Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 192-194).

CHAPITRE XXXVI.

De la mort du pape Clément d’Avignon et de l’élection du pape Bénédict.


En ce temps et au mois de septembre[1] trépassa de ce siècle au palais d’Avignon Robert de Genève, ci-dessus nommé en notre histoire pape Clément ; et avint de lui ce que toujours il avoit proposé et mis, quand on parloit de la paix et unité de l’église, qu’il mourroit pape. Voirement le mourut-il sur la forme et état que vous savez. Du tort ni du droit je ne veuil pas déterminer, car tant comme à moi point n’en appartient. Or furent les cardinaux d’Avignon tous ébahis comment entre eux et de l’un d’eux ils feroient pape ; et eurent conseil que ils se mettroient en conclave et se délivreroient de faire un pape. Et jà commençoit à retourner en santé le roi de France, dont tous ceux qui l’aimoient avoient grand’joie ; et la bonne roine de France, une très vaillant’dame qui Dieu doutoit et aimoit, en avoit été en grand’affliction et en avoit fait faire plusieurs belles aumônes et processions ; et par espécial en la cité de Paris. À ce que je fus adonc informé, ce collège des cardinaux qui en Avignon pour ce temps se tenoient, élurent à pape le légat cardinal de la Lune[2]. À parler par raison il étoit moult saint homme de belle vie et contemplative, mais l’élection fut faite par condition s’il plaisoit au roi de France et à son conseil, car autrement ils ne l’oseroient accepter ni porter outre. Or regardez et considérez la grand’subjection où l’église par son forfait se boutoit et abandonnoit, quand eux, qui francs étoient ou devoient être, se soumettoient envers ceux qui prier les devoient[3]. Ce cardinal de la Lune qui fut élu pape, on lui fit en Avignon toutes les solemnités de papalité ; et fut nommé Bénédict[4]. Il ouvrit grâces générales à tous clercs qui en Avignon aller vouloient, et escripsit, par le conseil de ses frères les cardinaux, de sa papalité et de sa création au roi de France ; mais il me fut dit que le roi n’en fit compte, car encore n’étoit-il point conseillé pour savoir comment il en feroit, si il le tiendroit à vrai pape ou non. Et manda les greigneurs clercs en prudence qui fussent en l’université de Paris pour avoir conseil et collation à eux, maître Jean de Gignicourt et maître Pierre Blaus, lesquels étoient, en prudence et science, les plus grands clercs de Paris et les plus aigus. Bien dirent au roi, et aussi firent autres, que le schisme de l’église corrompoit la foi chrétienne, et que cette chose ne pouvoit longuement demeurer en cel état, que il ne convînt que la chrétienté n’eût à souffrir, et par espécial les prêtres de l’église ; et ne furent adonc conseillés ceux de l’université de Paris de envoyer rôles pour les clercs avoir grâces en Avignon devers ce pape Bénédict. Et quand le roi de France vit leur opinion, il lui fut avis qu’elle étoit raisonnable, et que aussi, pour ses clercs prier, ni d’envoyer rôle, il se cesseroit tant qu’il en seroit déterminé. Et demeurèrent les choses en cel état.

Moult fort portoit le duc de Berry ce pape et l’exaulsoit et autorisoit. Et y envoya son rôle ; et furent moult de gens pourvus des grâces ce Bénédict. Le duc de Bourgogne et la duchesse sa femme s’en dissimulèrent avecques le roi. Aussi fit le duc d’Orléans et plusieurs autres grands seigneurs en France, et les aucuns le tenoient par faveur à pape. Ce Bénédict n’escondissoit nulle grâce, afin que la cour d’Avignon et le collège en vaulsissent mieux. Le duc de Bretagne suivit l’opinion du roi de France moult légèrement, car il étoit du temps passé si abeuvré de l’information de son cousin le duc de Flandre pour la rébellion de l’église que son cœur ne s’inclina oncques à croire Clément, quoique les clercs de Bretagne le crussent et tinssent à pape. Et quand aucunes bonnes prébendes vaquoient, le roi en pourvéoit ses clercs sans parler au pape. Donc Bénédict qui se nommoit pape, et les cardinaux d’Avignon qui créé l’avoient, étoient tous ébahis ; et se commencèrent à douter que le roi de France ne leur fît clorre les rentes et profits qu’ils avoient des bénéfices qu’ils tenoient au royaume de France ; et eurent conseil d’envoyer un légat en France, pour parler au roi et à son conseil, et pour savoir comment il se vouloit ordonner de l’église ; et pour lui remontrer que le pape que créé avoient, il étoit en création de papalité par condition telle, s’il plaisoit au roi de France il y demeureroit, ou on l’ôteroit ; et se mettroient les cardinaux en conclave et en éliroient un à la séance et plaisance du roi.

En ce temps étoit venu à Paris et se tenoit de-lez le roi par son consentement, le frère mineur duquel je vous ai un petit touché ci-dessus, qui envoyé étoit en France en légation sans orgueil et sans bobant, de par le pape de Rome qui se nommoit et escripvoit Boniface[5] ; et entendoit et oyoit volontiers le roi et les paroles et sermons de ce frère mineur. Or vint le légat d’Avignon, qui grand clerc et subtil praticien étoit et bien enlangagé[6] ; et fut aussi ouï du roi et des seigneurs ; et lui faisoient voie et avoir audience ceux qui porter et exaulser vouloient le pape d’Avignon. Or fut avisé au conseil du roi, et ne fut pas sitôt déterminé, mais à cet avis et conseil y rendit l’université grand’peine : que et fut dit ainsi, pour la plus saine partie ; qui pourroit tant faire et exploiter que on fit démettre ce Boniface et ce Bénédict hors de leur papalité, et tous les cardinaux hors de leur cardinalité ; et puis fussent pris clercs et vaillans prud’hommes et de grand’conscience ; et ces clercs, tant de l’empire d’Allemagne comme de France et d’autres nations, fussent mis ensemble, et cils, par le sens et délibération d’eux-mêmes et par bon conseil, sans faveur ni baubant, ni vouloir porter l’un plus que l’autre, retournassent et remissent l’église au point et au droit degré d’unité où elle devoit être ferme et estable, ce seroit bien labouré ; et par autre voie on ne véoit point que bonne conclusion y dût avoir, car l’orgueil du monde étoit si grand ès cœurs des seigneurs que chacun vouloit soutenir sa partie.

Cette imagination, proposée devant le roi, le duc d’Orléans, le duc de Bourgogne et leurs consaulx, sembla bonne ; et se aherdit le roi avec l’université qui proposée l’avoit ; et dit qu’il en escriproit volontiers, et envoieroit ses messagers devers le roi d’Allemagne et de Bohême, et devers les rois de Honguerie et d’Angleterre ; et se faisoit fort des rois de Castille, de Navarre, d’Arragon, de Sicile, de Naples et d’Escosse, qu’il les feroit obéir là où il obéiroit et son royaume. Cette proposition fut tenue, et par cause du bon moyen, et pour entamer les procès, le roi de France envoya ses lettres et ses messagers espéciaux à tous les rois dessus nommés. Celle chose ne fut pas sitôt faite ni recueillie, ni les messagers allés, ni retournés, ni rapportées réponses de leurs lettres.

En ces vacations trépassa de ce siècle à Paris, à la Sorbonne, ce vaillant clerc dont je parlois maintenant, maître Jean de Gignicourt, dont le roi de France et tous les seigneurs furent moult courroucés, et ceux de l’université, car son pareil ne demeura point à Paris ; et eût rendu très grand’diligence à l’église réformer et mettre en union parfaite.

  1. Robert de Genève, pape ou anti-pape sous le nom de Clément VII, mourut le 16 septembre 1394, après seize ans de pontificat.
  2. Pierre de la Lune, d’une illustre famille d’Espagne, élu le 28 septembre 1394. Il avait souscrit, avant son élection, l’acte par lequel tous les cardinaux promirent avec serment de faire tous leurs efforts pour réunir l’église, même jusqu’à céder le pontificat. Il oublia bientôt son serment.
  3. Froissart était chanoine.
  4. Benoît XIII.
  5. Boniface IX, élu pape le 2 novembre 1389.
  6. L’évêque d’Avignon et maître Pierre Blaus furent députés au roi de France pour lui faire connaître l’élection de Benoît, et le trouvèrent à Saint-Denis, ou on célébrait la fête de ce saint.