Les Confidences (RDDM)

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LES CONFIDENCES.

Le pays de Bray est un délicieux séjour pour ceux qui ont passé dans sa solitude les belles années de leur jeunesse : pour les autres, ce n’est qu’une contrée humide et triste, où les mouvemens du terrein offrent peu d’accidens curieux.

Entre Gaille-Fontaine et Forges, sur une hauteur, est situé le château de Vercourt, monceau informe de briques, dont le toit élevé et les ruines environnantes attestent l’ancienneté. Deux femmes de la société la plus brillante de Paris s’y trouvaient pendant une soirée d’automne froide et pluvieuse. La plus âgée, la marquise de Vercourt, propriétaire de cet antique manoir, eût été belle encore, si elle eût voulu l’être : mais elle ne cachait pas ses cheveux blanchis ; elle ne cherchait jamais à tromper sur la pâleur de son teint, et aucun art ne préservait sa taille élevée de l’affaissement causé par la fatigue des ans. Cette femme n’avait pas toujours eu cette indifférence. Un observateur s’en serait certainement aperçu à son regard doux et triste, au sourire fin qui se jouait sur ses lèvres. Mais qui observe ? Elle était silencieusement assise devant un métier, et le fini de sa broderie donnait à croire que l’unique soin qui l’occupait était d’unir avec goût les soies éparses autour d’elle. Son maintien et ses occupations donnaient l’idée du repos. Depuis long-temps ce corps et cette âme n’éprouvaient aucune secousse. Sa compagne (une de ses cousines) était dans l’éclat de la jeunesse : elle avait un charme infini auquel ajoutait encore le désordre d’une parure élégante. Il y a quelque chose de si gracieux dans le laisser-aller d’une jolie femme ! Celle-ci était couchée plutôt qu’assise au coin du feu, dans un vaste fauteuil, et la vivacité avec laquelle elle tisonnait, annonçait qu’elle ne partageait pas la quiétude de sa parente.

— Et le vent qui augmente encore ! dit-elle.

— La pluie sera moins forte, répondit la marquise ; couvert de son manteau, Octave ne s’en ressentira pas.

— Ah ! cousine, on voit bien que vous n’avez jamais aimé ! On a raison de citer votre froideur : une belle broderie bien tendue sur un métier, et vous voilà satisfaite.

— Il y a du moins de la sagesse, Eugénie, à se contenter de si peu.

La marquise soupira en finissant ces mots. Mais la jeune femme était trop préoccupée de sa propre souffrance pour s’apercevoir de celle qu’elle avait éveillée. L’amour dessèche l’âme par son ardeur dévorante. — Quel bruit horrible ! un charivari, s’écria Eugénie après un silence, et distinguant dans le lointain des sons discordans ; puis comme si elle eût été effrayée, elle quitta son fauteuil, et vint, agitée, tremblante, se placer près de sa cousine.

— Que tu es enfant ! dit en riant la marquise. Te croirait-on mariée depuis un an à un colonel de hussards ? Si j’étais M. de Barènes, je ferais bientôt cesser ces craintes puériles.

— Je déteste le bruit, reprit madame de Barènes, un peu confuse de ce reproche mérité. Je déteste le bruit, et cette nuit, il se mêle à cette antipathie habituelle une crainte vague. Ah ! on n’est pas agité ainsi sans raison !

— Tu vas croire aux pressentimens, toi qui te vantes d’être esprit fort !

— Je n’ai jamais nié la prévision du cœur, dit avec un sérieux presque risible cette femme si jeune et si fraîche, s’étonnant qu’on doutât de sa haute sagesse. Puis elle reprit : Cette affreuse musique qui s’approche encore ! Et c’est jeudi ! Tous mes malheurs me sont arrivés ce jour-là !

— Tu en as eu beaucoup, n’est-ce pas ?

Eugénie ne remarqua pas ce léger persifflage, uniquement occupée qu’elle était de l’absence de son mari.

— Il faut vraiment, dit-elle enfin, que madame de Merci ait bien peu de conscience pour donner un dîner par un temps pareil.

— Aurais-tu préféré que ton mari s’excusât et ne se rendît pas à son invitation, sous prétexte de la pluie ? Un tel refus eût pu prêter à rire à notre voisine.

— Je l’ai senti, répondit madame de Barènes en soupirant. Aussi n’ai-je rien osé dire ; mais mon cœur s’est péniblement serré au moment du départ… Il devait hâter son retour,… être ici à dix heures,… et minuit va sonner !

— La pendule avance.

Eugénie secoua la tête avec doute.

— Vous croyez vraiment, mon amie, qu’il n’y a pas de danger ?

— Pas le moindre. Le temps est mauvais, la route n’est pas belle, il est vrai ; mais avec un manteau et un bon cheval, tout cela est peu de chose. D’ailleurs un soldat a souvent à faire des marches plus pénibles. Puis la marquise ajouta, après avoir regardé un moment sa craintive parente, dont les jolis doigts, tout insouciante qu’elle était de ce regard, reformaient les anneaux de sa chevelure : Sois franche, mon enfant, tu n’as pas grand’peur en cet instant de la pluie et des ravins, mais tu crains les agaceries de madame de Merci ?

Eugénie se prit à rire.

— Ah ! je voudrais bien n’avoir que cette frayeur ! vous me verriez moins agitée. Octave m’aime trop pour que je puisse avoir une inquiétude semblable ; puis je connais ses goûts. Les minauderies de madame de Merci sont faites pour lui tout en pure perte. Savez-vous qu’il m’a conté tous ses anciens péchés ?

— Ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux.

— Pardonnez-moi, mon amie ; car, s’il m’eût caché le passé, j’aurais à craindre qu’il ne recommençât, au lieu que, par cet antécédent et avec l’assurance qu’il me donne, que, si jamais il avait quelque tort envers moi, il préférerait encourir ma haine en m’avouant ses fautes, plutôt que de continuer à tromper ma tendresse par la feinte, je ne puis avoir la même inquiétude.

— Ce serait aussi de la folie d’en avoir, dit la marquise ; mais l’amour ne raisonne pas toujours bien juste, et je craignais pour toi l’effrayante fantasmagorie de la jalousie.

Eugénie recommença à rire.

— Comme vous me connaissez mal, chère cousine ! J’ai dix-sept ans, ajouta-t-elle. Eh bien ! jamais je n’ai éprouvé le plus simple accès de jalousie.

Madame de Vercourt ne crut pas devoir faire observer que la chose était assez simple. À dix-sept ans connaît-on même l’amour ? Elle ne pensait qu’à préserver sa jeune amie de peines que sans doute elle avait connues.

— Puisse-t-il en être toujours ainsi, ma chère, reprit-elle ; d’ailleurs, en mettant de côté la confiance que mérite ton mari, tu as ta jeunesse, tes charmes, qui sont pour toi de fort grandes garanties. Bien peu de femmes pourraient rivaliser avec toi, et madame de Merci, plus qu’une autre, aurait tout à craindre. Regarde donc comme non avenu tout ce que je viens de dire, et mets-toi dans l’esprit qu’une partie d’écarté est la seule cause du retard de M. de Barènes. D’ici à un moment, j’en suis sûre, nous le verrons entrer sain et sauf, et se moquant bien de tes folles chimères.

— Puissiez-vous dire vrai ! mais M. de Merci est à Paris. Encore ces sons discordans : ils semblent tout près… Ah ! ils sont pour moi d’un triste présage !

— Tu souffres des nerfs, Eugénie : c’est de là que te vient le malaise qu’occasionne ce bruit ; mais souviens-toi que c’est une espièglerie que font les jeunes gens du village à la vieille Véronique et à son jeune mari.

— Cousine, cousine, ce bruit annonce aussi la fin de mon bonheur.

En achevant ces mots, Eugénie appuya sa tête sur ses mains et se mit à pleurer.

— Tu devrais sonner, dit alors la marquise. Bien que son ton fût calme, son regard montrait cependant moins d’indifférence pour cette jeune douleur. Tu devrais sonner, Eugénie : le feu s’éteint.

Madame de Barènes obéit avec un mouvement d’humeur très marqué, puis elle alla ouvrir une fenêtre. La pluie battante, le vent qui enflait la mousseline des rideaux, ne l’empêchèrent pas de s’y placer. Elle cherchait au travers du craquement des arbres, parmi les sons affaiblis de cette musique sauvage, à distinguer les pas d’un cheval. Le domestique vint mettre du bois au feu, nettoya l’âtre avec soin, et, pendant ce temps, le bruit régulier de l’aiguille de la marquise brodant ne cessa de se faire entendre.

— Eugénie, ferme la fenêtre : je n’ai pas ton cœur brûlant, et je gèle, dit la marquise de Vercourt.

Madame de Barènes obéit encore, et sans doute fatiguée de ces interruptions, elle prit un livre. Quelquefois la marquise levait ses yeux vers elle ; mais son travail n’en souffrait pas.

— C’est révoltant ! dit madame de Barènes, en jetant le livre.

— Quel est le pauvre auteur qui éveille cette colère ?

— Marmontel ; avez-vous lu son conte d’Heureusement ?

— Oui, et je ne te comprends pas.

— Comment ! une femme mariée avoue qu’elle a été au moment de manquer à ses devoirs, et que le hasard seul l’a sauvée !

— Que voulais-tu donc qui la sauvât ? dit madame de Vercourt en souriant.

— Ce que j’aurais voulu qui la sauvât ?… s’écria Eugénie, qui prenait la chose au sérieux, son amour pour son mari…

— Tous les maris ne sont pas adorables et adorés.

— Sa vertu, l’opinion.

— Ah Eugénie ! tu juges avec sévérité parce que tu ne connais encore que le beau côté des choses ; mais… crois-tu que j’aie des principes ?

— Sans doute, et vous êtes connue pour la femme la plus vertueuse de Paris ; on va même quelquefois jusqu’à vous reprocher un peu trop de sévérité.

— Eh bien ! j’ai eu un heureusement.

— Vous, ma cousine ! ah ! contez-moi cela !

Étonnée et curieuse d’une semblable confidence, Eugénie se rapprocha encore du métier de sa cousine, qui, sans autre invitation, allait se rendre à son desir. Peut-être voulait-elle ainsi alléger ces heures d’attente qui pesaient si lourdement sur sa jeune amie, ou bien lui était-il doux encore de se rappeler cet heureusement… Qui sait ? Le cœur d’une femme avancée dans la vie est une énigme dont le mot est si difficile à trouver ! Elle allait donc commencer, mais madame de Barènes l’en empêcha. J’entends des chevaux, s’écria-t-elle, en se précipitant à la fenêtre.

On n’avait entendu aucun bruit ; mais, avant de se préparer à un long repos, l’imagination d’Eugénie avait besoin de se préoccuper plus vivement de la pensée de son mari : c’était comme un adieu qu’elle adressait à ses rêves d’amour.

Enfin la marquise commença son récit :

— J’avais dix-huit ans, dit-elle, lorsque j’épousai M. de Vercourt. Ce mariage était depuis long-temps arrêté entre la famille du marquis et la mienne. Pour moi, je formai cette union avec joie ; j’aimais M. de Vercourt ; mais lui, sans y mettre obstacle, prouva par sa conduite qu’il s’était soumis seulement à une volonté respectée. Depuis quelque temps, il s’était attaché à une actrice célèbre. Je lui parus, sans doute, trop insignifiante pour mériter qu’il renonçât à cette liaison. D’abord, je ne sus que pleurer ; enfin j’essayai de lutter avec ma rivale, je m’efforçai de paraître jolie, de faire retentir les salons de mes éloges. Mais M. de Vercourt, pour qui seul je prenais tant de soins, ne voyait pas ma beauté et n’entendait point les louanges qu’on me donnait. Alors je tombai dans le découragement, puis ma vanité m’arracha de nouveau à cet état de langueur. M. de Vercourt, me dis-je, mérite-t-il tant d’amour, et celui que je préfère ne devrait-il pas être fier de ma tendresse ? À force de me répéter ce raisonnement, je trouvai que le marquis n’avait pas plus de mérite qu’un autre, que moi j’en avais beaucoup, et qu’il ne devait m’inspirer que de la haine en se montrant si ingrat. Il me devint odieux : puis, plus tard, comme haïr est encore aimer, et que le temps détruit même un amour partagé, je devins indifférente pour lui. Alors mon cœur libre, après tant d’années de souffrances, sentit un vague besoin d’une union plus douce.

Je voyais souvent un jeune homme. Il était beau, aimable… Je ne puis t’en donner une idée plus juste qu’en le comparant à Octave. Sa taille était élevée et flexible comme la sienne, ses yeux aussi noirs, aussi doux que les siens ; mais souvent leur éclat était obscurci par un nuage de tristesse qui ne peut voiler ceux de ton heureux époux. Des boucles brunes ombrageaient son front. Pour son esprit, il avait cette tournure piquante, ce charme infini qui donnent tant de prix à la conversation de M. de Barènes : enfin on l’aimait comme on aime ton mari.

Madame de Barènes remercia sa cousine par un regard caressant : ce portrait flattait son amour.

La marquise reprit : — Il y a bien des années de cela, Eugénie ! depuis, ce beau jeune homme aux boucles noires, à la taille élégante, est devenu un vieillard à cheveux blancs, à la démarche lente. Tu le connais, mais ne me demande pas son nom, mon front, pâli par l’âge, rougirait peut-être encore si je le prononçais.

Madame de Barènes, attendrie, baisa la main que sa cousine avait posée sur son bras.

Nous le nommerons Émile, continua madame de Vercourt avec légèreté. Un soir donc, je me disposais à sortir, lorsqu’on annonce Émile. Il était préoccupé et ne me répondait qu’avec distraction. Tout d’un coup il me dit : En sortant de chez moi, j’étais indécis si je viendrais ici, où si j’irais me jeter à l’eau. — Je suis bien aise que vous vous soyez tout bonnement décidé à me faire une visite, répondis-je en m’efforçant de sourire ; car, bien qu’il cherchât à donner à ces paroles le ton de la plaisanterie, on ne voyait que trop qu’elles étaient l’expression de sa pensée, et j’en étais émue. — Hélas ! dit-il, cessant de feindre alors, quelle autre consolation que la mort reste-t-il à de si affreuses douleurs ? Puis il entra, sans s’interrompre, dans le récit de malheurs qu’il est difficile d’imaginer. L’amour était en arrière de toutes ses peines ; mais Émile ne pleurait que les erreurs qu’il avait causées. À peine ce jeune homme entrait-il dans le monde, qu’il s’était épris pour une femme bien plus âgée que lui et versée dans l’intrigue. Il y avait en cet homme trop d’amour pour opposer un remords à une volonté chérie : aussi se laissa-t-il entraîner dans de grandes fautes ; puis, devenu pour son ambitieuse maîtresse un moyen inutile, elle l’avait quitté pour former une nouvelle liaison qu’elle croyait devoir mieux la conduire à son but. Depuis deux ans déjà, cette dame était en Allemagne. Son faible amant disait ne plus l’aimer, mais il était seulement malheureux des suites funestes qu’avait eues sa coupable docilité. Hélas ! à de si grands maux je ne pouvais porter remède ; mais il m’était permis d’adoucir le désespoir qu’ils causaient. Je pleurai avec Émile. Il vit que je partageais sa souffrance, et, lorsque nous nous séparâmes bien avant dans la nuit, il était calme. Son avenir, soutenu, partagé par une amie, lui semblait moins effrayant à traverser. Le lendemain, Émile revint. Les jours suivans, je le revis encore ; sans cesse il était près de moi. Alors il disait ne pas souffrir : il éprouvait une sorte de relâche. Pour moi, je m’attachais à lui par l’idée du bien-être que je lui causais. Il est si doux de se sentir nécessaire à une autre existence ! aussi Émile était-il ma pensée constante, et lui rendre le bonheur devint la seule occupation de ma vie.

Eugénie sourit.

— Tu te trompes, dit la marquise, j’ignorais encore que j’aimais ; occupée de lui seul, je n’avais pas le loisir de réfléchir sur moi-même. Nous étions un matin ensemble dans le jardin. C’était le commencement d’une belle journée ; je me le rappelle, le ciel était bleu comme celui d’Italie, puis toutes les fleurs du printemps étaient là autour de nous, embaumant l’air de leur doux parfum. J’étais assise sur un banc de verdure. Émile, couché à mes pieds sur le gazon, jouait avec les bouts de ma ceinture ; l’un et l’autre nous rêvions, lui à ses peines, moi au moyen de les soulager. Tout-à-coup il rompit le silence et me dit : — Je ne puis comprendre maintenant la folle passion que m’inspira cette femme, cause de tous mes maux. Sans doute que la jeunesse a besoin de ces violentes sensations, mais aujourd’hui mon âme resterait craintive en présence d’une telle femme. Il me semblait alors que l’amour dût être un bonheur tellement enivrant, si puissant, qu’il me donnait une énergie délirante, comme celle que cause la fièvre. À présent il me faudrait un sentiment doux et calme, il me plairait d’en sentir toutes les phases ; j’aimerais une femme sans prétentions, bonne, plus aimante que passionnée, avec votre beauté touchante, Marie, avec vos qualités modestes. Ah ! si elle pouvait m’aimer !… Je sens que la vie me sourirait encore… Marie, ajouta-t-il en me prenant la main, voudriez-vous mon bonheur ? — J’étais oppressée par un sentiment indéfinissable. Il ne me disait pas qu’il m’aimait, et pourtant j’avais compris qu’il m’offrait son amour. Ma tête se pencha sur son épaule ; il devina plus que je n’avais voulu dire. Il lut dans mon cœur, et sa joie en fut si vive, que je n’eus pas la force de revenir sur un silence qui était un aveu. Je n’avais pas d’appréhensions, pas de regrets, j’étais heureuse du bonheur que je donnais. Enfin j’étais aimée ! — Émile me quitta, mais son absence devait peu durer, et de douces pensées allaient en remplir la longueur. Neuf heures sonnèrent : c’était l’instant fixé pour son retour. Il avait dû assister à un dîner d’étiquette, et quelque temps encore, je n’eus pas une pensée pénible. —

Madame de Barènes soupira et regarda la pendule. La marquise n’eut pas l’air de s’apercevoir de ce retour que fit Eugénie vers sa propre inquiétude, et continua :

— Les craintes vinrent enfin, et, lorsque les longues heures de la nuit sonnèrent les unes après les autres, sans qu’Émile parût, sans qu’il m’envoyât aucun message, tu peux te faire une idée de ce que j’éprouvais. Dès la pointe du jour, je lui écrivis. Le domestique revint bientôt, une lettre à la main. Je me précipite au-devant de lui, haletante de frayeur, d’espérance. Je saisis la lettre… C’était la mienne ! Il n’était pas rentré depuis la veille !

Des inquiétudes sur sa vie se mêlèrent alors aux craintes de mon cœur ; à chaque instant, j’envoyais chez Émile ; enfin l’on vint me dire qu’il était revenu, qu’il se portait bien et qu’il dormait !

Mon amour seul alors put conserver encore des craintes. Je rougis de l’avouer, ce fut dans cet instant que je commençai réellement à souffrir. D’étranges suppositions venaient assiéger mon esprit, quoiqu’aucun fondement ne pût les faire admettre, et cependant bientôt de plus absurdes encore leur succédèrent. Enfin on m’annonce l’homme chez qui Émile avait dîné la veille. Tout autre n’eût pas été reçu ; mais il m’importait trop de découvrir ce mystère. Je lui parlai de sa réunion, de ses convives. — J’ai été agréablement surpris, me dit-il, en voyant entrer une femme de mes amies, qui voyage depuis un an. Il est vrai qu’elle m’avait promis, avant son départ, d’être hier mon hôte ; mais j’avais regardé cet engagement comme une plaisanterie. — Qui est-ce ? dis-je, troublée sans en savoir la cause. — La comtesse de G…, me répondit-il. — Eugénie, madame de G… était la femme qu’Émile avait aimée !… Tout me fut expliqué… Après de longs et pénibles combats, je me décidai à écrire à Émile. Je lui disais que j’avais su ce retour imprévu, que sa conduite était pardonnée, et qu’il devait de nouveau me regarder comme son amie. Je prétendis n’avoir jamais été autre chose pour lui, et j’attribuai à la joie qu’il avait montrée de se croire aimé le silence que j’avais gardé sur mes vrais sentimens. Tu sais, Eugénie, combien j’étais éloignée de penser ce que j’écrivais ; mais je ne voulais pas lui donner de nouveaux remords, ni avoir à rougir devant lui de ma tendresse dédaignée. Ma lettre fit accourir Émile. Il me remercia avec ravissement de ma feinte indifférence, et entra dans les détails de sa déplorable rechute. Il me parut excusable : nous avons si peu de force ! et je l’estimais pour sa franchise, lorsqu’il me faisait ses pénibles aveux, car il nommait ma tendresse un bienfait, s’en disait indigne, et assurait qu’elle ne devait être que le prix d’un premier amour. Enfin, croyant que je pouvais en disposer encore, il me supplia, si jamais je la donnais, d’être toujours son amie ; et tandis qu’il bâtissait ainsi des projets sur mon indifférence, tout bas, moi, je faisais vœu de lui consacrer ma vie.

Madame de Vercourt avait fini son récit, et une larme baignait sa paupière ; mais aussitôt qu’elle se sentit redevenue maîtresse d’elle-même, elle ajouta avec légèreté : Conviens, Eugénie, que la comtesse était arrivée là bien heureusement pour ma vertu !

Cette dernière phrase avait été dite, sans doute, pour détruire le souvenir amer qui l’avait précédée. Cependant Eugénie rêvait. Madame de Vercourt s’était remise tranquille à broder.

— Aimez-vous donc encore ? dit enfin Eugénie, et Émile n’a-t-il jamais été désabusé sur la comtesse ?

— L’amour en cheveux blancs te semblerait peut-être plaisant ! répondit la marquise d’un ton qui déguisait mal ses regrets.

— Cousine ! cousine ! dit Eugénie.

Madame de Vercourt reprit avec émotion : J’avais de l’amour pour Émile, Eugénie ; mais depuis le jour où j’en ai tant eu à souffrir, j’ai lutté contre lui avec constance, et je m’en suis si bien rendue maîtresse, qu’il n’a plus été que ce que j’ai voulu qu’il fût. Comme amie, j’ai préservé ce jeune homme de grands malheurs, de grandes fautes, et tant que j’existerai, ma préoccupation principale sera son bonheur.

Eugénie avait compris, il lui restait encore à savoir si Émile n’avait pas, enfin, reconnu l’injustice de sa préférence.

— La comtesse, répondit madame de Vercourt, continua de tromper son faible amant ; il le savait, et cependant, jusqu’à sa mort, elle fut maîtresse de son cœur. Depuis, il n’y eut plus en lui la faculté d’aimer.

Comme la marquise finissait de parler, on entendit de nouveau le bruit du charivari. — Ah ! mon Dieu, encore ! s’écria Eugénie : mais on distingua bientôt aussi, du milieu de ces sons discordans, les pas d’un cheval.

— Tu vois, Eugénie, dit la marquise en riant, la fausseté de tes pressentimens. Cette musique tant redoutée accompagne ton mari. Madame de Barènes sourit, et déjà elle était dans les bras du colonel.

— Eugénie ! ma bien-aimée ! murmura-t-il en la serrant contre son cœur.

— Tu n’as couru aucun danger ? interrompit-elle, en examinant son mari avec anxiété.

— Du danger !… As-tu donc attribué mon retard à quelque malheur ? Aucune autre pensée n’a-t-elle préoccupé ton esprit ? Et il était là, devant elle, avec une expression d’inquiétude si marquée, qu’elle ne put échapper même à la confiante Eugénie.

— Madame de Merci ! s’écria-t-elle.

Octave ne répondait pas, il s’était caché le visage dans ses mains en entendant l’exclamation accusatrice de sa femme.

— Il m’a trahie ! cria la malheureuse enfant, en tombant dans les bras de sa cousine qui s’était approchée d’elle ; car, au peu d’étonnement qu’exprimaient les traits de la marquise, il était visible que depuis long-temps elle soupçonnait la véritable cause du retard du colonel.

— Non, mon Eugénie, non, ma bien-aimée, dit Octave pleurant et priant aux genoux de sa femme, non, je te le jure, toi seule je t’aime, et jamais, jamais une autre ne pourra occuper un cœur qui est tout à toi.

— Eh bien donc ! demanda madame de Barènes avec une sécurité d’enfant, et en relevant sa tête qu’elle avait cachée dans le sein de la marquise, pourquoi es-tu revenu si tard ?

— Ange de ma vie ! tu es mon seul amour ! disait le colonel en la pressant contre son cœur, et s’efforçant par de tendres caresses d’affermir sa confiance.

— As-tu donc éprouvé quelque accident ? demanda de nouveau madame de Barènes, qui ne songeait plus à madame de Merci ; parle Octave, ce doute est affreux.

— Mais tu seras bien bonne ! dit son mari.

— Ne m’aimes-tu pas ? répondit Eugénie.

M. de Barènes était enhardi par tant d’amour.

— Tu sais le vieil adage ? reprit-il : Ce que femme veut, Dieu le veut. Il m’a bien fallu rester, puisqu’ainsi le voulait madame de Merci.

— C’est donc madame de Merci qui est cause de mes ridicules inquiétudes ce soir ! dit Eugénie d’un ton boudeur. Mais prenez-y garde, monsieur, si vous n’êtes par franc et bien franc, je ne vous pardonne pas.

— Oh ! je le serai, mon Eugénie ; d’ailleurs tu es trop juste pour ne pas permettre qu’on admire une jolie femme.

— Madame de Merci une jolie femme ! s’écria madame de Barènes ; jeune aussi, n’est-ce pas ?

— Elle n’a que trente ans, dit madame de Vercourt.

— Mais trente ans !… Eugénie s’arrêta ; elle se rappela que sa cousine avait beaucoup plus que cet âge, et sans être convaincue qu’à trente ans on soit jeune encore, elle dit à son mari : Eh bien ! monsieur, vous admirez donc la jeune et jolie madame de Merci ?

— Eugénie ! Eugénie !… Eh bien ! je ne te dis rien.

— Oh ! si, Octave ! je serai bonne, je te le promets ; parle.

— Il était midi lorsque j’arrivai à Merci, reprit le colonel. C’est une bien belle habitation que ce château. Je ne l’avais jamais vue en détail. On y a fait dernièrement de grandes réparations. Madame de Merci a un boudoir qui est quelque chose de divin. Eugénie, je veux t’en faire arranger un pareil.

— Que m’importe le boudoir de madame de Merci ? Ce que je veux, c’est savoir pourquoi vous êtes resté chez elle si long-temps.

— Aussi te rendais-je compte de ma journée. Je te disais donc que comme madame de Merci a commencé par me faire visiter son château…

— Y avait-il donc là quelque dame pour qu’elle prît tant de peine ? elle, si indolente de coutume !

— Il n’y en avait pas ; mais lui ayant témoigné le désir de voir sa maison, elle s’est offerte à me servir de guide. Ensuite nous avons dîné.

— Quels étaient les convives ?

— J’étais le seul.

— Un billet d’invitation pour un dîner en tête à tête !

— Le mauvais temps aura effrayé les autres invités, dit la marquise.

Eugénie hocha la tête.

— Après dîner, nous allâmes dans ce délicieux boudoir ; une seule lampe d’albâtre l’éclairait. C’était le temple des douces pensées… Et madame de Merci qui se mit à sa harpe et chanta !… Sa voix est presqu’aussi touchante que la tienne, Eugénie. Tel doit être le bonheur du ciel que de rêver au milieu d’une musique harmonieuse… Comme toujours, tu occupais mon imagination, mes songes étaient de toi, ma bien-aimée. Mais tout d’un coup madame de Merci se lève dans le plus grand trouble…

— Chantait-elle toujours ? demanda madame de Barènes.

— Non, depuis un moment elle avait cessé et était venue prendre place sur le divan.

— Oui, je comprends, près de vous ; et, tout en rêvant de moi, vous vous occupiez d’elle ?

— Il fallait bien lui parler !

— Sans doute, lui tenir de doux propos… J’ai donc deviné juste, monsieur ?

— Mais rien de plus !… bien vrai.

— Bien vrai ?

— Sur mon honneur, Eugénie.

— Allons, continuez.

— Quelqu’un marchait dans la chambre voisine, reprit M. de Barènes. Cachez-vous, s’écria madame de Merci, en me poussant dans un cabinet, ou je suis perdue. Avant que j’eusse pu proférer une parole, j’étais enfermé, et madame de Merci couchée sur le sopha que je venais de quitter. Je voyais au travers des vitres de la porte du cabinet. Tu t’attends à la venue de M. de Merci ? je le croyais aussi, et l’étrange conduite de sa femme m’était en quelque sorte expliquée par l’heure déjà avancée. Mais ce n’est pas lui qui parut cependant ; ce fut notre jeune voisin Achille de Ganay ; et au peu de surprise que l’on témoigna, je reconnus que c’était lui qu’on attendait. Je ne pus pas bien entendre leur conversation. Seulement je m’aperçus qu’à son débat, madame de Merci s’efforça de paraître calme et gracieuse. Pendant ce temps, Achille parcourait la chambre à grands pas ; des exclamations, des reproches lui échappaient. Pour elle, elle semblait s’excuser, se plaindre ; elle affectait d’être souffrante. Tout cela dura une demi-heure au moins ; puis Achille, avec l’apparence du désespoir, se précipita hors de l’appartement, et madame de Merci le suivit dans la plus grande agitation. Alors seulement, je pus sortir de ma cachette, et me reprochant tes inquiétudes, empressé de venir te rejoindre, j’allai en toute hâte retrouver mon cheval dans la cour.

— Oh ! j’ai tout compris, dit Eugénie, lorsque son mari eut cessé de parler. Pauvre madame de Merci, la voilà qui perd d’un coup deux adorateurs. C’est fâcheux à son âge. Quant à vous, monsieur, je veux bien vous pardonner en faveur de votre franchise ; mais, comme toute offense doit avoir sa punition, la vôtre sera de n’être pas embrassé pendant vingt-quatre heures.

Le colonel allait se récrier ; mais la marquise l’en empêcha, en reprochant à madame de Barènes de n’avoir pas mieux profité de l’histoire qu’elle lui avait contée. — C’est vrai, reprit alors Eugénie. Il n’y a pas de vertu qui ne puisse faillir. Heureusement pour celle d’Octave que M. de Ganay est arrivé à temps. Eh bien ! je lui accorde grâce pleine et entière, mais c’est à condition qu’il me promette à l’avance la même indulgence ; car qui sait si je n’aurai pas aussi un heureusement.

Eugénie dit ces derniers mots avec malice et pour prendre sa revanche. La grimace que fit le colonel, en entendant ce discours, prouva à sa femme qu’elle ne devait guère attendre de réciprocité, et qu’elle était vengée.

— Bon soir, ma cousine, dit Eugénie en prenant son mari sous le bras, vous voyez que j’ai profité de la leçon.

— Bien, mon enfant, répondit la marquise, j’espère aussi que tu as appris à ne plus craindre le mauvais temps. Il n’est guère dangereux, tu le vois ; et pendant la première absence de ton mari, je veux que tu lui fasses une bourse de marguerites.

Eugénie fit une moue dédaigneuse. Elle semblait dire qu’en eût-elle la patience, un mari si volage ne mériterait pas tant de bonté.

— Ne crains pas que je m’éloigne, s’écria le colonel ; je te jure qu’à l’heure de la retraite, comme un simple soldat, je serai de retour au quartier. En finissant, il entraîna Eugénie.

— Dieu le veuille ! murmura la marquise en quittant son ouvrage, ou que du moins elle ait alors, comme moi, la prudence de broder des écrans !


Mme de ***