Les Consolations (Sainte-Beuve)/« Un jour, c’était au temps des oisives années »


POÉSIES DIVERSES


Les trois pièces suivantes sont assez dans le ton des Consolations pour qu’on les puisse placer ici.


I


Dans un article inséré à la Revue des Deux-Mondes, sur M. de Lamartine, pendant son voyage en Orient (juin 1852), on lisait : « L’absence habituelle où M. de Lamartine vécut loin de Paris et souvent hors de France, durant les dernières années de la Restauration, le silence prolongé qu’il garda après la publication de son Chant d’Harold, firent tomber les clameurs des critiques, qui se rejetèrent sur d’autres poètes plus présents : sa renommée acheva rapidement de mûrir. Lorsqu’il revint au commencement de 1830 pour sa réception à l’Académie française et pour la publication de ses Harmonies, il fut agréablement étonné de voir le public gagné à son nom et familiarisé avec son œuvre. C’est à un souvenir de ce moment que se rapporte la pièce de vers suivante, dans laquelle on a taché de rassembler quelques impressions déjà anciennes, et de reproduire, quoique bien faiblement, quelques mots échappés au poète, en les entourant de traits qui peuvent le peindre. — À lui, au sein des mers brillantes où ils ne lui parviendront pas, nous les lui envoyons, ces vers, comme un vœu d’ami durant le voyage. »


Un jour, c’était au temps des oisives années,
Aux dernières saisons, de poésie ornées
Et d’art, avant l’orage où tout s’est dispersé,
Et dont le vaste flot, quoique rapetissé,
Avec les rois déchus, les trônes à la nage,

A pour longtemps noyé plus d’un secret ombrage,
Silencieux bosquets mal à propos rêvés,
Terrasses et balcons, tous les lieux réservés,
Tout ce Delta d’hier, ingénieux asile,
Qu’on devait à quinze ans d’une onde plus facile !

De retour à Paris après sept ans, je crois,
De soleils de Toscane ou d’ombre sous tes bois,
Comptant trop sur l’oubli, comme durant l’absence,
Tu retrouvais la gloire avec reconnaissance.
Ton merveilleux laurier sur chacun de tes pas
Étendait un rameau que tu n’espérais pas :
L’écho te renvoyait tes paroles aimées ;
Les moindres des chansons anciennement semées ;
Sur ta route en festons pendaient comme au hasard :
Les oiseaux par milliers, nés depuis ton départ,
Chantaient ton nom, un nom de tendresse et de flamme,
Et la vierge, en passant, le chantait dans son âme.
Non, jamais toit chéri, jaloux de te revoir,
Jamais antique bois où tu reviens asseoir,
Milly, ses sept tilleuls ; Saint-Point, ses deux collines,
N’ont envahi ton cœur de tant d’odeurs divines,
Amassé pour ton front plus d’ombrage, et paré
De plus de nids joyeux ton sentier préféré !

Et dans ton sein coulait cette harmonie humaine,
Sans laisser d’autre ivresse à ta lèvre sereine
Qu’un sourire suave, à peine s’imprimant ;
Ton œil étincelait sans éblouissement,
Et ta voix mâle, sobre et jamais débordée,
Dans sa vibration marquait mieux chaque idée !

Puis, comme l’homme aussi se trouve au fond de tout,
Tu ressentais parfois plénitude et dégoût.

— Un jour donc, un matin, plus las que de coutume,
Le tes félicités repoussant l’amertume,
Un geste vers le seuil qu’ensemble nous passions :
« Hélas ! t’écriais-tu, ces admirations,
« Ces tributs accablants qu’on décerne au génie,
« Ces fleurs qu’on fait pleuvoir quand la lutte es finie,
« Tous ces yeux rayonnants éclos d’un seul regard,
« Ces échos de sa voix, tout cela vient trop tard !
« Le dieu qu’on inaugure en pompe au Capitole,
« Du dieu jeune et vainqueur n’est souvent qu’une idole !
« L’âge que vont combler ces honneurs superflus,
« S’en repaît, — les sent mal, — ne les mérite plus !
« Oh ! qu’un peu de ces chants, un peu de ces couronnes,
« Avant les pâles jours, avant les lents automnes,
« M’eût été dû plutôt à l’âge efflorescent,
« Où Jeune, inconnu, seul avec mon vœu puissant,
« Dans ce même Paris cherchant en vain ma place,
« Je n’y trouvais qu’écueils, fronts légers ou de glace,
« Et qu’en diversion à mes vastes désirs,
« Empruntant du hasard l’or qu’on jette aux plaisirs ;
« Je m’agitais au port, navigateur sans monde,
« Mais aimant, espérant, âme ouverte et féconde !
« Oh ! que ces dons tardifs où se heurtent mes yeux
« Devaient m’échoir alors, et que je valais mieux ! »

Et le discours bientôt sur quelque autre pensée
Échappa, comme une onde au caprice laissée ;
Mais ce qu’ainsi ta bouche aux vents avait jeté,
Mon souvenir profond l’a depuis médité.

Il a raison, pensais-je, il dit vrai, le poëte !
La jeunesse emportée et d’humeur indiscrète
Est la meilleure encor : sous son souffle jaloux
Elle aime à rassembler tout ce qui flotte eu nous

De vil et d’immortel : dans l’ombre ou la tempête
Elle attise en marchant son brasier sur sa tête :
L’encens monte et jaillit ! Elle a foi dans son vœu :
Elle ose la première à l’avenir en feu,
Quand chassant le vieux Siècle un nouveau s’initie,
Lire ce que l’éclair lance de prophétie.
Oui, la jeunesse est bonne ; elle est seule à sentir
Ce qui, passé trente ans, meurt, ou ne peut sortir,
Et devient comme une âme en prison dans la nôtre ;
La moitié de la vie est le tombeau de l’autre ;
Souvent tombeau blanchi, sépulcre décoré,
Qui reçoit le banquet pour l’hôte préparé.
C’est notre sort à tous ; tu l’as dit, ô grand homme !
Eh ! n’étais-tu pas mieux celui que chacun nomme,
Celui que nous cherchons, et qui remplis nos cœurs,
Quand par de la les monts d’où fondent les vainqueurs,
Dès les jours de Wagram, tu courais l’Italie,
De Pise à Nisita promenant ta folie,
Essayant la lumière et l’onde dans ta voix,
Et chantant l’oranger pour la première fois ?
Oui, même avant la corde ajoutée à ta lyre,
Avant le Crucifix, le Lac, avant Elvire,
Lorsqu’à regret rompant les voyages chéris,
Retombé de Pestum aux étés de Paris,
Passant avec Jussieu[1] tout un jour à Vincennes
À tailler en sifflets l’aubier des jeunes chênes ;
De Talma, les matins, pour Saül, accueilli ;
Puis retournant cacher tes hivers à Milly,
Tu condamnais le sort, — oui, dans ce temps-là même,
(Si tu ne l’avais dit, ce serait un blasphème),
Dans ce temps, plus d’amour enflait ce noble sein,

Plus de pleurs grossissaient la source sans bassin,
Plus de germes errants pleuvaient de ta colline,
Et tu ressemblais mieux à notre Lamartine !
C’est la loi : tout poëte à la gloire arrivé,
À mesure qu’au jour son astre s’est levé,
A pâli dans son cœur. Infirmes que nous sommes !
Avant que rien de nous parvienne aux autres hommes,
Avant que ces passants, ces voisins, nos entours,
Aient eu le temps d’aimer nos chants et nos amours,
Nous-mêmes déclinons ! comme au fond de l’espace
Tel soleil voyageur qui scintille et qui passe,
Quand son premier rayon a jusqu’à nous percé,
Et qu’on dit : Le voilà, s’est peut-être éclipsé !

Ainsi d’abord pensais-je ; armé de ton oracle,
Ainsi je rabaissais le grand homme en spectacle :
Je niais son midi manifeste, éclatant,
Redemandant l’obscur, l’insaisissable instant.
Mais en y songeant mieux, revoyant sans fumée,
D’une vue au matin plus fraîche et ranimée,
Ce tableau d’un poëte harmonieux, assis
Au sommet de ses ans, sous des cieux éclaircis,
Calme, abondant toujours, le cœur plein, sans orage,
Chantant Dieu, l’univers, les tristesses du sage,
L’humanité lancée aux océans nouveaux,
— Alors je me suis dit : Non, ton oracle est faux,
Non, tu n’as rien perdu ; non, jamais la louange,
Un grand nom, — l’avenir qui s’entr’ouvre et se range, —
Les générations qui murmurent : C’est Lui !
Ne furent mieux de toi mérités qu’aujourd’hui.
Dans sa source et son jet, c’est le même génie :
Mais de toutes les eaux la marche réunie,
D’un flot illimité qui noierait les déserts.
Égale, en s’y perdant, la majesté des mers.

Tes Jeux intérieurs sont calmés, tu reposes ;
Mais ton cœur reste ouvert au vif esprit des choses.
L’or et ses dons pesants, la Gloire qui fait roi,
T’ont laissé bon, sensible, et loin autour de toi
Répandant la douceur, l’aumône et l’indulgence.
Ton noble accueil enchante, orné de négligence.
Tu sais l’âge où tu vis et ses futurs accords ;
Ton œil plane ; ta voile, errant de bords en bords,
Glisse au cap de Circé, luit aux mers d’Artémise ;
Puis l’Orient t’appelle, et sa terre promise,
Et le Mont trois fois saint des divines rançons !
Et de là nous viendront tes dernières moissons,
Peinture, hymne, lumière immensément versée,
Comme un soleil couchant ou comme une Odyssée !…

Oh ! non, tout n’était pas dans l’éclat des cheveux,
Dans la grâce et l’essor d’un âge plus nerveux,
Dans la chaleur du sang qui s’enivre ou s’irrite !
Le Poëte y survit, si l’Âme le mérite :
Le Génie au sommet n’entre pas au tombeau,
Et son soleil qui penche est encor le plus beau !


  1. M. Laurent de Jussieu, l’un des plus anciens amis de M. de Lamartine.