Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XLIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 213-216).

CHAPITRE XLIII.

De l’ambassade que le roi d’Angleterre envoya en France devers le roi de France, pour traiter du mariage de dame Isabel, ains-née fille de France, et de l’amiable réponse qui leur fut faite.


Tant chevauchèrent les seigneurs d’Angleterre dessus nommés, depuis qu’ils furent issus de la ville de Calais, qu’ils passèrent la bonne cité d’Amiens, et Clermont en Beauvoisis, et Cray, et vinrent à Paris ; et partout où ils avoient passé ils eurent été bien reçus, car ainsi avoit-il été ordonné du roi de France et de son conseil. Si furent logés à Paris en la Croix du Tiroy et là environ, et avoient environ six cens chevaux ; et le roi de France étoit logé au chastel de Saint-Pol sur Saine, le duc de Berry à l’hôtel de Nelle, le duc de Bourgogne à l’hôtel d’Artois, et le duc de Bourbon en son hôtel, et aussi le duc d’Orléans, le comte de Saint-Pol et le sire de Coucy à leurs hôtels ; car le roi de France avoit mandé tout son conseil, pour être mieux conseillé et avisé de répondre à ces seigneurs d’Angleterre qui étoient là venus. Et fut ordonné, de par le roi, que tous les jours que les Anglois seroient séjournans à Paris on leur délivreroit deux cens couronnes de France pour leurs menus frais et coûtages d’eux et de leurs chevaux, à leurs hôtels. Et étoient souvent les chefs des seigneurs d’Angleterre qui là étoient, tels que le comte Maréchal et le comte de Rostelant, de-lez le roi, et demeuroient au dîner ; et leur faisoit le roi, son frère et leurs oncles, toute la meilleure chère et compagnie comme ils pouvoient, en les honorant pour l’honneur et amour du roi d’Angleterre, qui là les avoit envoyés. Si demandoient ces seigneurs d’Angleterre, avoir réponse de leur demande ; et on les menoit toudis de paroles ; car il venoit à grand’merveiîle à plusieurs nobles du royaume de France, du conseil du roi, des requêtes et traités dont ils étoient poursuivis de par les Anglois, pourtant que la guerre de long temps avoit été si cruelle entre France et Angleterre ; et proposoient les plusieurs du conseil du roi et disoient ainsi : « Comment pourra le roi notre sire de France donner ni accorder sa fille, pour cause de mariage, au roi d’Angleterre son adversaire ? Il nous est avis, avant que tels traités se fassent, que bonne paix ferme et entière dut être entre le roi de France, leurs conjoins et adhérens. » Et toutes ces choses, et autres, sur forme et état de bon avis, étoient remontrées au détroit conseil du roi.

Pour ce temps avoit en France un chevalier sage et vaillant homme, qui s’appeloit messire Regnault de Corbie[1], et moult imaginatif, et véoit au long toutes les besognes de France comment elles pouvoient cheoir et venir ; et disoit bien au roi et à ses oncles : « Mes seigneurs, on doit entrer par le droit huis en la maison. Le roi Richard d’Angleterre montre qu’il ne veut à nous ni au royaume de France que toute amour, quand par créance de mariage il se y veut aloyer. Nous avons eu par deux saisons consaux et traités ensemble sur forme de paix à Amiens et à Lolinghen, et oncques ne se purent tant approcher les traités que les parlemens eussent nulle bonne conclusion, fors sur l’état de trèves. Et savons de vérité que l’oncle du roi d’Angleterre, cil qui s’appelle messire Thomas et duc de Glocestre, est du tout contraire à la volonté du roi d’Angleterre et de ses deux autres oncles, le duc de Lancastre et le duc d’Yorch, tant que de venir jusques à la paix. Ni le roi d’Angleterre ni tous ceux qui bien veulent, pour avoir conclusion et confirmation de paix, ne le peuvent briser. Et au fort, sa puissance sera petite contre celle du roi. Si entendons à recueillir leurs traités et paroles en bien, et faisons tant, avant leur partement, que de nous et de nos réponses ils se contentent. »

À ces paroles que le chancelier de France remontra, ainsi que dessus est dit, s’inclinoient et arrêtoient les oncles du roi, et par espécial le duc de Bourgogne ; car il se tenoit à si chargé de la guerre, que volontiers il eût vu bonne paix. Et la principale cause qui à ce l’inclinoit, c’étoit pour le pays de Flandre dont il étoit sire de par sa femme, qui gisoit en la main et frontière des Anglois, Et aussi les cœurs de moult de Flamands sont plus Anglois que François, et tout pour la marchandise qui vient et arrive en Flandre par mer et par terre.

Conseillé fut et arrêté au détroit conseil du roi de France que, ainsi qu’on avoit commencé à faire et à montrer bonne chère aux Anglois, il seroit persévéré, et par espécial le roi de France le vouloit. Et fut conseillé, fût par dissimulation ou autrement, que les Anglois, qui là étoient venus en ambassaderie de par le roi d’Angleterre, seroient doucement menés et répondus ; et leur donneroit-on espérance avant leur département que le roi d’Angleterre viendroit à sa demande.

Pour ces jours la roine de France et ses enfans étoient en l’hôtel de Saint-Pol sur Saine ; si fut accordé et octroyé pour le mieux aux seigneurs d’Angleterre et à leur prière et requête, que ils verroient la roine de France et ses enfans, et par espécial cette pour laquelle ils prioient et requéroient et étoient venus, car moult la désiroient à voir. L’excusation du conseil d’Angleterre étoit telle, que cette fille du roi étoit moult jeune, car ce n’étoit que un enfant de huit ans, et il ne peut pas avoir trop grand ordonnance de prudence ; si étoit-elle de son âge moult bien introduite et doctrinée ; et telle la trouvèrent les seigneurs d’Angleterre quand ils parlèrent à elle. Et lui dit le comte Maréchal, étant à genoux devant elle : « Madame, au plaisir de Dieu, vous serez notre dame et roine d’Angleterre. » — « Sire, répondit la jeune fille et de li tout avisée sans conseil d’autrui, s’il plaît à Dieu et à monseigneur mon père que je sois roine d’Angleterre, je le verrai volontiers ; car on m’a bien dit que je serai une grand’dame. » Et adonc elle fit lever le comte Maréchal et l’amena par la main à la roine sa mère, qui eut grand’joie de sa réponse ; et aussi eurent tous ceux et celles qui ouïe l’avoient. La manière, ordonnance, doctrine et contenance de celle jeune fille de France plut grandement aux ambassadeurs d’Angleterre ; et dirent et imaginèrent entre eux qu’elle seroit encore une dame de haut honneur et de grand bien.

La conclusion de ce traité fut telle. Quand ces seigneurs d’Angleterre eurent été et séjourné à Paris plus de vingt jours, mais tous leurs menus frais de bouche et de leurs chevaux étoient payés de par le roi de France, réponse raisonnable leur fut donnée, belle et courtoise de par le roi et le conseil, en eux donnant grand’espérance que ce pour quoi ils étoient venus se feroit ; mais ce ne seroit pas sitôt, car la dame qu’ils vouloient avoir étoit moult jeune d’âge ; et avec tout ce elle étoit obligée et convenancée en cause de mariage au duc de Bretagne pour son ains-né fils. Si convenoit traiter devers lui pour rompre celle convenance, avant que les procès pussent aller plus avant ; et cel hiver qui devoit entrer et venir on laisseroit les choses en cel état ; et là en dedans on auroit nouvelles en Angleterre de par le roi de France. Et sur le temps de carême, que les jours commencent à embellir et élonger et les mers à apaiser, ils retourneroient, ou autres que le roi d’Angleterre y voudroit envoyer, en France, devers le roi et son conseil, et ils seroient les bien venus.

De celle réponse se contentèrent les Anglois, et prirent congé à la roine et a sa fille la jeune dame Isabel de France, aux frères et oncles du roi, et à tous ceux auxquels il appartenoit congé prendre. Et puis se départirent de Paris et se mirent au retour pour revenir à Calais le chemin qu’ils étoient venus ; et firent tant par leurs journées qu’ils retournèrent en Angleterre. Et se hâtèrent devant toutes leurs gens les deux comtes d’Angleterre, qui chefs avoient été de ce traité, le comte de Rostelant et le comte Maréchal, pour apporter nouvelles au roi ; et vinrent, de Zandvich où ils prirent terre, en moins de jour et demie à Windesore, où le roi pour ces jours se tenoit, qui fut moult joyeux de leur venue, et se contenta des réponses du roi de France et de ses oncles ; et ne mit pas celle chose en non chaloir, mais la prit si à cœur et à grand’plaisance que il n’entendoit à autre chose fors toudis viser et subtiller comment il pourroit venir à son entente d’avoir à femme et à épouse la fille du roi de France.

Le roi d’Angleterre, d’une part, pensoit comment il viendroit par toutes voies au mariage de la jeune fille du roi de France, et ses consaux, d’autre part, pensoient et subtilloient nuit et jour comment celle chose se feroit à l’honneur d’eux et du royaume de France. Plusieurs en parloient et devisoient ainsi : « Si nous étions appelés en ces traités de France et d’Angleterre, et notre parole fût ouïe et acceptée, nous dirions ainsi : que jà le roi d’Angleterre n’auroit la fille de France, si seroit bonne paix entre lui et le roi d’Angleterre, leurs royaumes, leurs conjoins et leurs adhérens à la guerre. À quoi sera-ce bon que le roi d’Angleterre aura à femme la fille du roi de France, et eux et leurs royaumes, les trèves passées, qui n’ont à durer que deux ans, se guerroieront ; et seront eux et leurs gens en haine ? Ce sont choses qui sont moult à considérer. »

Les ducs d’Orléans et de Berry étoient de celle opinion, et plusieurs hauts nobles du royaume de France ; et tout ce savoient bien le roi de France et le duc de Bourgogne, et le chancelier de Bourgogne et le chancelier de France, qui s’inclinoient assez à la paix, réservé l’honneur du royaume.

En ce temps avoit un écuyer en France, prudent et vaillant homme, et étoit nouvellement retourné en France ; et avoit en son temps moult travellé outre la mer et été en plusieurs grands et beaux voyages, pour lesquels il étoit moult recommandé en France, et ailleurs où la connoissance de lui étoit venue. Cel écuyer étoit de nation de Normandie, d’un pays que on appelle Caux, et nommé Robert le Mennot, mais à présent on l’appeloit Robert l’Ermite ; et étoit moult religieux et de belle vie et plein de bonnes paroles ; et pouvoit être en l’âge environ de cinquante ans ; et avoit été aux traités qui furent à Lolinghen, du duc de Bourgogne et des seigneurs de France, d’une part, et du duc de Lancastre et du duc de Glocestre, d’autre part ; et volontiers y avoit été ouï ; et la forme et manière comment il étoit entré, je le vous dirai.

  1. Arnault de Corbie, chancelier de France.