Les Congrès socialistes de Marseille et de Toulouse

Les Congrès socialistes de Marseille et de Toulouse
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 432-445).
LES CONGRÈS SOCIALISTES
DE MARSEILLE ET DE TOULOUSE

Les Congrès de la Confédération Générale du Travail à Marseille et des Socialistes unifiés à Toulouse empruntent aux événemens une importance exceptionnelle. Jadis, nul ne prêtait attention aux assemblées purement ouvrières. Le plan de Constitution de la C. G. T., élaboré à Limoges en 1895, ne rencontrait que des incrédules. Les premiers essais de mobilisation des travailleurs, organisés et enrégimentés dans leurs syndicats, resserrés en une armée toujours grossissante par la Confédération générale du travail, surprirent et effrayèrent Paris, le 1er mai 1906. Tout récemment, les événemens de Draveil, la bataille rangée de Villeneuve-Saint-Georges, la tentative avortée de grève générale, sur le modèle des grèves italiennes, illustraient de façon saisissante l’étude que M. Paul Leroy-Beaulieu publiait ici même[1], sur le Syndicalisme, la Confédération, et les Réflexions sur la violence de M. G. Sorel. Le syndicalisme ouvrier commence à éclipser, par ses méthodes originales, le socialisme parlementaire. Entre les deux, il existe la même différence qu’entre un discours de M. Jaurès et le geste de M. Pataud, plongeant dans les ténèbres la Ville lumière, — qu’entre le verbe et l’action.


I. — LES SYNDICALISTES AU CONGRÈS DE MARSEILLE

Le dixième Congrès confédéral a siégé à Marseille du 5 au 10 octobre, sous le coup d’une récente défaite, de l’instruction poursuivie contre les principaux chefs et des menaces de dissolution de la Confédération engagée dans des voies illégales, contraires à ses buts purement corporatifs. Ce Congrès était appelé à décider si les syndicats modérés et pondérés, tenus en échec par un mode de scrutin qui semble assurer la prépondérance des agités, parviendraient à secouer le joug des syndicalistes révolutionnaires et des anarchistes responsables. La question intéressait ouvriers et patrons et passionnait tous les partis : les employeurs, exposés à des grèves que les émissaires du Comité confédéral transforment en émeutes, et menacés du sabotage ; les gouvernans, qui ne voient pas sans appréhension des fonctionnaires, des sous-agens des postes, des instituteurs, se joindre aux ouvriers de l’État, des arsenaux, des tabacs, etc., incorporés à la Confédération ; les francs-maçons, ces nouveaux jacobins, inquiétés, dans leur domination, par ce nouvel hébertisme ; les socialistes unifiés eux-mêmes, compromis devant le corps électoral et devant la Chambre par la violence des grévistes, par le prosélytisme des antipatriotes, les journaux meurtriers, les affiches incendiaires qu’ils n’osaient désavouer. Tous souhaitaient un changement de système et de dynastie au bureau confédéral. Au sein même de la Confédération, de grandes fédérations réformistes, la plus intelligente par profession, celle du Livre, que M. Keüfer dirige sur le modèle du Trade-unionisme, le syndicat des chemins de fer, qui a pour secrétaire M. Guérard, organisaient des référendums contre le principe de la grève générale, préconisée par la C. G. T. Grâce à cette consultation préalable, ils se flattaient de peser sur les décisions du Congrès. M. Jaurès, dans l’Humanité, apportait à cette entreprise le feu de son éloquence. Sans rompre ouvertement en visière aux syndicalistes de gauche, il demandait que la grève qui exige le concours de tous les ouvriers et qui les atteint tous, fût décidée à leur universel suffrage, comme s’il était aisé d’obtenir en France la soumission des minorités ! Mais il dut interrompre brusquement une campagne impopulaire chez les militans, parce qu’elle impliquait un blâme indirect des meneurs captifs, et pouvait fournir des argumens à leurs juges.

M. Guesde se montrait plein d’espoir. « C’est le Congrès de Marseille, lisait-on dans son journal, qui doit manœuvrer le gouvernai], et faire évoluer le navire confédéral vers de calmes horizons ; » et M. Clemenceau, par son discours du Var, répondait à ceux qui pressaient le gouvernement d’en finir avec la C. G. T. : « Au lieu de porter la main sur ce commencement d’organisation ouvrière, il nous paraît plus politique et, pour tout dire d’un mot, plus républicain, de permettre à la majorité de rétablir elle-même sa puissance, par la simple vertu d’un scrutin normal qui fera rentrer dans l’ombre une minorité de dictateurs sans mandat. De nombreux signes nous permettent de prévoir que ce jour n’est pas éloigné. » Le Congrès de Marseille ne devait pas justifier cette confiance, du moins pour le présent.

Après le salut obligé aux camarades emprisonnés à Corbeil, Griffuelhes, Pouget, Yvetot, Bousquet, etc., et l’indignation manifestée au gouvernement persécuteur, les deux partis se livraient la première bataille sur le rapport du Comité confédéral : il s’agissait d’approuver ou de désavouer une tactique qui venait de conduire à un désastre.

Ce rapport nous renseigne sur le recrutement et le budget de la C. G. T., c’est-à-dire des Fédérations et des Bourses du travail qui la composent. Depuis le Congrès d’Amiens, en deux ans, avec des gains et des pertes, les Fédérations se sont accrues de plus de 90 000 membres : de 203 273 elles se sont élevées à 294 398 cotisans. Les révolutionnaires en tirent argument en faveur de leur propagande, qui, disent-ils, augmente l’armée syndicale. Des syndicats de paysans, encore en nombre infime, se sont fait inscrire : travailleurs agricoles du Midi, bûcherons, métayers, fermiers des landes, etc. L’appoint le plus considérable, en qualité et en quantité, est venu du « détournement des mineurs, » opéré par la Confédération, au lendemain de l’échauffourée de Draveil. L’accession des mineurs à la C. G. T. ne lui apporte pas seulement un fort appoint de 25 000 membres. Sans qu’on puisse décider si la majorité doit être rangée du côté des réformistes ou des révolutionnaires, c’est parmi les travailleurs de la mine que la proportion des syndiqués est la plus forte : rompus aux grèves, ils peuvent les soutenir longtemps, à cause du coin de terre qu’ils cultivent. Une grève générale n’aurait pas d’auxiliaires plus indispensables : les usines et les transports se trouvent à leur merci.

La seconde branche de la Confédération, les Bourses du travail, sont passées, en deux ans, de 135 à 157. Elles groupent, dans une même ville, les syndicats des métiers les plus divers : en ces milieux surchauffés, les intérêts corporatifs, le placement des ouvriers assigné à leur fonctionnement, passent à l’arrière-plan. Elles deviennent des foyers d’agitation intensive. Nombre de municipalités ont dû leur retirer les locaux et les subventions, ou en expulser les syndicats affiliés à la G. G. T.

Passons aux finances : on sera frappé de l’exiguïté des ressources. Les Fédérations ne versent à la Confédération que 27 339 fr. ; les Bourses, 16 399 fr. La caisse des grèves ne dépasse pas 23 801 fr. 85 ; celle de la propagande 5 189 fr. 80 ; celle de la grève générale, 5 034 fr. 95 ; c’est la révolution au rabais ! Quel contraste entre cette pénurie, et la richesse des Trade Unions anglaises et des Gewerkschaften allemandes, qui se chiffrent par millions ! Mais les syndicalistes français estiment que l’élan de haine et de révolte est en raison inverse des intérêts mutualistes. Ils veulent avoir sous la main des syndicats pauvres pour en faire des syndicats insurgés.

Le rapport énumère les hauts faits accomplis par les militans depuis le Congrès d’Amiens ; réponse, au Sénat, sur le projet des retraites ouvrières, ce piège dressé sous les pas des travailleurs ; lettres et affiches de protestation contre l’emprisonnement des militans, à la veille du 1er mai ; meetings indignés au lendemain des massacres de Narbonne et de Raon-l’Etape ; imprécations contre le procès intenté devant les assises, aux douze camarades choisis arbitrairement parmi les soixante-sept signataires de l’affiche Gouvernement d’assassins, jusqu’aux dernières aventures, la grève des terrassiers, la tuerie de Villeneuve-Saint-Georges.

Devant le Congrès, cette politique a été blâmée avec sévérité, avec courage, par le réformiste Renard, au nom de la Fédération du textile. Il a déchaîné une tempête en s’écriant qu’il était honteux de livrer à quelques fous des gens qui remplissent leur devoir dans les organisations. Selon l’expression d’un autre délégué, « on n’avait fait que conduire les camarades à l’abattoir. » Mathieu, des terrassiers, déclare, au contraire, qu’après le massacre, les camarades sont plus animés au combat que jamais. Sergent proteste, au nom de la minorité révolutionnaire des typographes, contre le référendum réformiste organisé en désaveu des victimes de Clemenceau, par Keüfer « le vieux bonze positiviste qui dirige pour notre malheur la Fédération du Livre. » Luquet, qui remplace Griffuelhes au bureau confédéral, reproche à Renard de prêcher la prudence. « On veut rendre le Comité responsable des massacres ; il fut entraîné malgré lui. C’est le gouvernement de la bourgeoisie qui en porte le poids. » Pas de prudence ! quel langage dans la bouche d’un chef responsable ! Signalons toutefois un progrès sur le Congrès d’Amiens, où les grèves avaient été recommandées à titre de « gymnastique révolutionnaire, » comme autant de manœuvres préparatoires à la Grande Journée, au Grand Soir.

Le rapport du Comité confédéral fut approuvé à l’énorme majorité de 947 voix contre 109, premier triomphe pour les révolutionnaires. Ces chiffres toutefois ne reflétaient pas exactement les rapports de force entre la gauche et la droite, à cause du mode de votation, l’objet de la seconde question posée au Congrès. Les syndicats, dont se composent les Fédérations et les Bourses, sont considérés, d’après les statuts de la C. G. T., comme autant d’unités indépendantes, sans qu’il soit tenu compte du nombre de leurs cotisans : un syndicat de quelques membres pèse autant qu’un autre syndicat qui en comprend des milliers, en vertu de ce principe que les forts ne doivent pas écraser les faibles, et, aussi, parce que l’importance des syndicats, dans une grève générale, ne dépend pas du nombre de leurs adhérens, mais de leur profession, plus ou moins susceptible de désorganiser les services publics. Il en résulte que les syndicats ne représentent pas numériquement l’opinion des syndiqués. Aussi les réformistes réclament-ils la représentation proportionnelle qui leur assurerait, pensent-ils, la direction de la C. G. T. Ils proposaient de soumettre la question pur voie de referendum à tous les syndiqués. A la majorité d’un tiers, le Congrès décidait de s’en tenir au statu quo.

La représentation proportionnelle apporterait-elle d’ailleurs, à l’heure présente, un changement dans le personnel dirigeant de la C. G. T. ? Il est permis d’en douter. La plupart des fédérations réformistes comptent des minorités assez fortes : le même système proportionnel devrait être appliqué à l’intérieur de chaque syndicat. Les tendances modérées et exaltées se balanceraient à peu près, dans l’ensemble, en inclinant toutefois en faveur de ces dernières.

L’antimilitarisme, corollaire obligé de la grève générale, et l’attitude de la classe ouvrière en temps de guerre, mis ensuite sur le tapis, enflammèrent plus encore que les questions précédentes les passions des congressistes. L’assemblée se transforma sur-le-champ en réunion publique échevelée. L’anarchiste démagogue Broutchoux, de la Fédération des mineurs, celui-là même qui avait fait décrocher le drapeau tricolore de la porte du Congrès, était acclamé par bravade président d’une des séances. Vingt et un discours furent vociférés : les hervéistes s’en donnèrent à cœur joie. Le patriotisme ne trouva pas un seul défenseur. Les orateurs du côté droit se bornèrent à faire remarquer que patriotisme et anti-patriotisme étaient des questions « métaphysiques » qui relevaient de la conscience de chacun, et que l’union et l’organisation de la classe ouvrière, par-dessus les frontières, est un puissant gage de paix. Il s’agit de faire une propagande intense, afin d’empêcher une déclaration de guerre. Celle-ci vient-elle à éclater ? l’attitude à prendre ne dépend plus des syndicats. — La motion proposée par la majorité écarte l’armée des grèves, et recommande aux soldats, comme le devoir le plus impérieux, de ne pas faire usage de leurs armes : sur ce point, il y avait unanimité. Elle déclare, non que les travailleurs sont antipatriotes, mais qu’en réalité, ils n’ont pas de patrie, et ne connaissent que les frontières économiques, séparant deux classes ennemies, les capitalistes et les ouvriers. La guerre fait diversion aux revendications ouvrières. Il faut instruire les travailleurs afin qu’ils répondent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire.

Ce texte a été voté par 681 voix contre 421 et 43 abstentions des délégués mineurs, partisans de la grève générale, mais qui gardaient des scrupules sur l’adjectif révolutionnaire ; pour ce mot-là, ils n’avaient pas reçu mandat de leurs commettans. On a voulu voir cependant dans cette résolution du Congrès de Marseille une atténuation marquée de celle, plus provocante dans la forme, du Congrès d’Amiens, un désaveu indirect du Manuel du soldat, publié et répandu à des milliers d’exemplaires, sous l’égide de la C. G. T., prêchant la désertion ou l’insoumission même en temps de paix. Peut-être les rédacteurs de la motion du Congrès se sont-ils simplement inspirés de cette prudence dont ils ne voulaient cependant pas entendre parler ?

Au lendemain du Congrès, Merrheim, des métallurgistes, faisait remarquer qu’un oubli matériel dans la rédaction du manifeste contre la guerre, en dénaturait le sens : il fallait lire grève générale simultanée. Malheureusement, sur ce point d’entente internationale, il y a mésintelligence complète entre les syndicats français et étrangers : Griffuelhes en fit l’amère expérience, lors de sa mission à Berlin, au moment où l’affaire du Maroc s’envenimait. C’est en vain qu’il tentait d’entraîner les chefs des syndicats allemands à une démonstration commune contre la guerre. Il fut impoliment éconduit.

Dans le mouvement syndical européen, la C. G. T. fait bande à part. Sans doute nombre de fédérations françaises, mineurs, verriers, etc., prennent part aux congrès internationaux de leurs industries respectives ; mais la C. G. T. s’est abstenue d’envoyer des délégués aux deux dernières conférences internationales des secrétaires des syndicats centralisés, allemands, anglais, belges, etc., à Amsterdam et à Christiania, bien qu’elle s’y rattache nominalement et paie sa contribution. Ces conférences, quel scandale ! ne s’occupent en effet que de questions corporatives, et la C. G. T. émet la prétention, toujours repoussée, que la Conférence inscrive à son ordre du jour la Grève générale et l’antimilitarisme. En termes plus enveloppés qu’à Amiens, le Congrès de Marseille renouvelle cette condition, et enjoint en même temps au Comité confédéral d’inviter le bureau intersyndical à créer des congrès internationaux du travail. Ce n’est pas par la porte des Congrès socialistes que les syndicalistes veulent se mettre en contact avec leurs camarades des autres pays. Les délégués de la C. G. T. se chargent de donner à cette internationale vraiment ouvrière, si jamais elle se fonde, une impulsion révolutionnaire.

Battus sur toutes les questions, les réformistes n’ont emporté de Marseille qu’une fiche de consolation, dont ils attendent une revanche. Les efforts accomplis ces dernières années par le patronat en vue de constituer de puissans organismes de résistance, entraînent les ouvriers à la centralisation, aux dépens du caractère fédéraliste qui distingue le syndicalisme français. Afin d’accroître la concentration des forces ouvrières, il a été décidé que les fédérations de métiers devaient se fondre dans les fédérations d’industrie. Si le mouvement se généralisait, la C. G. T., au lieu de comprendre une soixantaine de fédérations, se réduirait à une douzaine. Dès lors, la représentation proportionnelle s’imposerait. Un syndicat de coiffeurs de quelques milliers de membres ne pourrait plus contre-balancer une fédération de dix mille métallurgistes. Pourvue, sinon encore de capitaux, du moins de cotisations plus considérables, ces grandes organisations choisiraient des chefs responsables. Difficiles à manœuvrer, désireuses de calme et de conservation comme toutes les institutions trop massives et trop compliquées, les fédérations seraient-elles perdues pour le syndicalisme révolutionnaire ? Ce sont les faibles contingens qui, d’ordinaire, engagent les hostilités. Les gros bataillons suivent.

Nous avons essayé de débrouiller les discussions confuses de ce Congrès, qui prouve à quel point la tradition révolutionnaire hante nombre d’ouvriers français. Quel contraste, lorsqu’on les compare aux classes ouvrières des autres nations industrielles ! A Marseille, comme toujours, les questions purement économiques, le lock out, les assurances, la journée de huit heures, ont été expédiées sans discussion, au pas de course.

La cause du réformisme a été défendue par les meilleurs orateurs. Les discussions sans ampleur sont restées sans portée. La victoire du Comité confédéral reste certaine. Il n’est pas probable que sa direction, ses tendances puissent être facilement enrayées. Sans doute des réformistes tels que M. Guérard ont parlé après le Congrès de demi-retraite, de scission morale. Ils n’iront pas jusqu’à la déchirure complète, qui s’accomplirait pareillement dans leur fédération et sèmerait la division dans les forces ouvrières. La caractéristique du Congrès de Marseille c’est qu’il n’y a plus été question, comme à Bourges et à Amiens, d’engager les hostilités ; après l’expérience des derniers engagemens, il s’agit de fortifier, de concentrer les troupes de combat.


II. — LES SOCIALISTES UNIFIÉS AU CONGRÈS DE TOULOUSE

Au lendemain même du Congrès de Marseille, les socialistes unifiés se réunissaient à Toulouse, du 15 au 17 octobre. Entre le personnel de ces deux états-majors, quelle opposition, quel contraste ! A Marseille ne siégeaient que des ouvriers syndiqués. Sans doute des « intellectuels, » des syndicalistes sans syndicats, s’agitaient dans la coulisse, voire peut-être dans le trou du souffleur. Mais les membres officiels de la C. G. T. se composent d’un cordonnier, de deux coiffeurs, d’un boulanger, d’un électricien, d’un employé, d’un métallurgiste, etc., devenus agitateurs, journalistes, fonctionnaires de syndicats ; au contraire, à Toulouse, siégeaient un ancien professeur de philosophie, un ancien élève de Stanislas, un ingénieur, des médecins, des avocats, des propriétaires, des rentiers, voire des patrons, de gros et petits bourgeois. Pour les premiers, le syndicalisme, c’est la vie ouvrière de tous les jours ; pour les seconds, le socialisme n’est qu’une opinion, une cause, un idéal dont leurs habitudes, leur mode d’existence est la négation forcée. Ce sont deux mondes.

Au début les politiciens socialistes, séparés en sectes rivales, avaient cherché à s’emparer du mouvement syndical et semé la division dans les rangs ouvriers ; des ambitieux, sortis des rangs de la bourgeoisie, s’apprêtaient à le trahir. Puis, lorsque les socialistes partagèrent le pouvoir avec les radicaux, ils endossèrent l’impopularité du maintien de l’ordre sur les champs de grève : aucune entente n’était possible. Mais l’effondrement du Bloc, la politique de résistance au ministère Clemenceau, l’alliance des radicaux non socialistes et des progressistes, rendaient nécessaire un accord dont les socialistes, à vrai dire, étaient seuls à faire les avances et les Irais. M. Jaurès ouvrait aux syndicalistes de toute école une tribune dans l’Humanité et, avec son habituelle mansuétude, d’ailleurs très politique, il laissait non seulement critiquer, mais provoquer ses amis, les socialistes parlementaires, sans que lui-même fût épargné.

La croissance si rapide de la G. G. T. renverse les rôles. Ce sont les syndicats qui, tout en ignorant systématiquement le parti socialiste, imposent désormais leur direction, leurs mots d’ordre aux Congrès socialistes. Tandis que la Confédération grandit à vue d’œil, le parti socialiste semble arrêté dans sa croissance, atteint de rachitisme. Le rapport du Conseil national au Congrès de Toulouse nous apprend que le parti socialiste unifié, avec ses 56 000 membres, n’a gagné, d’une année à l’autre, que quelques milliers d’adhérens. Sauf deux Fédérations, celles du Nord et de la Seine, qui groupent, la première 10 000, la seconde 8 000 cotisans, ses organisations départementales ne dépassent guère l’importance de comités électoraux permanens. L’avarie ronge ses finances. La cotisation des cinquante députés, prélevée sur leurs quinze mille francs, suffirait à constituer un budget sortable. Mais cet impôt sur le revenu rentre à grand peine dans la caisse collectiviste, malgré les objurgations de M. Camélinat, ancien directeur de la Monnaie sous la Commune, financier du parti, et de M. Delory, qui menace de rendre les clefs d’un coffre-fort à moitié vide. A l’exception de l’Humanité, les journaux végètent.

A la veille du Congrès de Toulouse, la situation dans le parti unifié était aussi confuse que celle de la Confédération avant celui de Marseille. De même que les Confédérés étaient sous le coup de leur récente défaite de Villeneuve-Saint-Georges, de leur grève générale avortée, le parti socialiste portait les cicatrices des élections municipales. La plupart des grandes villes, des cités industrielles, avaient été reconquises de haute lutte par leurs adversaires. L’antipatriotisme tapageur des syndicalistes et des hervéistes était pour une part dans cette débâcle.

Tout unifié de nom que fût le parti, les sectes étaient loin d’avoir désarmé. Les tendances contradictoires se heurtèrent au Congrès de Toulouse, qui avait inscrit à son ordre du jour : l’Action générale du parti. A son extrême droite, le Congrès ne comptait qu’un seul partisan de l’entente étroite avec les radicaux, M. Breton, député du Cher. M. Breton ne peut se consoler de la mort du Bloc : chaque jour il apporte sur sa tombe une couronne funéraire, chaque jour il prie avec ferveur pour sa résurrection. M. Breton n’a pas d’objection à l’action directe, si elle doit se borner à exercer une pression sur des Chambres récalcitrantes. Mais une grève générale exige le concours de tous les prolétaires : qu’est-ce qu’une grève sans grévistes ? Qu’on aille jusqu’à l’insurrection si l’on veut, mais à la condition qu’on mette entre les mains des ouvriers d’autres armes que des revolvers de 3 fr. 50 contre les canons de 75 millimètres. — Un autre député socialiste, M. Varenne, n’éprouve certes pas la nostalgie du Bloc, il en a fait son deuil. La discipline républicaine lui suffit, elle implique l’action parallèle avec les radicaux de gauche, sans qu’il soit besoin de marcher en inséparables la main dans la main.

Les guesdistes au contraire estiment que les députés socialistes doivent se tenir isolés de tous les partis bourgeois, indistinctement. Leur attitude intransigeante au Palais-Bourbon doit rappeler celle des Irlandais à la Chambre des communes : ils attendront patiemment qu’ils aient obtenu la majorité. Quant aux ouvriers, ce qui leur importe par-dessus tout, c’est la production industrielle intense, et par conséquent l’ordre. M. Guesde est l’ennemi juré du syndicalisme révolutionnaire, des grèves violentes, de toute prédication d’indiscipline, d’anti-patriotisme : qu’on soit prêt à marcher aux frontières avec l’ardeur des volontaires de 93, pour le salut de la Révolution qui ne doit éclater qu’au lendemain de la victoire ; qu’on chasse impitoyablement du parti les anarchistes et les hervéistes qui le mènent à la ruine. Telle est en substance la doctrine de M. Guesde que vinrent soutenir partiellement à la tribune ses disciples, son légat M. Rappoport.

Si M. Guesde, du fond de sa retraite, est le pape du parti socialiste, M. Vaillant, dépositaire de la tradition blanquiste, en est l’empereur secret. Contre les possibilistes partisans de la discipline républicaine, M. Vaillant ne connaît qu’une seule discipline, la discipline socialiste. Contre les guesdistes, il estime qu’il faut donner, dès à présent, à la politique son maximum d’action. S’il ne croyait pas à l’œuvre parlementaire, il rougirait de siéger à la Chambre. L’action parallèle essentielle n’est pas du côté des radicaux, mais des révolutionnaires, qu’ils s’intitulent hervéistes ou syndicalistes, du côté surtout de la C. G. T. à laquelle il faut laisser sa pleine autonomie.

Puis ce fut le tour de M. Lagardelle, intellectuel de marque, directeur du Mouvement socialiste, qui a réuni en un corps de doctrines étroitement liées, en un syndicalisme spécifique, les pratiques et les aspirations représentées par la C. G. T. Avant lui, un ex-polytechnicien, M. G. Sorel, qui se tient à l’écart des partis, dans une brochure, l’Avenir des Syndicats, dans les Réflexions sur la violence, analysées par M. Paul Leroy-Beaulieu, plus récemment dans les Illusions du progrès, envisage le syndicalisme par le côté éthique, auquel il attribue une importance aussi essentielle qu’à l’habileté technique. D’après lui, les syndicalistes doivent former une élite imbue de la morale austère et belliqueuse des Puritains auxquels la bourgeoisie anglaise doit sa grandeur. Pour cette raison, il faut rompre à tout jamais avec les politiciens régnans, qui, sous couleur de socialisme démocratique, de démocratie égalitaire, ne visent qu’à asservir et à corrompre la classe ouvrière, en vue d’assurer à perpétuité leur domination de jouisseurs. M. Lagardelle envisage seulement l’action politique et économique du syndicalisme. Le syndicalisme ne vise pas à s’emparer de l’Etat, comme le veulent les socialistes, qui ne songent qu’à fortifier l’Etat, en lui assurant tous les monopoles, en concentrant entre ses mains toutes les richesses de la société, en réglementant la production sous la surveillance d’une armée de fonctionnaires. Le syndicalisme, tout à l’antipode, bien loin d’« étatiser » la société, prétend dissoudre la centralisation bureaucratique, et fédéraliser, syndicaliser les services publics, les industries privées, établir une nouvelle féodalité où l’école appartiendrait aux syndicats d’instituteurs, la poste aux postiers, les chemins de fer aux ouvriers de chemins de fer, les théâtres aux acteurs, etc., etc. Que deviendraient dès lors l’intérêt, le contrôle, la sauvegarde de la nation sur ses serviteurs, groupés en associations privilégiées de seigneurs et maîtres ? M. Lagardelle néglige de nous en instruire. Puisqu’il s’agit de détruire l’Etat, au lieu d’accroître et d’étendre ses attributions jusqu’à englober toute l’activité sociale, les syndicalistes se placent hors de sa légalité : à la conquête des pouvoirs publics par le bulletin de vote ils opposent l’anéantissement des pouvoirs publics par la grève générale. L’émancipation du prolétariat deviendra ainsi l’œuvre des prolétaires eux-mêmes. Le parti socialiste a joué un rôle historique : qu’il borne son action dans le présent à assurer au prolétariat le plus de libertés possible ; il sera superflu dans l’avenir. — M. Lagardelle étonna fort nombre de socialistes au Congrès : ils n’avaient jamais entendu parler de toutes ces choses.

Enfin M. Jaurès vint concilier toutes les théories et toutes les tactiques. Il tint le Congrès en haleine pendant près de cinq heures d’horloge. Son discours, au dire de ses admirateurs, compte parmi ses plus remarquables « performances. » Il parlait à Toulouse sous son ciel natal et sur son terroir. L’espace et la patience nous manquent pour résumer cette encyclopédie, cette Somme du socialisme pénétrée d’éclectisme à la manière surannée de Cousin, unissant les contraires, thèse, antithèse et synthèse, selon la méthode de Hegel. La résolution présentée au Congrès par M. Jaurès s’inspire à la fois du syndicalisme et du socialisme, de tous les socialismes. Le parti vise à exproprier la société capitaliste, à lui substituer le collectivisme et le communisme, à développer et à accroître les forces productives ; il est réformiste et révolutionnaire à la fois ; en tant que parti de réforme, il reconnaît la légalité bourgeoise, en tant que révolutionnaire, il la nie. Il emploie pour atteindre son but, les tactiques les plus opposées : tous les moyens lui sont bons, l’action directe, la grève générale, pourvu que les ouvriers soient suffisamment nombreux et organisés, — voire l’insurrection, si elle est opportune. La révolution, toutefois, ne serait que le prélude de l’évolution. M. Jaurès admet la théorie syndicaliste des élites ; mais, quelle que soit l’utilité de celles-ci, elles ne peuvent rien si elles n’éduquent le peuple entier ; syndicalisme et démocratie, au lieu de s’opposer, s’impliquent. De là l’impérieuse nécessité de conquérir la puissance politique par l’action électorale. L’unité du parti socialiste, dans cette œuvre à accomplir, demeure indestructible.

Après d’interminables débats au sein d’une commission, ce chef-d’œuvre d’ambiguïté et d’équivoque était acclamé, au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens, à l’unanimité du Congrès, à l’exception d’une voix, celle de M. Breton, qui seul avait surnagé dans ce déluge d’éloquence, désespérément attaché à la branche pourrie du Bloc.

Si l’on admettait avec M. Jaurès que les oppositions de théorie et de tactique ne représentent dans le parti qu’une simple division du travail, convergeant au même but final, toutes les sectes, possibiliste, guesdiste, blanquiste, syndicaliste, hervéiste, pourraient se justifier de l’avoir votée : en réalité, ces conceptions se nient et ces mêmes sectes, en votant la motion de M. Jaurès, se sont infligé le démenti le plus cruel. Elles jugent si bien que leurs tendances se détruisirent les unes les autres, qu’elles étaient venues au Congrès de Toulouse avec le ferme propos de s’exclure réciproquement du parti socialiste. Les syndicalistes et les hervéistes avaient chassé deux possibilistes et un guesdiste de la Fédération de la Seine. Les guesdistes à Toulouse exigeaient les têtes des hervéistes et des anarchisans. Ces demandes d’exclusion ne pouvaient, après ce vote unanime, être maintenues ; mais les réconciliés n’en demeurent pas moins des ennemis mortels.

Aux yeux de quiconque connaît l’histoire du parti socialiste en France, qui n’est que scissions et déchiremens, M. Jaurès peut s’enorgueillir du résultat, plus apparent que réel, obtenu par lui ; il peut s’écrier : « Le socialisme unifié, c’est moi. » Ce surprenant, ce touchant accord est plutôt l’œuvre de M. Clemenceau qui, en séparant les radicaux des socialistes, unit étroitement le parti menacé à l’approche de la campagne électorale.

C’est un fait significatif que le tour de prestidigitation accompli par M. Jaurès remplit de joie les combistes. Tandis qu’un socialiste de droite, M. Etienne Buisson, signale la responsabilité qu’encourt M. Jaurès par l’équivoque préméditée d’un langage que ses vastes auditoires peuvent interpréter dans tous les sens, « même dans celui qui est favorable aux tentatives de grève les plus dangereuses pour le prolétariat ouvrier, » M. Lafferre, commandeur des francs-maçons, estime que M. Jaurès enterre la grève générale, tant il y met de précautions et de conditions. Après s’être déclarés, à leur récent Congrès de Dijon, à demi convertis au collectivisme, les radicaux socialistes répondent avec empressement à l’appel de M. Jaurès, quand il déclare à Toulouse que les socialistes savent faire néanmoins une différence entre leurs adversaires, qu’ils ne confondent pas les partis de réaction avec une honnête, démocratie radicale (celle des Combes, des Pelletan, des André). Le Bloc est mort, c’est entendu, mais la discipline républicaine, l’action parallèle ne suffisent-elles pas à toutes les ententes, à toutes les compromissions ? Et ainsi appuyé sur sa droite par l’armée combiste, sur sa gauche par la Confédération, M. Jaurès, à la tête de sa phalange macédonienne, marche sur M. Clemenceau.

Dans sa lutte contre les socialistes, M. Clemenceau a le pays avec lui. Les socialistes, si restreints en nombre, ne sont forts que des divisions de leurs adversaires. L’éclatante leçon qui se dégage des Congrès de Marseille et de Toulouse, pour tous ceux qui croient que la civilisation est inséparable de la propriété privée, que tout progrès social, dans nos sociétés si complexes et si agitées, a pour condition première l’ordre légal et la sécurité extérieure, c’est la nécessité de s’unir comme en Allemagne, comme en Suisse, contre l’ennemi commun. Le voudront-ils ? Le pourront-ils ? Qui vivra verra.


J. BOURDEAU.

  1. Voyez la Revue du 1er août.