Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 176-179).

CHAPITRE XXXII.

L’aventure d’une danse faite en semblance de hommes sauvages, là où le roi fut en péril.


Avint que assez tôt après celle retenue, un mariage se fit en l’hôtel du roi, de un jeune chevalier de Vermandois et de une des damoiselles de la roine ; et tous deux étoient de l’hôtel du roi et de la roine. Si en furent les seigneurs, les dames et damoiselles et tout l’hôtel plus réjouis ; et pour cette cause le roi voult faire les noces ; et furent faites dedans l’hôtel de Saint-Pol à Paris, et y eut grand’foison de bonnes gens et de seigneurs ; et y furent les ducs d’Orléans, de Berry, de Bourgogne et leurs femmes[1]. Tout le jour des noces qu’ils épousèrent on dansa et mena-t-on grand’joie : le roi fit le souper aux dames, et tint la roine de France l’état ; et s’efforçoit chacun de joie faire, pour cause qu’ils véoient le roi qui s’en ensonnioit si avant. Là avoit un écuyer d’honneur en l’hôtel du roi, et moult son prochain, de la nation de Normandie, lequel s’appeloit Hugonin de Guisay ; si s’avisa de faire aucun ébattement pour complaire au roi et aux dames qui là étoient. L’ébattement qu’il fit, je le vous dirai. Le jour des noces, qui fut par un mardi devant la Chandeleur, sur le soir, il fit pourvoir six cottes de toile et mettre à part dedans une chambre, et porter et semer sus delié lin, et les cottes couvertes de delié lin en forme et couleur de cheveux. Il en fit le roi vêtir une ; et le comte de Join[2], un jeune et très gentil chevalier, une autre ; et mettre très bien à leur point ; et ainsi une autre à messire Charles de Poitiers, fils au comte de Valentinois[3] ; et à messire Yvain de Galles, le bâtard de Foix, une autre ; et la cinquième au fils du seigneur de Nantouillet, un jeune chevalier ; et il vêtit la sixième. Quand ils furent tous six vêtus de ces cottes qui étoient faites à leur point, et ils furent dedans enjoins et cousus, ils se montroient être hommes sauvages, car ils étoient tous chargés de poil, du chef jusques à la plante du pied[4].

Cette ordonnance plaisoit grandement bien au roi de France, et en savoit à l’écuyer qui avisée l’avoit grand gré ; et se habillèrent de ces cottes si secrètement en une chambre, que nul ne savoit de leur affaire fors eux-mêmes, et les varlets qui vêtus les avoient. Messire Yvain de Foix, qui de la compagnie étoit, imagina bien la besogne et dit au roi : « Sire, faites commander bien acertes que nous ne soyons approchés de nulles torches, car si l’air du feu entrât en ces cottes dont nous sommes déguisés, le poil happeroit l’air du feu, si serions ars et perdus sans remède et de ce je vous avise ! » — « En nom Dieu, répondit le roi à Yvain, vous parlez bien et sagement, et il sera fait. » Et de là endroit le roi défendit aux varlets et dit : « Nul ne nous suive ! » Et fit la venir le roi un huissier d’armes qui etoit à l’entrée de la chambre et lui dit : « Va-t’en à la chambre où les dames sont, et commande de par le roi que toutes torches se traient à part et que nul ne se boute entre six hommes sauvages qui doivent là venir. » L’huissier fit le commandement du roi moult étroitement, que toutes torches et torchins, et ceux qui les portoient, se missent en sus au long près des parois[5], et que nul n’approchât les danses, jusques à tant que six hommes sauvages qui là devoient venir seroient retraits. Ce commandement fut ouï et tenu ; et se trairent tous ceux qui torches portoient à part ; et fut la salle délivrée, que il n’y demeura que les dames et damoiselles, et les chevaliers et écuyers qui dansoient. Assez tôt après ce, vint le duc d’Orléans et entra en la salle ; et avoit en sa compagnie quatre chevaliers et six torches tant seulement, et rien ne savoit du commandement qui fait avoit été, ni des six hommes sauvages qui devoient venir ; et entendit à regarder les danses et les dames, et il même commença à danser. Et en ce moment vint le roi de France, lui sixième seulement, en l’état et ordonnance que dessus est dit, tout appareillé comme homme sauvage, et couvert de poil de lin aussi délié comme cheveux du chef jusques au pied. Il n’étoit homme ni femme qui les pût connoître, et étoient les cinq attachés l’un à l’autre, et le roi tout devant qui les menoit à la danse.

Quand ils entrèrent en la salle, on entendit tant à eux regarder qu’il ne souvint de torches ni de torchins. Le roi, qui étoit tout devant, se départit de ses compagnons, dont il fut heureux ; et se trait devers les dames pour lui montrer, ainsi que jeunesse le portoit. Et passa devant la roine, et s’en vint à la duchesse de Berry qui étoit sa tante et la plus jeune. La duchesse par ébattement le prit et voult savoir qui il étoit ; le roi étant devant elle ne se vouloit nommer. Adonc dit la duchesse de Berry : « Vous ne m’échapperez point ainsi, tant que je saurai votre nom. » En ce point avint le grand meschef sur les autres, et tout par le duc d’Orléans qui en fut cause, quoique jeunesse et ignorance lui fit faire ; car si il eût bien présumé et considéré le meschef qui en descendit, il ne l’eût fait pour nul avoir. Il fut trop en volonté de savoir qui ils étoient. Ainsi que les cinq dansoient, il approcha la torche, que l’un de ses varlets tenoit devant lui, si près de lui que la chaleur du feu entra au lin. Vous savez que en lin n’a nul remède et que tantôt il est enflambé. La flamme du feu échauffa la poix à quoi le lin étoit attaché à la toile. Les chemises linées et poyées[6] étoient sèches et déliées et joignans à la chair, et se prirent au feu à ardoir ; et ceux qui vêtus les avoient et qui l’angoisse sentoient commencèrent à crier moult amèrement et horriblement. Et tant y avoit de meschef que nul ne les osoit approcher. Bien y eut aucuns chevaliers qui s’avancèrent pour eux aider et tirer le feu hors de leurs corps. Mais la chaleur de la poix leur ardoit toutes les mains et en furent depuis moult mésaisés. L’un des cinq, ce fut Nantouillet, s’avisa que la bouteillerie étoit près de là ; si fut celle part, et se jeta en un cuvier tout plein d’eau où on rinçoit tasses et hanaps. Cela le sauva ; autrement il eût été mort et ars ainsi que les autres ; et nonobstant tout si fut-il en mal point.

Quand la roine de France ouït les grands cris et horribles que ceux qui ardoient faisoient, elle se douta de son seigneur le roi qu’il ne fût attrapé ; car bien savoit, et le roi lui avoit dit, que ce seroit l’un des six. Si fut durement ébahie et chéy pâmée. Donc saillirent les chevaliers et dames avant en lui aidant et confortant. Tel meschef, douleur et crierie avoit en la salle qu’on ne savoit auquel entendre. La duchesse de Berry délivra le roi de ce péril, car elle le bouta dessous sa gonne et le couvrit pour eschiver le feu ; et lui avoit dit, car le roi se vouloit partir d’elle à force : « Où voulez-vous aller ? Vous véez que vos compagnons ardent. Qui êtes-vous ? Il est heure que vous vous nommez. » — « Je suis le roi. » — « Ha ! monseigneur, or tôt allez vous mettre en autre habit, et faites tant que la roine vous voie, car elle est moult mésaisée pour vous. »

Le roi, à cette parole, issit hors de la salle, et vint en sa chambre, et se fit déshabiller le plus tôt qu’il put et remettre en ses garnemens, et vint devers la roine ; et là étoit la duchesse de Berry, qui l’avoit un peu reconfortée et lui avoit dit : « Madame, reconfortez-vous, car tantôt vous verrez le roi. Certainement j’ai parlé à lui. » À ces mots, vint le roi en la présence de la roine ; et quand elle le vit, de joie elle tressaillit ; donc fut-elle prise et embrassée de chevaliers et portée en sa chambre et le roi en sa compagnie qui toujours la reconforta.

Le bâtard de Foix, qui tout ardoit, crioit à hauts cris : « Sauvez le roi, sauvez le roi ! » Et voirement fut-il sauvé par la manière et aventure que je vous ai dit ; et Dieu le voult aider, quand il se départit de la compagnie pour aller voir les dames ; car s’il fût demeuré avecques ses compagnons, il étoit perdu et mort sans remède.

En la salle de Saint-Pol à Paris, sur le point de l’heure de minuit, avoit telle pestillence et horribleté que c’étoit hideur et pitié de l’ouïr et du voir. Des quatre qui là ardoient, il y en eut là deux morts éteints sur la place. Les autres deux, le bâtard de Foix et le comte de Join, furent portés à leurs hôtels et moururent dedans deux jours à grand’peine et martire[7].

Ainsi se dérompit cette fête et assemblée de noces en tristesse et en ennui, quoique l’époux et l’épouse ne le pussent amender. Car on doit supposer et croire que ce ne fut point leur coulpe, mais celle du duc d’Orléans, qui nul mal n’y pensoit quand il avala la torche. Jeunesse lui fit faire. Et bien dit, tout en audience, quand il vit que la chose alloit mal : « Entendez à moi, tous ceux qui me peuvent ouïr. Nul ne soit demandé ni inculpé de cette aventure, car, ce qui fait en est, c’est tout par moi et en suis cause. Mais ce pèse moi que oncques m’avint ; et ne cuidois pas que la chose dût ainsi tourner ; car si je l’eusse cuidé et sçu, je y eusse pourvu. » Et puis si s’en alla le duc d’Orléans devers le roi, pour se excuser, et le roi le tint pour tout excusé.

Cette dolente aventure avint en l’hôtel de Saint-Pol à Paris, en l’an de grâce mil trois cent quatre vingt douze[8], le mardi devant la Chandeleur, de laquelle avenue il fut grand’nouvelle parmi le royaume de France et en autre pays. Le duc de Bourgogne et le duc de Berry n’étoient point pour l’heure là, mais à leurs hôtels ; et avoient le soir pris congé au roi, à la roine et aux dames, et retrait à leurs hôtels pour être mieux à leurs aises.

Quand ce vint au matin et la nouvelle fut sçue et épandue parmi la ville et cité de Paris, vous devez savoir que toutes gens furent moult émerveillés. Et disoient plusieurs communément parmi la ville de Paris : que Dieu avoit montré encore secondement un grand exemple et signe sur le roi, et qu’il convenoit et appartenoit qu’il y regardât et qu’il se retrait de ses jeunes huiseuses[9], et que trop en faisoit et avoit fait, lesquelles ne appartenoient point à faire à un roi de France ; et que trop jeunement se maintenoit et étoit maintenu jusques à ce jour. La communauté de Paris en murmuroit et disoit sans contrainte : « Regardez le grand meschef qui est près avenu sur le roi ; et s’il eût été attrapé et ars, si comme les aventures donnent et que bien en faisoit les œuvres, que fussent ses oncles et son frère devenus ? Ils doivent être tous certains que jà pied d’eux n’en fut échappé, car tous eussent été occis, et les chevaliers que on eût trouvé dedans Paris. »

Or avint, si très tôt que le duc de Berry et de Bourgogne au matin sçurent les nouvelles, ils furent tout ébahis et émerveillés ; et bien y eut cause. Si montèrent aux chevaux et vinrent à l’hôtel du roi à Saint-Pol, et le trouvèrent. Si le conseillèrent ; et bien en avoit mestier, car encore étoit-il tout effrayé et ne se pouvoit r’avoir de l’imagination, quand il pensoit au péril où il avoit été. Et bien dit à ses oncles que sa belle ante de Berry l’avoit sauvé et ôté hors du péril, mais il étoit trop fort courroucé du comte de Join et de messire Yvain de Foix et de messire Charles de Poitiers. Ses oncles, en lui reconfortant, lui dirent : « Monseigneur, ce qui est avenu ne peut-on recouvrer. Il vous faut oublier la mort d’eux et louer Dieu et regracier de la belle aventure qui vous est avenue, car votre corps et tout le royaume de France a été pour cette incidence en grand’aventure d’être tout perdu ; et vous le pouvez imaginer, car jà ne s’en peuvent les vilains taire, et disent que si le meschef fût tourné sur vous, ils nous eussent tous occis. Si vous ordonnez, appareillez et mettez en état royal, ainsi que à vous appartient, et montez à cheval. Si allez à Notre-Dame de Paris en pélerinage. Nous irons en votre compagnie ; et vous montrez au peuple, car on vous désire à voir par la cité et ville de Paris. » Le roi répondit que ainsi le feroit-il. Sur ces paroles s’embati le duc d’Orléans, frère du roi, qui moult l’aimoit comme son frère. Et ses oncles le recueillirent doucement, et le blâmèrent un petit de la jeunesse que faite avoit. À ce qu’il montra, il leur en sçut bon gré, et dit bien que il ne cuidoit point mal faire. Assez tôt après, sur le point de neuf heures, montèrent le roi et tous les compagnons à cheval, et se départirent de Saint-Pol, et chevauchèrent parmi Paris pour apaiser le peuple qui trop fort étoit ému ; et vinrent en la grand’église ; et là ouït le roi la messe et y fit ses offrandes, et depuis retournèrent le roi et les seigneurs en l’hôtel de Saint-Pol, et là dînèrent. Si se passa et oublia cette chose petit à petit, et fit-on obsèques, prières et aumônes pour les morts.

Ha ! comte Gaston de Foix, si de ton vivant tu eusses eu telles nouvelles de ton fils, comme il en étoit avenu, tu eusses été courroucé outre mesure ; et moult l’aimois. Je ne sais comment on t’en eût apaisé.

Tous seigneurs et dames qui en oyoient parler parmi le royaume de France, en étoient moult émerveillés et à bonne cause.

  1. Ces noces eurent lieu le 29 janvier 1392, ancien style, ou 1393, nouveau style.
  2. Joigny.
  3. Le moine de Saint-Denis l’appelle Aymery de Poitiers.
  4. Le moine anonyme de Saint-Denis dit que « C’était une coutume pratiquée en divers lieux de la France, de faire impunément mille folies au mariage des femmes veuves, et d’emprunter avec des habits extravagans la liberté de dire des vilenies au mari de l’épousée. » Voilà pourquoi le roi et ses cinq compagnons se déguisèrent en satyres et dansèrent des danses lascives en présence de toute la cour. « Le roi et la reine, ajoute le moine de Saint-Denis, étaient un peu trop indulgens à leurs plaisirs. »
  5. Murs.
  6. C’est-à-dire, enduites de poix et recouvertes d’étouppes de lin.
  7. « Le jeune comte de Joigny (dit l’Anonyme de Saint-Denis), seigneur de belle espérance, expira dans ces horribles douleurs. Le bâtard de Foix et Aymery de Poitiers moururent dans les deux jours, et il n’y eut que Henri de Guisay qui vit le troisième. Celui-ci ne leur ressemblait en rien de mœurs et d’éducation. C’étoit un homme adonné à tous les vices ; et aussi détesté pour sa mauvaise vie que pour la cruelle insolence dont il usoit envers les varlets et envers les gens de peu de condition. Il ne les traitoit que de chiens. C’étoit un de ses moindres plaisirs de les faire aboyer comme tels. Bien souvent il les faisoit servir de tréteaux à table ; et pour peu qu’ils se fâchassent, il les faisoit coucher à terre, il les fouloit à coups de pieds et d’éperons jusques au sang, et disoit que cette canaille ne devoit point être battue à coups de poings, mais meurtrie et déchirée comme des chiens, à coups de fouet et de bâton. Il ne se put pas même empêcher, dans ces tourmens mortels, d’appeler chiens ceux qui le servoient ; et ses dernières paroles furent des regrets de ce qu’il les laissoit vivre après lui. »
  8. Ancien style, ou 1393, nouveau style.
  9. Oisiveté, et vices qui en sont la suite.