pierres, et ils en remplirent le ventre du loup. Quand le compère s’éveilla, il voulut sauter à bas du lit ; mais les pierres étaient si lourdes qu’aussitôt il retomba : il était mort.

Tous trois furent bien contents ; le chasseur prit la peau du loup et l’emporta ; la mère-grand mangea le gâteau et but le vin que le petit Chaperon avait apportés, et elle retrouva ses forces ; mais le petit Chaperon rouge se dit : « De ta vie tu ne t’écarteras plus de ta route pour courir dans le bois, quand ta mère te l’aura défendu. »

On raconte aussi qu’une fois que le petit Chaperon portait à sa mère-grand une autre galette, un autre loup lui parla et chercha à la détourner de son chemin. Le petit Chaperon se garda bien de l’écouter. Elle suivit sa route tout droit et dit à sa grand’mère qu’elle avait rencontré le loup, qui lui avait souhaité le bonjour, mais qui l’avait regardée avec des yeux terribles.

— Si ce n’avait été sur le grand chemin, il m’aurait mangée.

— Viens, dit la mère-grand, nous allons fermer la porte, de peur qu’il n’entre.

Bientôt le loup frappa en criant :

— Ouvrez, grand’mère, je suis le petit Chaperon rouge, et je vous apporte une galette.

Elles se turent et n’ouvrirent pas. La tête grise[63] rôda quelque temps autour de la maison et finit par sauter sur le toit. Il voulait y attendre le départ du petit Chaperon ; il l’aurait suivie et mangée dans l’ombre.

Mais la grand’mère comprit ce qu’il avait dans la pensée. Comme il y avait devant la maison une grande auge de pierre, elle dit à la petite fille :

— Prends le seau, petit Chaperon ; hier j’ai fait cuire des saucisses, va verser dans l’auge l’eau où elles ont cuit.

Le petit Chaperon charria tant d’eau que la grande auge en fut pleine. L’odeur des saucisses montait au nez du loup ; il reniflait et guignait en bas. Enfin il allongea tant le cou qu’il ne put se tenir et commença de glisser. Il glissa si bien du toit, qu’il tomba dans la grande auge et s’y noya.

Le petit Chaperon retourna joyeuse chez elle, et personne ne lui fit de mal.


LA BARBE BLEUE


La pomme d’Ève, la boîte de Pandore, la lampe de Psyché, la petite clef de la Barbe Bleue sont les signes représentatifs de la même idée : la curiosité de la femme. On peut y joindre les questions indiscrètes que, malgré sa promesse, Béatrix adresse à Hélias dans la légende flamande du Chevalier au Cygne ; enfin, pour que le beau sexe ne nous accuse pas de partialité, nous devons ajouter que la curiosité de l’homme ne serait pas mal figurée par l’épée avec laquelle Raimondin, manquant à sa parole, pratique une ouverture dans la porte de la chambre où Mélusine se retire le samedi.

Elles sont nombreuses aussi, dans toutes les mythologies, les chambres qu’ouvre la fatale clef, à commencer par celle qui contenait les trésors d’Ixion et où nul ne pouvait entrer sans être dévoré, comme Hésionée, par le feu qui ne s’éteint jamais.

« Suis-je sans crédit auprès de Zeus ? dit dans Eschyle Athènè aux Euménides. Faut-il vous rappeler que, seule de tous les dieux, je connais les clefs du lieu où s’enferme la foudre ? »

Dans les Mille et une Nuits, le troisième Calender raconte qu’il est accueilli en un magnifique palais par quarante jeunes dames qui, forcées de s’absenter, lui remettent toutes les clefs en lui défendant d’ouvrir un cabinet qui a une porte d’or. Le prince ouvre le cabinet et y trouve un cheval noir sur lequel il monte.

Le cheval déploie de larges ailes, s’envole emportant le nouveau Bellérophon, puis s’abat sur la terrasse d’un château où il se débarrasse de son cavalier après lui avoir crevé l’œil droit d’un coup de sa queue.

Un conte de Bechstein, le Chevreuil d’or, met en scène deux enfants qui, dans une chambre que la femme d’un ogre leur avait défendu d’ouvrir, trouvent une petite voiture en or, attelée d’un chevreuil d’or, dont ils se servent pour fuir ce logis inhospitalier.

Il est aussi question de chambres interdites dans le Roi serpent et le Prince de Tréguier, dans Koadalan, ainsi que dans Bihannic et l’Ogre, contes bas-bretons de Luzel ; dans le Roi noir, conte romain de Busk ; dans le Vigoureux Franck, de *l’Allemand Müllenhoff ; dans le Fidèle Jean, des frères Grimm ; dans le Fils de la Veuve, du Norvégien Asbjörsen ; dans Mastermaid, du même ; dans Maria Morewna, conte russe, traduit de Ralston par Loys Brueyre, dans l’Histoire de Saktivega, du Kathâsaritsâgara, c’est-à-dire l’Océan des rivières des contes, recueil de Samodeva Bhatta de Cachemire, qui date du xiie siècle ; dans l’Esprit trompé par le fils du Sultan, conte de Zanzibar, traduction anglaise de Steere, etc., etc.

Une des plus belles légendes des frères Grimm, traduite par Frédéric Baudry, l’Enfant de la bonne Vierge, raconte l’histoire d’une jeune fille qu’un pauvre bûcheron avait confiée à la vierge Marie pour qu’elle l’emportât au ciel.

Un jour, forcée de faire un voyage, la Vierge remet à sa protégée les clefs des treize portes du paradis en lui défendant d’ouvrir la treizième. L’enfant désobéit et, la porte ouverte, voit, au milieu du feu et de la lumière, la Trinité assise. Du bout du doigt elle touche légèrement la lumière, le doigt devient couleur d’or et elle a beau le laver, la couleur ne s’en va pas.

À son retour, la vierge Marie interroge la fillette qui, par trois fois, nie avoir ouvert la porte défendue. Pour la punir, la Vierge la renvoie sur la terre. La jeune fille s’endort, puis se réveille dans un désert affreux, où elle reste longtemps en proie à toutes les misères.

Passe un roi qui, la trouvant d’une beauté merveilleuse, l’emmène dans son palais et l’épouse. Elle met successivement au monde trois enfants. Chaque fois qu’elle vient d’accoucher, la Vierge lui apparaît et lui demande si elle veut confesser sa faute : elle nie toujours et chaque fois la Vierge lui prend son nouveau-né.

On l’accuse d’être une ogresse et on la condamne au bûcher. Déjà elle est attachée au poteau et la flamme commence à s’élever autour d’elle, lorsque enfin son cœur est touché de repentir.

« Si je pouvais avant de mourir, pense-t-elle, avouer que j’ai ouvert la porte ! » Et elle crie : — Oui, Marie, je suis coupable !

« Comme cette pensée lui venait au cœur, la pluie se mit à tomber du ciel et éteignit le feu du bûcher ; une lumière se répandit autour d’elle, et la Vierge Marie descendit, ayant à ses côtés les deux fils premiers-nés et portant dans ses bras la petite fille venue la dernière. Elle dit à la reine d’un ton plein de bonté : « Il est pardonné à celui qui avoue son péché et s’en repent. »

Cette touchante légende, dont le plan très-régulier accuse une intervention littéraire, a pu être inspirée à une âme chrétienne par la terrible histoire de la Barbe bleue. Nous l’avons résumée pour montrer comment d’une donnée analogue on peut tirer un ensemble tout différent.

Mais d’où vient-elle, cette histoire, une des plus célèbres qu’il y ait au monde ? D’après Collin de Plancy, dont M. Ch. Giraud a adopté l’opinion, la Barbe bleue serait une vieille tradition de la Basse-Bretagne, et son héros, un seigneur de la maison de Beaumanoir.

M. Abel Hugo, plus précis mais moins crédule, nomme dans la France pittoresque (t. II, p. 165. — 1835, in-4o) le maréchal Gilles de Retz, seigneur d’une famille bretonne qui s’est jadis alliée avec les Beaumanoir du Maine. Gilles de Retz fut, en effet, brûlé à Nantes en 1440 pour avoir égorgé environ cent cinquante enfants sur lesquels il avait exercé sa lubricité.

La légende y a ajouté un nombre illimité de femmes, dont sept étaient ses épouses légitimes. On voit du reste encore, dans les ruines du château de Verrière, une petite salle tapissée de lierre qu’entourent sept arbres funéraires en mémoire des sept femmes du monstre.

Michelet assure que, pour l’honneur de la famille, on a substitué à son nom celui du partisan anglais Blue Beard. C’est aller chercher bien loin ce qu’on a sous la main. Non-seulement Gilles de Retz n’a pas donné lieu à la légende populaire, mais il lui doit évidemment son surnom, surnom d’ailleurs assez mal appliqué, car la vérité est que le terrible maréchal n’eut qu’une seule femme, Catherine de Thouars, « qu’il respecta, dit M. J. Macé, comme un chevalier du temps de Dunois respectait sa dame. »

C’est par le sobriquet de Croquemitaine qu’il aurait fallu désigner cet égorgeur d’enfants, si Croquemitaine n’était un monstre plus débonnaire encore que Barbe bleue ne l’est devenu avec le temps.

On a tenté aussi et sans plus de raison d’identifier la Barbe bleue avec un roi breton du vie siècle, nommé Comorus, Comorre, Commorre ou Conamor, qui épousa sainte Trophime, fille d’un duc de Vannes. Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle prétend même qu’on a retrouvé, il y a quelques années, dans une chapelle du Morbihan, des peintures à fresque datant du xviiie siècle et représentant la légende de sainte Trophime.

Ces peintures reproduisent dans tous ses détails l’histoire de la Barbe bleue, avec cette seule différence qu’au dernier tableau l’époux barbare pend sa femme, laquelle est ensuite ressuscitée par saint Gildas, qui est accouru avec les frères de la victime.

Dans les Grandes Cronicques d’Alain Bouchard (in-folio, Nantes, 1531, p. 52), l’histoire est beaucoup plus simple. Comorus ayant déjà fait périr plusieurs femmes, Gueroch, comte de Vannes, lui refuse sa fille nommée Triphime ; il finit pourtant par la lui octroyer, « moyennant la promesse qu’à la requeste du roi Comorus, M. Sainct Gildas lui fait de la bien traicter et la lui restituer saine et franche, quand il la lui requerroit. »

La reine apprend que son mari a pour habitude de tuer ses femmes dès qu’elles deviennent enceintes. Se voyant en cet état, elle s’enfuit ; Comorus la poursuit jusqu’à un petit bocage où il la découvre et lui coupe la tête.

Le comte Gueroch, « grandement douloureux, » va trouver le benoist saint Gildas et le supplie de tenir sa promesse. Gildas se rend auprès du cadavre, lui recolle la tête et, à force de larmes et de prières, obtient de Dieu qu’il ressuscite la reine.

L’auteur des Vies des Saints de la Bretagne Armorique (Rennes, 1680, un vol. in-4o, t. Ier, p. 16) reproduit la scène du meurtre avec plus de détails ; il ne rencontre pourtant l’histoire de la Barbe bleue que dans quelques traits généraux.

« Alors la pauvre dame se jette à genoux devant lui, les mains levées au ciel, les joues baignées de larmes, luy crie mercy ; mais le cruel bourreau ne tient compte de ses pleurs, l’empoigne par les cheveux, lui desserre un grand coup d’épée sur le col et lui avale la teste de dessus les espaules. »

Cette histoire ne ressemble guère plus au conte de Perrault que celle du maréchal de Retz et, si les peintures dont parle le Dictionnaire du XIXe siècle existent en réalité, elles prouvent simplement que la légende de sainte Trophime s’est modelée sur le conte de la Barbe bleue, comme la légende de sainte Dipne sur celui de Peau d’Ane.

Cambry, qu’on a trop souvent cité, dit en son Voyage dans le Finistère (p. 155 de l’édition Souvestre, Brest, 1835) : « La Bretagne revendique sur ma Mère Loye et sur Perault (sic) les contes de la Barbe bleue, du Chat botté, du Marquis de Carabas et même le Petit Poucet. »

Ce savant, qui semble prendre ma Mère l’Oye pour un écrivain et qui fait du marquis de Carabas le titre d’un conte différent du Chat botté, n’a pas trop l’air de savoir ce dont il parle. Il en parle d’ailleurs avec tout le mépris qu’il était de bon goût en 1789 d’afficher pour les contes de fées. « Mais je m’arrête, dit-il ironiquement, pour ne pas révolter, par tant de prétentions et d’avantages, l’orgueil des nations voisines. »

L’histoire de la Barbe bleue a couru en Bretagne comme partout ailleurs, mais elle est évidemment plus ancienne que celle du maréchal de Retz et même du roi Comorus. Les barbes bleues, du reste, ne sont pas rares dans les différentes mythologies. Le Rig-Véda (trad. Langlois, IV, p. 170) nous montre Indra secouant les poils de sa barbe d’azur et, parmi les monuments figurés de l’antiquité égyptienne, M. H. Husson cite un dieu Bès à la barbe azurée. Zeus lui-même n’avait-il pas une barbe et des sourcils tellement noirs qu’ils en paraissaient bleus comme le plumage des corbeaux ?

Dans sa Mythologie zoologique (t. Ier, p. 182), M. A. de Gubernatis cite une variante esthonienne de la légende française. Le héros a déjà égorgé onze femmes ; malgré sa défense, la douzième ouvre avec la clef d’or la chambre secrète ; elle est sauvée par un jeune gardeur d’oies, son ami d’enfance.

Dans une variante lithuanienne de Schleicher, un frère défend à sa sœur d’entrer dans une chambre où se trouvent les corps des brigands qu’il a tués. Je n’indique que pour mémoire ce conte qui s’éloigne beaucoup trop de la version type et où la chambre aux cadavres n’est qu’un détail dans un récit fort compliqué.

Dois-je aussi mentionner, comme dérivant de Barbe bleue, un conte flamand dont le héros noie ses femmes au lieu de les égorger ? Il en a déjà noyé treize, quand la quatorzième, usant de subterfuge, parvient à le noyer à son tour.

Les frères Grimm avaient admis, dans leur première édition des Contes des Enfants et du Foyer, une Barbe bleue tout à fait semblable à la nôtre. Ils l’ont retranchée, craignant sans doute que ce ne fût qu’une traduction du récit de Perrault, dont le livre est si répandu, ayant été longtemps le seul recueil de contes populaire dans l’Europe entière. Ils ont eu raison : la Barbe bleue allemande ne peut être que l’Oisel emplumé, que nous donnons plus loin.

Cet Oisel fantastique, horrible et puéril à la fois, et qui pousse l’imagination jusqu’à l’extravagance, nous le retrouvons dans un conte des Highlands, la Veuve et ses filles, traduit de Campbell par M. Loys Brueyre, et dans un conte italien, le Roi des Assassins (Mythologie zoologique, vol. II, p. 36), que M. A. de Gubernatis a entendu de la bouche d’une paysanne de Fucecchio. L’un et l’autre ne diffèrent de la tradition allemande que par quelques détails.

Ainsi, le sorcier qui se déguise en mendiant devient, dans le récit écossais, un cheval qui enlève tour à tour les trois sœurs et les transporte dans une maison située à l’intérieur d’une colline ; dans le récit italien, c’est un seigneur qui se donne lui-même pour le roi des Assassins.

Le rôle de l’œuf dénonciateur est joué dans le premier conte par un chat, et, dans le second, par un jeune chien qui servent ou desservent les sœurs, selon qu’elles les traitent bien ou mal. La hotte où le naïf sorcier emporte les sœurs ressuscitées est remplacée d’un côté par trois coffres, et de l’autre par deux jarres.

Dans la première tradition, la jeune fille coupe la tête au cheval avec la barre de la porte. Par suite de cette opération, il se change en un prince charmant qui épouse sa libératrice. Dans la seconde, le dénoûment est moins vif et moins satisfaisant.

Parmi les hommes assassinés se trouve Carlino, le fils du roi de France. L’héroïne le ressuscite et l’épouse. Furieux, l’enchanteur jure de se venger. Il fait fabriquer une colonne d’or où il s’enferme et qui, par son ordre, est portée devant le palais. La princesse la voit et commande qu’on la mette au pied de son lit.

La nuit, le roi des Assassins sort de la colonne et va à la cuisine remplir une chaudière d’huile bouillante afin d’y plonger la princesse. C’est en vain que celle-ci cherche à réveiller le prince. L’enchanteur a trouvé moyen de cacher sous l’oreiller une feuille de papier qui lui communique une vertu dormitive. À force de tirer sur la tête de son époux, la princesse finit par l’arracher à l’oreiller soporifique. Le prince s’éveille et le roi des Assassins est brûlé vif.

Ce dénoûment ne vaut guère mieux que celui du conte allemand avec sa tête de mort couronnée de fleurs et le déguisement de l’héroïne en oiseau merveilleux.

Le conte français a répudié toutes ces fantaisies où se joue l’imagination des peuples voisins. Il n’a conservé de la féerie que tout juste ce qu’il en fallait pour que le récit ne perdît pas de son caractère primitif.

Otez au héros la couleur de sa barbe et à la petite clef sa vertu révélatrice, faites que le terrible mari découvre par un moyen naturel la désobéissance de sa femme, et vous aurez encore une histoire très-émouvante.

La confusion de la Barbe bleue avec des personnages historiques a pu contribuer à dépouiller, petit à petit, la fable des accessoires inutiles et par trop invraisemblables. Pour que le récit restât pittoresque et frappant, il a presque suffi du relief puissant des scènes et des dialogues, que Perrault a évidemment puisés dans la mémoire du peuple.

Tel qu’il nous l’a transmis dans sa langue sobre, familière et colorée, ce petit conte de sept pages est un des drames les plus palpitants qu’on ait écrits dans aucune langue.


L’OISEL EMPLUMÉ

FITSCHERS VOGEL
Contes des Enfants et du Foyer, des frères Grimm, n°46.


Il y avait une fois un maître sorcier qui, sous la figure d’un pauvre diable, allait mendier le long des maisons et s’emparait des belles filles. Personne ne savait où il les emportait, car on ne les revoyait jamais.

Un jour, il passa devant la porte d’un homme qui avait trois jolies filles ; il avait pris la forme d’un vieux mendiant avec un bissac sur son dos, comme pour y mettre ce qu’on lui donnerait.

Il demanda un peu à manger ; l’aînée sortit et lui apporta un morceau de pain ; il ne fit que la toucher et soudain elle sauta dans le bissac.

Aussitôt il s’éloigna à grands pas, et l’emporta à travers un bois épais jusqu’à sa maison, qui était magnifique. Là, il lui donna tout ce qu’elle souhaitait et lui dit :

— Tu seras bien chez moi, car tu auras tout ce que ton cœur désire. Cela dura deux jours, au bout desquels il lui dit :

— Il faut que je m’absente et que je te laisse seule pour un peu de temps. Voici les clefs de la maison. Tu peux aller partout et tout voir, excepté une chambre qu’ouvre cette petite clef. Celle-là, je te l’interdis sous peine de mort.

Il lui donna aussi un œuf en disant :

— Garde-le avec soin et porte-le toujours sur toi, car, s’il était perdu, il t’arriverait un grand malheur.

La jeune fille prit les clefs et l’œuf et promit au sorcier de lui obéir exactement ; mais quand il fut parti, elle ne put résister à sa curiosité et, après avoir fureté du haut en bas par toute la maison, elle alla à la porte défendue et l’ouvrit.

En entrant, quelle ne fut pas sa terreur ! Au milieu de la chambre, on voyait un large bassin plein de sang, où nageaient des morceaux de cadavres humains. Elle eut si grand’peur que l’œuf qu’elle tenait tomba dans le bassin.

Elle le ramassa bien vite et voulut enlever le sang, ce fut en vain : il reparaissait toujours. Elle avait beau essuyer et gratter, elle ne put nettoyer l’œuf.

Bientôt l’homme revint de son voyage, et son premier soin fut de redemander l’œuf et les clefs. Elle les lui remit en tremblant. Il les considéra et vit qu’elle était entrée dans la chambre sanglante. Alors il dit :

— Puisque malgré moi tu es entrée dans la chambre, malgré toi tu y rentreras : ta vie va finir.

Il la saisit par les cheveux et la mit en pièces. Son rouge sang coula par terre, et le sorcier jeta ses membres par-dessus les autres qui nageaient dans le bassin.

« Maintenant, je vais chercher la seconde fille, » se dit le maître sorcier, et, sous la figure d’un vieux mendiant, il retourna à la maison.

La seconde fille lui apporta un morceau de pain ; il se saisit d’elle, comme de la première, rien qu’en la touchant, et l’emporta chez lui. Il arriva à celle-ci comme à sa sœur : elle sa laissa entraîner par la curiosité, elle ouvrit la chambre sanglante et, au retour du sorcier, elle paya sa curiosité de sa vie.

Il retourna chercher la troisième fille, mais celle-là était fine et adroite. Quand il lui eut donné les clefs et l’œuf et qu’il fut parti, elle serra d’abord soigneusement l’œuf, et alla ensuite dans la chambre défendue.

Ah ! que vit-elle ! Ses deux propres sœurs misérablement tuées et dépecées dans le bassin. Mais elle les retira, rapprocha les membres, et les dressa, tête, corps, bras et jambes.

Quand rien n’y manqua plus, les membres commencèrent à se ranimer et à se rejoindre ; les deux filles ouvrirent les yeux et ressuscitèrent. Ce fut une joie et des embrassements sans pareils.

L’homme à son retour redemanda les clefs et l’œuf, et, comme il n’y put découvrir aucune trace de sang, il dit :

— Tu as subi l’épreuve, tu seras ma femme, et tu auras de moi tout ce que tu voudras.

— Bien, répondit-elle, tu porteras d’abord une hotte pleine d’or à mon père et à ma mère, et tu la porteras toi-même sur ton dos. Pendant ce temps, je ferai les préparatifs de la noce.

Elle courut alors à ses sœurs, qu’elle avait cachées dans une petite chambre, et leur dit :

— Voici le moment où je puis vous sauver. C’est le sorcier lui-même qui va vous emporter ; dès que vous serez chez nous, envoyez-moi du secours.

Elle les mit toutes les deux dans une hotte, et les couvrit d’or, si bien qu’on ne pouvait les voir ; puis elle appela le maître sorcier et lui dit :

— Prends sur ton dos cette hotte et, pour qu’en chemin tu ne t’arrêtes pas ni te reposes, je veille et je regarde par ma petite fenêtre.

Le maître sorcier prit la hotte sur son dos et s’en fut ; elle était si lourde que la sueur lui coulait sur les joues. Il voulut se reposer un peu, mais une voix dans la hotte cria aussitôt :

— De ma petite fenêtre je vois que tu t’arrêtes : veux-tu bien marcher tout de suite !

Il crut que c’était sa future qui parlait et se remit en marche. Un peu plus loin, il voulut encore s’asseoir, mais on cria de plus belle :

— De ma petite fenêtre je vois que tu t’arrêtes : veux-tu bien marcher tout de suite !

Et chaque fois qu’il s’arrêtait, la voix reprenait et il se remettait en route, jusqu’à ce qu’enfin, geignant et hors d’haleine, il déposa la hotte avec l’or et les deux filles dans la maison de leurs parents.

Cependant la future apprêtait tout pour la noce et envoyait inviter les amis du maître sorcier. Elle prit ensuite une tête de mort avec des dents grimaçantes, y ajusta une parure et une couronne de fleurs, la porta en haut et la posa à la lucarne comme si la tête regardait dehors.

Quand tout fut prêt, elle se plongea dans un tonneau de miel, puis fendit un lit de plumes et s’y roula, si bien qu’elle avait l’air d’un oiseau merveilleux et que personne ne pouvait la reconnaître. Elle se mit alors devant la maison et vit venir une partie des invités. Ils lui demandèrent :

— Oisel emplumé, d’où viens-tu ?
— Je viens du château de la plume.
— Et que fait la jeune future ?
— Elle est au haut de la maison
À vous guetter par la lucarne.

Enfin parut le futur, qui revenait lentement. Il demanda comme les autres :

— Oisel emplumé, d’où viens-tu ?
— Je viens du château de la plume.
— Et que fait la jeune future ?
— Elle est au haut de la maison
À vous guetter par la lucarne.

Il regarda en haut et, voyant la tête de mort si bien parée, il crut que c’était sa femme et lui fit des signes d’amitié.

Mais quand il fut entré dans la maison avec ses hôtes, arrivèrent à leur tour les frères et les parents que la fiancée avait appelés à son secours. Ils fermèrent toutes les portes pour que personne ne pût s’enfuir, et mirent le feu à la maison. Ainsi le maître sorcier et sa séquelle furent brûlés.


LE MAITRE CHAT
OU

LE CHAT BOTTÉ


Le proverbe dit : « Chat ganté ne prend pas souris. » Il paraît que chat botté n’est point aussi maladroit et que, loin de le gêner pour faire son chemin, ses bottes lui servent même à avancer ses amis dans le monde.

C’est d’ailleurs seulement au chat français que ces fameuses bottes rendent ce service, car les animaux qui chez les autres nations jouent ce rôle d’entremetteur bénévole nous apparaissent jusqu’à présent tout à fait dépourvus de chaussures.

Devons-nous en excepter le chat russe qui, dans un conte d’Afanassieff, pour protéger le coq, tue le renard et ses renardeaux, après avoir chanté les paroles qui suivent :

Le chat marche sur ses pieds
En bottes rouges ;
Il porte une épée au côté
Et un bâton le long de la cuisse ;
Il veut, tuer le renard
Et faire périr son âme.

Il y a bien encore une chanson autrichienne rapportée par Grimm,

Notre chat a mis de petites bottes ;
Il court avec à Hollabrun,
II trouve un petit enfant dans le soleil ;

mais ces paroles bizarres n’ont trait à aucune histoire connue.

M. Angelo de Gubernatis fait remarquer — peut-être un peu subtilement — que cette expression : « Il n’y avait pas un chat, » pour indiquer qu’une maison était vide, vient de ce que le chat est regardé comme le génie familier de la maison.

Le chat d’ailleurs est grand ami des sorcières, qui même quelquefois se changent en chattes, ainsi qu’on peut le voir dans la Démonomanie des sorciers par Bodin, liv. II, chap. vi.

De là sans doute — Perrault aurait dû mieux nous fixer sur ce point — la terreur qu’inspirent ses menaces aux bonnes gens qu’il rencontre. Straparole enfin vous dira que la chatte de Constantin était fée, fatata, ce qui explique qu’elle menait si facilement à bien les plus étonnantes entreprises.

Le Chat botté a plusieurs similaires chez les nations voisines. Il se retrouve dans le Palais aux piliers d’or, conte du recueil danois de Cavallius et Stephens (Svenska Folk-Sagor, n° XII), que nous allons résumer d’après une traduction anglaise de Benjamin Thorpe.

Le Palais aux piliers d’or débute avec une amusante fantaisie. Ce n’est pas la mort de ses parents qui met le héros en possession du chat. Ceux-ci demeurent au fond d’un bois et passent leur vie à se quereller.

Un soir, à souper, une dispute s’élève pour savoir qui des deux raclera le pot. La femme arrache le pot et la louche des mains de son mari, puis se sauve ; le mari la suit avec un fouet.

Longtemps après, voyant qu’ils ne reviennent pas, les enfants, un garçon et une fille, se partagent les biens, qui consistent en une vache et un chat. Le garçon prend la vache ; la fille, le chat, et devient ainsi l’héroïne du conte. Les deux couples partent chacun de son côté.

La fille et le chat arrivent en vue d’un très-beau palais. Le chat conseille à sa maîtresse d’ôter ses vieux habits et de grimper sur un arbre ; puis il va annoncer au palais qu’il y a dans le bois une princesse qui vient d’être entièrement dépouillée par des voleurs. On recueille la princesse, qui est fort jolie, et, naturellement, le fils du roi tombe amoureux d’elle. Mais la reine a des soupçons et soumet sa future bru à diverses épreuves.

Elle fait préparer pour la nouvelle venue un lit moelleux et place successivement une fève sous le drap, des pois sous le premier oreiller et une paille sous le second. Avertie par le chat, la jeune fille se plaint d’avoir senti sous elle tour à tour une grosse montagne, de grosses pierres et un gros arbre. Andersen a composé avec cet épisode son joli conte de la Princesse sur un pois.

La reine enfin donne une robe magnifique à la paysanne, qui en laisse traîner la queue dans la boue. Comme on le lui fait remarquer, elle répond fièrement que sa garde-robe devrait être mieux garnie, qu’elle l’était beaucoup mieux dans son château de Cattenbourg. La reine, convaincue cette fois, consent au mariage.

Un jour que la demoiselle causait avec le prince, elle vit par la fenêtre ses parents déboucher du bois, la vieille femme tenant son pot et le vieil homme courant avec la louche sur ses talons. Elle partit d’un grand éclat de rire ; le prince lui en demanda la cause :

— Je ne puis, répondit-elle, m’empêcher de rire en pensant que votre palais est bâti sur des piliers de pierre, tandis que le mien repose sur des piliers d’or.

À ces mots le prince décide qu’ils iront voir le beau palais de Cattenbourg. La jeune fille se désole, car tout va se découvrir. Le chat lui promet d’arranger les choses. On part avec une nombreuse escorte et, comme dans le récit de Perrault, il prend les devants. Il rencontre successivement des chevriers, des faneurs et des moissonneurs ; il les force à dire que les troupeaux de chèvres, les prés et les champs appartiennent à la princesse de Cattenbourg.

La nuit vient, on fait halte et le chat continue sa route. Il arrive à un beau château aux piliers d’or. Ce château, ainsi que toute la contrée, a pour maître un terrible Troll[64] qui est absent pour le quart d’heure. Le chat se transforme en un grand pain et se fourre dans le trou de la serrure.

Le Troll revient de bon matin, faisant trembler le sol sous ses pas. Ne pouvant ouvrir la porte, il entre en fureur et crie qu’on lui ouvre. Le chat lui conte alors dans une sorte de litanie toute l’histoire de la fabrication du pain, comment on l’a pétri, roulé dans la farine, troué et cuit, comme si on avait voulu le pétrir, l’enfariner, le trouer et le cuire jusqu’à la mort.

Enfin le chat s’écrie :

— Voyez donc la belle fille qui chevauche dans le ciel !

Le Troll regarde et, voyant le soleil qui justement se lève au-dessus de la forêt, il tombe à la renverse et éclate en morceaux[65].

Le pain, redevenu chat, met en ordre le château, qui est plein d’argent, d’or et de provisions de toute sorte. Le prince épouse la paysanne, et on ne sait ce que devient le chat, « quoiqu’il soit à présumer qu’il ne manqua jamais de rien. »

À la suite de ce conte, M. Thorpe en donne cinq variantes que nous laissons de côté, parce qu’elles n’ont pas trait aux passages où le récit se rencontre avec notre Chat botté.

Le principal défaut de ce conte est que le chat y reste trop longtemps dans la coulisse et que le personnage en scène est une jeune fille. Le marquis de Carabas peut n’être pas antipathique : il se contente tout d’abord de laisser son fidèle serviteur intriguer pour lui et ne fait ensuite que le seconder.

Celui-ci, malgré sa rouerie, n’a, de son côté, rien qui nous choque : il travaille pour le compte d’un autre. L’esprit d’intrigue répugne au contraire dans une jeune fille, surtout quand il est pratiqué avec l’aplomb et l’impudence qu’y met la paysanne du récit danois.

Les trois épreuves sont d’une grâce ingénieuse ; mais le père et la mère de l’héroïne qui, plusieurs jours après la fameuse querelle, courent encore sur les talons l’un de l’autre, semblent s’être échappés d’un tableau de féerie.

La métamorphose du chat en pain est bien un produit de cette imagination déréglée particulière aux peuples des zones extrêmes. La longue histoire de la fabrication du pain, que le chat sous sa nouvelle forme récite au Troll, semble avoir été ajoutée après coup pour amuser les enfants : on retrouve ailleurs cette litanie appliquée au chanvre.

La Norvège nous offre aussi une version du Chat botté dans un conte du recueil d’Absjörnsen et Möe (Norske Folkeeventyr), intitulé Seigneur Pierre et traduit en anglais par Dasent. Ce conte reproduit celui de Cavallius avec moins de fantaisie et de gaieté. L’héroïne y devient un héros, et le chat, une chatte que celui-ci obtient par héritage.

Le pot n’y joue plus aucun rôle ; seulement l’aîné des trois frères, à qui il échoit, se dit qu’en le prêtant il pourra toujours avoir la permission de le racler.

La chatte va à la chasse et prend successivement un renne, un daim et un élan, que son maître envoie au roi de la part de Seigneur Pierre. Le roi désire voir le magnifique seigneur, et la chatte, par un moyen que l’auteur oublie d’indiquer, fournit à son maître une voiture et des habits superbes.

Suit la promenade habituelle, motivée simplement — car le roi n’a pas de fille — sur ce que le héros répète sans cesse que tout est plus beau dans son palais. Après les rencontres obligées, on arrive à un château d’argent qui a trois portes, une d’étain, une d’argent, une d’or, et dont les meubles sont en or pur.

La chatte joue le même tour au Troll et s’en débarrasse de la même façon, après quoi — comme dans la Chatte blanche de Mme d’Aulnoy, laquelle procède d’un Chat botté quelconque — elle commande à Seigneur Pierre de lui couper la tête.

L’opération faite, elle devient une très-belle princesse que son maître épouse et qui lui apporte en dot le même royaume dont le Troll l’avait dépossédée en la réduisant à l’état de chatte[66].

Ce conte pèche surtout par l’absence de logique et le roi y joue un rôle tout à fait inutile. Du moment qu’il n’a pas de fille, pourquoi chercher à l’éblouir ? Est-ce simplement pour le blesser dans son amour-propre, le seul résultat que produisent d’ailleurs les intrigues de la chatte ?

Qui empêche que dès le début elle ne conduise son maître au château du Troll, et qu’est-il besoin de la présence du roi pour opérer la métamorphose qui doit amener le mariage final ?

Le conte breton de M. Luzel, le Chat et sa mère (Archives des missions scientifiques et littéraires, 3e série, tome Ier, Ire livraison, p. 40), est encore plus incohérent.

Sur le conseil d’une sorcière, une marâtre fait manger à la fille de son mari un gâteau qui la rend enceinte. Croyant à l’inconduite de sa fille, le père ordonne qu’on l’expose sur mer dans un tonneau. Elle aborde à une île et y accouche d’un chat. Le chat prend un bissac et va chercher des provisions au château voisin.

Un jour le châtelain est mis en prison « pour avoir perdu ses papiers. » Le chat lui offre de le délivrer s’il consent à épouser sa mère. Celle-ci, conseillée par la fée, éventre le chat, l’écorche, jette la peau à la mer et trouve à sa place un beau prince qui se présente à elle comme son fils. Tous deux montent dans un carrosse procuré par la fée et se rendent au château, où le jeune seigneur épouse la mère et se trouve du même coup époux et père.

Je suis parfaitement convaincu que MM. Bladé et Luzel ne touchent nullement aux traditions qu’ils donnent comme authentiques, mais je ne puis m’empêcher de penser que celles qui confinent aux récits de Perrault ont été fabriquées avec des fragments d’autres contes assez mal reliés ensemble. Il a dû arriver souvent que des conteurs manquant de mémoire ont ainsi mêlé les incidents avec plus ou moins de maladresse, et c’est surtout par ces compositions hétéroclites qu’on voit quel grand rôle la fantaisie joue en ces matières.

Si certains contes ont eu à l’origine une signification mythique, la plupart ont été combinés simplement pour le plaisir et quelquefois même avec ces procédés qu’au théâtre on nomme des ficelles. Là, comme partout, les imitateurs se sont emparés des moules et y ont versé un élément banal ou de qualité inférieure.

Deux contes russes d’Afanassieff (IV, x et xi) sont infiniment mieux conduits et se rapprochent davantage du Chat botté, avec cette différence que le rôle du maître chat est joué par un renard[67]. Le second nous ayant paru le plus complet, nous allons le résumer d’après Angelo de Gubernatis (Mythologie zoologique, tome II, page 142).

Le pauvre Cosme surprend le renard dans son poulailler et lui laisse la liberté. Le renard reconnaissant lui promet de l’enrichir très-rapidement. Il se rend dans le parc du tzar, rencontre le loup et lui explique qu’il s’est engraissé en faisant ripaille au palais de l’empereur, puis il lui persuade de l’imiter et d’y mener avec lui quarante fois quarante de ses frères. Il les présente au tzar de la part de Cosme-le-rapidement-enrichi ; il lui offre ensuite par le même moyen autant d’ours et de martres.

Il va alors, comme le petit Claus d’Andersen et bien d’autres, emprunter au souverain un boisseau d’argent sous prétexte que tous les boisseaux d’or de Cosme sont remplis de monnaie jusqu’au bord. En le rendant, il laisse au fond quelques menues pièces blanches et demande à l’empereur la main de sa fille pour son maître. Le tzar désire voir le prétendant ; le renard jette son maître à l’eau et le rhabille avec des vêtements prêtés par l’empereur.

Vient ensuite la visite au château de Cosme avec les rencontres traditionnelles. Le renard ordonne aux bergers, maquignons et chameliers de dire que leurs troupeaux appartiennent à Cosme-le-rapidement-enrichi, s’ils ne veulent être réduits en cendres par le roi Feu et la reine Loszna.

Il arrive au palais de pierres blanches où réside le roi serpent-uhlan, le maître de la contrée. Il l’effraye de la même façon et le force à se cacher dans le tronc d’un chêne, où il le fait périr en y mettant le feu. Cosme naturellement s’empare de tous les biens et épouse la princesse.

Dans le premier conte, le héros ne peut s’empêcher d’admirer ses beaux habits et les tables d’or du palais. Comme le monarque s’en étonne, le renard lui explique que Cosme ne s’est jamais vu si mal mis et qu’en son château ces tables sont placées dans la salle de bain.

Nous verrons tout à l’heure le chat du Pentamerone réparer de la même façon les bévues de son protégé, et c’est ainsi que, dans l’Étourdi de Molière, Mascarille viendra au secours de son maître.

Tous ces incidents ou d’autres analogues se retrouvent, sous le titre de Boukoutchi-Khan, dans un conte aware qu’un orientaliste, M. Antoine Schiefner, a traduit en allemand et publié dans les Mémoires de l’Académie de Saint-Pétersbourg (1873). Les Awares sont une peuplade d’origine mongole et de religion musulmane qui habite sur le versant septentrional du Caucase.

Il y a dans ce conte des détails aussi gracieux qu’invraisemblables. Le renard fait à son maître, le meunier Hadji le Pouilleux, un habit avec les plus belles fleurs de la montagne ; il lui donne un fusil de bois, lui met des bandoulières et l’équipe si bien de toutes pièces que de loin Hadji a l’air d’un arc-en-ciel.

On y trouve, de plus, cette circonstance que le renard demande à son maître qu’en récompense de ses services, il le régale de queues grasses de mouton et qu’au jour de sa mort il l’ensevelisse dans une queue grasse.

Celui-ci s’y engage. Après l’avoir baptisé du nom pompeux de Boukoutchi-Khan, lui avoir donné pour épouse la fille du khan et conquis le château du dragon ou de l’ogre (azdaho), le renard fait le mort pour éprouver son maître.

— Vois donc, Boukoutchi-Khan, dit la princesse, on dirait que notre renard est mort.

— C’est bien heureux, répond Boukoutchi ; il mourrait encore sept fois que ce serait tant mieux. J’en ai assez de ce vaurien.

Le renard alors se lève et dit :

Faut-il raconter ? faut-il raconter ? Faut-il raconter l’histoire d’Hadji le Pouilleux ?
Faut-il raconter l’histoire du fusil de bois ?
Faut-il raconter l’histoire du meunier ?

Boukoutchi demande pardon. Le renard lui pardonne et, quand il meurt pour de bon, comme Boukoutchi a peur qu’il ne lui joue encore la comédie, il l’ensevelit dans une queue grasse.

M. Emmanuel Cosquin, qui a publié ce conte dans le journal le Français (29 juin 1876), pense avec raison que l’idée toute bouddhique de l’ingratitude de l’homme opposée à la bonté native de l’animal fait espérer qu’on découvrira quelque jour dans l’Inde la forme la plus ancienne de ce récit.

Il en donne ensuite deux variantes empruntées à l’immense collection de poëmes et de contes recueillis par M. Radloff chez les tribus tartares de la Sibérie méridionale (4 volumes publiés à Saint-Pétersbourg de 1866 à 1872). Ni l’une ni l’autre n’ont le triste dénoûment de Boukoutchi-Khan.

On le retrouve, avec une conclusion qui indique un sens moral très-avancé, dans le Sultan Doraï, un conte swahili de l’île de Zanzibar. (Recueil de contes swahili, publié par Edward Steere, avec une traduction anglaise. Londres, 1870, p. 51.) Dans ce conte fort joli, mais écrit d’un style fatigant et qui n’a pas moins de soixante pages, le rôle du chat est joué par une gazelle.

Après avoir mis son maître au pinacle, la gazelle tombe malade ; celui-ci refuse de la secourir ; elle meurt, et il la fait jeter dans un puits. Quelque temps après, il rêve une nuit qu’il est, comme au début de l’histoire, sur son tas de poussière, occupé à se gratter. Il se réveille et s’aperçoit qu’en effet il est revenu à sa première condition. De ce dénoûment doit-on conclure avec M. Paris que ce récit est le seul qui ait conservé la forme primitive ?

L’ingratitude est poussée jusqu’au suprême degré dans Don Giuseppe Piru, Don Joseph Poirier, un conte sicilien de Pitré. (Fiabe novelle e racconti popolari siciliani, IIe vol., Palerme, 1875). Une fois marié, don Joseph jette du sable sur la tête du renard. Celui-ci se retourne et lui dit :

— Est-ce ainsi que tu me récompenses ?

Don Joseph recommence. Furieux, le renard lui crie :

— Je pars, et je dirai partout que tu n’avais qu’un poirier.

Don Joseph a peur, prend une pierre et en assomme son bienfaiteur. Le conte ajoute que, malgré son ingratitude, il n’en fut pas moins heureux avec sa femme ; mais ce dernier trait accuse trop de scepticisme pour n’être pas moderne[68].

Ce dénoûment morose se retrouve, même en France, dans lou Compaire gatet, le Compère chat, une intéressante version populaire de l’Ariége, qu’on peut lire à la page 396 du tome III de la Revue des langues romanes.

Cette version contient de charmants détails où l’on reconnaît l’esprit français. Ainsi, jeté une nuit à la porte par le charbonnier, son maître, Compère chat rencontre tour à tour une compagnie de perdreaux et une volée d’oies sauvages qui lui demandent où il va.

— Je vais, dit-il, à Paris me faire dorer la queue.

Les oiseaux s’offrent à raccompagner ; il accepte et les donne au roi.

Ce chat français a des bottes comme celui de Perrault, mais il ne les chausse qu’après le mariage pour courir devant la voiture des époux. Il effraye les faucheurs et les moissonneurs par un stratagème tout naturel au moyen âge et qui figurait peut-être dans la tradition qu’on a contée à Perrault. Il leur dit que le roi tient la campagne et qu’il met tout à feu et à sang. C’est de ce mensonge qu’il use pour faire peur à la fée et au sorcier qui gardent le château.

Il conseille à la première de se cacher dans le four et au second de se changer en rat. Il grille l’une, gobe l’autre et ne demande pour récompense qu’une belle sépulture. Quelque temps après, le charbonnier parvenu le jette par la fenêtre ; Compère chat veut lui crever les yeux, et, quand il meurt, de crainte qu’il ne revienne au monde, son maître lui fait construire un magnifique tombeau.

N’oublions pas de mentionner que le chat a recommandé à son maître de ne répondre que oui et non à toutes les questions. Il est aussi bien probable que Perrault a connu ce détail et même la scène, plus amusante, des incongruités que le maître commet en d’autres contes. Il les aura sacrifiés afin que son jeune et beau marquis ne parût pas un mari trop invraisemblable pour « la plus belle princesse du monde. »

Le Puss-in-boots anglais n’étant qu’une traduction littérale de notre Chat botté, je le passe sous silence. M. Edélestand du Méril annonçait en 1858 ( Revue germanique, tome IV) que M. Haltrich devait bientôt donner une version de ce conte recueillie en Saxe. Je n’ai pu savoir si l’auteur des Deutsch Volksmarchen aus dem Sachsenlande a réellement publié ce conte.

Enfin, dans l’appendice de son Petit Poucet et la Grande Ourse, M. Gaston Paris signale un conte teumé (le peuple Teumé habite la côte de Sierra-Léone) qui rappelle l’odyssée du Poucet allemand : où se trouve un épisode du Chat botté. Caché dans les boyaux d’une vache, sire Taba, le héros du conte, est jeté dans l’eau et se fait donner par le roi une chemise et des culottes.

Le lecteur trouvera ci-après la Chatte de Constantin, de Straparole, et Gagliuso, du cavalier Basile, qui, de tous les contes que nous avons pu découvrir, sont ceux qui se rapprochent le plus du Chat botté. J’avais d’abord l’intention de reproduire simplement la traduction que Pierre Lavey a faite en 1576 de la Chatte de Constantin, mais je me suis aperçu que cette traduction n’était, plus souvent, qu’une paraphrase, et j’ai cru devoir en donner une version plus exacte d’après le texte de 1565.

Seize ans avant Larivey, Jean Louveau avait publié la traduction des cinq premières Nuits, où se trouve le conte de Thibaud, prince de Salerne. Comme elle suit de plus près l’original, c’est d’après elle que j’ai résumé ce récit à propos de Peau d’Ane.

Il est intéressant de voir comme chez les peuples de race latine le conte se débarrasse de ses exagérations. La variante de Straparole est beaucoup plus simple que les variantes danoise, norvégienne, russe, etc. On n’y trouve pas de pains qui parlent, il n’y est pas question de palais d’argent et l’ancêtre à quatre pattes de Figaro n’y offre point au monarque des régiments de loups, d’ours et de martres.

En passant d’ailleurs par les différentes mains, le conte se polit et s’affine. Straparole nous représente la chatte léchant son maître pour le guérir de la rogne et de la teigne. Ce détail repoussant ne se retrouve point dans le récit du cavalier Basile.

Chez Straparole, c’est seulement après le mariage qu’on va visiter le prétendu château du héros ; chez Basile comme chez Perrault, le roi est plus prudent et envoie avant la noce des émissaires s’assurer que son gendre est aussi riche qu’on le lui affirme.

Basile a même en outre un trait fort comique. Le monarque est tellement enchanté des renseignements qu’on lui donne, qu’il promet un pot-de-vin au chat s’il parvient à négocier le mariage.

Où Perrault l’emporte, c’est, indépendamment du style, dans la fameuse formule qu’il doit sans doute au récit populaire[69] et qui est dans toutes les mémoires : « Bonnes gens qui fauchez… » Remarquons qu’il l’a employée seulement deux fois, juste autant qu’il le fallait pour produire l’effet voulu.

M. Husson croit qu’il a emprunté à l’Histoire des Empereurs, de Lenain de Tillemont, le nom si bien venu de Carabas. C’était, dit-il, celui d’un fou que les Alexandrins, pour se moquer d’Agrippa, roi des Juifs, affublèrent d’une natte en guise de cotte d’armes, d’une couronne de papier et d’un sceptre de roseau.

M. Husson cherche l’origine de ce nom dans l’hébreu Keroub et le syriaque Kerouba, d’où notre Chérubin ; pourquoi pas aussi bien dans le persan Caharaba, succin, littéralement tire-paille ? Cette étymologie, plus ingénieuse encore, ferait allusion à la faculté que possède le marquis de s’attirer les richesses du monarque.

Mon avis est que là comme ailleurs on a tort de chercher la petite bête, et que Perrault a pris Carabas, aussi bien que le reste, au peuple, qui a un génie particulier pour inventer des noms pittoresques et caractéristiques.

M. Ch. Giraud insinue que les questions du roi et les réponses du paysan ont pu être inspirées à Perrault par les bavardages de ses contemporains. « Il y a, dit-il, dans les contes des allusions évidentes à des événements qui donnèrent à jaser au grand monde de ce temps. Ainsi, en lisant le Chat botté, on croit entendre causer M. de Coulanges avec Mme de Sévigné, le 3 octobre 1694, relativement à la fortune de Louvois : « Quand la curiosité nous porte à demander le nom de ce village : « À qui est-il ? » On nous répond : « C’est à Madame (de Louvois). — À qui celui qui est plus éloigné ? — C’est à Madame. — Mais là-bas, un autre que je vois ? — C’est à Madame. — Et ces forêts ? — C’est à Madame, etc., etc. » Perrault, ajoute M. Giraud, faisant le recensement de la fortune du marquis de Carabas, a presque employé la phrase de Coulanges.

Nous avons vu que cette phrase se retrouve dans tous les contes similaires. Vous pourrez même la lire dans le Roi Grive, des frères Grimm (traduction Franck). Emmenée par le mendiant que son père furieux l’a forcée d’épouser, la fille hautaine, qui a refusé la main du roi Grive, demande sur la route à qui appartiennent la belle forêt et la belle prairie et la grande ville qu’on rencontre, et toujours le mendiant lui répond :

— Au roi Grive. Si tu l’avais accepté, elle serait aussi à toi.

Il est évident que pour donner plus de piquant à son récit, M. de Coulanges reproduit la formule populaire, et que, comme elle était populaire, Perrault n’a pas eu besoin de la lui emprunter.

l’Histoire littéraire de la France (t. XXIII, p. 208) avance que Perrault a certainement connu le conte de Basile et que, s’il en a retranché la fin, où Gagliuso, comme Boukoutchi-Khan et d’autres, oublie indignement les bienfaits du chat, c’est pour ne pas attrister par cette marque d’ingratitude les joyeuses aventures du marquis de Carabas.

Je ne pense pas, je le répète, que Perrault ait su l’existence du Pentamerone. Si même il a lu les Facétieuses Nuits dans la traduction, il n’a guère dû se préoccuper de la Chatte de Constantin. Le récit des nourrices, amené par l’esprit français presque à son point de perfection, lui suffisait amplement.

Les contes se terminant d’habitude à la satisfaction générale des lecteurs aussi bien que des héros, Perrault a bien fait de laisser de côté, s’il l’a appris par la tradition orale, ce dénoûment amer et satirique qui rappelle notre vieux fabliau du Vilain ânier, où un pauvre bûcheron, subitement enrichi par l’enchanteur Merlin, commence par l’appeler Monseigneur Merlin, puis l’appelle sire Merlin, puis Merlin tout court, puis enfin Merlot, au fur et à mesure qu’il devient le père d’un évêque et le beau-père du prévôt d’Aquilée.

Des divers dénoûments, le meilleur, à tous les points de vue, semble être celui de Perrault. Par les métamorphoses de l’ogre, il est en plein dans la féerie, et du moins le chat botté n’y dépouille pas un honnête seigneur, comme le fait sans vergogne la chatte de Constantin.

On a voulu y voir une réminiscence du Maître Lactance de Straparole (viiie nuit, 5e conte) qui se change en coq pour dévorer son apprenti caché sous la forme d’un grain de grenade et est étranglé par ce dernier qui, de son côté, se métamorphose en renard. L’épisode de l’ogre rappelle bien plutôt celui du gigantesque génie des Mille et une nuits (xie nuit) qui, au moment de tuer le pêcheur ; rentre à son instigation dans le vase de cuivre d’où celui-ci a eu l’imprudence de le tirer.

Encore ce génie, aussi naïf que monstrueux, n’agit-il ainsi que pour prouver qu’il n’a pas menti, tandis que l’ogre se perd par une sotte vanité qui nous dispense de le plaindre. On sait du reste que la traduction des Mille et une nuits est de sept ans postérieure à la publication du Chat botté.

De ce qui précède, et sauf ce point qu’on ne s’explique pas assez la terreur qu’inspire le héros, nous croyons pouvoir conclure que le Chat de Perrault l’emporte sur tous les autres par le fond comme par la forme, et que son auteur l’a parfaitement désigné en l’appelant le Maître Chat.


LA CHATTE DE CONSTANTIN

LE FORTUNÉ
Facétieuses nuits de Straparole de Caravage, xie nuit, conte i.


Il y avait en Bohême une femme nommée Soriane, qui était fort pauvre et qui avait trois fils. Le premier s’appelait Dusolin, le deuxième Tésiphon et le troisième Constantin le Fortuné. Cette femme n’avait au monde pour subsister que trois choses : une huche où elle pétrissait le pain, un tour sur lequel elle tournait la pâte, et une chatte.

Comme elle était chargée d’ans et qu’elle sentait venir la mort, elle fit son testament et laissa la huche à Dusolin, son fils aîné, le tour à Tésiphon et la chatte à Constantin.

La mère morte et enterrée, les voisins empruntaient, selon qu’ils en avaient besoin, tantôt la huche, tantôt le tour, et, connaissant la pauvreté des orphelins, ils leur faisaient une galette que Dusolin et Tésiphon mangeaient sans en donner à Constantin, leur plus jeune frère.

Si Constantin leur en demandait, ils lui répondaient de s’adresser à sa chatte, qui lui en baillerait. C’est pourquoi le pauvre Constantin et sa chatte pâtissaient beaucoup.

La chatte, qui était fée, s’émut de pitié pour son maître et de colère contre ses deux frères, qui le traitaient si cruellement. Elle lui dit :

— Constantin, ne te tourmente pas ; je pourvoirai à ta subsistance et à la mienne.

Elle sortit de la maison et gagna la campagne où, feignant de dormir, elle prit un lièvre qui vint jouer près d’elle et le tua. Elle s’en fut ensuite au palais royal et, avisant quelques courtisans, elle leur dit qu’elle désirait parler au roi. Celui-ci, apprenant qu’une chatte voulait lui parler, la fit venir en sa présence et s’informa de ce qui l’amenait.

La chatte répondit que Constantin, son maître, lui avait commandé d’apporter un lièvre qu’il venait de prendre, et elle le présenta. Le roi accepta le cadeau et lui demanda qui était ce Constantin. Elle répondit que c’était un homme qui en bonté, en beauté et en puissance ne le cédait à personne. Sur ces mots, le monarque lui fit la mine la plus aimable et lui donna bien à manger et à boire.

Quand la chatte se fut restaurée, elle joua adroitement de la patte et, sans être vue, remplit de bons morceaux la besace qu’elle portait au côté ; après quoi elle prit congé du roi et s’en retourna vers Constantin.

Les deux frères, voyant Constantin se régaler en triomphe, le prièrent de partager avec eux, mais il leur rendit la pareille et refusa net. Ils en conçurent une ardente jalousie qui leur rongeait le cœur sans trêve ni repos.

Constantin était fort beau garçon, mais il avait mené une vie si misérable qu’il était plein de rogne et de teigne, ce qui lui causait beaucoup d’ennui. Il s’en alla au fleuve avec la chatte ; alors elle se mit à le lécher de la tête aux pieds et à le peigner si bien qu’en peu de jours il fut guéri.

La chatte, comme nous l’avons dit, continuait à combler le palais royal de ses présents et y soutenait ainsi son maître sur un bon pied. Elle s’ennuyait pourtant des hauts et des bas de cette vie et craignait de devenir importune aux courtisans. Elle dit à ion maître :

— Seigneur, si tu veux faire tout ce que je te conseillerai, avant peu tu seras riche.

— Et comment ? dit Constantin.

— Viens avec moi, répondit la chatte, et ne t’inquiète de rien. Sache seulement que je suis disposée à t’enrichir.

Tous deux s’en allèrent au fleuve, non loin du palais royal. La chatte déshabilla son maître et, d’accord avec lui, le plongea dans le fleuve ; ensuite elle se mit à crier de toutes ses forces :

— À l’aide ! à l’aide ! Accourez ! accourez ! messire Constantin se noie !

Le roi l’entendit et, se rappelant les nombreux cadeaux qu’il avait reçus, il envoya aussitôt des gens au secours du malheureux.

Messire Constantin fut retiré de l’eau et revêtu de bons habits. On le mena devant le roi, qui l’accueillit fort gracieusement et lui demanda comment il se faisait qu’on l’avait jeté dans la rivière. Constantin était encore trop ému pour répondre ; aussi la chatte, qui ne quittait jamais ses talons, dit au monarque :

— Sachez, sire, que mon maître était chargé de bijoux qu’il venait vous offrir. Des voleurs l’apprirent par leurs espions et le dépouillèrent entièrement ; puis, pour lui ôter la vie, ils le jetèrent dans le fleuve, d’où ces gentilshommes l’ont tiré.

Le roi, à ces mots, commanda qu’on prît soin de Constantin et qu’on le traitât avec honneur. Le voyant si beau, et sachant d’ailleurs qu’il était riche, il résolut de lui offrir la main de sa fille Élisette et de donner pour dot à celle-ci de l’or, des diamants et un magnifique trousseau.

Les noces faites et les réjouissances terminées, il ordonna de charger d’or dix mulets et cinq serviteurs de superbes vêtements, et les envoya avec un cortège de gentilshommes à la maison de son gendre.

Tout en se voyant ainsi comblé d’honneurs et de richesses, Constantin ne savait où conduire sa femme. Il tint conseil avec sa chatte, qui lui dit :

— Ne t’inquiète pas, mon maître, je pourvoirai à tout.

Comme on chevauchait gaiement, la chatte se hâta de prendre les devants ; quand elle fut très-loin de la compagnie, elle rencontra quelques cavaliers. Elle leur dit :

— Que faites-vous là, pauvres gens ? fuyez vite ; il vient une grosse troupe de partisans qui vont vous tomber sur le corps. Les voici qui approchent. Entendez-vous le hennissement de leurs chevaux ?

— Que faut-il donc faire ? dirent les cavaliers saisis d’effroi.

— Le voici, répondit la chatte. S’ils vous demandent à qui vous êtes, répondez : À messire Constantin, et il ne vous arrivera aucun mal.

La chatte alla plus avant et elle trouva une grande quantité de troupeaux et de gros bétail. Elle répéta les mêmes paroles à leurs gardiens, ainsi qu’à tous ceux qu’elle rencontra sur la route.

Les gentilshommes qui accompagnaient Élisette demandaient aux cavaliers : À qui êtes-vous ? et aux pasteurs : À qui tous ces magnifiques troupeaux ? Ceux-ci répondaient d’une seule voix : À messire Constantin.

— Messire Constantin, dirent les gentilshommes, voilà donc que nous entrons sur vos terres ?

D’un signe de tête il répondit : Oui ; et pareillement, sur tout ce qu’on lui demandait, il répondait : Oui.

Et c’est pourquoi la compagnie crut qu’il était fort riche.

La chatte arriva à un superbe château et n’y trouva qu’un petit poste.

— Que faites-vous ici, braves gens ? dit-elle. Ne voyez-vous pas que votre perte est imminente ?

— Comment cela ? dirent les gardiens du château.

— Avant une heure, il va venir une grosse troupe qui vous taillera en pièces. N’entendez-vous pas les chevaux qui hennissent, ne voyez-vous pas la poussière qui vole ? Si vous ne voulez tous périr, suivez mon conseil ; c’est le moyen de vous sauver. Si quelqu’un vous demande : À qui ce château ? répondez : À messire Constantin le Fortuné.

Et c’est ainsi qu’ils firent.

La noble compagnie arriva au château ; ils demandèrent à qui il appartenait, et l’on répondit bravement : À messire Constantin le Fortuné. Ils y entrèrent et y furent logés honorablement.

Le châtelain était le seigneur Valentin, un vaillant soldat, qui était sorti peu auparavant pour conduire chez elle la femme qu’il venait d’épouser.

Par malheur, avant d’atteindre la maison de sa chère femme, il fut pris en route d’un mal subit dont il mourut sur-le-champ. Constantin le Fortuné resta donc maître du château.

Peu de temps après, Morand, roi de Bohême, vint à trépasser, et le peuple élut pour roi Constantin le Fortuné, en sa qualité d’époux d’Élisette, fille du souverain défunt et légitime héritière de la couronne.

Ainsi, de pauvre et mendiant, Constantin devint seigneur et roi ; il vécut longtemps avec son Elisette et en eut des enfants qui lui succédèrent sur le trône.


GAGLIUSO

Pentamerone, journée ii, conte 4.


Il y avait une fois en notre ville de Naples un pauvre vieux, fort malheureux, qui était gueux, maigre, ratatiné, diaphane et sans un seul pli à la peau de son dos[70], qu’il avait lisse comme un pou. Quand il en fut à secouer le sac de l’existence, il appela Horatiello et Pippo, ses fils, et leur dit :

— Me voici assigné dans la forme pour payer la dette de la nature ; croyez, si vous êtes bons chrétiens, que je serais enchanté de sortir de ce marais d’afflictions, de ce bourbier de peines, n’était que je vous laisse dans une misère grande comme l’église Santa-Chiara, au carrefour de Mélite, sans une maille, nets comme une cuvette de barbier, faibles comme un ruisseau à sa source, secs comme un noyau de prune. Tout votre avoir ne remplirait pas, hélas ! la patte d’une mouche, et vous pourriez faire cent milles à la course qu’il ne tomberait pas un liard de vos poches.

Mon malheureux sort m’a réduit à aller voir la queue du triple chien des enfers[71], je n’ai plus même l’existence : tel tu me vois, tel tu me dépeins[72]. Vous le savez, j’ai passé ma vie à faire des coches à la taille des fournisseurs et je me suis toujours couché sans chandelle ; je veux pourtant à ma mort vous laisser quelque marque de mon amour.

Toi donc, Horatiello, qui es mon aîné, prends ce crible qui est pendu au mur : avec cela tu gagneras ton pain ; toi, le cadet, prends le chat[73], et souvenez-vous de votre père.

À ces mots, il éclata en larmes et, peu après, il dit :

— Adieu, voici la nuit.

Horatiello fit enterrer son père grâce à la charité publique, puis il prit le crible et s’en alla, vannant de ci de là pour gagner sa vie ; tant plus il vannait, tant plus il gagnait. Pippo prit le chat et dit :

— Voyez donc le joli héritage que m’a laissé mon père ! Comme si ce n’était pas assez de me nourrir, il faut encore que je dépense pour deux. À quoi bon ce triste legs ? mieux valait ne me donner rien du tout.

Le chat entendit ces doléances et lui dit :

— Tu te plains d’en avoir trop et tu as plus de bonheur que d’esprit. Mais tu ne connais pas ta chance, car je puis te faire riche, si je veux.

Pippo, à ces paroles, remercia Sa Chatterie, et, lui passant trois ou quatre fois la main sur le dos, il se recommanda chaudement.

Le chat eut pitié du pauvre Gagliuso[74] et, chaque matin, à l’heure où, avec l’appât de la lumière attaché à l’hameçon d’or, le soleil pêche les ombres de la nuit, il s’en allait au bord de la mer, au quai de Chiaia ou bien au marché aux poissons, et, voyant quelque grosse céphale, ou encore une bonne dorade, il la happait et la portait au roi en disant :

— Le seigneur Gagliuso, très-humble esclave de Votre Altesse, vous envoie ce poisson avec ses respects et vous dit : À grand seigneur petit présent.

Le roi, de cet air gai qu’il prend d’habitude avec quiconque lui apporte quelque chose, répondait au chat :

— Dis à ce seigneur, qui m’est inconnu, que je lui rends grâces du fond de l’âme.

D’autres fois, lorsqu’on chassait au marais ou au bois d’Astroni, le chat y allait et, quand les chasseurs avaient abattu quelques belles pièces de gibier[75], il les ramassait et les présentait au monarque avec les mêmes compliments. Il usa tant de fois de cet artifice qu’un beau matin le roi lui dit :

— Je me sens tellement obligé à ce seigneur Gagliuso que je désire le connaître pour lui rendre toute l’affection qu’il me témoigne.

À quoi le chat répondit :

— Le désir du seigneur Gagliuso est de donner son sang et sa vie pour votre couronne. Demain matin, sans faute, quand le soleil aura mis le feu à la paille des champs de l’air, il viendra vous faire la révérence.

Le lendemain, le chat revint chez le roi et lui dit :

— Sire, le seigneur Gagliuso vous prie de l’excuser. S’il n’est pas venu, c’est que cette nuit quelques-uns de ses gens se sont sauvés et ne lui ont pas seulement laissé une chemise.

À cette nouvelle, le roi fit prendre dans sa garde-robe quantité d’habits et de linge, et envoya le tout à Gagliuso. Deux heures plus tard, celui-ci arriva au palais royal, conduit par le chat. Le monarque l’accabla de compliments, le fit asseoir à ses côtés et lui donna un splendide festin.

Tout en mangeant, Gagliuso, de temps à autre, s’adressait au chat et lui disait :

— Ma mouche, je te recommande ces quatre perdrix ; aie soin qu’elles prennent la bonne voie.

— Tais-toi, malheureux, lui répondait le chat, ne dis pas de sottises.

Et, comme le roi voulait savoir ce qu’avait dit Gagliuso, il lui conta que son maître avait envie d’un tout petit citron doux.

Le monarque aussitôt en envoya quérir un corbillon au jardin ; mais Gagliuso revenait toujours à sa même guitare de portière, et le chat lui répétait : « Mets la bonde à ta bouche. » Le roi demanda encore ce qu’il voulait, et le chat trouva un nouveau moyen de réparer les incongruités de Gagliuso.

Après avoir dîné et causé de choses et d’autres, Gagliuso prit congé et le chat resta avec le roi. Il lui vanta longuement la valeur, l’intelligence, le jugement de Gagliuso, et surtout les propriétés immenses qu’il possédait dans les campagnes de Rome et de Lombardie. Tant de qualités le rendaient bien digne de s’allier à une tête couronnée.

Le monarque voulut savoir à combien pouvait s’élever son avoir ; le chat répondit qu’il était impossible de compter les meubles et les immeubles de ce richard, que l’on ne connaissait pas sa fortune, mais que, s’il voulait s’en informer, il pourrait envoyer des gens hors du royaume, et qu’il aurait ainsi la preuve qu’il n’y avait pas de richesses au monde qui valussent celles de Gagliuso.

Le roi commanda à quelques-uns de ses fidèles de vérifier le fait dans tous ses détails. Ceux-ci emboîtèrent le pas au compère. Le long du chemin, de temps à autre il leur offrit des rafraîchissements et, quand on eut dépassé les frontières du royaume, il prit les devants. Chaque fois qu’il rencontrait un troupeau de moutons, de vaches, de chevaux ou de porcs, il disait aux pâtres et aux gardiens :

— Holà ! faites bien attention : une bande de voleurs va piller tout ce qui se trouve sur la campagne. Si donc vous voulez échapper à sa fureur, si vous tenez à ce qu’on respecte vos troupeaux, dites qu’ils appartiennent au seigneur Gagliuso, et on ne touchera pas à un poil de vos bêtes.

Il répétait la même chose dans les fermes qu’il rencontrait sur la route, si bien que partout où passaient les gens du roi, ils trouvaient les flûtes d’accord : toujours on leur répondait que tout appartenait au seigneur Gagliuso. Quand ils furent las d’interroger, ils s’en retournèrent chez le roi et lui dirent monts et merveilles de la richesse du seigneur Gagliuso.

D’après ces renseignements, le monarque promit un bon pot-de-vin au chat, s’il parvenait à négocier le mariage : le chat faisant la navette de ci de là conclut l’affaire. Gagliuso vint à la cour, et le roi lui donna sa fille avec une grosse dot.

Les fêtes durèrent un mois, après quoi Gagliuso témoigna le désir d’emmener sa jeune femme dans ses terres. Le roi les accompagna jusqu’à la frontière, puis ils entrèrent en Lombardie où, par le conseil du chat, Gagliuso acheta de grandes propriétés, et une terre qui lui donna le titre de baron.

Devenu foncièrement riche, Gagliuso remercia le chat autant qu’il le put, déclarant qu’il devait à ses bons offices sa vie et son élévation ; que ses artifices lui avaient plus servi que l’intelligence de son père ; que, par ainsi, le chat pouvait user et abuser, comme bon lui semblait, de sa vie et de ses trésors.

Il lui jura de plus qu’après sa mort, dans une centaine d’années, il le ferait embaumer et le mettrait dans une châsse d’or, qu’il garderait en sa chambre, afin d’avoir toujours son souvenir devant les yeux.

Cette exagération déplut au chat qui, trois jours après, s’étendit tout de son long dans le jardin et contrefit le mort. À sa vue, la femme de Gagliuso s’écria :

— Oh ! mon mari, quel affreux malheur ! le chat est mort.

— Que le diable l’emporte ! répondit Gagliuso ; mieux vaut lui que nous.

— Qu’allons-nous en faire ? reprit-elle.

— Prends-le par une patte et jette-le par la fenêtre.

Le chat, qui était loin de s’attendre à ces bonnes paroles, se mit à dire :

— Est-ce donc là cette grande récompense pour t’avoir ôté les poux du corps ? Est-ce là ce million de grâces pour t’avoir fait jeter tes haillons, si effilochés qu’on pouvait y suspendre des fuseaux ? Est-ce là ta reconnaissance pour la toile d’araignée que j’ai tissée afin de te nourrir, quand tu mourais de faim, mendiant, va-nu-pieds ? As-tu donc oublié que tu n’étais qu’un porte-guenilles, un traîne-misère, sans culotte, dépenaillé, dépouille-pendus ? Voilà ce qu’on gagne à laver la tête à un âne ! Va, maudit soit tout ce que j’ai fait pour toi, car tu ne vaux même pas la peine qu’on te crache à la figure. Elle est jolie, la châsse d’or que tu me préparais ! La belle sépulture que tu allais me donner ! Va donc, sers, travaille, souffle, sue pour ce beau salaire ! Oh ! malheureux qui fonde sa marmite sur la foi d’autrui ! Il avait bien raison ce philosophe qui a dit : « Qui âne se couche, âne se réveille, et qui plus fait, moins il doit attendre. » Mais belles paroles et vilains actes trompent sages et fous.

À ces mots il s’en alla en hochant la tête. Gagliuso avait beau le rappeler avec du mou, il n’y eut pas moyen de l’arrêter ; il courut toujours sans retourner la tête, en disant :

De riche appauvri Dieu te gard’
Et de croquant passé richard.


LES FÉES


Doit-on voir le premier germe des Fées dans l’histoire de Latone changeant en grenouilles les paysans qui ont refusé de lui donner à boire ?

D’autre part, l’image des fleurs qui croissent sous les pas dans les variantes de ce conte est fort ancienne, et M. de Gubernatis signale à ce propos un passage de la légende sanskrite Çunahçepa dans l’Aitareya Br. (Mythologie zoologique, tome II, page 328, note 3.)

La mythologie Scandinave nous présente, de son côté, Freya, la déesse de l’amour, la fée aux larmes d’or, qui ne cesse de pleurer l’absence d’Oder, son époux.

Dans un conte de Straparole (iiie nuit, conte 3), où la fée est une couleuvre, des roses et des violettes naissent des mains de Blanche-Belle quand elle les lave, et de ses cheveux tombent des perles et des pierres précieuses, tandis que de la vermine sort de la tête et des mains d’une autre jeune fille qu’on lui a substituée auprès du roi son époux. De même dans les légendes indiennes du Deccan, dès que Sodeva Bai ouvre la bouche, il s’en échappe des perles et des pierres précieuses.

Les contes des frères Grimm (traduction Baudry) nous offrent aussi, dans la Gardeuse d’oies près de la fontaine, une jeune fille qui pleure des perles, et, si on nous permet de le dire en passant, nous-même, dans le Chat de la mère Michel, avons essayé de montrer que ce don n’est pas très-enviable, surtout quand celle qui le possède est persécutée par une marâtre.

Après Riquet à la Houppe, le conte que Perrault a intitulé les Fées est, à commencer par son titre, le moins heureux de ses contes en prose. À côté des autres étiquettes si caractéristiques et qui s’imposent si franchement à la mémoire, celle-ci est bien banale, et d’ailleurs elle manque de justesse. Pourquoi les Fées, quand une seule figure dans le récit ?

Les faits sont mal disposés, comme du reste chez presque tous les conteurs qui ont traité le même sujet ; ils pèchent contre cette loi de la logique que, pour faire croire au merveilleux, il faut observer dans le fantastique plus strictement que partout ailleurs.

Les vices se tiennent comme les vertus, et il n’est point naturel que la méchante fille ne soit pas intéressée. En voyant que, pour avoir à foison des perles et des diamants, il suffit de donner à boire honnêtement à une pauvre femme, elle peut bien prendre sur elle d’être polie une fois dans sa vie.

Perrault a senti cette objection. Il a eu soin, et cet arrangement ne se trouve que chez lui, de faire revêtir à la fée un nouveau déguisement et de la ramener sous la figure d’un femme magnifiquement habillée.

Avouons qu’en ce temps de féerie, où il fallait s’attendre à tout, la fille qui donne dans le panneau est bien sotte ; mais que dire de sa digne mère qui, au lieu de s’occuper à recueillir les trésors qui sortent de la bouche de la cadette, la traite si mal que celle-ci est forcée de chercher son salut dans la fuite !

Si cette méchante femme entend peu ses intérêts, en revanche, le fils du roi sait mettre les siens d’accord avec ses affections. Il tombe bien amoureux de la fille aux perles, mais c’est en considérant « qu’un tel don vaut mieux que tout ce qu’on peut donner en mariage à une autre, » qu’il l’emmène en son palais et qu’il l’épouse. Cela s’appelle en tout pays faire un bon parti, sauf au pays des fées ou les princes n’épousent pas les bergères pour leur dot.

Dans les Méquennes de Marie au blé, un conte flamand qui a des points de ressemblance avec la Dame Hollé des frères Grimm (traduction Franck), les choses semblent arrangées d’une façon plus logique. C’est la mauvaise fille qui rencontre d’abord la fée ; elle peut ainsi sans invraisemblance se montrer telle qu’elle est ; plus tard, elle ne s’abandonne à son naturel qu’après avoir tenté de se contraindre ; le jeune prince est désolé qu’on l’oblige à l’épouser, bien qu’elle ait le don de tout changer en or, et finalement il épouse l’autre pour ses beaux yeux.

Ce récit figure dans nos Contes du roi Cambrinus, et nous sommes d’autant plus à l’aise pour en louer la disposition, que nous l’avons trouvée à peu près telle dans la tradition populaire.

Ce n’est pourtant pas dans l’arrangement des faits qu’il faut chercher le plus grand défaut des Fées. Ce maigre récit n’offre que le début et le dénoûment d’un conte ; le nœud, autrement dit le drame, est absent. Il est aisé de voir que l’action tourne court et on en conclut sans peine que la tradition contenait quelque chose de plus et de mieux.

Bien que ce quelque chose, dans la plupart des traditions que nous allons parcourir, franchisse les bornes que Perrault assigne volontiers au merveilleux, je n’ose mettre cette lacune sur son compte. Ici, évidemment, la nourrice française a passé le but : à force de procéder par élimination, elle a fini par éliminer le conte lui-même, et elle a fourni à Perrault le cadre sans le tableau.

Un peu avant la publication du conte de Perrault, Mlle Lhéritier avait traité ce sujet dans les Enchantements de l’éloquence, qu’elle donne, comme l’Adroite princesse, pour un récit emprunté aux troubadours de Provence. Dans ce conte, aussi long qu’insipide, l’auteur met en scène deux fées dont l’une s’appelle Dulcicula et l’autre, plus gracieusement encore, Eloquentia nativa.

Le récit commence par une interminable aventure qui n’a nullement trait au sujet, celle d’un chasseur qui, comme dans Céphale et Procris, blesse l’héroïne avec un dard lancé contre un sanglier : puis vient l’histoire des Fées, aussi pauvre mais moins courte que dans Perrault, avec cette différence toutefois que la fée prend la figure d’une belle dame pour apparaître à la bonne fille et d’une paysanne pour se montrer à la mauvaise, — ce qui rend plus vraisemblable la malhonnêteté de la dernière. Le tout se termine par cette réflexion fort juste et qui n’a qu’un tort, celui de figurer à la fin d’un conte :

« Je ne say pas, madame, ce que vous pensez de ce conte : mais il ne me paroît pas plus incroyable que beaucoup d’histoires que nous a faites l’ancienne Grèce ; et j’aime autant dire qu’il sortoit des perles et des rubis de la bouche de Blanche, pour désigner les effets de l’éloquence, que de dire qu’il sortoit des éclairs de celle de Périclès. Contes pour contes, il me paroît que ceux de l’antiquité gauloise valent bien à peu près ceux de l’antiquité grecque : et les fées ne sont pas moins en droit de faire des prodiges que les dieux de la fable. »

Il faut lire ce récit fastidieux si l’on veut apprécier, même dans ses endroits les plus faibles, l’immense supériorité de Perrault sur ses contemporains. Il prouve d’ailleurs que de son temps le conte se contait en France comme il l’a donné, sans le drame qu’on trouve dans les pays voisins.

Mlle Lhéritier dédie une autre de ses historiettes, Marmoisan ou l’innocente tromperie, à la fille du conteur, « pour qu’elle la redise à son aimable frère et qu’ils jugent ensemble si cette fable est digne d’être placée dans son agréable recueil de contes. » Au lieu de l’Innocente tromperie, qui n’a rien de féerique, Perrault aurait-il choisi le sujet des Enchantements de l’éloquence, après l’avoir débarrassé de l’aventure du chasseur ? Cette hypothèse ne supprimerait nullement la collaboration de la nourrice.

Mme Leprince de Beaumont a repris plus tard la donnée dans la Veuve et ses deux filles. La fée fait une fermière de la fille modeste et une reine de l’orgueilleuse, qui lui a refusé des prunes de son prunier. Celle-ci ne tarde guère à s’ennuyer sur le trône et va chercher le bonheur auprès de la fermière.

Conclusion : « Pour être heureux, il faut ne posséder que les choses nécessaires et n’en point désirer d’autres. » Ce conte philosophique n’a qu’un avantage sur ceux des MMmes Lhéritier et d’Aulnoy : il est beaucoup plus court.

Pour en finir avec les traditions françaises, citons les Deux Filles (Contes populaires recueillis en Agenais par J.-F. Bladé. Paris, 1874), qui empruntent leur début au Petit Poucet et où l’action est tout aussi faible que dans les Fées.

Une châtelaine offre à la jolie fille des bijoux et de beaux habits : celle-ci les refuse et épouse le prince d’Angleterre. La laide les accepte et épouse un vieil ivrogne. On voit que décidément cette donnée n’inspire guère l’imagination française.

Dans les deux contes, allemand et italien, que nous donnons ci-après, comme dans presque tous les récits étrangers que nous avons sous les yeux, le drame consiste en la substitution de la jeune fille laide à l’autre avant ou après le mariage.

Cet incident se retrouve dans le roman de Berte aux grands pieds, du poëte Adenès ; dans Désiré d’Amour, des Contes du roi Cambrinus ; dans un conte zoulou, recueilli par le révérend Henry Callaway (Nursery tales, traditions and histories of the Zulus. Natal, 1868), où l’héroïne porte le nom charmant d’Ukcombekcantsini ; dans Petit frère et petite sœur, de Grimm (traduction Baudry) ; dans Zitterinchen de Bechstein (traduction Franck) ; dans la Fiancée du roi des mers, conte finlandais publié par la Semaine des enfants (iie année, n° 67, p. 114, avril 1858) ; dans la Biche au bois, de Mme d’Aulnoy, et enfin dans la Princesse Rosette, un autre conte plus enfantin et moins intéressant du même auteur. Remarquons en passant que ces deux historiettes ont paru un an après les Fées.

Les contes étrangers sont très-nombreux. Il nous suffira d’indiquer les principaux en signalant les différences les plus saillantes.

Sous ce titre générique : Les Princesses qui sortent de l’eau, la traduction Thorpe des contes suédois de Cavallius et Stephens en énumère une douzaine, tant danois qu’allemands, bohémiens, magyars, italiens et français ; elle cite Rosette, où l’on ne voit ni fées, ni marâtre, ni sœurs belles et laides et néglige les Fées, peut-être pour cause d’insuffisance ; elle donne cinq récits, dont le dernier comporte douze variantes. Ce sont Lilla Rosa et Long Leda, la jeune Svanhvita et la jeune Räfrumpa, l’Anneau d’or et la Grenouille, la Belle Bergère et la Guirlande.

La fille maltraitée y devient une belle-fille, ce qui semble plus naturel ; la fée y est remplacée tantôt par trois demoiselles qui demandent qu’on les baigne, tantôt par des moineaux, des tourterelles, ou encore une petite main qui sort de la fontaine. La belle-fille y répand tour à tour des roses sous ses pas ou des bagues d’or quand elle rit ; elle y gagne des cheveux d’or, un collier d’or, une guirlande de fleurs sur la tête, des oiseaux qui chantent dans la guirlande ; l’autre y attrape des crapauds, des grenouilles, des serpents, des rats morts qui lui sortent de la bouche, des chardons ou des queues de renard, sorte d’herbe, qui naissent sous ses pas, ou encore elle se voit condamnée à répéter sans cesse :

« Ô les sales animaux ! » l’injure avec laquelle elle a repoussé la prière des malheureux.

La belle-fille, après sa substitution, est changée tour à tour en canard et en oie, et le charme est rompu quand on blesse la victime au petit doigt, ou quand on la revêt du vêtement de soie qui a opéré la transformation, ou encore quand un clerc touche avec une bible la chaîne dont elle est attachée.

Quelquefois, avant de revenir à sa première forme, la jeune fille se métamorphose successivement en serpent, en dragon, en loup et même en un pot de goudron où le prince plonge son épée pour rompre le charme. L’imagination varie sans cesse les circonstances du récit qui au fond reste toujours le même.

Dans les Novelline di Santo Stefano di Calcinaia, recueillies par M. A. de Gubernatis (Turin, 1869), la belle-fille est cachée dans la peau d’une vieille femme qu’on lui enlève pendant son sommeil. Dans une version calabraise donnée par le même auteur ( Zoologie mythologique, t. II, p. 329), il faut tuer la sirène qui retient l’héroïne.

Or, sa vie dépend de celle d’un petit oiseau qui se trouve dans une cage d’argent, laquelle est enfermée dans une boîte de marbre et sept boîtes de fer, dont la sirène seule a les clefs.

Dans les Trois fées, Li tre fate du Pentamerone napolitain, la belle-fille revient au logis avec une étoile sur le front, l’autre avec un testicolo d’aseno, probablement un orchis mâle, au même endroit. La marâtre enferme la première dans une grande futaille, le prince y substitue l’autre ; la belle-mère emplit la futaille d’eau bouillante et fait ainsi périr sa préférée.

La Mammadràa de Pitre (Contes siciliens) reproduit Li tre fate, sauf le dénoûment. La Figghia di Biancuccuri, du même recueil, se distingue par un dénoûment atrocement raffiné. Le roi envoie à la mère sa fille convertie en un tonneau de thon à l’huile, au fond duquel il a fait placer la tête et les mains du cadavre. Ciciruni, toujours du même, mêle à l’histoire des Fées celle des Deux Compagnons en tournée, des frères Grimm.

Enfin, dans les Deux Sœurs, la fille aimable est forcée de donner à l’autre ses beaux yeux, qu’elle rachète ensuite au moyen des diamants qui lui sortent de la bouche. La même particularité se retrouve dans la Jeune fille qui rit des roses et qui pleure des perles, un conte grec du recueil de M. de Hahn.

Le plus bizarre de ces contes est la Fiancée à la touffe, Busky bride, d’Asbjörnsen (traduction Dasent). Trois têtes sortent de l’étang où la belle-fille va puiser de l’eau. La première et la seconde, qui sont de plus en plus laides, prient la jeune fille de les laver ; la troisième, qui est horrible, lui demande un baiser.

Celle-ci consent à tout et obtient, parmi d’autres dons, qu’il tombera de l’or de ses cheveux lorsqu’elle les brossera. L’autre refuse malhonnêtement, et attrape une touffe de pin sur le front, un nez de quatre aunes et un groin de truie.

Quand on amène par mer la fiancée à son époux, le frère dit : « Je vois le prince ; » la marâtre traduit ces mots par : « Jetez-vous à l’eau, » et la fille trop obéissante exécute l’ordre fraternel. Pour diminuer l’invraisemblance de cet incident peu naturel, le conte finlandais que nous avons cité plus haut frappe de surdité le frère et la sœur. Au dénoûment, la vraie fiancée revient sous la forme d’une belle dame qui demande une brosse au cuisinier et qui fait tomber de l’or de ses cheveux.

Dans ses Contes populaires de la Grande-Bretagne, M. Loys Brueyre donne sous ce titre : Les Trois têtes du puits, une version moins fantastique de ce conte, mais qui tourne également au grotesque. Pour sa punition, la malapprise, qui est fille du roi de Colchester, attrape la lèpre.

Un savetier la guérit à la condition de l’épouser ; le mariage a lieu, et la reine se pend de désespoir. M. Brueyre a emprunté cette version aux Nursery tales d’Hallivell, il en cite une autre qui diffère peu de la première, et que M. Chambers a trouvée en Ecosse sous ce titre : Le Puits du bout du monde.

Celui des contes étrangers qui, par son peu de développement, se rapproche le plus des Fées de Perrault, est un conte catalan, intitulé la Fillastra, la Belle-Fille, que nous avons traduit du recueil de Maspons y Labros, lo Rondallayre (ire série, page 97).

La marâtre a donné à sa belle-fille un panier (un crible, dit une des versions suédoises) pour rapporter de l’eau. N’osant revenir au logis, l’enfant remonte le long du ruisseau jusqu’à ce qu’elle arrive à une maison abandonnée. Elle n’y trouve qu’un petit chien et, voyant que la maison est en désordre, elle se met à la nettoyer : elle fait les lits, ranime le feu et prépare le souper. Elle voit venir alors trois géantes et, prise de peur, elle se cache dans la huche.

Dénoncée par le petit chien, elle reçoit des géantes le don d’une étoile sur le front, la faculté de répandre en parlant des perles et des diamants, et enfin l’accomplissement de ce qu’elle désire le plus au monde, c’est-à-dire que son panier s’emplisse d’eau.

La mère, alléchée, envoie son autre fille qui met tout sens dessus dessous dans la maison et retourne chez elle avec un champignon sur le front, des serpents qui lui sortent de la bouche et le panier vide.

Ce conte est pour le fond plus agréable que celui de Perrault, mais il ne vaut pas la plupart de ceux que nous avons analysés ; il est de beaucoup inférieur aux deux que nous donnons ci-après, surtout au conte allemand, qui est d’une fantaisie exagérée, mais charmante.

Dans le deuxième numéro de Mélusine (revue de mythologie, littérature populaire, traditions et usages), se trouve sous ce titre : les Trois Œufs, et sous la signature de M. Loys Brueyre, une jolie variante créole de ce récit. Le champignon y est remplacé par trois gros potirons qu’il faut recevoir sur la tête en entrant chez une vieille Maman Diable.

Celle-ci donne aux jeunes filles trois œufs qui doivent les aider à franchir les obstacles et dont elles usent pour leur salut ou leur perte selon le caractère qu’elles ont montré au service de la Maman Diable. Ce conte, qui débute comme le Petit Poucet, rappelle aussi, mais avec plus de variété et d’agrément, les Deux Filles, de Bladé.

Avant de terminer, nous devons mentionner le Pleur des perles, traduit de Glinski par Chodzko (Contes des paysans et des pâtres slaves). Cest Dieu le père, accompagné de trois anges, qui joue le rôle de la fée, et le dénoûment s’y fait à l’église, devant le cercueil du frère de la jeune fille, que le roi a tué dans un mouvement de colère.

Ce récit, où la légende primitive a été manifestement arrangée au point de vue religieux, est lourd de style, mais supérieur par l’ordonnance à presque tous les autres.

Nous ne prétendons nullement avoir passé en revue, ici pas plus qu’ailleurs, tous les similaires du conte de Perrault, mais nous en avons dit assez, — trop peut-être, — pour montrer comment l’imagination a brodé ce thème sous les diverses latitudes.


LES TROIS NAINS DE LA FORÊT

DIE DREI MŒNNLEIN IM WALDE
Contes des Enfants et du Foyer, des frères Grimm, n°13.


Il y avait une fois un homme et une femme qui avaient perdu, l’un sa femme, l’autre son mari. Chacun d’eux avait une fille ; les demoiselles se connaissaient, elles se promenaient ensemble et allaient chez la veuve. Celle-ci dit un jour à la fille de l’homme :

— Écoute, dis à ton père que j’ai envie de l’épouser et qu’alors, tous les matins, tu te laveras avec du lait et boiras du vin, au lieu que ma fille se lavera avec de l’eau et boira de l’eau.

La fille s’en fut chez elle et rapporta à son père ce que lui avait dit la femme.

— Que faire ? s’écria l’homme ; le mariage est un plaisir et aussi une peine !

Ne sachant que résoudre, il se débotta et dit à sa fille :

— Tu vois cette botte, elle a un trou à la semelle. Monte au grenier, pends-la au crochet et remplis-la d’eau. Si elle garde l’eau, je me marierai ; si l’eau s’en va, je reste veuf.

La fille obéit à son père, mais l’eau resserra la botte et elle resta pleine jusqu’au bord. À cette nouvelle, le père s’assura par lui-même de la vérité ; puis, il s’en fut chez la veuve, il l’épousa et on célébra la noce.

Le lendemain, au réveil, devant la fille du mari, il y avait du lait pour se laver et du vin pour boire ; devant celle de la femme, de l’eau pour boire et se laver. Le surlendemain, il y eut de l’eau devant la fille du mari aussi bien que devant celle de la femme. Le troisième jour, devant la fille de la femme, il y eut du vin pour boire et du lait pour se laver, et de l’eau devant celle du mari ; et dès lors il en fut toujours de même.

La femme conçut pour sa belle-fille une violente haine, et elle chercha par tous les moyens à la rendre malheureuse. Elle était jalouse de la voir si belle et si gracieuse, tandis que sa propre fille était si laide et si désagréable.

Un jour d’hiver que le froid avait durci la terre et que la neige cachait monts et vallées, la femme fabriqua une robe de papier et fit venir la jeune fille.

— Mets cette robe, lui dit-elle, et va au bois me quérir une corbeille de fraises : j’ai envie d’en manger.

— Dieu puissant ! répondit la jeune fille. Il n’y a point de fraises l’hiver, la terre est gelée et tout est couvert de neige. Comment pourrai-je sortir avec cette robe de papier ? Il fait si grand froid que la bise va la traverser et que les épines me l’arracheront du corps !

— Est-ce que tu ne veux pas m’obéir ? répliqua la mégère. Va-t’en tout de suite et ne reviens qu’avec ton panier plein de fraises.

Elle lui donna alors une miche de pain sec et ajouta :

— Tu pourras la manger tantôt.

Et cependant elle se disait : Elle mourra dehors de froid et de faim, et je serai débarrassée d’elle à tout jamais.

La jeune fille se résigna. Elle revêtit la robe de papier et s’en fut, son petit panier au bras.

Il y avait partout de la neige et pas un brin d’herbe. Quand la malheureuse entra dans la forêt, elle aperçut une maisonnette où trois nains la regardaient venir. Après leur avoir dit bonjour, elle heurta à la porte. On l’invita à entrer et elle alla s’asseoir près du poêle, sur un banc, pour se réchauffer et manger son pain.

— Donne-nous-en un peu, lui dirent les nains.

— Je le veux bien, répondit-elle.

Elle fit deux parts de son pain et leur en donna une. Ils lui demandèrent :

— Que cherches-tu par un froid pareil ici, dans le bois, avec ta robe de papier ?

— Hélas ! dit-elle, il faut que je cueille une corbeille de fraises, et je ne puis sans cela rentrer au logis.

Quand elle eut fini de déjeuner, ils lui mirent un balai en main et lui dirent :

— Balaye la neige derrière la porte.

Et quand elle fut dehors, les petits nains se dirent entre eux :

— Que ferons-nous bien pour elle qui est si aimable et si bonne, et qui nous a donné une part de son pain ?

Alors le premier dit :

— Je lui donne pour don de devenir tous les jours plus belle.

Le second dit :

— Je lui donne pour don qu’à chaque parole qu’elle dira, il lui sorte une pièce d’or de la bouche.

Le troisième dit :

— Je lui donne pour don d’être recherchée en mariage par un roi.

La jeune fille balaya la neige derrière la porte de la petite maison et y trouva de superbes fraises bien rouges et bien mûres. Toute joyeuse, elle en cueillit un plein panier, remercia les nains, leur dit adieu et courut porter les fraises à sa belle-mère.

Elle entra et dit : « Bonsoir ! » Soudain une pièce d’or lui tomba de la bouche. Alors elle raconta ce qui lui était advenu dans la forêt ; à chaque mot qu’elle prononçait, des pièces d’or lui tombaient de la bouche, et bientôt le plancher de la chambre en fut tout couvert.

— Voyez donc, dit la belle-sœur, cette insouciante qui jette ainsi l’argent à terre.

Au fond elle lui portait envie et ne cessait de supplier sa mère qu’elle l’envoyât à son tour dans la forêt. Celle-ci refusait en disant :

— Non, chère petite, il fait trop froid ; tu attraperais un rhume,

Pourtant, comme sa fille revenait toujours à la charge, elle finit par consentir. Elle lui fit faire une robe fourrée et lui donna des tartines et du gâteau.

La fille s’en fut au bois et marcha droit à la maisonnette. Les nains la regardèrent venir comme sa sœur. Elle entra dans la chambre sans les saluer, s’assit près du poêle et commença de manger ses tartines et son gâteau.

— Donne-nous-en un peu, dirent les petits hommes.

Elle répondit :

— C’est à peine si j’en ai assez pour moi ; comment pourrais-je en donner aux autres ?

Lorsqu’elle eut fini de déjeuner, ils lui dirent :

— Prends ce balai et balaye derrière la porte.

— Ah ! dit-elle, balayez vous-mêmes ; je ne suis pas votre servante.

Comme elle vit qu’ils ne se disposaient point à lui faire un cadeau, elle sortit. Alors les nains tinrent conseil.

— Que lui donnerons-nous, dirent-ils, pour sa méchanceté et le mauvais cœur qu’elle nous a montré ?

Le premier dit :

— Je lui donne pour don de devenir tous les jours plus laide.

Le second dit :

— Je lui donne pour don qu’à chaque parole qu’elle dira il lui sorte un crapaud de la bouche.

Le troisième dit :

— Je lui donne pour don qu’elle périra d’une mort horrible.

La méchante fille chercha des fraises ; mais elle n’en trouva point et s’en retourna furieuse au logis.

Quand elle ouvrit la bouche pour raconter sa mésaventure, à chaque parole, il en sortit un crapaud, de sorte qu’elle devint pour tout le monde un objet de dégoût.

Dès lors, la marâtre s’aigrit encore davantage et ne pensa plus qu’à tourmenter la fille de son mari, qui embellissait tous les jours. Elle finit par prendre un chaudron, le mit sur le feu et y fit bouillir du lin.

Lorsque ce lin fut cuit, elle commanda à la malheureuse enfant de le rouir et de le macquer, et lui donna une hache pour fendre la glace de la rivière.

La pauvre fille partit. Elle fit un trou dans la glace et commença à travailler. Elle vit venir alors un superbe carrosse où était le roi. Le carrosse s’arrêta.

— Qui es-tu, mon enfant, et que fais-tu là ?

— Je suis une pauvre fille et je rouis du lin. Le roi fut touché en la voyant si belle.

— Veux-tu, dit-il, venir avec moi ?

— Oui, très-volontiers, répondit-elle, car elle ne demandait qu’à s’enfuir loin de sa mère et de sa sœur.

Elle monta donc tout de suite dans le carrosse royal, et, quand on fut arrivé au château, ainsi que les petits hommes l’avaient promis, on célébra les noces en grande pompe.

Au bout d’un an la reine accoucha d’un garçon. Sa belle-mère apprit son bonheur et vint avec sa fille sous prétexte de lui faire une visite.

Lorsque le roi fut sorti et qu’elles se virent sans témoins, la mégère et sa fille prirent la reine, celle-ci par la tête, celle-là par les pieds, et la jetèrent dans la rivière.

La mère ensuite mit sa fille dans le lit et lui couvrit le visage. À son retour le roi voulut causer avec sa femme, mais la vieille lui cria :

— Chut ! Ce n’est pas le moment : elle a la fièvre ; il faut la laisser en paix.

Le roi n’eut aucun soupçon et ne revint que le lendemain matin. Quand il s’adressa à sa femme et qu’elle ne put se dispenser de répondre, il vit qu’à chaque parole un crapaud lui sortait de la bouche, comme autrefois il en sortait une pièce d’or.

Il demanda ce que cela voulait dire ; la vieille lui répondit que cela provenait de l’indisposition de la reine et ne devait pas durer. Or, la nuit, le garçon de cuisine vit paraître un canard qui lui dit ces paroles :

— Roi, que fais-tu !
Dors-tu ou veilles-tu ?

Comme on ne lui répondait pas, le canard continua :

Que font mes hôtes !

Le garçon répondit :

Ils dorment bien.

Le canard reprit :

Que fait mon petit enfant ?

Le garçon répondit :

Il dort dans son petit berceau.

Le canard prit alors la forme de la reine, alla jusqu’au berceau de l’enfant, lui donna à boire, arrangea sa couchette, le couvrit soigneusement et reprit pour s’en retourner sa figure de canard.

La reine revint les deux nuits suivantes ; la troisième, elle dit au garçon de cuisine :

— Va et dis au roi qu’il saisisse son épée et que par trois fois il la fasse tourner sur le seuil, au-dessus de ma tête.

Le garçon courut prévenir le monarque. Celui-ci prit son épée et il la fit tourner trois fois au-dessus du fantôme. À la troisième, il vit devant lui sa femme fraîche, vivante et belle comme autrefois.

Le roi enchanté cacha la reine jusqu’au jour où l’on baptisa son fils. Le baptême terminé, il demanda à la vieille :

— Que doit-on faire à une femme qui en arrache une autre de son lit et qui la jette à l’eau ?

— Voici, dit la vieille, le supplice que mérite la scélérate : il faut l’enfermer, dans un tonneau garni de clous à l’intérieur, et la laisser rouler du haut d’une montagne jusqu’à la rivière.

Le roi envoya quérir[76] un tonneau ainsi préparé et y fit enfermer la vieille et sa fille ; après quoi on replaça le couvercle et on laissa le tonneau rouler du haut de la montagne jusqu’à la rivière.


LES DEUX GALETTES

LE DIE PIZZELLE
Pentamerone, journée iv, conte 7.


Il y avait une fois deux sœurs, Luceta et Troccola, qui avaient deux filles, Martiella et Puccia. Martiella était aussi belle de figure que de cœur ; au contraire et d’après la même règle, Puccia avait une figure à glands[77] et un cœur méchant comme la peste.

D’ailleurs, la mariée ressemblait à ses parents[78], et c’est pourquoi la mère Troccola était une harpie au dedans et au dehors.

Or, il arriva que Luceta eut a faire cuire quatre carottes pour les préparer à la sauce verte ; elle dit à sa fille :

— Ma Martiella, va à la fontaine et rapporte-moi une cruche d’eau.

— Volontiers, maman, répondit la fille, mais, si tu le veux bien, donne-moi une galette, que je la mange avec cette eau fraîche.

— Je le veux bien, dit la mère et, dans le panier qui était pendu au crochet, elle prit une belle galette qu’elle avait faite la veille en cuisant le pain et la donna à Martiella.

Celle-ci mit un coussinet sur sa tête, y posa sa cruche et s’en fut a la fontaine, qui, pareille à un charlatan sur un banc de marbre, à la musique d’une cascatelle, vendait des secrets pour étancher la soif.

Tandis que la jeune fille remplisait la cruche, arriva une vieille qui, sur la scène de son dos voûté, représentait la tragédie du temps[79]. En voyant cette belle galette ou Martiella s’apprêtait à donner un coup de dent, elle dit :

— Ma chère fille, pour que le ciel te bénisse, donne-moi un peu de ta galette.

— La voici tout entière, répondit Martiella avec un geste de reine. Mange-la, ma digne femme. Je n’ai qu’un regret, c’est qu’elle ne soit pas pétrie de sucre et d’amandes, car je te la donnerais également de tout cœur.

Touchée de tant de bonne grâce, la vieille repartit :

— Que le ciel te récompense de ta générosité ! Je prie les étoiles que tu sois toujours heureuse et contente. Quand tu ouvriras la bouche, qu’il en sorte des roses et des jasmins ; quand tu te peigneras, qu’il tombe de ta tête des perles et des grenats, et quand tu poseras le pied sur la terre, qu’il y naisse des lis et des violettes.

La jeune fille la remercia et retourna au logis. Sa mère alors ayant préparé le dîner, elle donna satisfaction aux besoins du corps. La journée passa ; le matin suivant, comme le soleil étalait au marché des champs célestes les provisions de lumière qu’il apporte de l’Orient, Martiella voulut se peigner et vit tomber de sa tête une pluie de perles et de grenats.

Toute joyeuse, elle appela sa mère et les mit dans une corbeille. Luceta alla en vendre une grande partie chez un banquier de ses amis.

Il arriva que Troccola vint voir sa sœur. Trouvant Martiella tout occupée et affairée parmi ses perles, elle demanda comment, quand et où elle les avait eues.

La jeune fille ne savait pas troubler l’eau[80], et peut-être ignorait-elle le proverbe : « Ne fais pas tout ce que tu peux, ne mange pas autant que tu veux, ne dépense pas tout ce que tu as, ne dis pas tout ce que tu sais. » Elle conta l’affaire de point en point à sa tante.

Celle-ci ne s’amusa pas à attendre sa sœur et elle retourna en grande hâte à sa maison. Elle donna une galette à sa fille et l’envoya chercher de l’eau à la fontaine, Puccia y trouva la même vieille, qui lui demanda un peu de galette. Comme elle était révèche de sa nature, elle lui répondit :

— Crois-tu que je n’aie rien de mieux à faire que de te donner de la galette ? As-tu bâté[81] mon âne pour que je te donne mon bien ? Va, les dents nous sont plus proches que les parents.

À ces mots, elle fit quatre bouchées de la galette, en se moquant de la vieille. Quand celle-ci vit avaler le dernier morceau et tout son espoir disparaître, elle entra en fureur et dit :

— Va, quand tu ouvriras la bouche, puisses-tu écumer comme une mule de médecin ; quand tu te peigneras, qu’il te tombe de la tête un tas de poux ; quand tu poseras le pied sur la terre, puisses-tu faire naître ronces et orties !

Puccia puisa de l’eau et s’en retourna au logis. Sa mère eut hâte de la peigner ; elle étala sur ses genoux une belle serviette où elle mit la tête de sa fille et elle commença à jouer du peigne.

Or, voici qu’il chut une averse de ces animaux alchimistes qui arrêtent le vif-argent[82]. À cette vue, la mère à la glace de l’envie ajouta le feu de la colère, et elle jeta des flammes et de la fumée par le nez et par la bouche.

Quelque temps après, Ciommo, le frère de Martiella, se trouvait à la cour du roi de Chiunzo.

Comme on discourait de la beauté des femmes, il s’avança sans qu’on lui demandât son avis, et dit que toutes les belles iraient porter leurs os au cimetière dès que paraîtrait sa sœur ; que celle-ci n’était pas douée seulement des charmes du corps qui font le contre-point sur le plain-chant d’une belle âme, mais que de plus elle possédait, dans les cheveux, la bouche et les pieds, une vertu qui lui avait été donnée par une fée.

En entendant de pareils éloges, le roi dit à Ciommo de faire venir sa sœur. S’il la trouvait digne d’être mise sur un piédestal, il la prendrait pour femme. Ciommo n’eut garde de perdre une si bonne occasion. Il envoya tout de suite un courrier conter la chose à sa mère et l’engager à partir sur-le-champ avec sa fille pour qu’elle ne manquât pas sa fortune.

Luceta, qui était malade, confia la brebis au loup et pour tel et tel motif pria sa sœur de lui faire le plaisir d’accompagner Martiella jusqu’à la cour de Chiunzo. Voyant que l’affaire tombait à point en son pouvoir, Troccola promit à sa sœur de remettre sa nièce saine et sauve aux mains de Ciommo.

Elle s’embarqua donc avec Martiella. Quand on fut au milieu de la mer, pendant que les matelots dormaient, elle précipita sa nièce dans les flots. Comme l’infortunée allait faire le plongeon, il survint une fort belle sirène qui la prit dans ses bras et l’emporta.

Lorsque Troccola arriva à Chiunzo, Ciommo reçut sa cousine comme si elle eût été Martiella. Il n’avait pas vu sa sœur depuis si longtemps qu’il avait oublié ses traits. Il la conduisit tout de suite devant le roi.

Celui-ci la fit peigner et il commença de tomber une pluie de ces animaux si ennemis de la vérité que toujours ils offensent les témoins[83].

Alors il la regarda et vit que la fatigue du chemin la faisait haleter si fort, que sa bouche paraissait savonneuse et ressemblait à une cuvé de lessive. Il baissa les yeux à terre et fut surpris d’apercevoir un pré d’herbes fétides, dont l’aspect seul lui donnait mal au cœur. Furieux, il chassa Puccia, ainsi que sa mère, et envoya Ciommo garder les oies de la basse-cour.

Désolé de cette affaire, ne sachant pas ce qui était arrivé, Ciommo menait les oies par la campagne. Il les laissait aller à leur guise tout le long du rivage de la mer et se retirait sous un chaume ou, jusqu’au soir, au moment de rentrer, il déplorait son malheur.

Mais, tandis que les oies se promenaient ainsi sur le rivage, Martiella sortait de l’onde : elle les gavait de fine pâtisserie et les abreuvait d’eau de rose ; les oies étaient devenues grosses comme des moutons, au point qu’on ne leur voyait plus les yeux.

Lorsque le soir elles arrivaient au jardinet qui fleurissait sous, la fenêtre du roi, elles se mettaient à chanter : Pire, pire, pire.

Fort beau est le soleil ainsi que la lune,
Plus belle encore est celle qui nous nourrit.

Le roi, qui entendait tous les soirs cette musique d’oisons, fit appeler Ciommo et voulut savoir où, comment et de quoi il nourrissait ses bêtes.

— Je ne leur donne rien d’autre, répondit-il, que l’herbe fraîche des champs.

Mais le roi ne se contenta pas de cette réponse, et il envoya sous main un serviteur fidèle pour observer où Ciommo conduisait son troupeau. Celui-ci suivit sa trace : il le vit entrer dans la chaumine et laisser les oies toutes seules.

Elles s’en allèrent vers le rivage et, à leur arrivée, Martiella sortit de la mer, si belle que plus belle ne sortit pas des flots la mère de cet aveugle qui, comme dit le poëte, ne veut point recevoir d’autre aumône que celle de nos pleurs.

À cette vue le serviteur du roi, tout ébahi et hors de lui-même, courut rendre compte à son maître du beau spectacle qu’il avait eu au théâtre de la mer.

La curiosité du roi bondit au récit de cet homme. Elle lui donna envie d’aller en personne contempler ce tableau. Le matin, à l’heure où le coq, chef du peuple des oiseaux, les excite tous à armer les vivants contre la nuit, Ciommo se rendit avec les oies au lieu accoutumé ; le roi le suivit, sans le perdre de vue, et la bande arriva au bord de la mer, pendant que son gardien s’enfermait dans sa retraite habituelle.

Le monarque vit alors paraître Martiella, qui donna à manger aux oies une corbeille de gâteaux, leur fit boire un petit chaudron d’eau de rose et s’assit sur une pierre pour peigner ses cheveux.

De sa chevelure tombèrent à poignées les perles et les grenats ; en même temps, de sa bouche sortait un nuage de fleurs, et, sous ses pieds, les lys et les violettes formaient un tapis d’Orient.

Le prince fit appeler Ciommo et, lui montrant Martiella, il lui demanda s’il connaissait cette belle jeune fille. Ciommo la reconnut, courut l’embrasser et, en présence du roi, lui fit conter toute la perfidie de Troccola, et comment l’envie de cette vilaine peste avait réduit ce beau feu d’amour à habiter l’eau de la mer.

On ne saurait dire le ravissement qu’eut le monarque d’avoir acquis ce magnifique joyau. Il avoua au frère de Martiella qu’il avait eu grandement raison de tant la louer et qu’il trouvait la réalité de deux tiers et plus supérieure à son récit.

C’est pourquoi il estimait la jeune fille plus que digne d’être sa femme, si toutefois elle daignait se contenter du sceptre de son royaume.

— Que le Soleil de juillet le veuille[84], répondit Martiella, et que j’arrive seulement à te servir en qualité de vassale de ta couronne ! Mais ne vois-tu pas cette chaîne d’or que je traîne au pied ? C’est avec elle que la magicienne me tient prisonnière. Quand je prends l’air trop longtemps et que je m’attarde sur ce rivage, elle tire dans la mer l’esclave qu’elle garde ainsi richement enchaînée.

— Quel serait, demanda le roi, le moyen de t’arracher des griffes de cette sirène ?

— Ce serait, répondit Martiella, de scier celle chaîne avec une lime sourde et de m’enfuir.

— Attends-moi demain matin, répliqua le monarque, je viendrai avec l’instrument nécessaire, et je te conduirai à mon palais où tu seras mon œil droit, le bijou de mon cœur et l’âme de mon âme[85].

Ils se donnèrent en s’embrassant un gage de leur amour. Alors elle se jeta dans l’eau et lui dans le feu, un feu tel qu’il n’eut pas une heure de repos en toute la journée.

Quand la noire séquelle de la Nuit commença de faire le sabbat avec les étoiles, il ne ferma pas les yeux, mais il passa le temps à se rappeler avec l’image de la mémoire les beautés de Martiella.

Il promenait sa pensée des merveilles de sa chevelure aux miracles de sa bouche et aux prodiges de ses pieds. Il essaya l’or de ses grâces sur la pierre de touche de son jugement et le trouva de vingt-quatre carats.

Il maudissait néanmoins la Nuit qui tardait tant à achever la broderie qu’elle fait avec les étoiles ; il s’en prenait au Soleil qui ne se hâtait pas de venir, avec son carrosse de lumière, enrichir le palais des biens tant désirés, et apporter dans les appartements cette mine d’or qui devait fournir tant de perles et de fleurs.

Mais tandis qu’il voyage ainsi sur mer, en pensant à celle qui est au fond de la mer, voici qu’arrivent les pionniers du Soleil pour frayer la route ou doit passer l’armée de ses rayons.

Le roi s’habilla et s’en fut, accompagné de Ciommo, au rivage où il trouva Martiella. Avec la lime qu’il avait apportée, il scia de sa propre main la chaîne qui retenait le pied de sa bien-aimée ; mais il s’en fabriqua une autre plus forte autour de la poitrine.

Il prit en croupe celle qui lui chevauchait le cœur et galopa vers le palais royal où, par son ordre, se trouvaient toutes les belles du pays, qui la reçurent et l’honorèrent comme leur maîtresse. Il l’épousa et on fit une fête superbe.

Comme on brûla quantité de tonneaux pour l’illumination, il voulut qu’on enfermât Troccola dans un baril, et c’est ainsi qu’elle expia sa trahison envers Martiella. Il fit ensuite venir Luceta et lui donna, de même qu’à Ciommo, de quoi vivre en grands seigneurs.

Puccia, chassée du royaume, fut réduite à la mendicité et, pour n’avoir pas su semer un peu de galette, elle manqua toujours de pain, car c’est la volonté du ciel que

Qui n’a point pitié, pitié ne trouve.


CENDRILLON

OU
LA PETITE PANTOUFLE DE VERRE


À défaut d’autres preuves, le caractère démocratique des contes de Perrault suffirait à démontrer leur origine populaire. On y voit presque toujours l’histoire d’un être faible, disgracié ou momentanément abaissé, qui lutte contre les puissants de ce monde et qui finit par en triompher.

Nulle part cette idée n’apparaît aussi clairement que dans Cendrillon, la pauvre souillon qui se recommande avant tout par « sa douceur et sa bonté sans exemple. »

Cette fable charmante nous vient-elle de l’Égypte ? Strabon et Élien racontent que la pantoufle de la jeune Rhodope étant tombée des serres d’un aigle sur les genoux de Psammétichus, le Pharaon, par cette raison

Que lorsqu’on voit le pied, la jambe se devine,

fit chercher la dame, la découvrit et l’épousa ; mais ce n’est là que le dénoûment de Cendrillon : il y manque la partie la plus intéressante, le petit drame qui seul constitue vraiment l’histoire.

D’un autre côté, M. de Gubernatis prétend que la légende de la pantoufle perdue repose tout entière sur l’épithète védique de l’aurore apâd (sans pied ou sans chaussure) ; mais cette opinion, peut-être un peu bien aventurée, ne nous en dit pas plus que l’anecdote de Strabon.

Voilà ce que nous avons recueilli de plus sérieux sur l’origine de Cendrillon.

Cette pantoufle fameuse rappelle la sandale qui, perdue par Jason, devait d’après l’oracle lui faire recouvrer sa couronne. Elle se retrouve chez nous sous la forme d’une mule de velours rouge, brodée de perles, dans la Finette Cendron de Mme d’Aulnoy, qui, jugeant trop maigres les deux sujets, aux aventures de Cendrillon ajoute celles du Petit Poucet ; — ainsi que dans la Gardeuse de dindons, de M. Bladé, où l’intervention d’un soulier rouge dénoue l’histoire de la Gardeuse d’oies près de la fontaine, des frères Grimm.

Le Poirier aux poires d’or, de M. Luzel, nous offre trois pantoufles : une d’or, une d’argent et une d’acier ; enfin le Roi Serpent et le prince de Tréguier contient aussi un épisode de Cendrillon.

Les similaires étrangers sont innombrables. À la suite des deux contes écossais dont nous avons parlé et qui confondent les faits et gestes de Cendrillon avec ceux de Peau-d’Ane, M. Loys Brueyre en cite beaucoup ; d’autre part, les listes dont Thorpe accompagne le Petit soulier d’or, et Busk la Cenorientola, ne sont pas moins considérables.

Nous allons passer en revue les principaux récits et nous en ajouterons quelques-uns qui ont été publiés depuis qu’ont paru les volumes de Brueyre, de Thorpe et de Busk.

La Cendrillon que nous trouvons dans le recueil catalan intitulé lo Rondallayre s’appelle aussi la Ventafochs, la souffle-feu. Elle ne s’éloigne pas trop de la Cendrillon française, et sa pantoufle de cristal donne raison à ceux qui, comme nous, n’ont pas trouvé trop inadmissible la pantoufle de verre (et non de vair), qu’elle tient de la fée.

Celle-ci lui octroie d’ailleurs, ce qui est plus merveilleux encore, une amande, une noisette et une noix qui contiennent une robe d’or, une robe d’argent et enfin une robe ornée de sonnettes, qui à cette époque était, paraît-il, le comble de L’élégance.

La Cendrillon catalane accomplit en outre les trois épreuves de Psyché qu’on retrouvera dans d’autres versions, même dans celle des frères Grimm, et qui sont ici représentées par un sac de poires, un sac de haricots et un sac de riz.

La Cenerentola de Domenico Comparent (Canti e racconti del populo italiano, vol, Ier) a aussi une robe aux sonnettes d’or. Tous les matins, sur l’ordre de sa mère, elle mène les canards à l’eau et file une livre de chanvre.

Une petite vieille lui donne un peigne avec lequel elle fait tomber, d’un côté de sa tête, des grains pour ses canards, et, de l’autre, des diamants et des rubis ; une boîte pour mettre ses brillants ; un petit oiseau qui doit la parer pour le bal du prince et une baguette qui peut faire apparaître un carrosse.

Par l’ordre de la vieille, à l’heure des rafraîchissements, Cendrillon se sauve et jette des pièces d’argent et sa pantoufle d’or au nez des gens qui la poursuivent. Renseigné par ses deux domestiques, le prince la lui rapporte et l’épouse.

Le recueil sicilien de M. G. Pitré nous offre deux Cendrillon. La première a pour titre la Picuredda, la Brebiette, parce qu’en effet la fée est une petite brebis. Cendrillon prévient la brebis que sa marâtre veut la tuer, et celle-ci, comme le Bélier aux cornes grises, de Campbell[86], lui recommande de recueillir ses os et de ne pas manger de sa chair.

Des os sortent douze garçons que la jeune fille cache sous le plancher. Ils lui fournissent de riches costumes et l’emmènent chez le roi, lequel tombe amoureux d’elle. Au dénoûment, comme la Cenerentola de Comparetti, elle jette sa pantoufle à la tête des domestiques qui la poursuivent.

L’autre version, la Grattula Beddatula, le Charmant dattier, semble emprunter ses éléments aux Méquennes de Marie au blé, des Contes du roi Cambrinus, à Sapia Liccarda, l’adroite princesse du Pentamerone, et à la Gatta Cennerentola du même recueil.

Le père va en voyage, et, pendant son absence, sa fille aînée laisse tomber son dé dans un puits. On y descend Ninetta, la cadette. Parvenue au fond, elle lève une planche et se trouve dans un magnifique jardin qui appartient au fils du roi. Du dattier que son père lui a rapporté sortent ensuite des fées qui l’habillent, et elle va à la fête pour achever de tourner la tête au prince.

La Cenorientola du recueil des contes romains de Busk ressemble à la Gatta napolitaine, sauf que le dattier y est remplacé par un petit oiseau. On croirait lire le conte du cavalier Basile dépouillé de son style.

La Vaccarella, la Petite vache, du même auteur, se distingue par une couleur bien italienne. Une petite vache aide la Cendrillon à filer, à tisser et à coudre une chemise ; après quoi elle est tuée par la marâtre comme la Picuredda de Pitré.

D’après ses instructions, Cendrillon trouve dans son cœur une balle d’or et dit : « Balle d’or, balle d’or, habille-moi en or et donne-moi un amant ! » Puis elle fait des neuvaines.

Le conte finit comme les Tre Fate du Pentamerone. Pendant que Cendrillon essaye la pantoufle, la marâtre, qui la croit dans un grand baril, y verse de l’eau bouillante sur sa propre fille ; après quoi, son mari furieux l’abandonne, emmenant sa troisième fille.

Busk donne ensuite en note un conte du Tyrol italien, intitulé Zendrarola. L’héroïne demande à son père de lui rapporter de son voyage une épée magique qui procure tout ce qu’on désire. Elle s’en va par le monde et tombe amoureuse du fils d’un comte, un mélancolique jeune homme.

Elle entre à son service comme fille de cuisine, obtient de son épée une robe couleur de ciel, va au bal, éblouit le jeune prince et lui dit le lendemain qu’elle répond bien que la dame mystérieuse n’est pas plus jolie qu’elle. Le prince, indigné, lui donne un coup de pelle à feu.

Au bal suivant, lorsqu’il demande à la dame d’où elle vient, elle répond : — Du coup de pelle à feu. Le lendemain, l’héroïne fait la même réflexion, reçoit un coup de pincettes, et au bal, à la même demande, elle répond : — Du coup de pincettes. Ce détail est le plus caractéristique de Maria Wood (2e version), de Busk et de la Princesse Peau-de-Chat, de P. Kennedy, deux contes que nous n’avons pas résumés dans la notice de Peau-d’Ane, sachant que nous en retrouverions plus tard les éléments.

Nouvelle preuve d’ailleurs à l’appui du système de M. Loys Brueyre, qui prétend que Cendrillon et Peau-d’Ane sont deux versions différentes de la même histoire[87].

La Cendrillon des Contes grecs et albanais, de Hahn, débute d’une façon bizarrement horrible. Trois sœurs filent avec leur mère. Elles conviennent que celle dont la quenouille tombera à terre sera mangée par les autres. La mère laisse choir trois fois sa quenouille ; à la troisième, les deux aînées la tuent et la mettent bouillir.

La cadette, que ses sœurs appellent Crotte-de-Poule, refuse de partager leur festin, rassemble les os de sa mère et les enterre dans les cendres du foyer. Au bout de quarante jours, elle va pour les déterrer et trouve à leur place de grands tas d’or, puis trois robes qui représentent, la première, le ciel avec ses étoiles, la seconde, le printemps avec ses fleurs, et la troisième, la mer avec ses vagues.

À ce conte de cannibale la fantaisie des nourrices a cousu une queue d’une extravagante bouffonnerie. Cendrillon mariée, ses sœurs vont la voir, la surprennent seule, l’enferment dans une caisse et la jettent à l’eau.

La caisse surnage et est trouvée par une vieille à moitié folle qui la brise à coups de hache. La princesse en sort, la vieille épouvantée se sauve et ne reparaît plus.

Restée seule, Cendrillon adresse une prière à Dieu et en obtient, entre autres faveurs, un superbe château tout meublé. Quand on a faim, il suffit de dire : Table, parais ! pour qu’on fasse surgir une table toute dressée.

L’époux de la princesse s’égare en chassant et frappe à la porte du château, qui s’ouvre sur l’ordre de la maîtresse du logis. Il entre et voit sur un trône une princesse qu’il ne reconnaît pas. « Bonjour à la princesse ! » dit-il. Celle-ci répond : « Soyez le bienvenu ! » et tous les meubles et ustensiles de reprendre en chœur : « Soyez le bienvenu ! »

Elle l’invite à dîner. Il cache une cuiller dans sa botte, ce qui n’est pas d’un prince bien délicat. La princesse s’en aperçoit et demande à la table si elle a tout son monde.

— Êtes-vous là toutes ? dit la table aux cuillers. Toutes répondent affirmativement, sauf une qui crie qu’elle est dans la botte du prince. Celui-ci retire la cuiller et la jette de côté en rougissant.

— Ne rougis pas. Je suis ta femme, dit la princesse.

Elle commande alors au château de les transporter dans la capitale du royaume où le roi, pour que le conte se termine comme il a débuté, fait couper les méchantes sœurs en morceaux.

Dans une variante serbe, un vieillard prévient les fileuses que, si elles laissent tomber leur rouet dans une fosse voisine, leur mère sera métamorphosée en vache. Le rouet tombe et la métamorphose a lieu.

En Albanie, le début ressemble à celui de la Vaccarella, sauf que la balle d’or est remplacée par deux pigeons blancs qui aident Cendrillon. Quand on vient essayer la pantoufle, la marâtre cache Cendrillon, et le coq chante : « Quiriqui ! la jeune fille est sous l’auge ! »

Dans le Petit Soulier d’or, conte suédois du recueil de Cavallius et Siephens (traduction anglaise de Thorpe), Cendrillon est condamnée à ramasser tour à tour des pois, de l’avoine et de la farine. La fée est un brochet qui sort d’une fontaine. Ce brochet indique à la jeune fille un chêne creux où elle trouve un palefroi et des robes d’argent, d’or et de pierreries.

Le prince fait répandre du goudron où reste attaché un des souliers d’or. La marâtre cache Cendrillon dans le four et ordonne à sa fille aînée de se couper les doigts du pied. Alors vient un petit oiseau qui chante :

Tourne les talons et rogne tes doigts de pied,
Dans le four est celle à qui va le soulier.

À la suite de ce conte, l’auteur en donne sept versions différentes :

ire version. La fée est une hermine qui commande à Cendrillon de la tuer, et qui devient un beau prince. Comme ce prince embarrasse le conteur, il disparaît sur-le-champ, et il n’en est plus question.

2e. La mère de Cendrillon l’habille avec un manteau fait de plumes de corneilles. La fée devient un petit vieillard qui souffle dans une pipe pour donner à Cendrillon tout ce dont elle a besoin.

3e. Deux oiseaux, un petit qui nettoie les pois et un grand, un aigle, qui apporte les habits. Le prince jette dans le giron de la jeune fille ses deux-gants et une pomme d’or qui servent ensuite à la reconnaître.

4e. Modifications insignifiantes.

5e. La fée devient un ours blanc qui donne à Cendrillon un tuyau d’or où il lui suffit de souffler pour que l’ours paraisse. La marâtre veut le tuer, il prend Cendrillon sur son dos et l’emporte. On traverse trois forêts aux feuilles tour à tour d’argent, d’or et de diamants.

L’ours recommande à la jeune fille de ne toucher à rien, et chaque fois elle casse une feuille : il lui dit de la garder soigneusement. La forêt s’emplit alors d’horribles rugissements, et des bêtes féroces poursuivent les voyageurs. Cendrillon tue l’ours près d’une fontaine, se couvre de sa peau, et son histoire s’achève comme les autres.

6e. Conte mêlé de bouffonnerie. La fée est un bœuf et trois tourterelles octroient des dons aux sœurs. L’aînée attrape, entre autres choses, un nez qui s’allonge au point qu’elle ne peut plus ouvrir une porte. Cendrillon reçoit une branche d’arbre, une bouteille et une pierre.

Poursuivie par sa belle-mère, qui est une Troll, elle jette la branche, qui devient une épaisse forêt : la Troll l’abat avec une hache enchantée. La bouteille fournit un lac immense : la Troll le boit avec sa corne. La pierre se change en une montagne : la Troll la déracine à coups de pique. Finalement la montagne tombe sur elle et l’écrase.

7e. Les sœurs de Cendrillon lui administrent une potion soporifique pour l’empêcher de se rendre au palais où le prince doit choisir une épouse. Elles rencontrent successivement une poire, une pomme et une prune gelées dont elles n’ont pas compassion.

Cendrillon, venant ensuite, réchauffe les fruits dans son sein. Ils lui font cadeau d’habits magnifiques qui la transforment.

Cette version a ceci de particulier que, pour qu’on ne reconnaisse pas Cendrillon avant l’épreuve, quand on essaye le soulier, les jeunes filles sont assises derrière un rideau et avancent le pied tour à tour.

La Fille vêtue de peaux de souris, conte danois de Molbech, traduit également en anglais par Thorpe, nous offre un tout autre arrangement de Cendrillon. Le père de l’héroïne la cache sept ans dans une montagne pour la soustraire aux fureurs de la guerre.

Elle a sans le secours d’aucune fée des robes d’argent, d’or, de diamants ; plus un manteau confectionné avec les peaux des souris qu’elle a mangées. Ses provisions épuisées, elle va offrir ses services au manoir voisin, où on lui fait balayer la cour.

Le fils du châtelain est sur le point de se marier ; sa fiancée, qui a d’autres engagements, ordonne à la nouvelle venue de la remplacer. Le prince met une bague au doigt de celle-ci qui, après la cérémonie, reprend son manteau de peaux de souris. Forcée de montrer la bague, la fiancée commande sa remplaçante de passer sa main par la porte entre-bâillée. Le prince attire à lui la jeune fille ; on lui fait raconter son histoire ; on la reconnaît, etc. Cette transformation du conte en une sorte de nouvelle est due sans doute à la fantaisie d’un conteur qui trouvait trop unie l’histoire de Cendrillon.

Un récit norvégien du recueil d’Asbjôrnsen et Moë, traduit en anglais par Dasent, Katie Woodencloak, Catherine au manteau de bois, réunit, en les combinant avec plus d’habileté ; tous les éléments épars dans ceux qui précèdent.

La fée est un superbe taureau brun qui dit à Catherine d’étendre une nappe derrière son oreille gauche : elle y trouvera tous les plats dont elle aura besoin. La marâtre ordonne de le tuer ; il emporte la jeune fille et on traverse les grands bois de cuivre, d’argent et d’or.

Malgré la défense du taureau, Catherine casse chaque fois une feuille, mais ce n’est pas sa faute, le fourré devenant toujours de plus en plus épais. Le malheureux taureau lutte alors des semaines entières contre des Trolls à trois, six et neuf têtes.

Il donne ensuite à Catherine un manteau fait de lattes, qui rappelle, avec moins d’invraisemblance, la figure de bois creuse de Maria Wood, Marie de bois, la Peau d’Ane de Busk. Il lui enjoint enfin de lui couper la tête, de l’écorcher, de mettre sa peau sous un roc et, pour utiliser les feuilles que, comme l’ours suédois, il a fait garder par la jeune fille, il lui recommande de les mettre sous sa peau.

L’espèce d’incantation que l’héroïne récite afin d’échapper au prince a un caractère plus poétique que dans les autres contes : « Clarté devant, ténèbres derrière ! Que les nuages viennent en roulant sur le vent ; que le prince ne voie jamais où me conduit mon beau coursier ! »

Le reste, comme dans Marie de bois, la Princesse peau de chat et Zendrarola, sauf qu’outre son soulier d’or, Catherine perd aussi un de ses gants.

Fermons cette rapide et très-incomplète revue par la Fille aux roses des Contes saxons d’Haltrich, qui change les rôles de Cendrillon, comme Caillou qui biques ! des Contes du roi Cambrinus, change ceux de Peau d’Ane. La fille aux roses est gardée par un dragon dans un château.

Une abeille y conduit le héros, qu’on y emploie à paître les oies. Au moyen d’une sonnette que lui donne sa mère, il se procure un cheval et un manteau qui sont tour à tour de bronze, d’argent et d’or. Il va au bal, fait la conquête de la fille aux roses, et disparaît chaque fois avant la fin. Pour le reconnaître, celle-ci lui met de la poix dans les cheveux, etc., etc.

Parmi les contes que nous venons d’analyser, ceux que Thorpe et Dasent ont traduits du danois, du suédois et du norvégien, comme d’ailleurs ceux de Busk et de Kennedy, ont l’énorme défaut d’être longs et filandreux au possible. Durant des pages entières ils répètent à satiété les mêmes effets dans les mêmes termes. Ce sont, à proprement parler, des contes à dormir debout.

Ces défauts sont voulus. Les auteurs de ces recueils se sont préoccupés uniquement de la fidélité ; ils n’ont eu qu’un seul but : fournir des documents à la linguistique et à l’ethnographie. Ils se sont figuré qu’en reproduisant à la lettre les récits des conteurs populaires, ils arriveraient à une plus grande exactitude. En quoi ils se sont trompés.

Le papier, a dit un homme d’esprit, est bête de sa nature. Il ne rend ni les inflexions de la voix, ni le geste, ni la physionomie du conteur. Pour suppléer à tous ces moyens d’action et ranimer le conte qui se fige sous la plume, il faut la naïveté, la grâce, la prestesse, tous les dons charmants qu’on admire dans Perrault.

Il en résulte donc qu’actuellement la plupart des collecteurs de contes sont aussi infidèles qu’ennuyeux. Ajoutez que certains d’entre eux ne savent même pas s’astreindre à reproduire le texte, et qu’involontairement ils y mettent du leur.

On assure que le recueil signé Busk part de la main d’une femme, et nous sommes tout disposé à le croire. Quelques-uns de ses contes, notamment Maria Wood, semblent être, pour le style, une mauvaise imitation des médiocres récits de MMmes d’Aulnoy et Leprince de Beaumont.

Les frères Grimm se piquaient aussi de sincérité, mais avec combien plus d’intelligence ! Eux, du moins choisissaient dans les diverses versions, de quoi montrer le conte en tout son jour. Comme l’a fort bien dit leur traducteur Baudry, ils mettaient les choses sur leurs pieds. Ils avaient trouvé la vraie mesure pour le but à remplir.

En recueillant indifféremment toutes les variantes, quelque niaises qu’elles paraissent d’ailleurs, leurs imitateurs se sont donné un rôle à la fois plus prétentieux et plus commode.

Si, grâce à eux, la science des mythes solaires parvient jamais à se constituer, on pourra peut-être leur pardonner ; sinon, ce sera le cas ou jamais de maudire les pédants qui, pour réaliser leurs chimères, auront changé les perles en vipères et les roses en crapauds.

J’adresserai un autre reproche à MM. Pitré et Maspons y Labros. Les frères Grimm ayant quelquefois poussé le scrupule jusqu’à narrer leurs contes en patois, ceux-ci publient des recueils entiers en sicilien et en catalan.

Singulière façon de servir la science que de fournir des documents dans des dialectes que les savants ignorent ! Drôle de procédé pour faire connaître les contes que de les mettre sous le boisseau d’un idiome provincial !

Je ne saurais m’empêcher, je l’avoue, de regretter le temps que j’ai perdu à déchiffrer, sans dictionnaire, le patois de M. Pitré et celui de M. Maspons y Labros avec le dictionnaire Catalan-Castellano d’el fray Magin Ferrer, qui ne m’expliquait pas la moitié des termes.

Que ces messieurs impriment leurs contes dans des langues ignorées, si cela les amuse, mais que, du moins, ils placent à côté la traduction dans la langue courante, ainsi que M. Bladé l’a fait avec raison pour ses récits agenais.

Quand, au sortir des contes que nous venons d’analyser, on aborde l’Aschenputtel des frères Grimm, on éprouve une véritable sensation de bien-être. Non-seulement la forme est tout autre, mais le fond se débarrasse des monstrueux produits d’une imagination déréglée.

Plus de mères mangées par leurs enfants, plus de statues creuses ni de manteaux de bois, plus de Trolls à neuf têtes, plus de forêts de cuivre, plus de taureaux, d’ours et de pouliches qu’il faut écorcher pour leur être agréable, et pourtant la Cendrillon allemande est encore bien invraisemblable.

Le petit oiseau qui jette à l’héroïne une robe d’or et d’argent, le pigeonnier et l’arbre où elle se cache paraissent des inventions fort primitives. L’incident du pied coupé est atroce[88] et le prince qui ne s’en aperçoit pas est par trop aveugle. Rien de moins admissible enfin que le détail des deux pigeons qui, perchés sur les épaules de Cendrillon, crèvent les yeux de ses sœurs, sous le portail de l’église, à l’entrée et à la sortie du cortége nuptial.

Comme la Gatta Cennerentola et une foule d’autres contes, Aschenputtel débute par l’épisode d’une branche de noisetier que la jeune fille prie son père de lui rapporter. Elle la plante sur la tombe de sa mère.

Ce dernier détail, qui paraît d’une sentimentalité tout allemande, se retrouve dans un conte du Deccan intitulé Punchkin. Non-seulement un arbre aux fruits délicieux croît sur la tombe maternelle, mais quand la marâtre l’a fait abattre, il est remplacé par un petit réservoir plein d’une crème exquise.

À ces traits M. Gaston Paris reconnaît (Revue critique d’histoire et de littérature, n° 27, 4 juillet 1868) une des formes les plus anciennes de l’histoire de Cendrillon. Je suis fâché que l’éminent philologue ne donne pas ses raisons, car le réservoir de crème m’a bien l’air d’une imitation moderne des ruisseaux de lait et de miel de l’âge d’or.

À ce propos, nos lecteurs ont pu s’apercevoir que nous n’avons pas adopté dans cette étude le système de M. Gaston Paris, d’après lequel les contes actuels ne seraient que des épreuves à demi effacées d’originaux beaucoup plus parfaits.

En admettant que certaines légendes aient été d’abord des mythes solaires, nous ne voyons point pourquoi l’esprit humain n’aurait pas suivi en général dans ce genre de littérature la loi du perfectionnement qu’il a suivie si manifestement dans d’autres, et notamment dans la fable, qui confine au conte[89].

Ainsi que l’a fort bien dit M. Baudry dans la Préface des Contes choisis des frères Grimm, « la tradition a agi comme un crible, se délivrant de ce qui était insignifiant, et conservant seulement ce qui la frappait, ce qui éveillait à un titre quelconque l’attention de ces auditoires, dont le goût n’est pas bien épuré, il est vrai, mais aussi qui n’ont pas de complaisance. Elle a fait plus encore : elle a corrigé, poli, perfectionné ce qui était bon, jusqu’à ce qu’elle l’ait fait parvenir à un état aussi précis et aussi formulé que possible. »

Grimm constate que Cendrillon est citée dans un poëme allemand du xvie siècle, Frosch Maüseler, par Rollenhagen. Inutile d’ajouter que la légende remonte beaucoup plus haut.

La version italienne doit être aussi fort ancienne, car elle débute par un crime qui révèle une époque barbare où la notion du bien et du mal n’était pas nettement établie. Cendrillon casse le cou de sa belle-mère avec le couvercle d’un coffre.

Ce détail n’est pas purement italien. Il se rencontre dans le Genévrier des frères Grimm et on le retrouve chez Grégoire de Tours, l’Hérodote mérovingien, qui vivait au vie siècle.

« Frédégonde dit un jour à sa fille Rigonthe : « Pourquoi me tourmenter ? Voilà les biens de ton père, prends-les et fais-en ce que tu voudras. » Puis, l’emmenant dans la chambre où elle renfermait ses trésors, elle ouvrit un coffre rempli d’objets précieux. Après en avoir tiré un grand nombre de bijoux qu’elle donnait à sa fille : « Je suis fatiguée, dit-elle, mets toi-même les mains dans le coffre et prends-y ce que tu trouveras. » Rigonthe se pencha pour atteindre les objets placés au fond du coffre ; aussitôt Frédégonde baissa le couvercle sur la tête de sa fille et pesa dessus avec tant de force, que bientôt celle-ci eut le cou pressé au point que les yeux lui sortaient presque de la tête. Une des servantes se mit à crier : « Au secours ! ma maîtresse est étranglée par sa mère ! » On accourut et Rigonthe fut délivrée. »

C’est ainsi que les contes s’infiltraient dans les chroniques, de même que, nous l’avons vu, ils pénétraient dans les légendes des saints. Il ne serait d’ailleurs pas impossible que ce fût Frédégonde et non son chroniqueur qui aurait imité la Gatta Cennerentola. Peut-être enfin n’y a-t-il là qu’une simple rencontre.

Le détail de l’institutrice qui, quelques jours après le mariage, sort ses six filles que jusqu’alors elle avait cachées, est plus comique que vraisemblable. Nous rencontrons celui du dattier dans les deux lauriers des Douze princesses dansantes (Contes du roi Cambrinus).

De tous les oiseaux chanteurs d’Aschenputtel, il ne reste que la colombe qui conseille à l’héroïne de recourir au besoin à la fée de l’île de Sardaigne. Us épreuves, le pigeonnier et l’arbre où la fugitive se dérobe aux yeux du prince, ont disparu ainsi que le talon coupé : le conte se simplifie et devient plus facile à croire.

Il se simplifie bien davantage encore dans la version française. Plus d’arbrisseau-fée, plus d’oiseau ; la marraine suffit à tout avec sa baguette.

Ne vous figurez pas pourtant que Perrault ait inventé l’incident de la citrouille changée en carrosse, des souris en chevaux, etc. Cet incident doit avoir été fourni par la nourrice, car je le retrouve dans un conte des frères Grimm, les Trois Plumes.

« — Je ne serais pas fâché, dit le simplet, d’avoir la plus belle femme.

« — Ventre de chat ! répondit le crapaud géant, la plus belle femme, eh bien ! tu l’auras.

« Cela dit, le monstrueux animal lui donna une betterave creuse attelée de six souris blanches. À cette vue, le simplet d’un air tout triste :

« — Que voulez-vous que je fasse de cela ? demanda-t-il.

« Le crapaud géant répondit :

« — Prends l’un de mes petits crapauds et place-le dans cette petite voiture.

« En conséquence, il prit au hasard un des petits crapauds et le plaça dans la betterave, mais à peine la petite bête y était-elle déposée qu’elle se changea en une jeune fille d’une beauté merveilleuse, la betterave en une voiture magnifique et les six souris en six chevaux d’une blancheur de neige. Aussitôt le simplet monta dans la voiture, embrassa la belle jeune fille et la mena en toute hâte au roi. »

Ce qui est bien à Perrault, c’est l’ingéniosité dans le détail, que Sainte-Beuve a si finement fait remarquer.

« Perrault a de ces menus détails qui rendent tout d’un coup vraisemblable une chose impossible. Ainsi, les souris qui sont changées en chevaux dans Cendrillon, gardent à leur robe, sous leur forme nouvelle, « un beau gris de souris pommelé. » Le cocher, qui était précédemment un gros rat, garde sa moustache, « une des plus belles moustaches qu’on ait jamais vues. » Il y a des restes de bon sens à tout cela. »

L’éminent critique oublie les lézards qui paressent derrière l’arrosoir et qui, devenus laquais, changent de forme sans changer d’habitudes.

Mickiewicz a trouvé, nous l’avons dit, que Permit avait trop rationalisé le conte. Telle peut être la manière de voir d’un Slave, mais, pour nous Français, en bornant la fantaisie par une lisière de raison, et surtout en traçant l’heureux caractère de l’héroïne, Perrault, dans Cendrillon, a atteint la perfection du genre.

Toutes les Cendrillons étrangères se sauvent du bal de leur propre mouvement. Ce sont des coquettes qui, comme la Galathée de Virgile, veulent faire courir l’amoureux. Seule, la Cendrillon française quitte le bal avant minuit parce que tel est l’ordre de la fée, et aussi pour garder son prestige. C’est de l’obéissance et de l’amour, non de la coquetterie.

Les autres Cendrillons perdent leur pantoufle par un effet matériel qui est bien dans le génie populaire. La nôtre la perd par un effet moral : le plaisir d’écouter le beau prince qui lui fait oublier l’heure.

Ce dénoûment tout féminin appartient évidemment à Perrault, qui, de plus, a soin d’envoyer un gentilhomme essayer la pantoufle. Le prince aurait reconnu sa danseuse au premier coup d’œil et l’épreuve eût été inutile.

Sentimentale au début, l’Aschenputtel laisse à la fin crever les yeux de ses sœurs par les pigeons qui sont sur ses épaules. La Gatta Cennerentola ne s’occupe pas d’elles, quand elles s’esquivent pour échapper au spectacle de son bonheur. Cendrillon les fait loger au palais et les marie dès le jour même à deux grands seigneurs de la cour.

Douce et bonne au début, elle reste jusqu’à la fin douce et bonne.


CENDRILLON

ASCHENPUTTEL OU ASCHENBRŒDEL
Contes des Enfants et du Foyer, des frères Grimm, n°21.


Il y avait une fois un homme fort riche dont la femme tomba malade. Se sentant près de sa fin, elle fit venir à son chevet sa fille unique, qui était encore toute petite.

— Ma chère enfant, lui dit-elle, sois toujours bonne et pieuse, et le bon Dieu t’aidera. Quant à moi, je regarderai de là-haut et toujours je serai auprès de toi.

Après quoi, ayant clos ses paupières, elle mourut.

Chaque jour la jeune fille allait pleurer sur la tombe de sa mère, et ainsi elle resta bonne et pieuse. Le cimetière était caché sous la neige comme sous un suaire et, quand il en fut dégagé par le soleil, le père prit une autre femme.

Celle-ci amena dans la maison deux filles blanches et belles de figure, mais noires et laides de cœur. Dès lors, pour la pauvre enfant commença une vie bien dure.

— Qu’est-ce que cette créature fait dans notre chambre ? disaient-elles. Qui veut manger doit gagner son pain ; la place de la servante est à la cuisine.

Elles lui enlevèrent ses beaux habits, la vêtirent d’un vieux casaquin de toile grise et, après l’avoir bien raillée, la menèrent à la cuisine où elle fut forcée de faire les plus gros ouvrages, de se lever avant l’aube, de puiser de l’eau, d’allumer le feu, d’apprêter les repas et la lessive.

Ses sœurs, par-dessus le marché, lui faisaient toutes les niches possibles ; elles se moquaient d’elle et lui répandaient ses pois dans les cendres, pour qu’elle les ramassât.

Le soir, lorsqu’elle était lasse de travailler, elle n’avait pas de lit pour dormir et elle devait se coucher dans les cendres du foyer. Elle paraissait donc toujours sale et poudreuse, et c’est pourquoi on la surnomma Cendrillon.

Il arriva qu’un jour son père, allant à la foire, demanda à ses deux belles-filles ce qu’elles voulaient qu’il leur rapportât.

— De belles robes, dit l’aînée.

— Des perles et des diamants, dit la cadette.

— Et toi, Cendrillon, que veux-tu ?

— Que vous me coupiez la première branche qui, à votre retour, touchera votre chapeau.

Il fit donc emplette pour les deux sœurs de superbes robes, de perles et de pierres précieuses, puis, en revenant, comme il traversait un bois, son chapeau fut heurté par une branche de coudrier qui le jeta à terre : il cassa la branche et l’emporta.

De retour au logis, il donna à ses belles-filles les objets qu’elles avaient désirés, et à Cendrillon la branche de coudrier. Après l’avoir remercié, celle-ci s’en fut à la tombe de sa mère, planta la branche et l’arrosa de ses larmes. La branche crût bientôt et devint un arbre superbe.

Trois fois par jour Cendrillon allait prier et pleurer sous son ombre, et chaque fois voletait un petit oiseau qui lui jetait tout ce qu’elle demandait.

Or, il advint que le roi fit préparer une grande fête qui devait durer trois jours. Il y convia toutes les jolies filles du pays, afin que son fils pût faire choix d’une épouse. En apprenant qu’elles étaient de ce nombre, les deux sœurs ne se sentirent pas de joie ; elles appelèrent Cendrillon et lui dirent :

— Arrange bien nos cheveux, cire nos souliers et attache nos boucles : nous allons à la fête que le roi donne au château.

Cendrillon obéit, mais en pleurant ; elle aurait bien voulu aller au bal, et elle supplia sa belle-mère de lui en donner la permission.

— Comment, toi, si sale et si poudreuse, toi, Cendrillon, dit la marâtre, tu veux aller au bal et tu n’as pas même une robe ! Tu veux danser et tu n’as seulement pas de souliers !

Comme la jeune fille ne cessait de la prier, elle lui dit :

— J’ai laissé choir un plat de lentilles dans les cendres : si dans deux heures tu les as ramassées, tu pourras sortir.

Cendrillon s’en alla au jardin et dit :

— Gentils pigeons, tourterelles, et vous tous, oiselets qui volez par les airs, accourez et m’aidez à chercher.

Les bonnes au pot,
Les autres au bec !

Deux blancs pigeons entrèrent dans la cuisine par la fenêtre ; puis arrivèrent les tourterelles et tous les autres menus oiseaux, et ils quêtèrent dans les cendres.

Les pigeons balancèrent leurs petites têtes en faisant pic, pic, pic ; les autres aussi firent pic, pic, pic, et mirent dans le plat toutes les bonnes graines. En moins d’une heure, ils eurent fini et s’envolèrent.

Cendrillon, toute joyeuse, apporta alors le plat à sa belle-mère. Elle se figurait qu’elle pourrait se rendre au bal, mais la méchante femme lui dit :

— Non, tu ne viendras pas avec nous ; tu n’as pas de robe, et d’ailleurs tu ne sais pas danser.

Comme Cendrillon pleurait, elle ajouta :

— Retire-moi des cendres dans une heure deux plats de lentilles, et tu viendras avec nous. Persuadée que la pauvre fille n’en sortirait point, elle jeta dans les cendres les deux plats de lentilles. Mais Cendrillon retourna au jardin et dit :

— Gentils pigeons, tourterelles, et vous tous, oiselets qui volez par les airs, accourez et m’aidez à chercher.


Les bonnes au pot,
Les autres au bec !

Et, comme la première fois, deux blancs pigeons entrèrent dans la cuisine par la fenêtre ; puis arrivèrent les tourterelles et tous les autres menus oiseaux qui volent par les airs, et ils quêtèrent dans les cendres.

Les pigeons balancèrent leurs petites têtes en faisant pic, pic, pic ; les autres aussi firent pic, pic, pic, et mirent dans les plats toutes les bonnes graines. Une demi-heure ne s’était pas écoulée qu’ils avaient fini et s’envolaient.

Cendrillon, toute joyeuse, apporta alors les plats à sa belle-mère. Elle se figurait qu’elle pourrait se rendre au bal, mais la marâtre lui dit :

— C’est inutile, tu ne viendras pas avec nous ; tu n’as pas de robe, tu ne sais pas danser et nous rougirions de toi.

Sur quoi elle tourna le dos et partit avec ses deux insolentes filles. Une fois seule à la maison, Cendrillon s’en fut à la tombe de sa mère, sous le coudrier, et dit :

— Petit arbre, balance-toi et secoue-toi,
Jette de l’or et de l’argent sur moi !

L’oiselet alors lui donna une robe d’or et d’argent avec des pantoufles brodées d’or et de soie.

Elle mit la belle robe et alla à la fête ; ni ses sœurs ni sa belle-mère ne la reconnurent : elles crurent voir une princesse étrangère, tant elle était éblouissante dans sa robe magnifique. Elles ne pensaient guère à Cendrillon, qu’elles avaient laissée au logis dans les cendres.

Le fils du roi alla au-devant de la dame inconnue, lui offrit la main et dansa avec elle. Il ne voulut même pas en faire danser d’autre ce jour-là ; il garda toujours la main de la jeune fille, et, quand on la venait inviter, il répondait :

— Celle-ci danse avec moi.

Après avoir dansé jusqu’au soir, elle songea à se retirer.

— Je vais vous reconduire, lui dit le prince.

Il brûlait de savoir qui était cette charmante jeune fille ; mais elle s’échappa et sauta dans le pigeonnier. Le prince attendit l’arrivée du père et lui montra l’endroit où s’était cachée l’étrangère.

« Si c’était Cendrillon ! » se dit le père. Il se fit apporter une hache, brisa le pigeonnier et n’y trouva personne. Quand tous les deux entrèrent en la maison, Cendrillon était accroupie dans les cendres, avec son vieux casaquin gris et une petite lampe achevant de brûler sur le foyer.

Cendrillon était descendue rapidement de l’autre côté et avait couru au coudrier. Aussitôt, ôtant sa belle robe, elle l’avait déposée sur la tombe où l’oiseau la reprit ; ensuite elle s’était replacée dans les cendres avec son vieux casaquin.

La fête continua le lendemain, et, lorsque son père, sa mère et ses belles-sœurs furent partis, la jeune fille s’en alla sous le coudrier :

— Petit arbre, balance-toi et secoue-toi,
Jette de l’or et de l’argent sur moi !

L’oiselet alors lui fit don d’une robe plus étincelante encore que la précédente et, quand elle apparut dans le bal parée de cette robe, chacun fut émerveillé de sa beauté.

Le prince, qui l’attendait, la prit aussitôt par la main et ne dansa qu’avec elle. Lorsqu’on s’approchait pour l’inviter, il disait :

— Celle-ci danse avec moi.

Le soir venu, elle parla de s’en retourner, et le fils du roi lui offrit de l’accompagner, afin de voir où elle irait ; mais elle lui échappa dans le jardin, derrière la maison.

Il s’y trouvait un superbe poirier tout couvert de belles poires. Cendrillon y grimpa leste comme un écureuil, si bien que le prince ne sut pas où elle s’était cachée. Il attendit pourtant le retour du père et lui dit :

— L’étrangère m’a encore échappé, et je crois bien qu’elle a grimpé sur le poirier.

« Si c’était Cendrillon ! » se dit de nouveau le père. Il envoya quérir une hache et coupa l’arbre ; mais on n’y trouva personne. Et, quand ils entrèrent dans la cuisine, Cendrillon, comme d’habitude, était accroupie dans les cendres, car elle s’était dépêchée de rendre sa belle robe à l’oiselet du coudrier et avait repris son casaquin gris.

Le surlendemain, après avoir vu partir ses sœurs et ses parents, Cendrillon s’en alla à la tombe de sa mère et dit :

— Petit arbre, balance-toi et secoue-toi,
Jette de l’or et de l’argent sur moi !

L’oiselet alors lui jeta une robe d’une richesse telle que la jeune fille n’en avait pas encore vu de semblable, ainsi que des pantoufles en or.

Lorsqu’elle entra dans la salle du bal, tous restèrent muets d’admiration ; le prince ne dansa qu’avec elle seule, et, si quelqu’un l’invitait, il répétait :

— Celle-ci danse avec moi.

Quand vint le soir, elle voulut partir, et le fils du roi offrit de l’accompagner ; mais elle s’enfuit, si rapidement qu’il ne put suivre ses pas. Or, le prince s’était avisé d’un artifice : il avait ordonné qu’on mît de la poix sur l’escalier, et la pantoufle de Cendrillon y resta attachée. Le fils du roi s’en empara ; elle était tout en or, aussi charmante que mignonne.

Le jour suivant, il s’en alla chez le père de la fugitive et lui déclara qu’il prendrait pour femme celle qui pourrait chausser la pantoufle d’or. Les deux sœurs furent enchantées, car elles avaient le pied fort petit.

L’aînée s’en fut à sa chambre avec sa mère pour essayer la pantoufle ; mais comme la pantoufle était trop étroite, elle ne réussit pas à y faire entrer l’orteil. La mère alors lui tendit un couteau en disant :

— Coupe l’orteil : lorsque tu seras reine, tu n’iras plus à pied.

La jeune fille se coupa donc l’orteil et le pied put entrer ; ensuite, en cachant sa douleur, elle alla retrouver le prince. Celui-ci la prit en croupe comme sa fiancée et s’en fut avec elle. Mais quand le couple passa devant la tombe sous le coudrier, les deux pigeons, qui y étaient perchés, dirent ensemble :

— Rouck di gouck, rouck di gouck.
Le soulier est rouge de sang,
Le soulier n’est pas assez grand,
La vraie fiancée est encore à la maison !

Le prince aussitôt jeta les yeux sur le pied de sa compagne et vit le sang qui sortait de la pantoufle. Il tourna bride, reconduisit la fausse fiancée à son père et demanda que la seconde sœur essayât la pantoufle d’or.

Celle-ci monta donc à sa chambre, et les cinq doigts du pied entrèrent sans peine dans la pantoufle ; mais le talon était trop gros. Sa mère lui tendit le couteau et dit :

— Coupe le talon : lorsque tu seras reine, tu n’iras plus à pied.

La jeune fille se coupa un morceau du talon, fit entrer ainsi le pied dans la pantoufle et la montra au prince, qui prit sa fiancée en croupe et s’en fut. Mais quand on passa devant la tombe, les deux pigeons qui guettaient sur le coudrier répétèrent :

— Rouck di gouck, rouck di gouck,
Le soulier est rouge de sang,
Le soulier n’est pas assez grand,
La vraie fiancée est encore à la maison !

Et le prince baissa les yeux sur le pied de sa compagne, et vit le sang qui sortait de la pantoufle et qui tachait le bas blanc. Il tourna bride derechef et reconduisit chez elle la fausse fiancée.

— Ce n’est pas encore la fiancée que je veux, dit-il ; est-ce que vous n’avez pas une autre fille ?

— Non, dit le père. Il ne reste que Cendrillon, la fille de ma défunte femme et elle ne saurait être la fiancée.

Le prince voulut qu’on l’allât quérir, mais la belle-mère répondit :

— C’est impossible : elle est beaucoup trop malpropre pour se montrer.

Il exigea qu’on l’amenât et on alla prévenir Cendrillon. Elle se lava la figure et les mains, ensuite elle entra et fit la révérence au prince qui lui présenta la pantoufle d’or.

Elle ôta son gros soulier, posa le pied gauche sur la pantoufle, appuya légèrement et se trouva chaussée à merveille. Elle regarda alors le fils du roi en face, il la reconnut et dit : Voici la vraie fiancée !

La belle-mère et ses filles pâlirent à la fois de peur et de colère. Mais le fils du roi prit la main de Cendrillon et l’emmena sur son cheval. Et quand le jeune couple passa devant le coudrier, les deux pigeons blancs s’écrièrent :

— Rouck di gouck, rouck di gouck,
Dans le soulier pas de sang,
Le soulier est assez grand,
C’est la vraie fiancée qu’il mène à la maison !

Après quoi ils allèrent se percher sur les épaules de Cendrillon, l’un à droite, l’autre à gauche, et restèrent ainsi tout le long de la route.

Lorsque arriva le jour du mariage, les méchantes sœurs se présentèrent pour prendre part au bonheur de Cendrillon. Au moment ou le cortège entra dans l’église, comme l’aînée marchait à la droite et la cadette à la gauche de Cendrillon, les pigeons leur piquèrent un œil à chacune.

La cérémonie terminée, quand on sortit, l’aînée se trouva à gauche et la cadette à droite, et les pigeons leur piquèrent l’autre œil ; et c’est ainsi qu’en restant aveugles toute la vie elles expièrent leur perfidie et leur méchanceté.


CENDRILLON

LA GATTA CENNERENTOLA
Pentamerone, Ire journée, conte 6.


Il y avait une fois un prince qui était veuf, et qui avait une fille qu’il chérissait au point de ne voir que par ses yeux. Il lui avait donné une maîtresse d’un esprit rare, qui lui enseignait le point de chaînette, le point à jour, tous les genres de broderie[90], et qui lui témoignait tant d’affection qu’on ne saurait le dire. Malheureusement pour elle, son père se remaria avec une femme colère et méchante, véritable amie du diable.

Cette mégère ne tarda pas à prendre sa belle-fille en haine. Elle lui montrait toujours une mine renfrognée et la regardait avec des yeux furibonds qui faisaient trembler la pauvre innocente. Celle-ci se plaignait journellement à sa maîtresse des mauvais traitements de sa marâtre, et elle ne cessait de lui répéter :

— Ô mon Dieu ! que n’es-tu ma petite mère, toi qui me fais tant de mamours et de câlineries !

Elle lui murmura tant et tant ces mielleuses paroles à l’oreille que la maîtresse, aveuglée par l’esprit malin, finit par lui dire :

— Écoute, si tu veux suivre l’inspiration de cette folle tête, je deviendrai ta mère, et tu me seras aussi chère que la prunelle de mes yeux.

Comme elle voulait continuer, Zezolla (ainsi se nommait la jeune fille) lui dit :

— Pardonne si je te coupe la parole. Je sais combien tu m’aimes, donc chut ! il suffit. Indique-moi le moyen d’en finir ; écris, je signerai.

— Fais bien attention, répliqua la maîtresse, écoute bien, ouvre l’oreille et le pain blanc te viendra comme la rosée aux fleurs. Quand ton père sera sorti, demande à ta belle-mère une des vieilles robes qui sont dans le grand coffre du cabinet de toilette, et dis que c’est pour ménager celle que tu as sur le dos. Comme elle aime à te voir en haillons, elle ouvrira le coffre et te dira : « Tiens le couvercle. » Tandis qu’elle sera en train d’y fureter, tu laisseras tomber le couvercle, et il lui cassera le cou. Cela fait, tu sais que ton père est homme à fabriquer de la fausse monnaie pour te plaire : un jour qu’il sera en train de te caresser, engage-le à m’épouser. Alors tu seras heureuse, car tu seras la maîtresse de ma vie.

De ce moment chaque jour, chaque heure parut un siècle à Zezolla. Elle fit de point en point ce qu’on lui avait conseillé ; elle attendit que le deuil de sa belle-mère fût fini, après quoi elle commença à sonder son père sur son mariage avec l’institutrice.

D’abord le prince crut à une plaisanterie, mais sa fille fit tant des pieds et des mains, qu’il finit par se rendre à son désir et épousa la Carmosina, ce qui lut l’occasion d’une grande fête.

Pendant que les nouveaux époux goûtaient les douceurs de la lune de miel, Zezolla se mit un jour à une fenêtre de sa chambre et vit sur un mur une colombe qui lui dit :

— Quand tu souhaiteras quelque chose, envoie-le demander à la colombe de la fée de l’île de Sardaigne ; tu l’obtiendras sur-le-champ.

Durant cinq ou six jours, la nouvelle mère combla sa belle-fille des plus tendres caresses. Elle lui donnait la meilleure place à table, ainsi que les meilleurs morceaux et l’habillait des plus belles robes ; mais bientôt tout ce bonheur se changea en misères et, oubliant le service qu’elle en avait reçu, (malheureux qui a mauvais maître !) la Carmosina montra ses six filles que jusqu’alors elle avait tenues cachées. Elle fit si bien que son mari se prit d’affection pour les étrangères et ferma son cœur à sa propre enfant.

Déchue peu à peu de sa grandeur, la pauvrette finit par passer du salon à la cuisine, du dais au coin de la cheminée, du brocart aux torchons et du sceptre à la broche. Son nom fut même changé et, au lieu de Zezolla, elle ne se nomma plus que la Chatte cendreuse.

Or, il arriva que le prince dut faire un voyage en Sardaigne pour les affaires de l’État. Il demanda tour à tour à Imperia, Calamita, Shiorella, Diamantine, Colombine et Pascarelle, qui étaient ses belles-filles, ce qu’elles souhaitaient qu’il leur rapportât à son retour.

L’une choisit des robes superbes, l’autre des coiffures, celle-ci du fard pour embellir la peau, celle-là des jouets pour passer le temps ; enfin, l’une une chose, l’autre une autre. En dernier lieu, le prince, comme pour se moquer, dit à sa fille :

— Et toi, que veux-tu ?

— Rien, répondit-elle, sinon que tu recommandes à la colombe des fées de m’envoyer quelque chose. Si tu venais à l’oublier, je souhaite que tu ne puisses ni avancer ni reculer. Retiens bien ce que je t’ai dit ; bon courage et reviens vite.

Le prince partit. Après avoir terminé ses affaires, il acheta tout ce que ses belles-filles lui avaient demandé, et oublia complétement Zezolla. Il s’embarqua sur un vaisseau et mit à la voile, mais il fut impossible au navire de sortir du port. Il semblait qu’il fût arrêté par le rémora. Le patron, las et découragé, s’endormit et vit en rêve une fée qui lui dit :

— Sais-tu pourquoi le vaisseau ne peut sortir du port ? C’est parce que le prince qui est avec vous a manqué de parole à sa fille, et qu’il s’est souvenu ; de tout, excepté de son propre sang.

À son réveil le capitaine raconta son rêve au prince qui, confus de sa faute, se rendit à la grotte des fées. Là, il recommanda Zezolla et pria qu’on voulût bien lui envoyer quelque chose.

Comme il sortait de la caverne, une jeune femme d’une rare beauté lui apparut et lui dit qu’elle remerciait sa fille de son bon souvenir. Après quoi elle lui donna un dattier, une pioche en or, un petit seau d’or et un essuie-mains en soie. Elle ajouta qu’il fallait planter le premier et que les autres devaient servir à le cultiver.

Le prince, étonné d’un tel présent, prit congé de la fée et fit voile pour son pays où il donna à ses belles-filles ce qu’elles lui avaient demandé. Il remit aussi à sa fille le cadeau de la fée. Celle-ci en eut une joie telle qu’elle ne tenait pas dans sa peau.

Elle planta le dattier dans un grand vase, le piocha, l’arrosa et, avec l’essuie-mains, l’essuya matin et soir, tant et si bien qu’au bout de quatre jours il atteignit la taille d’une femme. Il en sortit une fée qui lui dit :

— Que désires-tu ?

— Je voudrais, répondit Zezolla, aller quelquefois me promener sans que mes sœurs en sachent rien.

— Toutes les fois que tu en auras envie, répondit la fée, viens vers ce vase et dis : « Mon beau dattier doré, avec la pioche en or je t’ai pioché, avec le petit seau d’or je t’ai arrosé, avec l’essuie-mains en soie je t’ai essuyé. Déshabille-toi et habille-moi. » Lorsque tu voudras te déshabiller, tu n’auras qu’à changer et dire : « Déshabille-moi et habille-toi. »

Or, par un jour de fête que les filles de Carmosina étaient superbement attifées, bien enrubannées, bien chaussées, tout fleurs et parfums, choses et roses[91], Zezolla se rendit sur-le-champ auprès du dattier et, après avoir répété l’invocation de la fée, elle se trouva parée comme une reine.

Elle monta alors sur une haquenée et, suivie de douze pages élégamment vêtus, elle alla se promener du côté ou étaient ses sœurs.

Toutes les six furent ébahies de la beauté de la charmante colombe, et le bonheur voulut que le roi se trouvât par hasard sur le passage de Zezolla. Il fut séduit par les charmes souverains de la jeune fille, et commanda sur-le-champ à son plus fidèle serviteur de s’enquérir du nom et de la demeure de ce ravissant objet.

Le serviteur la suivit discrètement, mais Zezolla s’en aperçut et lui jeta une poignée d’or qu’elle s’était fait donner à ce dessein par le dattier. La convoitise du serviteur s’alluma et, pour remplir ses poches, il cessa de suivre la haquenée.

Zezolla se hâta de rentrer à la maison, où elle se déshabilla par le moyen que la fée lui avait indique. Ses harpies de sœurs arrivèrent alors et se mirent, pour la taquiner, à lui vanter toutes les jolies choses qu’elles avaient vues.

Cependant le serviteur revint chez le roi et lui raconta l’histoire des pièces d’or. Le roi entra dans une grande colère et lui dit[92]… qu’il voulait absolument qu’à la prochaine fête il découvrît qui était cette ravissante jeune fille et où nichait un si charmant oiseau.

Le jour de la fête étant arrivé, les six sœurs sortirent dans leurs riches atours, et laissèrent la pauvre dédaignée au coin du feu. Elle courut tout de suite au dattier et lui répéta les paroles accoutumées.

Elle en vit sortir aussitôt plusieurs demoiselles, et l’une avec le miroir, l’autre avec le flacon d’eau de rose, une autre avec le fer à friser, celle-ci avec du fard, celle-là avec le peigne, qui avec les épingles, qui avec la robe, qui avec le collier, la rendirent belle comme le soleil. Elles la conduisirent alors à sa voiture que traînaient six chevaux et qu’escortaient des estafiers et des pages en livrée.

Zezolla se rendit au même endroit où avait eu lieu l’autre fête, et sa vue fit naître encore plus de surprise dans l’esprit de ses sœurs et d’amour dans le cœur du roi. En partant, elle jeta au serviteur qui la suivait une poignée de perles et de pierreries.

Le serviteur pensa que ce n’étaient pas là des pierres à laisser par terre, et pendant ce temps Zezolla rentra chez elle et se déshabilla comme d’habitude.

Le serviteur s’en retourna tout penaud chez le roi.

— Sur l’âme de mes aïeux ! dit celui-ci, si tu ne découvres pas qui est cette jeune fille, je te donnerai autant de coups de bâton et de coups de pied au derrière que tu as de poils au menton !

Vint une autre fête, les sœurs de Zezolla sortirent ; celle-ci, grâce au dattier, se fit encore plus belle et monta dans un carrosse doré, escorté d’une si nombreuse troupe de laquais qu’on l’eût prise pour une courtisane qui se promène entourée de ses amants. Après avoir excité l’envie de ses sœurs, elle s’en alla, suivie de près par le domestique du roi.

En le voyant, elle commanda au cocher de presser le pas. La voiture alors se mit à courir d’un si furieux train que Zezolla perdit une de ses pantoufles ; or, cette pantoufle était si jolie que jamais on n’en avait vu de pareille.

Le serviteur, désespérant de rattraper le carrosse, ramassa la pantoufle et la porta au roi, en lui contant ce qui était advenu.

Le roi la prit dans sa main et s’écria : « Si les fondations sont si belles, que sera-ce de la maison ? Ô beau candélabre sur lequel est restée la chandelle qui me brûle ! Ô trépied de la belle chaudière où bout la vie ! Ô beau liège attaché à la ligne d’amour avec laquelle on a péché mon âme ! je vous baise et vous serre sur mon cœur et, si je ne puis arriver à la plante, j’adore la racine ; si je ne puis embrasser le chapiteau, je baise du moins la base de la colonne. Vous avez été l’enveloppe de blancs petits pieds, maintenant vous êtes la souricière d’un pauvre cœur. Par vous elle était haute d’une palme et demie de plus, celle qui torturait ma vie, et c’est par vous qu’elle lui donne tant de douceur, maintenant que je vous regarde et vous possède ! »

Cela dit, il appela son secrétaire, fit sonner de la trompette, et, tu, tu, tu ! fit annoncer qu’il invitait toutes les femmes de la terre à une grande fête, suivie d’un grand festin. Le jour fixé arriva. Ah ! mon ami, quel dîner à se lécher les doigts ! Il y avait tant et tant de mets délicats, de pâtisseries et de sucreries, de macaroni et de ravioli[93], qu’on aurait pu en nourrir une armée entière.

On y voyait des femmes de toute sorte ; des nobles et des roturières, de riches et de pauvres, de jeunes et de vieilles, de belles et de laides. Le roi leur essaya la pantoufle à toutes les unes après les autres pour reconnaître celle qu’il cherchait. Mais comme pas un pied n’y pouvait entrer, il commença de désespérer.

Néanmoins, il fit faire silence, et dit à chacune :

— Revenez demain faire pénitence avec moi[94], mais si vous m’aimez, vous ne laisserez pas une seule femme à la maison, quelle qu’elle soit.

Alors le prince dit :

— J’ai bien encore une fille, mais c’est une malheureuse qui garde toujours le coin du feu, et je ne la crois pas digne de s’asseoir à la table de Votre Majesté.

— C’est justement celle-là, répondit le roi, qu’il faut m’amener. C’est elle que je désire.

On partit donc, et le lendemain tout le monde revint, et Zezolla avec les filles de Carmosina. Le roi l’eut à peine vue qu’il eut l’idée que c’était là celle qu’il cherchait. Pourtant, il dissimula et, la fête finie, il recommença d’essayer la pantoufle.

Aussitôt que le roi l’approcha de Zezolla, elle alla d’elle-même chausser le pied de cet oiseau bleu d’amour[95], qui l’attirait comme l’aimant attire le fer.

Le roi, à cette vue, serra la jeune fille dans ses bras, la fit asseoir sous le dais du trône et lui mit la couronne sur la tête, pour que chacun courbât son front et l’honorât comme la reine.

Les sœurs de Zezolla, rongées d’envie, n’eurent pas le courage d’assister à ce spectacle qui leur crevait le cœur ; elles s’esquivèrent doucement, doucement vers la maison de leur mère et avouèrent à leur grand dépit que

Est fou qui veut lutter contre les étoiles.


RIQUET A LA HOUPPE


Dans ses Recherches sur les Contes des fées, Collin de Plancy déclare, en abordant Riquet à la Houppe, « qu’il trouve tant de choses à dire sur ce conte qu’il craindrait d’ennuyer par de petits détails. » Et il n’en dit presque rien, sinon que Riquet à la Houppe a inspiré la Belle et la Bête à Mme Leprince de Beaumont. En quoi il se trompe.

La Belle et la Bête a évidemment le même point de départ que l’Alouette qui chante et qui saute, un vieux conte populaire recueilli de nos jours par les frères Grimm, et qui a fourni aussi à Mme d’Aulnoy une partie de son Oiseau bleu.

Le début est absolument le même, avec cette seule différence qu’il exprime en dix lignes ce que Mme Leprince de Beaumont délaye en quatre pages.

Une autre version allemande de cette histoire, peut-être moins primitive, la Branche de noyer, de Bechstein, offre avec le conte français des ressemblances encore plus frappantes. Non-seulement le début, mais le dénoûment du récit est identique. Ici comme là, la beauté et la bonté rompent l’enchantement et métamorphosent la brute en un beau prince qui épouse l’héroïne.

Il est bien probable que Mme Leprince de Beaumont n’a connu de ce conte qu’une version fort incomplète. Elle a remplacé par de jolies scènes de sentiment les incidents merveilleux où elle avait cru voir ce même sentiment représenté sous une forme plastique, et c’est ainsi qu’elle a écrit son chef-d’œuvre, auquel il ne manque que la sobriété et la naïveté pour être un chef-d’œuvre.

La Belle et la Bête n’a qu’un point de contact avec Riquet à la Houppe, C’est l’esprit qui dans le récit de Perrault opère le prodige que Mme Leprince de Beaumont fait accomplir par le cœur.

« — Vous pouvez, dit le héros à la princesse, me rendre le plus aimable des hommes.

— Comment cela se peut-il faire ? répond la princesse qui, peu soucieuse d’épouser un magot, cherche par tous les moyens possibles à éluder sa parole.

— Cela se fera si vous m’aimez assez pour souhaiter que cela soit ; et, afin, madame, que vous n’en doutiez pas, sachez que la même fée qui, au jour de ma naissance, me fit le don de pouvoir rendre spirituelle la personne qu’il me plairait, vous a aussi fait le don de pouvoir rendre beau celui que vous aimerez, et à qui vous voudrez bien faire cette faveur. »

Et la princesse prouve qu’elle est réellement devenue femme d’esprit, en souhaitant la métamorphose qui lui donne pour mari le prince le plus beau et le plus aimable du monde.

Cet incident, comme celui qui l’a changée elle-même, n’arrive malheureusement qu’à la suite d’une conversation très-galante, très-froide et très-longue, où l’auteur déploie infiniment de grâce et d’ingéniosité, mais à laquelle les enfants n’entendent goutte et qui les ennuie profondément.

Dans un article cité plus haut, M. Montaigu estime « qu’on peut prendre Riquet à la Houppe comme le type le plus général et le plus philosophique du merveilleux français. » La philosophie de Riquet à la Houppe n’est, hélas ! que trop apparente ; mais si ce conte représente mieux que tout autre le merveilleux français, il faut en conclure que ce merveilleux est bien pauvre ; car ce qu’on doit surtout lui reprocher, c’est le manque de fantaisie.

Ce récit précieux et alambiqué montre ce que peut son auteur, quand le fond populaire lui fait défaut, et qu’il se trouve réduit à ses propres inventions. Dans son désarroi, il va jusqu’à renier les fées et à donner leur œuvre pour une pure allégorie.

« Quelques-uns assurent, dit-il, que la princesse ayant fait réflexion sur la persévérance de son amant, sur sa discrétion et sur toutes les bonnes qualités de son âme et de son esprit, ne vit plus la difformité de son corps ni la laideur de son visage. »

Riquet à la Houppe n’a pas inspiré la Belle et la Bête, mais l’un et l’autre procèdent de cette idée qui fait le fond d’un grand nombre de traditions : Dès qu’une jeune fille a consenti à embrasser ou à épouser un monstre : crapaud, porc, serpent, celui-ci devient aussitôt un prince éclatant de beauté.

Dans les Contes populaires de la Grande-Bretagne, à la suite du Crapaud, de Chambers, M. Loys Brueyre établit très-bien ce mythe et en cite une foule d’exemples. Du récit de la nourrice Perrault a retenu cette idée et lui a donné le sens philosophique que « dans l’objet aimé tout nous paraît aimable. »

Si l’on en croit M. Gaston Paris, il ne serait pas impossible de trouver dans l’Inde le germe de Riquet à la Houppe. Le savant mythologue cite (Revue critique, juillet 1874, p. 1) un conte extrait du Kandjour et traduit du tibétain en allemand, lequel, selon lui, offre une incontestable parenté avec celui de Perrault.

Ce récit est une forme ancienne de l’histoire de Kouça ou Kusa, qui a fourni le sujet d’un poëme singhalais, publié et traduit en anglais par M. Thomas Steele. J’emprunte quelques détails sur l’œuvre et son auteur à un article de M. Léon Feer, publié dans la même Revue (janvier 1872, p. 3).

Le Kusa-Jâtaka est l’un des 550 récits appelés Jâtaka, relatifs aux existences antérieures de Buddha. Un poëte de la deuxième moitié du xvie siècle, Alagiyavanna Mohottala, secrétaire d’un des principaux chefs du pays, a fait de cette histoire un poëme en langue Elu, c’est-à-dire en ancien singhalais.

Il a suivi de très-près le texte et, selon l’usage indien, il a mis son récit dans la bouche de Buddha, qui sait tout et particulièrement les aventures comme celle-ci, dont il affirme avoir été le héros sous le nom de Kusa.

M. Léon Feer résume en ces termes ce poëme très-remarquable qui, à Ceylan, figure dans le programme des examens pour le service civil :

« Kusa était laid, mais plein de sagesse ; il était fils d’un puissant souverain, et se fiança à une princesse d’une grande beauté, fille d’un roi secondaire. Dès que Prabavati vit son fiancé, elle s’enfuit et retourna chez son père.

« Kusa la suit, s’introduit comme cuisinier dans le palais et s’y distingue par son talent hors ligne. Il se fait reconnaître de la princesse qui le repousse et l’oblige à se retirer. Mais sept rois étant venus, chacun à la tête d’une armée, demander la main de Prabavati, le père de la princesse ne voit pas d’autre expédient pour sortir d’embarras que de la couper en sept morceaux.

« À ce moment, Kusa se présente. Par son génie ou plutôt par sa « voix de lion » (la voix de lion est un des attributs de Buddha), il fait prisonniers les sept prétendants, marie chacun d’eux à une des sœurs de Prabavati et épouse lui-même la princesse qui l’avait dédaigné. » Il importe d’ajouter que, le mariage décidé, la laideur de Kusa s’est changée en beauté.

S’il faut reconnaître dans le Kusa-Jâtaka la légende primitive de Riquet à la Houppe, on doit, avouer également qu’avant d’arriver à sa forme actuelle, elle a subi bien des modifications.

Le récit galant et précieux de Perrault a gardé d’ailleurs quelques autres traces des versions antécédentes. Dans les cuisiniers, marmitons et rôtisseurs qui sortent de terre et dressent en cadence, au son d’une chanson harmonieuse, le festin de noces, il est aisé de reconnaître les gnomes allemands qui dansent au clair de la lune et remplissent de lingots d’or les poches de leurs amis ; les nains qui dans Blanche Neige cherchent de l’airain et de l’or par les montagnes ; les korils bretons qui forcent les gens à danser avec eux et, pour la peine, leur donnent des pièces d’or ; enfin les pygmées de Kovlâd, le dieu des métaux des contes slaves[96].

Le spirituel, avisé et magnifique Riquet est certainement quelque peu cousin de ces nains que l’Edda appelle les « sages habitants des montagnes. » Sa physionomie et son caractère font penser à Oberon, le charmant « petit roy faé » de la légende bretonne de Huon de Bordeaux que, dans le roman d’Isaïe le triste, une fée envieuse condamne à revêtir pour un temps la hideuse forme de Tronc-le-nain.

Il rappelle le nain Elberich de la légende allemande d’Otnit et le fameux nain Alberich qui garde les trésors des Nibelungen, et que Grimm d’ailleurs assimile à Oberon.

Selon lui, la tradition et l’étymologie s’accordent pour faire un seul personnage de l’Allemand Alberich et du Français Alberon, Auberon, Oberon. Il n’y a de différence que dans le suffixe, une différence purement formelle.

Dans un savant article sur Huon de Bordeaux (Revue germanique, tome XVI, 1861, p. 381), M. Gaston Paris cherche à établir « qu’au xiie siècle une tradition populaire, remontant peut-être aux temps mérovingiens et qui s’est maintenue longtemps après, avait conservé le souvenir d’Auberon l’enchanteur, le roi des forêts. »

Il se fonde sur un récit de Hugues de Toul, rapporté par Jacques de Guyse qui, contrairement à l’opinion la plus accréditée, attribue des enfants à Clodion, et qui lui semble offrir avec la légende d’Auberon d’incontestables rapports.

« Albéric, dit Hugues de Toul, le plus jeune des fils de Clodion, eut autant d’habileté et de subtilité que d’audace et de prouesse… Il demeurait la plupart du temps dans les forêts, faisait des sacrifices aux dieux et aux déesses, et renouvela même la secte païenne, espérant que les dieux lui rendraient l’empire…

« Cet Albéric répara l’autel de Minerve sur une montagne que les chrétiens appellent maintenant mont Saint-Aldebert, et qui se nommait alors le mont d’Albéric. Il fonda un autre autel sur une montagne voisine que les chrétiens appellent maintenant en français « la Houppe d’Albermont… »

« Cet Albéric était surnommé malicieusement l’Enchanteur par les partisans de Mérovée ; il demeurait toujours dans les forêts… Il est enseveli dans un endroit où on a transporté de grands arbres : les habitants du pays l’appelaient jadis la Chevelure ou la Houppe d’Albéric… Il maria l’aîné de ses fils, Waubert, à la fille de l’empereur de Constantinople. » (Annales du Hainaut, l. IX, ch. vi, ix.)

Plus loin, M. Gaston Paris ajoute qu’au xviie siècle, Nicolas de Guyse, l’un des collaborateurs du grand ouvrage de Gramaye sur les antiquités belges, donne toujours au roi des Francs orientaux le nom d’Auberon. Nicolas de Guyse raconte de plus qu’à Mons, dont la légende lui attribuait la fondation, une tour en ruines conservait parmi le peuple le nom de tour d’Auberon (turris Auberonii), et, suivant lui, c’est d’Auberon que descendent les Carlovingiens et les Capétiens, les ducs de Lorraine, les comtes de Hainaut et d’autres encore.

Toute cette histoire d’Alberic l’enchanteur n’est évidemment, et tel est l’avis de M. Gaston Paris, qu’un conte des bords du Rhin qui s’est glissé dans les chroniques. C’est ainsi que, nous l’avons vu, Barbe-bleue a servi de matière à la légende de sainte Trophyme, et Peau d’Ane à celle de sainte Dympne, qui, curieuse coïncidence, se dénoue à Anvers, à vingt-cinq lieues de Mons.

Or, dans son étude sur le Petit Poucet, M. Gaston Paris va presque jusqu’à identifier Oberon avec Riquet à la Houppe. N’est-il pas amusant de voir, par cette suite de recherches, de rapprochements et d’inductions, la science arriver, grâce à Nicolas de Guyse, à découvrir, dans Riquet à la Houppe, la souche des plus grandes et des plus illustres maisons qui aient brillé par le monde ?

Le plus étonnant, c’est que M. Paris conclut de cette très-douteuse identité de Riquet avec Oberon que son nom a été, comme celui du Petit Poucet, recueilli sans le conte par Perrault, qui les aurait ensuite « rattachés l’un à l’autre. »

Nous prouverons plus loin qu’il’se trompe pour le Petit Poucet ; mais en admettant même que Riquet ne soit autre qu’Oberon, nous ne voyons pas pourquoi il n’aurait pas pris ce nom de Riquet dans une des versions françaises de la fable, et il nous semble fort naturel de penser que Perrault l’a reçu avec les débris de cette histoire que lui a fournis la mémoire des nourrices.

Le bibliophile Jacob n’est pas loin de supposer que Perrault nomma ainsi son personnage à cause de son débat avec Riquet, le constructeur du canal du Languedoc. Le grand ingénieur avait proposé d’amener à Versailles les eaux de la Seine, mais Perrault déclara l’entreprise impossible et engagea Colbert à faire niveler, avant de commencer les travaux, le terrain que les eaux devaient parcourir. Comme l’expérience donna raison à Perrault, il n’avait, ce semble, aucun motif de tourner son adversaire en ridicule.

M. Lorédan Larchey nous écrit qu’à ses yeux Riquet, comme le Righetto italien, est l’abréviation d’Henriquet. D’un autre côté, au dire de Littré, Riquet, en patois normand, signifie contrefait, bossu. Faut-il voir dans ce mot l’origine du nom, et doit-on croire que le personnage s’est appelé Riquet parce qu’il était bossu ?

Ou vaut-il mieux penser que ce mot de Riquet est, comme celui de Tartufe, un nom propre devenu nom commun ? Si l’étymologie de M. Lorédan Larchey est exacte, et rien ne prouve le contraire, cette opinion parait la plus vraisemblable.

Ce n’est certainement pas le conte de Perrault qui a fourni ce terme au patois normand, car Riquet à la Houppe est le seul de ses contes en prose qui ne soit pas populaire, par la bonne raison que les nourrices seraient incapables de le raconter.

L’opinion qui voit dans Riquet à la Houppe le roi des gnomes ne date pas d’hier. En 1749 a paru un ouvrage en dix-huit volumes qui s’appelle la Bibliothèque des campagnes.

Le tome II contient une nouvelle intitulée Inès de Cordoue, où se trouve un conte de fées qui, sous ce même titre de Riquet à la Houppe[97], a la prétention de refaire le conte de Perrault en le complétant. Nous allons analyser aussi brièvement que possible l’addition de l’écrivain anonyme.

Une fois expiré le délai que Riquet a accordé à la princesse, la terre s’entr’ouvre sous ses pas. Elle descend insensiblement jusqu’à ce qu’elle arrive dans le royaume où Riquet trône au milieu de ses sujets, tous aussi laids et difformes que leur souverain. La princesse se désole. Riquet lui offre de redevenir bête et de retourner chez son père, ou de l’épouser et de régner sur ses gnomes.

— Je possède, lui dit-il, les trésors enfermés dans la terre : vous en serez la maîtresse, et avec de l’or et de l’esprit qui peut être malheureux mérite de l’être.

On l’accable de fêtes, mais rien ne peut vaincre son mortel dégoût. Pour se délivrer d’un prétendant odieux, Mama reprendrait sans peine sa stupidité, si elle n’avait déjà donné son cœur. Elle épouse donc le gnome, et quelque temps après elle gagne un de ses sujets qui porte de ses nouvelles au bel Arada.

Arada vient la rejoindre et lui rend sa gaieté. Elle commet l’imprudence de se parer de ses plus beaux atours. Surpris de ce déploiement de toilette, Riquet ne tarde pas à découvrir qu’un homme est caché dans son palais. Il ne songe point à se défaire de sa femme : il a trouvé une vengeance plus raffinée.

Vous n’avez pas, lui dit-il, observé le traité à la rigueur. Partageons le différend : vous aurez de l’esprit la nuit : je ne veux pas d’une femme stupide mais vous le serez le jour pour qui vous plaira.

Mama accepte, met toutes les nuits sous le nez de son mari une herbe assoupissante et va causer avec son amant. Par malheur, une nuit que le gnome ronfle comme un orgue, un valet croit qu’il se plaint, accourt à son lit, voit le narcotique et l’ôte.

Riquet, réveillé, cherche partout sa femme et la trouve avec Arada. Il ne dit rien, mais d’un coup de sa baguette il donne à son rival une figure en tout pareille à la sienne propre.

Alors Mama ne distingue plus son amant de son époux. « Elle vit deux maris au lieu d’un et ne sut jamais à qui adresser ses plaintes, de peur de prendre l’objet de sa haine pour l’objet de son amour. Mais peut-être qu’elle n’y perdit guère : les amants à la longue deviennent des maris. »

Ce conte, d’ailleurs assez ingénieux, n’a que douze pages, pourtant il paraît long, tant il est verbeux. En transportant l’action sous terre, l’auteur a essayé de la replacer dans son vrai cadre, mais il n’échappe pas à l’influence de son siècle, et il continue Perrault en poussant de plus en plus le récit vers la Philosophie et l’allégorie.

Huit ans après, Mme Leprince de Beaumont refait Riquet à la Houppe dans le Prince spirituel. Son conte, encore moins pittoresque, plus compliqué, plus long, n’est pas moins alambiqué ni plus intéressant. La princesse refuse de donner la beauté au prince qui lui a donné l’esprit.

« Spirituel me plaît tel qu’il est, dit-elle, je ne m’embarrasse guère qu’il soit beau ; il est aimable, cela me suffit. » Cette conclusion philosophique est la meilleure critique de ce conte artificiel.

Enfin, sept ans plus tard, chose curieuse ! le moins naïf de tous les écrivains, Voltaire nous donne dans Ce qui plaît aux dames une sorte de pendant de Riquet à la Houppe, La vieille édentée,

Au teint de suie, à la taille écourtée,
Pliée en deux, s’appuyant d’un bâton,

qui sauve de la mort un jeune chevalier en lui suggérant une réponse très-spirituelle, qui pour la peine exige que le beau chevalier l’épouse, qui, dans les bras de son vaillant époux, se transforme en

Une beauté dont le pinceau d’Apelle
N’aurait jamais imité les appas,


et qui se trouve enfin être la fée Urgèle, n’est pas autre chose qu’une cousine de Riquet à la Houppe, opérant sur elle-même.

Dans cette ingénieuse historiette, déjà traitée par Chaucer[98], il y a encore beaucoup plus d’esprit que de merveilleux ; mais Voltaire, qui est trop malin pour partager l’avis de son siècle sur les contes de fées, termine le sien par ces jolis vers, si souvent cités et qu’on aime à rencontrer sous la plume de l’impitoyable railleur :

O l’heureux temps que celui de ces fables,
Des bons démons, dos esprits familiers,
Des farfadets, aux mortels secourables.
On écoutait tous ces faits admirables.
Dans son château, près d’un large foyer.
Le père et l’onde, et la mère et la fille,
Et les voisins et toute la famille,
Ouvraient l’oreille à monsieur l’aumônier
Qui leur faisait des contes de sorcier.
On a banni les démons et les fées ;
Sous la raison les grâces étouffées
Livrent nos cœurs à l’insipidité ;
Le raisonner tristement s’accrédite ;
On court, hélas ! après la vérité :
Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite.


LE PETIT POUCET


L’idée fondamentale de Cendrillon est aussi celle du Petit Poucet. L’histoire d’un être faible et méprisé qui arrive à la puissance et à la gloire, a dû plaire en tous lieux, et c’est pourquoi ces contes se retrouvent chez presque tous les peuples.

Ainsi dans une légende pouranique, Vischnou, sous l’apparence d’un nain, gagne une partie de jeu, reprend sa forme et franchit l’immensité en trois pas. Dans les Contes américains recueillis par M. Edward Tylor, le nain Tchakabech monte au ciel et prend le soleil dans ses lacets. Dans les contes zoulous, les Poucets africains Outhlakanyana et Umbadhlanyana, gros comme une belette, triomphent des plus gigantesques cannibales.

Sur les côtes de l’Asie Mineure, en Grèce et en Albanie, nous rencontrons Grain de poivre, Moitié de pois et Noisette ; dans les pays slaves, Maltchik-s-Paltchik, gros comme le doigt, autrement dit Pokatigaroshek, le pois roulant, qui délivre ses frères en tuant le loup et le serpent ; en Norvège, Schmierbock qui, enfermé dans un sac par une sorcière, lui fait manger sa propre fille ; en Allemagne, le Daümling des frères Grimm, qui pénètre par une fente dans le trésor royal ; en Angleterre, Tum Thumb qui, ayant eu pour berceau une coquille de noix, lutte contre les chevaliers de la Table-Ronde ; en Piémont, Piccolino ; dans le Forez, Plan-Pougnet, plein poignet et Gros d’in pion, gros d’un poing, qui, perdu avec ses frères, les ramène à la maison comme le Petit Poucet ; dans le pays Wallon, Pôcè, qui conduit le char de la Grande-Ourse, etc., etc.

Tous ces personnages n’ont pas les mêmes aventures et nous devons nous occuper ici seulement de celles qui appartiennent à notre Poucet. Les éléments de son histoire se retrouvent dans un nombre infini d’autres contes.

Et d’abord les bottes de sept lieues rappellent les rapides sandales de Persée, les talonnières d’Hermès, les chaussures d’or d’Athènè dans l’Odyssée, les souliers de vitesse avec lesquels Loki, dans la mythologie scandinave, s’échappe du Walhalla ; ceux de Jack, le tueur de géants, dans les Contes populaires de la Grande-Bretagne (Loys Brueyre) ; les patins de vitesse des Trois princesses de Blanche-Terre (Asbjörnsen et Moë, traduction Dasent) ; les guêtres de cent lieues du Poirier aux poires d’or, de Luzel ; les pantoufles du roi Poutraka, dans le recueil indien du Kathasaritsagara, par Somadeva-Bhatta, de Cachemire.

On voit des bottes de sept lieues dans les Contes kalmoucks de Siddhi-Kûr : le Prince qui crache de l’or (traduction Busk) ; dans les contes de Bechstein : le Rêve du jeune berger ; dans ceux de Grimm : le Roi de la montagne d’or ; dans ceux de Cavalius et Stephens : le Beau palais à l’est du soleil et au nord de la lune (traduction Thorpe).

Sans parler de la jument de Mahomet dont les enjambées s’étendaient aussi loin que la plus longue vue, ni du balai des sorcières, ni de l’anneau du voyageur, cité par Cyrano de Bergerac dans sa lettre pour les sorciers, ni de la jarretière qui empêche la fatigue, n’oublions pas qu’au moyen âge les magiciens vendaient des chaussures qui communiquaient aux pieds une vitesse extraordinaire.

Les ogres sont partout, à commencer par le Polyphème de l’Odyssée, et l’odeur de chair fraîche se sent dans une foule de contes : dans les Exploits de Svend, conte danois de Karit Etlar (traduction Thorpe) ; dans Shortshanks, courtes jambes, d’Asbjörnsen (traduction Dasent) ; dans Rich Peter the pedlar, Riche Pierre le colporteur (id., ibid.) ; dans les Trolls au bois de Hédale (id., ibid.) ; dans le conte irlandais les Trois couronnes, de Patrick Kennedy ; dans le conte slave les Trois cheveux d’or, de Chodzko ; dans la Princesse Tronkolaine, de M. Luzel, etc., etc.

Les petits cailloux, qui remplacent le fil d’Ariane et le peloton conducteur des contes slaves, nous remettent en mémoire la goutte de sang et la plume que, dans un conte indien, l’héroïne changée en colombe laisse tomber toutes les sept lieues ; la poignée de grains de Sourya-Bai, le joli conte du Deccan que nous avons résumé à propos de la Belle au bois dormant ; le collier de perles que dans The Rakshas’ Palace, autre récit du même recueil, une princesse égrène pour que sa sœur puisse la retrouver ; les pois que sème un prince dans un conte esthonien de Kreuzwald ; les trois sacs de millet, de lentilles et de pois, de la Maison du bois, des frères Grimm ; les trois caillots de sang de la Fille du roi sous les flots, de Campbell ; les sacs de cendres, de graines de lin et de grains de mil, des Deux Filles, conte agenais du recueil de M. Bladé, etc., etc.

Outre ces accessoires, les principaux épisodes se retrouvent en d’autres récits. J’ai déjà cité Finette Cendron à propos de Cendrillon ; il est également question d’enfants perdus au bois dans l’Oiseau rare d’Haltrich (Contes saxons) ; dans les Trois œufs, de Loys Brueyre, cités aussi dans la notice sur les Fées.

Dans Impérissable, de Chodzko, douze frères, nés de douze œufs, s’en vont sous la conduite de Niezguinek, le cadet, demander en mariage les douze filles de l’ogresse Yaga. L’ogresse les couche dans douze lits placés en face de ceux de ses filles.

Averti par son cheval, Niezguinek change les lits de place ; aussi lorsque, à minuit, au commandement de Yaga, descend le glaive enchanté, il tranche la tête des filles[99]. L’ogresse se met ensuite, dans une auge de chêne, à la poursuite des frères que sauve le plus jeune en jetant derrière eux un fleuve et une forêt.

Dans le Chevreuil d’or, de Bechstein, déjà nommé à propos de Barbe-Bleue, deux enfants s’enfuient de la maison d’un ogre dans une petite voiture en or attelée d’un chevreuil d’or. L’ogre et l’ogresse les poursuivent. Arrivés devant un grand lac, les enfants leur échappent en se faisant porter sur l’autre bord par une multitude de canards.

Dans Martin et Martine (Contes d’un buveur de bière) c’est la fille de l’ogre qui sauve le héros en le transformant tour à tour en rosier, en chapelle et en barque.

Le Géant Goulaffre de M. Luzel mêle avec d’autres les aventures du Petit Poucet, et le héros vole à l’ogre non-seulement ses bottes, mais encore la demi-lune qui lui sert de lanterne, sa cage d’or et finit par enlever le géant lui-même qui est brûlé dans une grande plaine.

Le Roi qui va dîner, du recueil de Busk (Contes romains), combine assez maladroitement le début du Petit Poucet avec les Deux Galettes, en ajoutant la baleine de Poucet et Poucette, deux contes du Pentamerone.

Mentionnons encore le récit breton d’Yvon et Finette, si spirituellement conté par M. Laboulaye dans les Nouveaux contes bleus, puis Maol a Chliobain, de Campbell, (traduction Brueyre), où le rôle du Petit Poucet est joué par une jeune fille ; enfin un conte très-informe du Bas-Languedoc, intitulé la Marastre (Revue des langues romanes, t. V, 2e livrai son, page 125).

En menant les enfants au bois pour les perdre, la marâtre leur donne des pelures de pomme. Ils oublient d’en user, sont recueillis par un charbonnier et reviennent à la maison. Ils retournent au bois, munis par leur grand’mère d’un sac de cendres ; mais le sac est épuisé à mi-chemin, et les enfants se perdent. Ce triste dénoûment est très-rare dans les contes[100].

Les deux contes que nous insérons ci-après : Hänsel und Grethel, donné par Grimm d’après différents récits hessois, et Nennillo e Nennella, du Pentamerone, ont l’air d’être les embryons du Petit Poucet. Ils sont d’une fantaisie exagérée et qui devient tout à fait puérile dans le conte allemand.

Si nous devions établir une gradation, nous regarderions volontiers la version italienne comme la première ébauche. La perte des enfants n’y est pas commandée par une nécessité absolue, et c’est le père qui a l’idée de semer des cendres pour que les pauvres petits puissent revenir à la maison.

Dans le conte allemand, le Poucet se dessine : il console sa sœur, lui promet de la sauver et le tente par le moyen connu. Il y a d’ailleurs de gracieux détails, comme celui du petit chat blanc que, pour mieux cacher son jeu, le héros feint d’apercevoir sur le toit.

La maison de pain, couverte de gâteau, est sans doute un arrangement de nourrice pour amuser les enfants à qui ce récit, qui met en scène des personnages de leur taille, a dû être conté plus souvent que les autres.

Remarquons enfin que l’ogresse y périt dans le four comme l’ogre de Finette Cendron, ce qui peut faire croire que Mme d’Aulnoy a connu cette version, ainsi que d’autres contes allemands dont elle a profité, notamment dans l’Oiseau bleu, la Chatte blanche et la Biche au bois.

La seconde moitié de Nennillo e Nennella ne ressemblant en rien au récit de Perrault, mon intention était d’abord de ne donner que la première ; mais je n’ai pas eu le courage de mutiler un conte du Pentamerone.

Ici aurait pu s’arrêter cette notice, si un savant célèbre n’était venu, sans le vouloir, m’en fournir la partie la plus intéressante.

Je n’ai fait que mentionner les Poucets slave, germanique, hellénique, etc., dont les aventures n’ont aucun rapport avec celles de notre héros. M. Gaston Paris les a pris pour thème d’une ingénieuse dissertation, où il a appliqué d’une façon plus complète que les mythologues de son école le système des symboles solaires.

Selon lui, le Petit Poucet est à l’origine un dieu aryen qui vole des bœufs célestes ; il peut être assimilé à l’Hermès enfant des hymnes homériques, et on en a fait chez les Wallons, sous la forme de la plus petite étoile, le conducteur du char de la Grande-Ourse.

Il n’entre pas dans mon plan d’examiner le système de M. Paris ; mais pour mieux l’étayer, le savant linguiste prétend que les contes sur lesquels il se fonde sont les seuls qui contiennent les véritables aventures du Petit Poucet.

Il assure que le récit français met sous son nom une histoire tout autre que la sienne, celle-là même qui fait le sujet du conte allemand de Hänsel et Grethel. Comme nous donnons ce dernier ci-après, nous laissons aux lecteurs le soin de juger s’il ressemble au Petit Poucet, à ce point que les deux récits puissent passer pour identiques.

M. Gaston Paris va plus loin : tout en déclarant que la confusion a pu être opérée en quelques endroits par la tradition, il suppose que Perrault « a recueilli le conte sans le nom, et réciproquement, et les a rattachés l’un à l’autre. »

Nous allons essayer de démontrer que M. Paris se trompe, que notre Petit Poucet n’est pas le produit d’une confusion involontaire, qu’il a son existence propre comme le Daümling allemand, et qu’enfin, si Perrault a modifié dans ses détails le récit que lui a fourni la tradition, il n’a pas été, contrairement à ses habitudes, jusqu’à fabriquer un Petit Poucet avec des éléments de diverse provenance.

Dans sa note sur Hänsel et Grethel, Grimm cite un certain nombre de versions du même conte. M. G. Paris, toujours pour fortifier son système, affirme que plusieurs de ces narrations, notamment celle de Bechstein, n’ont pas d’autre source que le Petit Poucet. Le peu que nous avons dit plus haut du Chevreuil d’or suffit pour montrer combien ce conte s’éloigne de celui de Perrault.

Il ne s’en rapproche qu’en deux points, l’arrivée des enfants à la maison de l’ogre et leur poursuite parce dernier, accompagné d’ailleurs de sa femme. Tout le reste des incidents diffère. Il faut avouer que, si son auteur a pris l’idée du Petit Poucet, il l’a singulièrement transformée.

Les autres contes mentionnés dans la note, qu’ils viennent de la Souabe ou de l’Alsace (recueil de Stœber), de la Suède (Cavallius) ou de la Hongrie (Stier), ou encore du Tyrol (Zingerle), ceux de Caroline Stahl et de Prœhle, ou enfin le Danois Pandekagehuset ne diffèrent d’Hänsel und Grethel que par de menus détails.

Grimm cite ensuite Nennillo e Nennella et Finette Cendron qui, nos lecteurs peuvent en juger, ne s’inspirent pas plus du Petit Poucet que Hänsel et Grethel. Il indique aussi un Poucet allemand qui se rapproche davantage de celui de Perrault.

Celui-ci a six frères et sœurs : obligé de peigner l’ogre, il lui saute dans les cheveux et le tourmente sans relâche ; il fait l’échange des couronnes avec les bonnets et fourre dans les bottes de sept lieues de l’argent et des choses précieuses.

Grimm ne donne pas le titre de ce récit, et ce qu’il en dit est trop vague pour que nous puissions nous prononcer sur sa provenance. Mais dans la liste de M. Paris voici qui est plus précis et plus grave.

Je veux parler du conte qu’Oberlin, le savant philologue, a inséré dans son Essai sur le patois lorrain des environs du Ban de la Roche (Strasbourg, 1775). Ce récit, qu’on trouvera plus loin avec la traduction, contient presque tous les incidents du Petit Poucet, et, plus que le Chevreuil d’or, il doit paraître à M. Paris une imitation du conte de Perrault.

Or, bien loin de partager son avis, nous ne craignons pas de présenter ce conte comme une des versions qui couraient en France au temps où Perrault écrivait ses historiettes.

Il a été publié en 1775, près de quatre-vingts ans après ceux de Perrault ; mais lisez-le attentivement et vous reconnaîtrez tout de suite qu’il a les caractères distinctifs des traditions primitives, et ne le cède pas en ancienneté à celles que les frères Grimm ont éditées trente-sept ans plus tard.

Nous avons montré dans l’Introduction, qu’en 1775 les contes de Perrault étaient dédaignés et oubliés des lettrés et surtout des savants. Les contes en vers étaient même si bien perdus, que le marquis de Paulmy eut beaucoup de peine à les exhumer l’année suivante pour sa Bibliothèque des Romans.

En 1825, dans l’avertissement des Œuvres choisies de Ch. Perrault, Collin de Plancy constatait : encore que jusqu’alors les contes avaient été négligés par la typographie, à tel point qu’il en donnait pour la première fois une édition complète et correcte.

C’est uniquement à titre d’échantillon de patois lorrain qu’Oberlin imprime la Fiaoue du Ptiat Pousset, et voici en quels termes dédaigneux il la présente, page 158, à ses lecteurs :

« Il me vient encore à propos une historiette fort naïve des contrées de Lunéville. Elle renferme quantité de mots et de phrases, dont il serait dommage de frustrer ce recueil. Cependant, ce n’est qu’un conte de vieille pour amuser les enfants. Qu’importe ? Il est question de patois, et, pour le moins, ce morceau est original, et en prose. »

Quoique ce phénomène paraisse aujourd’hui assez bizarre, il est évident qu’Oberlin ne s’est pas aperçu que son récit était le même que celui de Perrault. Plus loin, page 165, il nous avertit que ce morceau lui a été fourni par un M. Cifflé de Lunéville. Reste l’hypothèse où M. Cifflé aurait, sciemment ou non, envoyé à Oberlin une traduction du Petit Poucet.

Il suffit d’examiner le Ptiat Pousset pour voir que cette opinion est tout à fait inadmissible. Et d’abord ce n’est pas sept, c’est onze enfants que le conte lorrain donne au bûcheron. Ce chiffre de sept, que nous avons déjà rencontré tout à l’heure, Perrault l’a choisi évidemment pour qu’il n’y ait pas un trop grand écart entre l’âge de l’aîné et celui du cadet.

C’est même dans le dessein de rendre le rôle de ce dernier moins invraisemblable qu’il a imaginé que la bûcheronne « allait vite en besogne, et n’en faisait pas moins de deux à la fois. » L’aîné peut ainsi n’avoir que dix ans, quand le plus jeune en a sept.

Dans le conte lorrain, en supposant que la mère accouche chaque année, pour que le cadet ait sept ans, il faut que l’aîné en ait dix-sept. Or, quel moyen de croire qu’un pareil bambin mène des frères qui ont plus que le double de son âge ?

La version lorraine ne tient donc pas compte de la vraisemblance, et ce trait, nous l’avons souvent remarqué, est un de ceux où l’on peut reconnaître qu’un récit a été puisé directement à la source populaire.

Le cadet était si ptiat qui n’ato me pu gran qu’lo, ptiat doye : c’est pourquoi on l’avait appelé lo Ptiat Pousset. Perrault a encore corrigé ce détail, et, toujours en vue de la vraisemblance, il a permis au Petit Poucet de grandir. Pour expliquer son nom, il s’est contenté de dire que « quand il vint au monde, il n’était guère plus gros que le pouce. »

M. Paris trouve que c’est là une explication insuffisante, et il en induit, nous le répétons, que Perrault « a recueilli le conte sans le nom, et réciproquement, et les a rattachés l’un à l’autre. » On voit ce que devient l’induction de M. Paris, si la fiaoue d’Oberlin est originale, comme ce dernier l’assure. Continuons de démontrer qu’elle l’est en effet.

Chez Perrault, il survient une famine qui décide la perte des enfants. Chez Oberlin, la famine est inutile : la misère ordinaire au moyen âge, surtout la misère d’un bûcheron chargé de onze enfants, suffit pour motiver la funeste résolution.

Dans Perrault, le Poucet, pour mieux entendre, se glisse sous l’escabelle de son père ; dans Oberlin, ce détail n’existe pas : une chaumière est un logis assez étroit pour que d’un bout à l’autre on y entende ce qui s’y dit même à voix basse. Habitue aux vastes salons du xviie siècle, Perrault ici s’est fourvoyé dans sa poursuite de la vérité.

Sur la foi d’une version plus brute, il a commis une faute plus grave en menant la mère au bois avec son mari pour perdre les enfants. En pareil cas une mère déclare, comme dans le conte patois, « qu’alle meurerὸ pitô qu’ de les mouënè po celet dains lo bos. Soutiendrez-vous que le conteur lorrain a corrigé Perrault en le traduisant ?

Poursuivons. Avec les dix écus du seigneur, l’homme et la femme chez Perrault commencent par se rassasier, après quoi la femme se met à geindre. L’homme seul « fait ripaille » chez Oberlin mieux renseigné ; la femme pleure et lui dit qu’il sera damné pour avoir perdu ses enfants.

Seule la femme les baise en pleurant à leur retour. L’homme la laisse faire, mais quand les deux gros écus sont mangés, il mène les gars au bois sans rien dire et attend la nuit pour les abandonner. C’est un de ces animaux farouches que peint Labruyère, une âme dure, foulée de misère et que la misère rend impitoyable.

Cette façon plus vraie de nous présenter les choses vient sans doute de l’observation inconsciente d’un narrateur placé plus près de ses personnages. Elle nous prive, du reste, il faut le reconnaître, d’un joli détail, celui des miettes de pain mangées par les oiseaux, et ici Perrault reprend la corde.

Il la garde avec le Poucet qui monte au haut d’un arbre, voit la petite lueur bien loin par de là la forêt, et, plus malin que le héros du conte patois, ne prend pas la maison de l’ogre pour la chaumière de ses parents.

Toute cette partie est d’ailleurs beaucoup trop rapide chez Oberlin. Les incidents n’y sont qu’indiqués, comme dans un fait divers ou plutôt un procès-verbal rédigé par une plume illettrée.

On voit que le conteur ignore ou dédaigne l’art de mettre les faits en scène et d’en extraire l’émotion qu’ils doivent produire. On dirait qu’il a hâte d’en finir, et il laisse dans l’encrier la dernière phrase, sans doute une formule puérile semblable à celle qui termine la version des frères Grimm[101].

C’est ici que Perrault triomphe : il a eu raison de développer tout ce passage, puisqu’il y a trouvé les effets les plus pathétiques ; mais il a eu tort de mener ensuite son héros à la cour et de lui donner le rôle de Mercure.

Ses petits lecteurs ne comprennent rien à ses plaisanteries sur le profit différent que le messager des dames tirait de ses courses, selon qu’il portait les lettres aux maris ou les poulets aux amants.

Je me rappelle que dans mon enfance cette fin, enguirlandée de galanterie, me paraissait interminable. J’ai été, quelques années après, fort surpris de voir qu’elle n’occupait guère plus d’une page.

Les enfants ont un instinct étonnant de la mesure : il leur vient en partie d’ailleurs de la difficulté matérielle qu’ils éprouvent dans leurs premières lectures.

De la comparaison entre le Petit Poucet et le Ptiat Pousset, il résulte, ce nous semble, que le premier brille par cette naïveté étudiée qui est le comble de l’art, et que le second se distingue par la naïveté à l’état brut, la naïveté avant le travail du lapidaire et qui tient à l’ignorance des procédés artistiques.

Disons, si l’on veut, que l’un est naïf et l’autre primitif, en d’autres termes, puisé directement à la source populaire, et non dans le conte de Perrault, ainsi que le prétend M. Paris.

Le recueil catalan lo Rondallayre nous offre un récit intitulé lo Noy Petit, le petit gars, qui se rapproche tout autant de celui de Perrault. Les miettes de pain s’y retrouvent comme les cailloux blancs (qui figurent deux fois), et la mère accompagne le père, quand il va perdre les enfants dans la forêt.

Seulement celui-ci ayant d’abord manifesté l’intention de les tuer, on peut supposer que la mère, qui l’en a dissuadé, le suit pour s’assurer qu’il se contente de les perdre.

Lo Noy Petit diffère du Petit Poucet en ce que les enfants ne sont que trois et que l’ogresse les cache dans une armoire. Pendant la nuit, les jeunes gars prennent les trois filles de l’ogre, les transportent dans l’armoire et les remplacent en leur lit, non sans avoir au préalable fait l’échange des bonnets et des couronnes. Le géant va ensuite à l’armoire et mange ses propres filles.

Il est évident que, si le narrateur avait connu le conte de Perrault, il aurait trouvé plus commodes les deux grands lits dans la même chambre que cette armoire où il faut que des enfants en transportent d’autres sans les réveiller. Il n’eût pas non plus fait manger les trois filles par l’ogre en une seule nuit. Ces exagérations, je le répète encore, sont le fait des conteurs primitifs qui cherchent avant tout à émerveiller l’auditoire et ne tiennent aucun compte de la vraisemblance.

À partir du moment où les enfants se trouvent perdus pour la seconde fois, le plus jeune abandonne la direction de la troupe, qui se gouverne toute seule, ce qui est d’un art peu avancé. En outre, le géant n’a qu’une botte, se posa la bota que feya set lleguas de cami a cada pas, ou les enfants se fourrent, quand ils l’ont dérobée. Cette unique botte rappelle l’auge de chêne où la vieille Yaga poursuit les douze frères d’Impérissable. Au dénoûment le Noy Petit enrichit ses parents en vendant la botte à très-bon prix.

Cette fin vaut mieux que l’action de voler cette excellente ogresse qui a si bien accueilli le Petit Poucet et sa bande ; mais les autres incidents sont d’une invention assez grossière pour qu’on puisse regarder aussi le conte du Rondallayre comme antérieur à la rédaction de Perrault.

Pour croire que lo Noy Petit a sa source dans le Petit Poucet, il faudrait avoir une bien pauvre idée de l’ingéniosité espagnole, idée que dément pour nous d’ailleurs tout ce que nous avons traduit du recueil de Francisco Maspons y Labros[102].

M. Gaston Paris conclut son étude en ces termes : « Ni en Italie, ni en Espagne, ni dans les pays celtiques je n’ai trouvé trace du conte ou du nom. Il est donc permis de croire que le conte du Petit Poucet, dans les traits essentiels que j’ai indiqués, appartient en propre aux Slaves et aux Allemands. » Nous avons vu, au contraire, qu’on trouve trace du conte ou du nom aussi bien en Italie qu’en Espagne et dans les pays celtiques. Concluons donc contre M. Gaston Paris que le Petit Poucet français, comme lo Noy Petit catalan, comme le Ptiat Pousset lorrain, est un conte indépendant du Daümling allemand ou slave, qu’il n’est nullement formé de pièces de rapport, et que, s’il n’est pas la plus ancienne forme de cette odyssée en miniature, ce qu’il me paraît impossible de décider, il existe du moins par lui-même, et est, comme l’autre, de souche populaire.

Je terminerai par une remarque qui prouve qu’on ne saurait s’avancer avec trop de précautions dans l’interprétation des mythes solaires.

M. Hyacinthe Husson trouve que les sept filles de l’ogre peuvent faire penser aux sept sœurs dont il est parlé dans le Véda comme de personnifications des lueurs matinales, ou bien aux sept rayons, aux sept flammes d’Agni, ou encore aux sept esprits du mal qui dans le Zend Avesta sont les adversaires des sept Amschaspands.

Dans le cavalier Basile et dans Grimm, les enfants ne sont que deux ; ils sont trois dans Maspons y Labros, trois de chaque côté ; onze des deux parts dans Oberlin, et douze, douze garçons et douze filles, dans Chodzko. Devant ces variantes, que deviennent les interprétations mythiques de M. Husson[103] ?


JEANNOT ET MARGOT

HÄNSEL UND GRETHEL
Contes des Enfants et du Foyer, des frères Grimm, n°15.


Il y avait une fois un pauvre bûcheron qui demeurait au coin d’un bois avec sa femme et ses deux enfants : un garçon qui s’appelait Hänsel et une fille du nom de Grethel.

Ils avaient peu de chose à se mettre sous la dent, et une année qu’il vint une grande cherté de vivres il fut impossible à l’homme de gagner le pain quotidien.

Une nuit qu’il se tournait et se retournait dans son lit sous le poids des tourments, il dit à sa femme :

— Qu’allons-nous devenir ? Comment nourrir nos pauvres enfants, lorsque nous n’avons plus rien pour nous-mêmes ?

— Sais-tu, mon homme, ce qu’il faut faire ? répondit la femme. Demain, à la première heure, nous conduirons nos enfants dans la forêt, là où elle est le plus épaisse. Nous leur ferons du feu et nous donnerons à chacun un morceau de pain. Nous retournerons ensuite à notre travail, et les laisserons tout seuls. Ils ne retrouveront pas le chemin de la maison et nous en serons débarrassés.

— Non, femme, je ne ferai pas cela. Je n’aurai jamais le cœur de laisser mes enfants seuls dans le bois : les bêtes sauvages les auraient bientôt dévorés.

— Idiot ! répliqua la femme. En ce cas nous mourrons de faim tous les quatre. Tu peux raboter les planches pour les cercueils !

Et elle ne lui laissa point de repos qu’il n’eût consenti. « Ces pauvres enfants me font pitié tout de même », disait l’homme à part lui.

Tourmentés par la faim, les deux enfants ne pouvaient s’endormir : ils avaient entendu ce que la belle-mère disait à leur père. Grethel pleurait amèrement. Elle dit à Hänsel :

— C’est fait de nous !

— Tais-toi, répondit Hänsel. Ne te chagrine pas : je saurai nous tirer de là.

Et lorsque les vieux furent endormis, il se leva, mit sa petite veste, ouvrit le bas de la porte et se glissa dehors.

La lune était claire et luisante devant la maison, les cailloux blancs brillaient comme des pièces d’argent. Hänsel se baissa et en emplit ses poches, ensuite il revint et dit à Grethel :

— Console-toi, chère petite sœur, et dors en paix : Dieu ne nous abandonnera pas.

Et il se recoucha dans son lit. Au point du jour, avant le lever du soleil, la femme vint réveiller les deux enfants.

— Levez-vous, paresseux, dit-elle : nous allons fagoter dans la forêt.

Alors elle donna à chacun un petit morceau de pain et dit :

— Voilà votre déjeuner, mais ne le mangez pas tout de suite, car vous n’aurez rien de plus.

Comme Hänsel avait ses poches pleines de cailloux, Grethel mit le pain dans son tablier ; après quoi ils prirent tous le chemin de la forêt.

Quand ils eurent marché un instant, Hänsel s’arrêta et jeta un regard en arrière sur la maison ; il répéta plusieurs fois ce mouvement.

— Qu’est-ce que tu regardes ? lui dit le père, et pourquoi restes-tu en arrière ? Prends garde et ne laisse pas traîner tes jambes.

— Oh ! père, répondit Hänsel. Je regarde mon petit chat blanc qui est posé au haut du toit et qui veut me dire adieu.

— Nigaud ! répliqua la femme. Ce n’est point ton petit chat, c’est le soleil du matin qui brille sur la cheminée.

Hänsel ne regardait pas son petit chat, mais il laissait tomber un petit caillou blanc de sa poche sur le chemin. Quand ils furent arrivés au milieu de la forêt, le père dit :

— Mes enfants, ramassez du bois, je vais allumer du feu pour que vous n’ayez pas froid.

Hänsel et Grethel en eurent bientôt ramassé un petit tas. Quand les ramilles furent allumées et que la flamme s’éleva très-haut, la femme dit :

— Mes enfants, couchez-vous près du feu et reposez-vous. Nous allons couper du bois. Quand nous aurons fini, nous viendrons vous reprendre.

Hänsel et Grethel s’assirent près du feu et, lorsqu’il fut midi, ils mangèrent chacun leur morceau de pain. Comme ils entendaient les coups de hache, ils croyaient que leur père travaillait dans le voisinage. Mais ce n’était pas le bruit de la hache qu’ils entendaient, c’était celui d’une branche que leurs père et mère avaient attachée à un arbre mort et qui le frappait sous l’effort du vent.

À force de rester assis à la même place, ils fermèrent les yeux de fatigue et s’endormirent. Quand ils se réveillèrent, il faisait nuit noire. Grethel se mit à pleurer et dit :

— Comment allons-nous sortir de la forêt ?

Hänsel la consola.

— Attends un petit moment que la lune soit levée, nous trouverons bien le chemin.

Et quand la pleine lune fut levée, Hänsel prit sa sœur par la main et il suivit les petits cailloux qui brillaient comme des pièces d’argent toutes neuves et leur montraient la route.

Ils marchèrent toute la nuit et, au point du jour, ils arrivèrent à la maison paternelle. Ils heurtèrent à la porte. La femme ouvrit et, en voyant que c’était Hänsel et Grethel, elle s’écria :

— Mauvais enfants, pourquoi avez-vous dormi si longtemps dans la forêt ? Nous avons cru que vous ne vouliez plus revenir.

Le père, lui, était enchanté, car il avait le cœur gros de les avoir abandonnés.

Peu après, ils manquèrent encore de tout, et, la nuit, les enfants entendirent la mère qui disait dans le lit au père :

— Voilà qu’encore une fois tout est mangé : nous n’avons plus que la moitié d’un pain et après ce sera fini de rire. Il faut nous débarrasser des enfants. Nous allons les mener plus au fond dans la forêt pour qu’ils ne retrouvent jamais la route. Sans cela nous sommes perdus.

L’homme avait le cœur serré : il pensait qu’il valait mieux partager le dernier morceau avec ses enfants ; mais loin de l’écouter, la femme l’injuriait et l’accablait de reproches.

Quand on a dit A, il faut dire B, et, parce qu’il avait cédé la première fois, il fallait bien qu’il cédât la seconde. Les enfants étaient encore éveillés et avaient entendu cette conversation.

Lorsque les vieux furent endormis, Hänsel se leva[104] et voulut sortir pour ramasser de petits cailloux comme auparavant. Par malheur, la femme avait fermé la porte et Hänsel ne pouvait pas sortir. Il consolait sa petite sœur et lui disait :

— Ne pleure pas, Grethel, et dors tranquille : le bon Dieu nous aidera.

Le matin, de bonne heure, la femme arriva et fit lever les enfants. Ils reçurent leur petit morceau de pain, qui était plus petit encore que la première fois. En marchant vers la forêt, Hänsel émietta le pain dans sa poche et souvent il s’arrêta pour jeter les miettes à terre.

— Hänsel, pourquoi t’arrêtes-tu et regardes-tu derrière toi ? disait le père ; continue ton chemin.

— Je regarde mon petit pigeon qui est posé sur le toit et qui veut me dire adieu, disait Hänsel.

— Nigaud ! répondait la femme. Ce n’est pas ton petit pigeon, c’est le soleil du matin qui brille sur la cheminée.

Hänsel jeta toujours son pain petit à petit sur le chemin. La femme mena ses enfants si avant dans la forêt, que de leur vie ils n’avaient pénétré jusque-là. On y alluma encore un grand feu, et la mère dit :

— Mes enfants, restez là assis, et, quand vous serez fatigués, vous pourrez dormir un peu. Nous allons plus loin couper du bois, et, le soir, sitôt que nous aurons fini, nous viendrons vous reprendre.

Lorsqu’il fut midi, Grethel partagea son petit morceau de pain avec Hänsel, qui avait semé le sien le long de la route. Ils s’endormirent ensuite, le soir arriva et personne ne vint chercher les pauvres enfants. Ils se réveillèrent au milieu des ténèbres de la nuit, et Hänsel consola sa petite sœur en disant :

— Attends, Grethel, que la lune se lève. Nous pourrons voir alors les miettes de pain que j’ai semées et qui nous indiqueront le chemin de la maison.

Quand la lune brilla, ils se mirent en route, mais ils ne trouvèrent plus une seule miette. Elles avaient été mangées par les milliers d’oiseaux qui voltigeaient dans la forêt et dans les champs. Hänsel dit à Grethel :

— Nous trouverons bien le chemin.

Mais ils ne le trouvaient pas.

Ils marchèrent toute la nuit et la journée suivante, du matin au soir, sans sortir de la forêt. Ils avaient grand’faim, car ils ne vivaient que de prunelles, et, comme ils étaient si fatigués que leurs jambes ne voulaient plus les porter, ils se couchèrent sous un arbre et s’endormirent.

Le lendemain matin, il y avait trois jours qu’ils étaient sortis de la maison paternelle. Ils recommencèrent à marcher, mais ils ne faisaient que s’enfoncer de plus en plus dans la forêt. S’il ne leur arrivait bientôt du secours, ils ne pouvaient manquer de périr.

Quand vint midi, ils virent un joli petit oiseau, blanc comme neige, perché sur une branche et qui chantait si bien qu’ils s’arrêtèrent pour l’écouter. Son chant fini, il battit des ailes et voltigea devant eux. Ils le suivirent et bientôt ils le virent se poser sur le toit d’une petite maison.

Ils s’approchèrent et reconnurent que cette maisonnette était faite de pain et couverte en gâteau. Les fenêtres étaient de sucre transparent.

— Nous allons, dit Hänsel, dîner comme en paradis. Moi, je vais manger un morceau de la toiture, et toi, Grethel, tu mangeras un morceau de la fenêtre : c’est plus sucré.

Hänsel leva la main et cassa un morceau du toit pour le goûter ; Grethel s’approcha de la fenêtre et frappa dessus à petits coups. Alors il sortit de la chambre une petite voix grêle.

— Qui frappe, qui frappe, qui frappe ?
Qui frappe à ma petite maison ?

Les enfants répondirent :

— Le vent, le vent,
L’enfant de Dieu !

Ils continuèrent à manger comme si de rien n’était. Hänsel, qui trouvait le toit à son goût, en arracha un grand morceau, et Grethel cassa tout un carreau de vitre. Ils s’assirent et se régalèrent.

Soudain la porte s’ouvrit et il apparut une fort vieille femme qui s’appuyait sur une béquille. Hänsel et Grethel furent saisis d’un tel effroi, qu’ils laissèrent choir ce qu’ils tenaient à la main. La vieille branla la tête et dit :

— Ah ! mes chers enfants, qui vous a amenés ici ? Entrez et restez avec nous : il ne vous arrivera aucun mal.

Elle les prit tous les deux par la main et les introduisit dans sa petite maison. On leur servit un bon repas, qui se composait de lait, de crêpes sucrées, de pommes et de noisettes ; puis on leur apprêta deux jolis petits lits couverts de draps blancs. Hänsel et Grethel se couchèrent, croyant être dans le ciel.

La vieille qui les traitait si bien était une méchante sorcière. C’est dans le but d’attirer les enfants qu’elle avait fait construire en pain cette maisonnette. Lorsqu’un enfant tombait en son pouvoir, elle le tuait, le faisait bouillir, le mangeait, et c’était pour elle un grand régal.

Les sorcières ont les yeux rouges et la vue courte, mais elles ont le nez fin comme les animaux et sentent l’approche des hommes. Quand Hänsel et Grethel s’avançaient vers la maison, la sorcière riait d’un mauvais rire : « Je les tiens, se disait-elle, ils ne peuvent m’échapper. »

Le matin, de bonne heure, avant que les enfants fussent réveillés, elle se leva ; tandis qu’ils reposaient si gentiment, avec leurs joues pleines et roses, elle se disait tout bas : « Cela va me faire un repas succulent. »

De sa main sèche elle saisit Hänsel, le porta dans une petite écurie et l’y enferma. Il eut beau crier, rien n’y fit. Elle s’approcha ensuite de Grethel et la secoua pour la réveiller.

— Lève-toi, paresseuse ; va chercher de l’eau et fais une bonne soupe pour ton frère. Je l’ai mis à l’écurie pour l’engraisser. Quand il sera à point, je le mangerai.

Grethel pleura amèrement, mais ce fut en vain il fallut obéir à la sorcière. On servait à Hänsel les meilleurs repas et à Grethel on ne donnait que des têtes d’écrevisse. Tous les matins, la vieille allait à la petite écurie et criait :

— Hänsel, montre tes doigts que je juge si tu es bientôt assez gras.

Hänsel lui montrait un petit os ; la vieille, à cause de sa mauvaise vue, ne s’apercevait pas du tour et prenait l’os pour le doigt d’Hänsel. Elle s’étonnait qu’il n’engraissât point davantage.

Au bout de quatre semaines, comme Hänsel restait toujours maigre, elle perdit patience et ne voulut pas attendre plus longtemps.

— Hé ! Grethel, criait-elle à la petite fille. Dépêche-toi d’apporter de l’eau. Qu’Hänsel soit gras ou maigre, je veux demain l’égorger et le faire cuire.

La pauvre fille pleurait d’être forcée d’aller querir de l’eau. Les larmes coulaient le long de ses joues, et elle s’écriait :

— Mon Dieu, venez à mon aide. Si les bêtes féroces nous avaient mangés dans la forêt, du moins nous serions morts ensemble.

— Cesse de gémir, disait la vieille : cela ne t’avance à rien.

Le matin, de bonne heure, il fallut que Grethel remplît d’eau la marmite et la mît sur le feu.

— Avant tout, nous allons faire cuire le pain, dit la vieille. J’ai chauffé le four et préparé la pâte.

Et elle poussa dehors la pauvre Grethel vers le four d’où sortaient des flammes.

— Grimpe dedans, disait-elle, et vois si le four est bien chaud, pour que nous puissions y mettre le pain.

Une fois Grethel dedans, la sorcière voulait fermer le four, afin que l’enfant y rôtît et qu’elle pût la manger. Mais Grethel se douta de son dessein.

— Je ne sais, dit-elle, comment faire pour y entrer.

— Petite buse ! répondit la vieille. Tu vois bien que l’ouverture est assez grande : je pourrais y entrer moi-même.

Et elle tournait autour du four et y avançait sa tête. Grethel lui donna une si forte poussée qu’elle l’y enfonça tout au fond. Elle ferma aussitôt la porte de fer et y mit le verrou. La vieille hurla effroyablement, mais Grethel s’enfuit et la sorcière fut brûlée vive.

La petite fille courut droit à l’écurie, en ouvrit la porte et cria :

— Hänsel, nous sommes délivrés ! la vieille sorcière est morte.

Hänsel sauta dehors aussi vite qu’un oiseau, quand on ouvre la porte de sa cage.

Ce fut une grande joie : les deux enfants se jetèrent au cou l’un de l’autre et s’embrassèrent tendrement. Comme ils n’avaient plus peur, ils parcoururent la maison de la sorcière. Ils trouvèrent dans tous les coins des caisses remplies de perles et de pierreries.

— Cela vaut mieux que les petits cailloux, disait Hänsel, et il en bourrait ses poches.

— Moi aussi, disait Grethel, je veux rapporter quelque chose à la maison, et elle emplissait son tablier.

— Et maintenant, dit Hänsel, nous allons voir à sortir de cette forêt de sorcières.

Quand ils eurent marché durant quelques heures, ils arrivèrent à un grand lac.

— Nous ne pourrons le traverser, dit Hänsel : je ne vois ni pont ni passerelle.

— Il n’y a pas de barque, reprit Grethel ; mais tout là-bas nage un canard blanc. Si je le priais de nous passer ?…

Alors elle cria :

— Canard, canard, voici Grethel et Hänsel ; pas de pont, pas de passerelle ; prends-nous sur ton dos blanc.

Le canard s’approcha : Hänsel s’assit dessus et dit à sa sœur d’en faire autant.

— Non, répondit Grethel, ce sera trop lourd pour le canard. Il nous prendra l’un après l’autre.

Le petit animal le fit. Lorsqu’ils furent arrivés de l’autre côté, il leur sembla qu’ils reconnaissaient l’endroit, et tout à coup ils virent au loin la maison paternelle. Ils se mirent alors à courir ; ils se précipitèrent dans la chambre et sautèrent au cou de leur père.

Cet homme n’avait pas eu une heure de repos depuis qu’il avait abandonné ses enfants dans la forêt ; sa femme d’ailleurs était morte. Grethel vida son tablier : les perles et les pierres précieuses roulèrent par la chambre, et Hänsel en jeta de sa poche à pleines poignées. Dès lors, on n’eut plus de soucis et on vécut en grande joie tous ensemble.

Mon conte est fini,
Là court une souris,
Qui l’attrape s’en peut faire un bonnet à poil.


POUCET ET POUCETTE

NENNILLO E NENNELLA
Pentamerone, journée v, conte 8.


Il y avait une fois un père, nommé Jannuccio, qui avait deux enfants, Nennillo et Nennella, qu’il aimait autant que la prunelle de ses yeux.

Par malheur, avec la lime sourde du temps, la Mort rompit les barreaux qui retenaient prisonnière l’âme de sa femme, et à sa place il prit une affreuse harpie qui était une maudite chienne.

Celle-ci n’eut pas plutôt mis le pied dans la maison de son mari qu’elle commença d’être comme un cheval à l’écurie et de dire :

— Suis-je venue céans pour pouiller les marmots d’une autre ? Il ne me manquait plus que de m’empêtrer ainsi des autres et de voir ces araignées autour de moi. Oh ! que ne me suis-je rompu le cou avant de venir dans cet enfer pour manger mal, boire peu et peu dormir à cause du tracas que me donne cette marmaille ! Ce n’est pas une existence supportable. Je me suis mariée pour être maîtresse et non servante. Il faut prendre un parti et supprimer ce mal, ou c’est moi-même qui serai supprimée. Mieux vaut rougir une fois que de pâlir cent. Aujourd’hui plus que jamais, je suis résolue d’en finir ou d’envoyer tout au diable.

Le pauvre mari, qui avait beaucoup trop d’amour pour sa femme, lui dit : — Calme-toi, ma femme, car le sucre coûte cher[105]. Demain matin, au chant du coq, je te débarrasserai de ces ennuis et tu seras satisfaite.

Le matin donc, à l’heure où l’Aurore déploie sa couverture de pourpre pour en secouer les puces à la fenêtre de l’Orient, il passa à son bras un bon panier plein de choses à manger, prit chacun de ses enfants par la main et les conduisit dans une forêt ou une armée de peupliers et de hêtres tenait l’ombre assiégée.

Arrivé en ce lieu, Jannuccio dit :

— Mes chéris, restez là, mangez et buvez gaiement et, quand vous n’aurez plus rien, voyez cette traînée de cendres que je vais semant, ce sera le fil qui vous tirera du labyrinthe et vous mènera tout droit à votre logis.

Il leur donna alors un baiser à chacun et s’en retourna en pleurant à la maison.

Lorsque tous les êtres, cités par les huissiers de la Nuit, payèrent à la Nature la taxe du repos nécessaire, les pauvres petits eurent peur de se trouver dans ce lieu désert où le bruit d’un fleuve, battant les pierres impertinentes qui lui barraient le passage, n’aurait pas fait trembler un Rodomont[106].

Ils s’en allèrent donc doucement, doucement par le petit chemin de cendre, et il était déjà minuit lorsque, sans bruit, sans bruit, ils arrivèrent à la maison.

Pascozza, leur belle-mère, ne les reçut pas comme une femme, mais comme une furie infernale, poussant des cris jusqu’aux cieux, tapant des mains et des pieds, se rebiffant comme un cheval ombrageux et disant :

— La belle chose que voici ! D’où sort cette ordure, cette vermine ? Est-ce qu’il n’y a pas du mercure pour en débarrasser cette maison ? Est-il possible qu’on veuille les y garder pour empoisonner mon existence ? Va, ôte-les de mes yeux avant que j’entende la musique des coqs ou le gloussement des poules ; sinon tu as beau faire, je ne dormirai plus avec toi et demain matin je me retire chez mes parents, car tu n’es pas digne de moi. Ai-je donc apporté tant de beaux biens dans cette maison pour voir les excréments des autres ? Ai-je fourni une si grosse dot pour être l’esclave d’enfants qui ne sont pas les miens ?

Voyant sa barque aller à la dérive et l’affaire devenir chaude, l’infortuné Jannuccio prit alors les enfants et retourna au bois. Il leur donna un autre petit panier plein de choses à manger et leur dit :

— Vous voyez, mes bijoux, en quelle haine vous a la chienne de femme qui est entrée dans ma maison pour votre perte et mon crève-cœur, Restez donc dans ce bois où les arbres, moins cruels, vous feront un abri contre le soleil, où la rivière plus charitable vous donnera à boire sans vous empoisonner et où la terre plus douce vous fournira un tapis d’herbe sans péril. Pour le moment où vous n’aurez plus rien à manger, je vous fais ce sentier de son par lequel vous pourrez venir tout droit chercher du secours.

À ces mots, il détourna la tête afin de cacher ses larmes et de ne pas ôter le courage à ses pauvres mignons.

Ceux-ci n’eurent pas plutôt consommé les provisions du panier qu’ils voulurent retourner à la maison ; mais un âne de malheur avait mangé le son répandu par terre et ils ne purent retrouver la route.

Ils passèrent une partie du jour égarés dans la forêt et se nourrirent de glands et de châtaignes qu’ils trouvèrent à leurs pieds. Comme le ciel protège toujours les innocents, un roi vint d’aventure chasser dans ce bois.

Nennillo fut tellement effrayé par les aboiements des chiens qu’il se cacha dans le creux d’un arbre ; de son côté, Nennella se mit à courir si fort qu’elle sortit de la forêt et se trouva sur les bords de la mer où certains corsaires avaient débarqué pour faire provision de bois.

Ils l’attrapèrent et le capitaine la porta à sa maison, où elle fut adoptée par sa femme qui venait de perdre sa fille.

Revenons à Nennillo. Caché dans le tronc de l’arbre, il était entouré par les chiens qui aboyaient à vous étourdir.

Le prince ordonna de chercher la cause de ce vacarme. On trouva un beau petit garçon qui ne pouvait dire qui étaient ses père et mère, tant il était petit.

Le roi le fit mettre aussitôt dans la carnassière d’un chasseur et porter au palais royal. On l’y éleva avec grand soin, on lui donna des talents et, entre autres, on lui apprit le métier d’écuyer tranchant. Au bout de trois ou quatre ans il devint si habile dans son art qu’il coupait un cheveu en deux morceaux.

Vers ce temps on découvrit que le corsaire qui retenait Nennella était un écumeur de mer. On voulut s’emparer de lui, mais le drôle, qui avait des intelligences dans la place, s’embarqua avec toute sa maison.

Peut-être était-ce une justice du ciel que celui qui avait tant ravagé les mers souffrît en mer la peine de ses crimes.

Il monta sur une frêle barque et à peine fut-il au large qu’une rafale bouleversa les flots et retourna le bateau. Ils burent tous à la grande tasse, excepté Nennella.

Comme elle n’avait pas sur la conscience les brigandages auxquels avaient pris part la femme et les enfants du pirate, elle échappa au naufrage.

Au moment où la barque se retournait, il y avait tout proche un grand poisson enchanté qui, ouvrant un gosier large comme un gouffre, avala soudain Nennella. La jeune fille se crut perdue, mais quelle ne fut pas sa surprise !

Le ventre de ce poisson renfermait de splendides campagnes, des jardins immenses et un château seigneurial avec toutes les commodités imaginables, dont elle devint la maîtresse.

Ce poisson la porta près d’un rocher où au plus fort de la chaleur, quand le soleil lançait sa plus grande volée de flèches, le prince vint prendre le frais, pendant qu’on lui préparait un superbe festin.

Nennillo s’était placé à une lucarne du palais au-dessus du rocher pour aiguiser des couteaux, car il aimait son métier et se piquait d’honneur. Nennella l’aperçut par le gosier du poisson et elle s’écria d’une voix caverneuse :

— Mon frère, mon frère, les couteaux sont repassés, la table est mise et sans toi dans ce poisson la vie m’est odieuse.

Tout d’abord Nennillo ne fit pas attention à cette voix ; mais le prince, qui se tenait sur une autre terrasse, se retourna à cette lamentation, vit le poisson et entendit une seconde fois les paroles. Il fut profondément étonné et envoya quelques-uns de ses gens essayer de prendre le monstre.

Pendant qu’on le tirait à terre, il entendit toujours les mêmes plaintes : « Mon frère, mon frère ! » Il demanda à chacun de ses gens s’ils avaient perdu une sœur.

Nennillo répondit qu’il se souvenait comme d’un rêve qu’alors qu’on le trouva dans la forêt, il avait une sœur dont depuis ce temps il n’avait plus eu de nouvelles.

Le prince lui ordonna de s’approcher de l’animal et de voir ce qu’il en était : peut-être que cette aventure le regardait.

Nennillo s’approcha du poisson qui dressa la tête au-dessus des roches et ouvrit six palmes de gosier.

Nennella en sortit si belle qu’on eût dit une nymphe qui sortait de cet animal par l’incantation de quelque magicien.

Le roi voulut savoir ce qui était arrivé. Ils lui contèrent une partie des malheurs que leur avait valus la haine de leur marâtre ; mais ils ne purent se rappeler ni le nom de leur père ni où était la maison paternelle.

Le roi fit publier que quiconque avait perdu dans un bois deux enfants appelés Nennillo et Nennella, pouvait venir au palais, où l’on en donnerait de bonnes nouvelles.

Croyant que les pauvrets avaient été mangés par les loups, Jannuccio avait toujours eu le cœur triste et inconsolable.

Il courut dans la plus grande joie trouver le prince et lui dit qu’il avait perdu ses enfants. Il conta toute l’histoire, comme quoi il avait été forcé de les porter au bois.

Le prince le reçut avec une mine sévère et lui dit qu’il fallait n’être pas un homme pour se laisser mettre ainsi le pied sur la gorge par une femmelette et mener perdre ses bijoux d’enfants.

Après l’avoir écrasé de ce reproche, il posa sur sa blessure le baume de la consolation et lui fit voir ses enfants que Jannuccio couvrit de baisers durant une demi-heure sans pouvoir s’en rassasier.

Le prince ordonna à Nennillo d’ôter son bonnet rouge et de revêtir des habits de gentilhomme. Il envoya ensuite chercher la femme de Jannuccio et, lui montrant ces deux puces d’or[107], il lui demanda quel supplice mériterait quiconque leur ferait du mal ou les mettrait en danger de mort.

— Pour moi, répondit-elle, je l’enfermerais dans un tonneau et je le roulerais par la montagne.

— Qu’il soit fait comme tu l’as dit ! s’écria le prince. La chèvre s’est blessée de sa propre corne. Bien que l’arrêt soit trop doux, tu l’as porté, tu vas le subir pour avoir traité avec tant de haine les beaux enfants de ton mari.

Et il ordonna d’exécuter la sentence qu’elle-même avait rendue. Il choisit ensuite parmi ses vassaux un gentilhomme fort riche et lui donna Nennella pour femme ; il maria Nennello de même et les pourvut de biens considérables, ainsi que leur père, pour qu’ils n’eussent besoin de personne au monde.

Quant à la marâtre, emprisonnée dans le tonneau, elle fut bientôt délivrée de l’existence et cria par la bonde tant qu’il lui resta un souffle de vie.

Le châtiment tarde, mais malheur à qui l’attend.
Il arrive un moment où tout se paye.


FIAOUE OU CONTE LORRAIN


I n’y évὸ ine foué in paure hôme, ca ine paure fôme, qu’aviont yonze affants. I n’y en évὸ inque qu’atὸ si ptiat, qu’i n’atὸ me pu gran qu’lo ptiat doye ; on lo hoyôza lo Ptiat Pousset ; ma’ latὸ si hayant, si hayant qu’on n’ peuvo jemâ l’ettrepè.

In jo qu’ les affants dremiont, lo Ptiat Pousset ne dreumô me, mâ il en fayôza sambiant. I hoyeù sὸ père qu’ d’hὸ :

— J’ons yonze affants et j’nons pû d’ pain po les neurri. Comma t’a-ce que j’ frons ? je n’ les veu me voër meuri d’ faim d’vaint meu : j’amerὸ meu qu’i soyinssent pagùs dains lo bos.

Lè fôme d’heu qu’alle ne v’lὸ me qu’i soyinssent pagùs, a qu’alle meurerὸ pitô qu’ de les mauënè po celet dains lo bos. Mâ lo pére li d’heùch qu’i les mouënerὸ dains lo bos das qu’i ferô jô.

Lo Ptiat Pousset, qu’évὸ hoyï so pére, s’ leuveù dvaint lo jô, a s’en alleù dsi lo bord d’ lè r’vire, a rèmesseù tôt pien de biancs cayïoux,


FIAOUE OU CONTE LORRAIN


Il y avait une fois un pauvre homme et une pauvre femme qui avaient onze enfants. Il y en avait un qui était si petit qu’il n’était mie plus grand que le petit doigt ; on l’appela le Petit Poucet ; mais il était si malin, si malin qu’on ne pouvait jamais l’attraper.

Un jour que les enfants dormaient, le Petit Poucet ne dormait pas, mais il en faisait semblant. Il ouït son père qui disait :

— Nous avons onze enfants et nous n’avons plus de pain pour les nourrir. Comment ferons-nous ? Je ne les veux pas voir mourir de faim sous mes yeux : j’aimerais mieux qu’ils fussent perdus dans le bois.

La femme répondit qu’elle ne voulait mie qu’ils fussent perdus, et qu’elle mourrait plutôt que de les mener pour cela au bois. Mais le père lui dit qu’il les mènerait au bois dès qu’il ferait jour.

Le Petit Poucet, qui avait ouï son père, se leva avant le jour et s’en alla sur le bord de la rivière ; il qu’i botteù dains ses paches, pi i ’rvenὸ chinzô, et se botteù dains so léye, a i fahin sambiant de dreumi.

So père se ravayin, a hoyïo tortus ses affants, et leu d’heèch qu’ i vlὸ ellè dains lo bos ; mâ lo Ptiat Pousset, qui mairchὸ lo dâré, layeù cheure ses biancs cayïoux lo longe de lè sante.

Quan qu’i feuch dains lo bos, lo pére leu d’heùch do d’mouërè to-là po fâre zutes faigots, a qu’il ellὸ dro hâ-let po fâre lo sin. Mâ quan qu’l y feuch, i s’ saveù dains sè mâhon, a layὸ ses affants dains lo bos.

Quan que l’évin fâ zutes faigots, is epelin zute pére, qui ne répondeùme. Quan qu’i voyin qu’i n’y atὸ pu, les paurats brayïint tot côme des èveules, a se desesperint tot côme des malhouroux.

Mâ lo Ptiat Pousset ne brayô me, a leu d’heùch de s’ couhi, qu’i les ermouënero chinzôs, a leu d’heùch d’ellè évὸ lue. I suiveù les biancs cayïoux ; mâ, côme qu’i n’y évὸ long, i n’èrivin qu’è le neuyïe.

Lo pére, quand qu’il évὸ tu errivè chinzô, évô erci doux gro acus qu’in hôme li dvὸ. Il echetint di pain, de lè châ, a feuch ripayïe. Sè fôme li d’heùch qu’i serὸ daini d’evoi pagù ses affants, a pi alle brayin. Les affants ationt dari l’euch, qu’acoutiont ç’ qu’i d’ hint zô dou. ramassa tout plein de blancs cailloux qu’il mit dans ses poches, puis il revint au logis, se mit dans son lit et fit semblant de dormir.

Son père se réveilla, appela tretous ses enfants, et leur dit qu’il voulait aller dans le bois ; mais le Petit Poucet, qui marchait le dernier, laissait choir ses blancs cailloux le long du sentier.

Quand ils furent dans le bois, le père leur dit de demeurer là pour faire leurs fagots, et qu’il allait là-haut pour faire le sien. Mais quand il y fut, il se sauva dans sa maison et laissa ses enfants dans le bois.

Quand ils eurent fait leurs fagots, ils appelèrent leur père, qui ne répondit pas. Quand ils virent qu’il n’y était plus, les pauvrets se mirent à braire tous comme des aveugles, et ils se désespérèrent comme des malheureux.

Mais le Petit Poucet ne pleurait pas ; il leur dit de se tenir cois, qu’il les ramènerait au logis, et il leur dit d’aller avec lui. Il suivait les blancs cailloux ; mais, comme il y avait loin, ils n’arrivèrent qu’à la nuit.

Le père, en arrivant au logis, avait reçu deux gros écus qu’un homme lui devait. Il acheta du pain, de la viande, et fit ripaille. Sa femme lui dit qu’il serait damné pour avoir perdu ses enfants, et puis elle pleurait. Les enfants étaient derrière l’huis qui écoutaient ce qu’ils disaient aux deux.

Quan qu’i hoyin zute mére que brayὸ, i d’heùch tortus :

— No vace, mè mére, j’ sons dari l’euch.

Lè pauratte corrin è ses affants, qu’alle croyὸ qu’ lo lou évὸ maingi à les baheù en brayant. Alle les fayeù maingi, a leu bayeù di pain, d’ lè châ, di froumaige, ca tot pien d’âtes yecs, qu’i maingin tot côme des anfamés. I d’mouërinzâ en let chinzô doux jos.

Mâ quan qu’ les doux gro acus feuch maingi, lo pére les mouënὸzo tortus dains lo bos, sans rin dir, a les y layὸ qu’i fayὸsa jà neuyïe. Les paurats ne qu’nachim pu lè sante, po sâtè fiù di bos. I hoyin les lous que gueuliont tot conte zôs, i greulliontza de tot zutes côrs.

I merchin dains lo bos, a y voyin bin long dvaint zôs enne chandôle qu’atὸ ellmayïe. I y feuche tot drô, a y crayont qu’ ç atô zûte mâhon. Quan qu’i feuch è l’euch, i toquin : tac, tac.

— Qui ace ? — Ç’a nos.

On leu si euvrè l’euch, a i voyin enne vie fôme, qui leu d’heù :

— Heun ! mes paures affants, qu’a-ce que v’ veulé ? ç’a toceu lè mâhon d’in ogre, que va erveni tot è l’houre, a que vos maingerὸ.

I repondeuch qu’ is aimiint mue y éte maingi

Quand ils ouïrent leur mère qui brayait, ils dirent tous :

— Nous voici, ma mère, nous sommes derrière l’huis.

La pauvrette courut à ses enfants qu’elle croyait mangés par le loup et les baisa en pleurant. Elle les fit manger et leur bailla du pain, de la viande, du fromage et tout plein d’autres choses qu’ils mangèrent tout comme des affamés. Ils restèrent au lit chez eux deux jours.

Mais quand les deux gros écus furent mangés, le père les mena tretous dans le bois, sans rien dire, et les y laissa qu’il faisait déjà nuit.

Les pauvrets ne surent pas reconnaître le sentier pour sortir du bois. Ils entendaient les loups qui hurlaient tout contre eux et ils tremblaient de tous leurs membres.

Ils marchèrent dans le bois et ils virent bien loin devant eux une chandelle qui était allumée. Ils y furent tout droit, croyant que c’était leur maison. Quand ils furent à l’huis, ils toquèrent : tac, tac.

— Qui est-ce ? — C’est nous.

On leur ouvrit la porte et ils virent une vieille femme qui leur dit :

— Heun ! mes pauvres enfants, qu’est-ce que vous voulez ? C’est ici la maison d’un ogre qui va revenir tout à l’heure et qui vous mangera.

Ils répondirent qu’ils aimaient mieux être mangés pa lue, que pa les lous. Lè fôme les perneù, a les botieù d’ so lo léye.

Quan qu’ l’ogre ervenὸ, i d’heùch en entrant è sè fôme :

— Mè fôme, i fiâre lè châ frâche, ns, ns, ns, i fiâre lè châ frâche.

Lè fôme li d’ho qu’ ç’atὸ lo bue qu’atὸ è lè brouche. Mâ i n’ lè croyi me, a roûateù d’ sὸ lo léye, a i les tireù tortus pa lo pîd, a d’heùch, qu’ ça c’erὸ po son djuni.

Il évὸza yonze bâcelles, et i botteù les ptiats gachenats couchi dains lè méme champe. Ma i botteù des bounnats d’or è bâcelles, a des bounnats de tôle è gachenats.

Mâ, quan qu’i dremin, lo Ptiat Pousset perneù les bounnats d’or è bâcelles et leu botteù les bounnats de tôle.

Quan qu’l’ogre, qui évὸ faim, vneù lè neuyïe toué les affants, po qu’i n’ se sâveussent me, i touὸza les bâcelles, a layo les ptiats gachenats, pace qu’il evint les bounnats d’or.

Quan qu’i feuch ertorné dains sὸ léye, lo Ptiat Pousset ravayeù ses frères, à leu d’heùch qui falὸ sâtè fiù d’ lè mâhon. Ai s’ellin vitement dains lo bos, d’où qu’i s’ couèchin dzo ine rouche.

L’ogre, quan qui s’ ravayeù, volin maingi les ptiats gachenats, mâ i treuvin qu’il évὸ toué ses bâcelles. I pernin ses bouttes de sat liùs, a feuch par lui que par les loups. La femme les prit et les mit sous son lit.

Quand l’ogre revint, il dit en entrant à sa femme :

— Ma femme, il sent la chair fraîche, ns, ns, ns, il sent la chair fraîche !

La femme lui dit que c’était le bœuf qui était à la broche. Mais il ne la crut pas, il regarda sous le lit, les tira tretous par le pied et dit que ce serait pour son déjeuner.

Il avait onze filles, et il mit les petits garçonnets coucher dans la même chambre. Mais il mit des bonnets d’or à ses filles et des bonnets de toile aux garçonnets.

Mais quand elles dormirent, le Petit Poucet prit les bonnets d’or aux filles et leur mit les bonnets de toile.

Quand l’ogre, qui avait faim, vint la nuit tuer les enfants, pour qu’ils ne se sauvassent mie, il tua les filles et laissa les petits gars, parce qu’ils avaient les bonnets d’or.

Quand il fut retourné dans son lit, le Petit Poucet réveilla ses frères et leur dit qu’il fallait s’enfuir de la maison. Ils s’en allèrent bien vite dans le bois, où ils se couchèrent sous un rocher.

L’ogre, quand il se réveilla, voulut manger les petits garçonnets, mais il trouva qu’il avait tué ses filles. Il prit ses bottes de sept lieues, s’en fut dans le bois et arriva contre le rocher ; mais il ne trouva dains lo bos, i errivὸ conte lè rouche, a i n’ trovὸ me les affants, qu’ationt couèchi d’zou. Il évin b’san de dremi a i s’en dreumὸza dsi’ le rouche.

Quan qu’ lo Ptiat Pousset l’oyïoza ronffyï, i li preneù ses bouttes de zat liùs, i feuch chin lè fôme de l’ogre a li d’heùch qu’ son hôme atὸ ettrepè pa les volou, a qu’i li évὸ bayï ses bouttes de sat liùs po quouèr d’ le mnoye po leù bayi.

Le fôme li bayeù tôt pien d’airgent po recheti sὸ méri. Mà lo Ptiat Pousset feuch chin so pére évὸ cet airgent, etc., etc. point les enfants qui étaient couchés dessous. Il eut besoin de dormir, et il s’endormit sur le rocher.

Quand le Petit Poucet l’ouït ronfler, il lui prit ses bottes de sept lieues, s’en alla chez la femme de l’ogre, et lui dit que son homme avait été attrapé par les voleurs et qu’il lui avait baillé ses bottes de sept lieues pour aller quérir de la monnaie afin de leur bailler.

La femme lui bailla tout plein d’argent pour racheter son mari. Mais le Petit Poucet s’en alla chez son père avec cet argent, etc., etc.


CONCLUSION


Charles Perrault nous a laissé onze contes dont cinq médiocres et six admirables : ces derniers sont le Petit Chaperon rouge, la Barbe Bleue, le Chat botté, Cendrillon, le Petit Poucet et la première moitié de la Belle au bois dormant.

C’était un homme d’infiniment d’esprit qui a eu la chance de rencontrer une douzaine de sujets très-heureux, œuvre collective de génies inconnus et de la tradition populaire, qui les a traités en se jouant, qui en a exécuté la moitié avec un charme incomparable, et qui pour cela durera autant que notre plus grand écrivain : La Fontaine, lequel a dépensé sa vie à rimer une centaine de petits chefs-d’œuvre.


FIN


TABLE DES MATIÈRES


    L’Ourse 
 105
    Rose·des-Bois 
 144
 184
    Gagliuso 
 219
 229
 251
    Aschenputtel 
 287
 298
 346
 359
 379


  1. Walckenaer a un moment attribué à Perrault l’Amour vengé, une agréable idylle de La Fontaine
  2. Ce recueil se compose de trente parties reliées en cinq volumes in-12. Bibliothèque de l’Institut, AA, 304. Arsenal, 12086.
  3. Boileau a été au-devant de l’objection. Selon lui, au jugement d’Aristote, « l’Odyssée est un ouvrage tout comique. » Or, il n’y a rien de pareil dans Aristote qui, au contraire, fait sortir la tragédie de l’Odyssée aussi bien que de l’Iliade. Boileau, qui appelle le Roland furieux un poème héroïque et sérieux, confond ici le bas avec le simple, le plaisant avec le naïf.
  4. Perrault aurait pu ajouter que cette historiette, écrite il y a plus de sept cents ans, commence comme un conte de fées : Erant in quádam civitate rex et regina….
  5. Voir d’ailleurs l’excellente édition de La Fontaine, par M. Louis Moland (Garnier, 1876), où cette vérité éclate à chaque page.
  6. On jugera peut-être que, dans cette découverte d’un style, nous faisons au jeune Perrault d’Armancour une part trop considérable et au-dessus de la portée d’un enfant. Pour répondre à cette objection, nous demanderons la permission de citer la lettre ci-dessous. Elle a été écrite, après le siége de Paris, par une petite fille de onze ans qui venait de passer une année entière loin de ses père et mère, et qu’on hésitait à faire ramener dans la ville en proie aux premiers troubles de la Commune.
    « Villers-sur-Mer, 15 mars 1871.
    « Mon cher père,
    « Tu ne sais pas ? Eh bien ! tout le monde part, et nous, nous ne partons pas. Tous nos amis partent demain, et moi je pleure !… Je voudrais bien vous voir. Je parle du moment où nous allons partir, et puis je pense que ce n’est pas demain, et je me mets à pleurer, et puis je dis à grand’mère que je ne veux plus rien faire ; puis, cinq minutes après, comme je m’ennuie, je reprends mon tricot et je tricotte. Au fait, tu ne sais pas ? Eh bien ! j’ai fini mes bas. Ils ont des petits pieds comme des petits amours ; ils sont tout à fait jolis. Je suis en train de faire une garniture de bonnet pour le petit D. Mme D. part demain à cinq heure du matin, et nous, nous ne partons pas ! J’ai cependant tout ce qu’il faut pour partir : je suis vaccinée, ça a bien pris, les croûtes sont tombées et j’ai une mine excellente. Fais-nous donc bien vite revenir. Si tu savais comme j’ai envie de vous voir !
    « Vois-tu, j’ai dis à grand’mère : Brûle tout le bois que nous avons pour partir plus vite ; grand’mère a répondu que ce ne serait pas cela qui nous ferait partir plus vite.
    « Au fait, tu ne m’a pas encore dis comment allait Cora* si on l’avait mangée ou si elle vivait encore.
    « Adieu, mon cher père, je t’aime et t’embrasse,
    « Ta fille,
    « FRANÇOISE.
    « Tu diras à mère Anne que je l’embrasse. Grand’mère te fais ses compliments. »
    Cette lettre est authentique. Nous n’avons fait que la ponctuer et, ainsi qu’on l’a vu, nous en avons respecté les fautes d’orthographe. Croit-on que l’enfant qui a trouvé dans sa tête et dans son cœur cette page si naturelle et si naïvement passionnée, — non toutefois sans une pointe de malice, — n’eût pas été capable d’écrire de mémoire un Petit Chaperon Rouge à l’état brut, quelque chose comme la version patoise du Petit Poucet que nous donnons plus loin ?
    *Sa tortue.
  7. L’écart serait plus grand encore, si nous comparions la prose des contes avec la prose mêlée de vers des allégories froides et alambiquées qui ont pour titres : Dialogue de l’Amour et de l’Amitié, le Miroir ou la Métamorphose d’Orante, et enfin le Labyrinthe de Versailles où Perrault a rimé une trentaine de moralités galantes péniblement tirées des fables d’Ésope.
  8. Un seul fait pourrait peut-être invalider notre système. Dans son Traité des Matériaux manuscrits (1836), Alexis Monteil raconte, t. II, p. 181, qu’il possède un manuscrit de l’année 1618 (in-4*, basane bleue, filets), qui a pour titre : Contes de Fée, et dont le style, « pour la forme et la gracieuse naïveté, » ressemble, dit-il, à celui de Perrault. Nous avons vainement recherché ce manuscrit. Que contient-il et Perrault l’a-t-il connu ? S’il existe encore, nous saurions un gré infini à son propriétaire actuel de vouloir bien nous le communiquer.
  9. Dans son Troisième Entretien sur le Fils naturel, Diderot se demande, sans nommer Perrault, pourquoi la situation de l’héroïne de la Barbe bleue au haut de la tour, qu’il reconnaît d’ailleurs être fort pathétique, n’attendrit pas un homme sensé, comme elle fait pleurer les petits enfants, « C’est qu’il y a, dit-il, une Barbe bleue qui détruit son effet. »
  10. i. On se demande pourquoi la récente édition Jouaust, d’ailleurs si élégamment illustrée, a réimprimé cette dissertation qui est aujourd’hui par trop insuffisante.
  11. i. Ce très-rare exemplaire de l’édition princeps repose, magnifiquement relié, à la Sorbonne (bibliothèque de M. Cousin, 9677). Il est orné d’un très-médiocre frontispice de Clouzier. C’est cette gravure par trop naïve que, sur la couverture de ce volume, M. Rickebusch a reproduite aussi exactement que le permettaient le bon goût et les lois de la perspective.
  12. i. Textuel.
  13. Ce dictionnaire existe, mais nous n’avons pu nous le procurer.
  14. Dans les Prolégomènes de son Histoire de la poésie Scandinave, M. du Méril invoque l’autorité de Ph. Foresti et de Jean Bouchet (Annales d’Aquitaine, 1, 3). Nous n’avons rien trouvé concernant Griselidis dans les Annales d’Aquitaine. Peut-être M. Du Méril a-t-il confondu Bouchet avec Noguier, qu’indique le passage suivant de Legrand d’Aussy (Fabliaux, t. II, édit. Renouard. Paris, 1829) : « Noguier (Histoire de Toulouse, p. 167) prétend que Griselidis n’est point un nom imaginaire, et que ce phénix des femmes a existé vers l’an 1003. Philippe Foresti, historiographe italien, donne aussi son histoire comme véritable. » Noguier et Foresti sont complètement dépourvus d’autorité, et cette opinion est celle de la Biographie Didot. Dans son Histoire tolosaine (in-f°, 1559), Noguier a reproduit servilement tous les contes que ses devanciers avaient empruntés à des traditions populaires. Les anecdotes merveilleuses qui précèdent et qui suivent les quatre lignes qu’il a consacrées à Griselidis sont d’une absurdité choquante. Quant à Foresti, dans son De Claris mulieribus christianis commentarius (Ferrare, in-f°, 1497), la biographie de Griselidis vient immédiatement après celle de la fausse papesse Jeanne. Son ouvrage contient de plus les histoires de Minerve, Junon, Diane, Cérès, etc., etc., qui sont sans doute « véritables » au même titre que celle de la marquise de Salusses. Il ajoute, du reste, dans son Supplément des Chroniques (Venise, 1483) : « L’histoire de Griselidis étant digne de servir d’exemple, comme je la trouve écrite dans François Pétrarque, je me suis déterminé à l’insérer dans cet ouvrage. » Le père Foresti n’a donc pas ici d’autre garant que Pétrarque ; or, comme le fait très-bien remarquer Ginguené (Histoire littéraire de l’Italie, t. III), Pétrarque donne à entendre que Boccace a pris dans les traditions orales ce sujet qui était populaire en Italie. Voici, en efiet, ce qu’il dit dans sa lettre à Boccace : « J’ai cru que cette histoire pourrait plaire à ceux mêmes qui ne savent pas notre langue, puisque l’ayant entendu raconter depuis bien des années, elle m’avait toujours plu, et qu’elle vous avait fait tant de plaisir à vous-mrême, que vous ne l’avez pas jugée indigne d’être écrite par vous en langue vulgaire, et d’être mise à la fin de votre ouvrage, où les règles de l’art enseignent qu’il faut placer ce qu’on a de plus fort. »
  15. i. T. I, p. 74.
  16. i. T. I, p. 226.
  17. i. Legrand d’Aussy a cité le Parement des Dames. Cet ouvrage est d’Olivier de la Marche, né cinquante ans après la mort de Boccace. Dans le quinzième chapitre se trouve en prose l’histoire abrégée de Griselidis, et elle semble imitée du Décaméron. On a signalé aussi le Lai du Frêne, de Marie de France. L’héroïne s’y conduit comme Griselidis, et, sans montrer son chagrin, prépare soigneusement tout ce qu’il faut pour le mariage qui doit la chasser du château, mais ce n’est qu’une concubine. La situation n’est certes pas la même, et d’ailleurs elle n’est guère qu’indiquée. Il n’y a là qu’un des éléments du conte, et un pareil point de départ supposerait chez Boccace un travail de refonte beaucoup plus considérable qu’on n’avait l’habitude de le faire à cette époque.
  18. i. C’est dans les conteurs du xive siècle qu’il faut lire ce passage pour en apprécier toute la grâce naïve : «… Nue vins de chies mon père et nue là retournay se tu ne reputes et tiens chose vil et mal gracieuse, comme je crois que tu feroies, que ce ventre-cy qui a porté les enfants que tu as engendrez soit veu nuz ou descouvert au peuple ; pour la quelle chose se il te plaist et non autrement, je te supplie que, ou prix et pour la virginité que je apportay avec toi, la quelle je n’emporte mie, laisse-moi une des chemises que je avoie quand j’estoie appellée ta femme. » Lors ploura forment de pitié le marquis, si que à paine contenir se povoit ; et ainsi, en tournant son visage en pleur tout troublé, à paine puet dire mot. « Doncques te demeure, dist-il, celle que tu as vestue. » « Et ainsi se parti celle sans plourer, et devant chacun se devest, et seulement retint la chemise que vestue avoit, et la teste découverte s’en va et en cet estât la virent plusieurs gens plourans et maudissans fortune ; et elle seule ne plou-roit point, ne ne disoit mot. Et ainsi se retourne en l’ostel de son père, et ly bons homs son père qui adès avoit le mariage suspet, ne oncques n’en avoit esté seur, ains doubtoit touziours que autre chose n’en avenist, vient à l’encontre des gens à cheval sur son sueil, et de la povre robelète que touziours luy avoit gardée la couvrit à grant mésaise, car la femme estoit devenue grande et embarmé, et la povre robe enrudié et empirée… » (Bibliothèque nationale, Ms 1165.)
  19. i. Le livret de la Bibliothèque bleue procède de la traduction latine de Pétrarque, et non, comme l’a dit Collin de Plancy, de la version française de Le Maçon. Il contient du reste de fort jolies choses. Dans son Histoire des livres populaires, M. Ch. Nisard en donne une édition intitulée le Miroir des Dames ou la patience de Griselidis, autrefois marquise de Salusses, où il est montré la vraie obéissance que les femmes vertueuses doivent à leurs maris. Tours, chez Ch. Placé, in-18 de 14 pages. Ce récit porte le cachet du xviie siècle et doit être celui que Perrault a eu sous les yeux. Bien que trahissant une main peu habile, il n’en est pas moins charmant de naïveté. Nous y avons noté les traits suivants qui peignent tout d’abord les caractères des personnages. Le marquis ne prend pas, comme dans la version de Boccace, la peine de prévenir à l’avance le père de Griselidis. Sûr d’être agréé, il fait dresser la table du festin et part avec ses invités pour chercher la mariée. Il la rencontre devant sa cabane, portant, comme Rébecca, une cruche d’eau sur la tête. Il lui commande de faire venir son père, et, après avoir demandé à celui-ci la main de sa fille, il entre dans la chaumière et dit à Griselidis : « Il faut que tu sois ma femme, n’en es-tu pas bien aise ? » « Elle fut bien surprise de ces paroles, continue le conteur, et de voir de tels hôtes dans sa cabane. Elle répondit : « Monseigneur, je sais bien que je ne suis pas digne d’être la moindre de vos servantes, néanmoins, si c’est votre volonté et celle de mon père, je ne vous dois désobéir en rien. » Et quand le marquis lui a posé ses conditions, elle lui répète encore : « Il me suffit d’être la moindre de vos servantes. Toutefois, puisqu’il plaît à votre grandeur, je prie Dieu que votre volonté soit mon bonheur. » On croit entendre les paroles de la Vierge par excellence à l’ange de l’Annonciation : écce ancilla Domini, fiât mihi secundum verbum tuum, et cette humilité craintive, qui s’effraye d’un destin si éclatant, prépare admirablement le lecteur à trouver toutes naturelles la patience et la soumission que montrera plus tard la pauvre paysanne.
  20. i. Dans les Nibelungen, Ragnar promet d’épouser Krâka si elle se présente à lui sans être nue, ni vêtue, ni repue, ni à jeun, ni seule, ni accompagnée de personne. La prétendue fille de Sigurd et de Brynhild vient enveloppée d’un filet et de sa chevelure, ayant goûté de l’ognon et suivie d’un chien.
  21. i. Comparer aussi Griselidis avec la Pucelle de RoussilIon. Décaméron, 3e journée, 9e nouvelle.
  22. Niais.
  23. Génie malfaisant qui se transforme à sa guise.
  24. H δἐ γυνὴ… φησὶ… « οὐδἐν ἀλλο ἀγαπητιϰώτερον εἰς τοὺς ἀνθρώπους ἐστί, ἤ μόνον τὸ ϰοιμᾶσθαι ἄνδρα μετὰ γυναιϰὸς. Ζήτησον οὖν τὸν θεὸν πολλοὺς ὄρχεις γενέσθαι ἐν τῷ σώματι σου. »
  25. … καί, ἅμα τῇ εὐχῇ αύτοῦ, ὅλον τὸ σῶμα γέγονε μεστὸν καί νεφρῶν καί ὄρχεων.
  26. « Καί παρακάλεσον τὸν θεὸν διὰ τοῦ ἑνὸς ῥήματος τοὺς ἰθυφάλλους τούσδε ἀπὸ σοῦ διαβῆναι. »
  27. « Καί ἅμα… αἰτεῖται παρὰ θεοῦ, καί ἐλευθερῶθη τῶν ὅρχεων ἔχασε δὲ μετὰ τούτων καὶ ἅπερ εἶχεν ἀπὸ γενέσεως. »
  28. Η δέ φησί… « Ζήτησον τὸν θεὸν τοὺς ἀπὸ γεννήσεως σου ὄρχεις λαβεῖν. »
  29. xvi Les Trois Souhaits, traduits par MM. Félix Frank et A. Alsleben dans les Contes allemands du temps passé (Didier, 1869).
  30. i. On pourrait citer encore le commencement de l’épisode d’Éléonore d’Aquitaine dans le Victorial, de la légende de Santa Uliva, de la Historia del rey de Hungria, de la Figlia del re di Dacia, etc., etc.
  31. 1. Cette garde-robe pourrait bien avoir suggéré à Calderon l’idée de l’armoire dont se sert l’héroïne de son Esprit follet pour intriguer l’homme qu’elle veut épouser. Elle a pu provenir elle-même de la grande harpe où, dans les Nibelungen, Heimi enferme la prétendue fille de Sigurd et de Brynhild, en la nourrissant d’un oignon « si nutritif qu’il suffisait d’en manger pour n’avoir pas besoin d’autres aliments. » Ajoutons que, dans la suite de l’histoire, les ravisseurs de l’enfant lui donnent le nom de Krâka (corneille), lui rasent la tête, l’enduisent de poix, lui rabattent sa coiffure, la couvrent de haillons et l’occupent aux plus vils travaux afin de dissimuler sa beauté.
  32. 1. Sans doute le loup du Petit Chaperon rouge.
  33. 1. Il est à remarquer que, comme les dieux antiques, les héros de Perrault ont chacun leur attribut, un détail qui frappe l’esprit et s’impose à la mémoire. L’héroïne des Souhaits ridicules a son aune de boudin ; Peau d’Ane, sa peau et ses robes ; la Belle au bois dormant, son château enchanté ; le Chaperon rouge, son chaperon ; la Barbe bleue, sa barbe ; le Chat botté, ses bottes ; l’héroïne des Fées, ses pierres précieuses ; Cendrillon, sa pantoufle ; le Petit Poucet, ses cailloux ; Riquet lui-même a sa houppe et Griselidis aurait certainement sa chemise, si Perrault avait écrit le conte en prose.
  34. La mamma de la stessa bellezza.
  35. 2. A zizze spremmute. Ma malédiction à seins pressés.
  36. Starace était probablement un criminel fameux à l’époque.
  37. Che vedde spilata patria.
  38. A la cossa. Proverbes.
  39. Magique.
  40. Chiommiento, Commentaire.
  41. i. Nous supprimons la fin de la phrase qui est trop scabreuse, Nous ne pouvons même pas la donner dans le texte, qui se trouve être ici beaucoup trop transparent.
  42. Avec leur courte honte.
  43. 2. L’expression est plus énergique, mais trop grossière pour être rendue littéralement.
  44. A portare lo quatierno pe saudare li cunte amoruse.
  45. Textuel.
  46. Sportone, grand cabas où les paysans portent leurs fruits au marché.
  47. Le rotolo vaut mille quatre-vingt-neuf drachmes.
  48. . M. Loys Brueyre cite d’autres exemples. Voir dans ses Contes populaires de la Grande-Bretagne les traditions intitulées la Princesse grecque et le jeune jardinier. Vieillesse d’Oisin, l’Enchantement du comte Gérald, Musique du ciel, les Escaliers du géant Mac-Mahon.
  49. Bidasari, le curieux poème malais que M. Louis de Backer a traduit d’après la version néerlandaise de Van Hœuvell (E. Pion, 1875), nous paraît être un long développement de la vieille tradition de Blanche-Neige.
  50. Si Gustave Doré avait connu la version allemande, où les mouches dorment le long du mur, il ne nous eût pas fait voir, par une singulière inadvertance, les araignées filant leur toile dans le palais endormi ; de même, s’il avait lu la version en vers de Peau d’Ane, il aurait laissé de côté le vieux druide de la traduction en prose, qui ne détonne pas moins dans un conte de fées que le casuiste auquel le traducteur l’a substitué. Ajoutons bien vite que, malgré ces légères taches, le Perrault illustré est un des plus beaux livres qui soient sortis du merveilleux crayon de Gustave Doré.
  51. Sous ce titre, Suli, Perna e Anna, le Soleil, la Perle et Anna, le recueil des Contes siciliens, de M. G. Pitre (Palerme, 1875), contient une Belle au bois dormant d’arrangement assez médiocre, qui ressemble en général à celle du Pentamerone avec cette différence que, comme chez Perrault, le rôle de l’épouse y est joué par la mère du prince.
  52. Ne couze li frutte d’ammore.
  53. i. Cuccu.
  54. Nom de la méchante femme qui, dans les Deux Galettes, que nous donnons plus loin, substitue sa fille à sa nièce.
  55. Che te gaude maritemo.
  56. Haveva pigliato possessione de lo terretorio suio.
  57. À Naples, on exposait les têtes des suppliciés dans des cages de fer scellées au haut des murs du palais de justice. ( Vicaria.)
  58. i. Faut-il citer, à titre de rapprochement, la fable suivante qui, dans la mythologie allemande, se rattache à la fête du printemps :
        Toser, le prince des géants d’hiver, a enlevé le marteau de Donar, le dieu du tonnerre, et l’a caché à huit lieues sous terre. Il ne le rendra que si on lui donne pour femme Frouwa, la Vénus germanique. Donar s’habille en épousée et, accompagné de Loki, le plus rusé des dieux, qui s’est déguisé en servante, il part pour le pays des géants. Au festin des noces, la fiancée mange à elle seule un bœuf tout entier, huit saumons et toutes les friandises destinées aux femmes. Elle boit de plus trois tonneaux d’hydromel.
        — Je n’ai jamais vu, dit Toser, fiancée tant manger et tant boire.
        — C’est, répond Loki, qu’elle jeûne depuis huit jours, tant était grand son désir de vous voir !
        À ces mots, Toser, avide d’embrasser la fiancée, lève son voile, mais à la vue de ses yeux il recule épouvanté jusqu’au bout de la salle et s’écrie :
        — Qu’ils sont terribles, les yeux de Frouwa !
        — C’est, répond Loki, que depuis huit nuits elle ne dort pas, tant est grand son désir de vous voir !
        Toser alors fait chercher le marteau pour le placer, selon la coutume, sur les genoux de la fiancée. Donar s’en saisit et abat le prince des géants. (Colshorn, Deutsche Mythologie, p. 139, et suiv.)
        Ne dirait-on pas le premier germe du dialogue entre le loup et le petit Chaperon rouge ?
  59. i. Pour varier, la Belle au bois dormant « outre qu’elle est l’image de la lumière céleste envahie par la nuit, se prête aussi au symbolisme d’un printemps lumineux engourdi par le sommeil de l’hiver. »
  60. i. La méthode d’Ad. Kuhn est, j’aime à le reconnaître, beaucoup plus circonspecte et autrement exacte au point de vue philologique, mais jusqu’à présent son auteur ne l’a pas, que je sache, appliquée aux contes de Perrault. Voir les Mythes du feu et du breuvage céleste chez les nations indo-européennes, par F. Baudry, Revue germanique, t. XIV et XV (1861).
  61. En signe de promesse.
  62. 2. Le pain de la semaine chez le fournier.
  63. Ysengrin, gris de fer, est, comme on sait, le nom du loup dans le Roman du Renard.
  64. i. Les Trolls sont des génies monstrueux et malfaisants qui d’ordinaire habitent les lacs et les forêts. On a voulu à tort tirer de leur nom le mot drôle.
  65. i. Le traducteur fait observer que cette réminiscence des Eddas prouve l’antiquité du conte. Le Poëme de Grimner appelle en effet le soleil « la lumineuse fiancée du ciel, » et on lit dans le Voyage de Gylfe que « les dieux enlevèrent les enfants de Mundelfœre, les placèrent au ciel et chargèrent la jeune femme de conduire les chevaux du char du soleil. »
  66. i. À la suite du conte intitulé le Crapaud (Contes populaires de la Grande-Bretagne), M. Loys Brueyre cite un certain nombre de traditions indiennes, norvégiennes, italiennes, françaises, etc., où figure cet incident que nous avons déjà vu dans la Veuve et ses filles, de Campbell.
  67. i. M. Reinhold Kœhler, le savant bibliothécaire de Weimar, qui, en fait de contes, est une sorte de commentateur juré, cite une tradition norvégienne et deux suédoises où cet astucieux animal est un chien.
  68. i. Je néglige un autre conte de Pitre, Don Giuvanni Miseranti, Jean Misère, qui n’emprunte au Chat botté que quelques incidents, ainsi qu’un Chat botté sans chat, des Contes lithuaniens, de Schleicher, où le héros pousse la vanterie jusqu’à l’extravagance.
  69. i. Nous avons vu, dans l’Orza du Pentamerone, le roi de l’Apre-Roche dire à sa fille : « Obéis, sinon je te coupe en si menus morceaux que le plus grand sera l’oreille. »
  70. Lo quale era cossi ’nzenziglio, sbriscio, grimmo, granne, lieggio, e senza na crespa ’ncrispo à lo crespano.
  71. Dove li tre cane cacano.
  72. 2. Dicton.
  73. Le texte dit la chatte, mais en patois napolitain le chat est du féminin ; le chien, au contraire, est toujours du masculin.
  74. C’est le nom que Pippo portera dans le reste du récit.
  75. O golano, o parrella, o capofuscolo. Je n’ai pu découvrir le sens de ces noms d’oiseaux.
  76. WS : querir -> quérir
  77. Face de gliannola.
  78. 2. Dicton.
  79. 3. Che sopra lo parco de no gruosso scartiello rappresentava la tragedia de lo tiempo.
  80. i. Dissimuler.
  81. 2. ’Mprenato.
  82. i. En l’occupant à les détruire.
  83. i. C’est-à-dire : ils blessent la vue de ceux qui les regardent.
  84. i. O che lo volesse lo Sole lione !
  85. i. La popella de lo core mio e la visciola de st’ arma.
  86. Variante de Peau d’Ane et de Cendrillon, dans les Contes populaires de la Grande-Bretagne, par Loys Brueyre.
  87. Nous avons déjà cité dans la notice de Peau d’Ane la légende lithuanienne de la fille du roi qui s’enfuit parce que son père veut l’épouser, qui joue ensuite le rôle de Cendrillon et qui est reconnue par son frère pendant qu’elle le peigne. Le conte finit singulièrement : le frère et la sœur partent et on ne sait ce qu’ils deviennent. (Aug Schleicher, Contes, Proverbes, Énigmes et Chants de la Lithuanie.)
  88. Il se retrouve, ainsi que les colombes dénonciatrices, dans la Cendrillon russe, Cernushka, la petite sale (conte XXXX du livre VI d’Afanasieff).
  89. i. Il est juste de reconnaître que M. Gaston Paris, le savant qui possède le mieux en France cette nouvelle science, pour laquelle il propose le nom de mythographie comparée, est aussi celui qui tient le plus à ce qu’on y procède avec prudence. N’est-ce pas lui qui, à propos de la Chaîne traditionnelle de M. H. Husson, a écrit dans la Revue critique (4 juillet 1874) : « Dans les conditions où se trouve la science aujourd’hui, il y aurait, pour les hommes qui ont le plus longuement étudié la question, une véritable témérité à rattacher un conte à la mythologie primitive. »
  90. i. Le catenelle, lo punto n’aiero, li sfilatielle e l’afreco perciato.
  91. i. Cose e rose.
  92. i. Che pe quatto frisole cacare haveva vennuto lo gusto suoio
  93. i. Sorte d’entremets.
  94. 2. Formule de politesse.
  95. i.Cuccopinto d’ammore
  96. i. Voir aussi, dans les Contes allemands du temps passé, la Capote de nain, de L. Bechstein, Hans le mineur, de Ch. Winter, les Légendes de Rübezahl, de Musæus, et les Elfes, de L. Tieck.
  97. i. Dans son recueil de contes romains, the Folk-Lore of Rome, (London, 1874, appendix B.) Busk prétend que ce conte se lit aussi dans un ouvrage intitulé Recueil des Contes de Fées, qui a paru à Genève en 1718. Nous n’avons pu découvrir ce volume.
  98. Conte de la commère de Bath dans les Contes de Cantorbéry
  99. i. Hygin, grammairien latin, affranchi d’Auguste, ou, selon d’autres, un grammairien du iie siècle, surnommé Gromaticus (l’arpenteur), rapporte que Thémisto, femme d’Athamas, roi de Thèbes, voulant se défaire des enfants d’Ino, sa rivale, ordonna à une esclave d’habiller pour la nuit ses fils de blanc et de noir ceux d’Ino. L’esclave, qui n’était autre qu’Ino elle-même, fit tout le contraire, et Thémisto, trompée par les apparences, mit à mort ses propres enfants.
  100. i. Nous regrettons de ne pouvoir donner ici, parce qu’elle n’entre pas tout à fait dans notre cadre, la fin d’un conte qui a pour titre : Sheem, l’enfant abandonné. (Légendes indiennes recueillies par C. Mathews chez les peuplades sauvages de l’Amérique, traduction de Mme Frappaz. Hachette, 1861.) Cette ravissante historiette met en scène un enfant recueilli par des loups. Tout en appelant son frère d’une voix lamentable et qui tourne au hurlement, le pauvre petit se transforme peu à peu en loup et achève sa métamorphose au moment où ce frère vient le chercher. Nous avons rarement lu dans le genre fantastique une page aussi belle et aussi attendrissante.
  101. i. Cette suppression est peut-être le fait d’Oberlin, qui est de son temps et ne risque pas sans trembler sa gravité de savant dans une étude sur le patois. Il craint que son travail « ne paraisse poussé trop loin à bien du monde, » il réclame l’indulgence en alléguant que « ce badinage, tout badinage qu’il est, l’a conduit sur un chemin qui n’était ni frayé, ni battu. » Il ne se doute pas le moins du monde qu’il y a rencontré un chef-d’œuvre et, s’il touche à ce chef-d’œuvre, c’est tout simplement pour en retrancher ce qui lui paraît trop indigne de figurer dans son livre.
  102. i. Le même conte se retrouve, sous ce titre, El Hijo menor, dans les Observationes sobre la poesia popular, par Mila y Fontanals, page 182. (Barcelone, 1853.)
  103. À ce propos, pour le cas où quelque mythologue aurait l’idée de chercher des symboles en nos contes flamands, nous croyons devoir le prévenir que la fantaisie personnelle y joue un plus grand rôle que dans les contes de Perrault et de ses successeurs immédiats. Les traditions qui renferment en elles le germe d’un petit drame sont beaucoup moins nombreuses qu’on ne pourrait le croire.
    Les écrivains qui, les premiers, ont exploité la mine, ont naturellement choisi les plus beaux sujets, ceux où le drame était tout indiqué. Pour que les autres devinssent œuvre littéraire, nous avons dû en modifier non-seulement les détails, mais souvent aussi le plan et les principales circonstances. C’est ainsi que tel de nos récits est formé de deux ou trois contes fondus ensemble, tel autre ne doit presque rien ou même absolument rien à l’imagination populaire et est d’invention complète. Notre intention ayant été, non de fournir des racines à la science, mais simplement d’amuser les lecteurs, nous avons cru pouvoir prendre la liberté que, du reste, — nous tenons à le répéter, car c’est une vérité qui sort de cette étude — la plupart des conteurs populaires ont prise tout naturellement par caprice, défaut de mémoire ou même, comme nous, pour mieux présenter les choses.
  104. WS typo : se eva -> se leva
  105. Les médicaments coûtent cher ; autrement dit : tu te rendras malade.
  106. Haverria fatto sorreiere no Rodomonte.
  107. i. Chelle doi puche d’oro.