Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 315-320).
Livre IV. [1397–1398]

CHAPITRE LXIII.

Comment le comte Maréchal appela de gage à outrance le comte Derby, fils au duc de Lancastre, en la présence du roi et de tout son conseil, dont depuis plusieurs maux vinrent en Angleterre.


Le roi Richard d’Angleterre avait une condition telle, que quand il enchargeoit un homme, il le faisoit si grand et si prochain de lui que merveilles, ni nul n’osoit parler du contraire ; et créoit si légèrement ce que on lui disoit et conseilloit que roi qui eût été en Angleterre dont mémoire fût de grand temps. Et point ne se exemplioient ceux qui étoient en sa grâce et amour comment il en étoit mal avenu à plusieurs, ainsi comme au duc d’Irlande qui en fut bouté hors d’Angleterre, et à messire Simon Burlé qui par les consaux qu’il donna au roi fut décollé, et messire Robert Trésilien, messire Nicolas Brambre, messire Jean Walourde, et plusieurs autres qui conseillé l’avoient et morts en étoient ; car le duc de Glocestre avoit rendu grand’peine à eux détruire. Or étoit-il mort ainsi que vous savez ; dont ceux qui demeurés étoient de-lez le roi, et qui nuit et jour le conseilloient à leur volonté, n’étoient pas courroucés de sa mort ; car ils supposoient que nuls ne contrediroient mais à leurs volontés. Et se fondèrent les aucuns qui près du roi étoient sur grand orgueil, et tant qu’ils ne le purent celer, et par espécial le comte Maréchal qui tant étoit en la grâce et amour du roi que nul plus. Et advint que, pour mieux complaire au roi et pour le flatter et donner à entendre « Je suis un bon serviteur loyal et secret envers vous, ni je ne pourrois ouïr ni souffrir parole nulle qui fût dite, pensée ni proposée à l’encontre de vous, » il reprit paroles au roi, dont il cuida bien exploiter, et avoir doublement outre l’amour et la grâce du roi. Et tel se cuide à la fois avancer qui se recule ; et ainsi en avint au comte Maréchal, Je vous dirai comment.

Vous devez savoir que le comte Henry Derby et le duc de Glocestre, qui mort étoit, avoient eu à femmes et épouses deux sœurs, qui filles avoient été au comte de Herfort et Northantonne, connétable d’Angleterre ; et étoient les enfans du comte Derby et du duc de Glocestre cousins germains de par leurs mères ; et ainsi un degré moins de par leurs pères. À voire dire, la mort du duc de Glocestre étoit moult déplaisante à plusieurs hauts barons d’Angleterre ; et en parloient et murmuroient les aucuns souvent et fiablement ensemble. Et tant les avoit le roi surmontés que nul semblant, là où le roi le sçût, ils n’en osoient faire ni montrer ; car il avoit donné à entendre, et fait semer paroles parmi le royaume d’Angleterre, que quiconque en relèveroit jamais paroles, tant du duc de Glocestre comme du comte d’Arondel, il seroit réputé à faux, mauvais et traître, et en l’indignation de lui. Si que ces menaces en avoient fait cesser de parler moult de peuple auxquels les accidens avenus étoient trop déplaisans. Et dut avenir, ce terme durant, que le comte Derby et le comte Maréchal parloient ensemble de plusieurs paroles, et entrèrent de l’un en l’autre tant qu’ils vinrent à parler de l’état du roi et du conseil qu’il tenoit de-lez lui et créoit, et tant que le comte Maréchal happa en soi-même aucunes paroles que le comte Derby dut là dire en espèce de bien, de fiance et de conseil ; et cuida bien que jamais les paroles ne dussent être renouvelées ; et furent adonc telles et non pas vilaines ni outrageuses : « Sainte Marie, beau cousin, et quelle chose a le roi notre cousin empensé à faire ? veut-il mettre hors d’Angleterre tous les nobles ? Il n’y aura bientôt nully. Et montre tout clairement qu’il ne veut pas l’augmentation de son royaume. » Le comte Maréchal ne répondit point à cette parole, mais dissimula et la tint à impétueuse trop grandement contre le roi ; et ne s’en put taire ni couvrir en soi-même ; et dit que ce comte Derby étoit bien escueilli[1] de bouter un grand trouble en Angleterre, car il étoit si bien des Londriens que nul mieux de lui. Si se avisa, ainsi que le deable lui entra en la tête et que les choses tournent ainsi qu’elles doivent tourner et avenir, ni on ne les peut fuir ni eschever, que ces paroles seroient si notoirement remontrées devant le roi, et là où il y auroit tant de nobles d’Angleterre, que tous s’en esbahiroient. Et vint, assez tôt après ces paroles dites entre lui et le comte Derby, devers le roi ; et pour lui complaire et flatter et servir à gré, il lui dit ainsi : « Monseigneur, tous vos ennemis et malveillans ne sont pas encore morts ni hors d’Angleterre. » — « Et comment, cousin, dit le roi qui mua couleur, pouvez-vous ce savoir ? » — « Je le sais bien, répondit le comte Maréchal, tant que pour l’heure je ne vous en parlerai plus avant. Mais afin que vous y pourvéez et remédiez hâtivement, faites à celle Pâques qui vient une fête solemnelle, et mandez tous ceux de votre lignage qui sont en Angleterre qui soient à celle fête et point ne oubliez à mander le comte Derby, et vous orrez nouvelles qui vous seront assez étranges et desquelles vous ne vous donnez nulle garde maintenant. Si vous touchent-elles de moult près. » Le roi demoura sur ces paroles moult pensif, et pria au comte Maréchal qu’il lui voulsist autrement éclaircir ; et bien lui pouvoit dire, car il le tiendroit en secret. Je ne sais pas si adonc il lui dit, mais le roi n’en fit nul semblant et laissa le comte Maréchal convenir et procéder avant en son opinion ; et en avint ce que je dirai. Le roi d’Angleterre fit à savoir que le jour de la Pâque-Fleurie, en son manoir à Eltem il vouloit tenir une fête solemnelle ; et que tous ceux de son lignage et de son sang fussent à la dite fête ; et par espécial il en pria ses deux oncles le duc de Lancastre et le duc d’Yorch et leurs enfans, lesquels, comme ceux qui n’y pensoient que tout bien, y vinrent en bon arroy.

Quand ce vint le jour de la dite fête tenue à Eltem, après dîner, et le roi retrait en sa chambre de parement, et ses oncles et tous les seigneurs avecques lui, ils n’eurent pas là longuement séjourné que le comte Maréchal, pourvu de ce qu’il devoit dire et faire, s’en vint devant le roi et se mit à genoux, et dit ainsi : « Très cher sire, et redouté, je suis de votre sang et votre homme lige et maréchal d’Angleterre ; si suis de foi et de serment trop grandement tenu envers vous ; et ai juré de ma main en la vôtre que je ne dois ni puis être en lieu ni place là où on puist rien dire qui touche à nul vice ni malice à l’encontre de votre majesté royale ; et là où je le cèlerois ni dissimulerois, par quelconque voie que ce fût, je serois et devrois être tenu à faux, mauvais et traître, laquelle chose je ne veuil pas être, mais moi acquitter envers vous en tous états. » Le roi d’Angleterre assit son regard sur lui, et demanda : « Pourquoi dites-vous ces paroles, comte Maréchal ? nous le voulons savoir. » — « Mon très cher et très redouté seigneur, répondit le comte, je le dis pourtant que je ne veuil rien souffrir, ni celer chose qui soit préjudiciable à l’encontre de vous. Faites traire avant le comte Derby et je parlerai outre. » Adonc fut appelé du roi le comte Derby, et fit lever le comte Maréchal qui avoit parlé à lui à genoux.

Quand le comte Derby fut venu avant, qui nul mal n’y pensoit, le comte Maréchal dit ainsi : « Comte Derby, je vous dis que vous avez pensé mal et parlé autrement que vous ne dussiez contre votre naturel seigneur, monseigneur le roi d’Angleterre, quand vous avez dit qu’il n’est mie digne de tenir terre ni royaume, quand, sans loi et justice faire ni demander à ses hommes, il estorbe son royaume, et sans nul titre de raison met hors les vaillans hommes qui le doivent aider à garder et soutenir ; pourquoi je vous présente mon gage, et vous veuil prouver de mon corps contre le vôtre que vous êtes faux, mauvais et traître. » Le comte Derby fut tout esbahi de ces paroles et se trait arrière, et se tint tout droit une espace sans rien dire ni demander au duc son père, ni à ses hommes, quelle chose il devroit répondre. Quand il eut pensé un petit, il se trait avant et prit son chapperon en sa main, et vint devant le roi et le comte Maréchal, et dit : « Comte Maréchal, je dis que tu es faux, mauvais et traître ; et tout ce je prouverai mon corps contre le tien et velà mon gage. » Le comte Maréchal, qui se vit appelé, et avoit ouï les paroles, et montroit qu’il désiroit la bataille au comte Derby, leva le gage et dit : « Comte Derby, je mets votre parole à l’entente du roi et de tous les seigneurs qui sont ci. Et vous tournerai votre parole en bourde et la mienne en vérité. »

Adonc se trait chacun des comtes entre ses gens ; et furent là perdues contenances et ordonnances de donner vin et épices, car le roi montra qu’il fût grandement courroucé ; et se retrait dedans la chambre, et là s’enclouy ; et demeurèrent ses deux oncles dehors, et tous leurs enfans, et les comtes de Salsebery et de Hostidonne, frère du roi. Assez tôt après le roi fit appeler ces deux seigneurs et entrer en la chambre avecques lui. Quand ils furent venus, il leur demanda quelle chose étoit bonne à faire. De celle ordonnance ils répondirent : « Sire, faites venir votre connétable et nous le vous dirons. » Le connétable d’Angleterre, comte de Rostellant, fut tantôt appelé. Lui venu en la chambre du roi, on lui dit : « Connétable, allez hors et parlez au comte Derby et au comte Maréchal, et les faites obliger que nul d’eux ne vuide ni parte hors du royaume d’Angleterre sans le congé du roi. » Le connétable fit ce dont il étoit chargé, et puis rentra dedans la chambre avecques le roi.

Vous devez bien croire et savoir que toute la cour pour la journée fut grandement troublée, et moult des seigneurs, barons et chevaliers courroucés de celle aventure, et grandement en secret blâmé le comte Maréchal. Mais ce qu’il avoit dit il ne pouvoit retraire ; et montroit par semblant qu’il n’en faisoit compte, tant étoit grand et haut, et de cœur orgueilleux et présomptueux ; et se départirent ces seigneurs ; et alla chacun en son lieu. Le duc de Lancastre, quel semblant qu’il montrât, étoit fort courroucé de ces paroles ; et lui étoit avis que le roi ne les dût pas avoir recueillies en la forme et manière qu’il fît, mais tournées à néant ; et ainsi étoit-il avis à la plus saine partie de tous les barons d’Angleterre. Le comte Derby s’en vint demeurer à Londres et tenir son état, car il y avoit son hôtel ; et furent pour lui pleiges le duc de Lancastre, son père, le duc d’Yorch son oncle, le comte de Northonbrelande, et moult de hauts barons d’Angleterre, car il y étoit bien aimé. Le comte Maréchal fut envoyé au chastel de Londres que on dit la Tour, et là tint son état. Et se pourvéirent ces deux seigneurs grandement de tout ce que pour le champ appartenoit. Et envoya le comte Derby grands messages en Lombardie devers le duc de Milan, pour avoir armures à son point et à sa volonté. Le dit duc descendit moult liement à la prière du comte Derby, et mit à choix un chevalier qui se nommoit messire François, que le comte Derby avoit là envoyé, de toutes ses armures pour servir le dit comte. Avec tout ce, quand le dit chevalier dessus nommé eut avisé et choisi toutes les armures, tant de plates que de mailles du seigneur de Milan, le dit seigneur de Milan d’abondance, et pour faire plaisir et amour au comte Derby, ordonna quatre les meilleurs ouvriers armoyers qui fussent en Lombardie aller en Angleterre avecques le dit chevalier pour entendre à armer à son point le comte Derby. Le comte Maréchal, d’autre part, envoya aussi en Allemagne, et là où il pensoit à recouvrer et être aidé de ses amis, et se pourvéit aussi moult grandement pour tenir la journée. Et coûtèrent à ces deux seigneurs cel état à mettre sus grandement, car tous deux s’efforçoient l’un pour l’autre ; et par espécial, trop plus coûtèrent les mises et poursuites à mettre sus grandement du comte Derby que du comte Maréchal. Et vous dis que le comte Maréchal, quand il emprit et commença celle besogne, cuida trop mieux être porté et conforté et aidé du roi d’Angleterre qu’il ne fut, car il fut dit au roi de ceux qui près de lui étoient : « Sire, vous n’avez que faire d’entremettre de celle besogne trop avant. Dissimulez et les laissez convenir ; ils se cheviront bien. Le comte Derby est tant aimé en ce pays que merveilles, et par espécial des Londriens ; et si les Londriens véoient que vous voulsissiez partie faire avecques le comte Maréchal contre le comte Derby, vous ne seriez pas bien en leur grâce et amour, mais la perdriez de tous points. » Le roi d’Angleterre concevoit assez ces paroles et savoit bien que on lui disoit vérité ; si s’en dissimuloit bonnement tant qu’il pouvoit, et les laissoit pourvoir d’armures et d’état chacun à son endroit.

Grands nouvelles furent en plusieurs contrées de ces défiances d’armes lesquelles étoient emprises en Angleterre être, entre le duc Derby et le comte Maréchal, et les faits d’armes faits jusques à outrance devant le roi et les hauts barons d’Angleterre. Et en parloient moult de gens en plusieurs manières. Aucuns disoient, et par espécial en France : « On les laisse convenir ! Ces chevaliers d’Angleterre sont trop orgueilleux ; et quoi qu’ils mettent et attendent, ils détruiront encore tous l’un l’autre, car c’est la plus perverse nation qui soit au monde, ni dessous le soleil. Et là dedans habitent et demeurent les plus présomptueux peuples. » Et autres gens disoient qui parloient plus sûrement : « Le roi d’Angleterre ne montre pas être sage ni bien conseillé, quand, pour paroles où il n’appartient nulles armes à faire, il laisse ainsi entrer en haine l’un sur l’autre deux si grands et si nobles hommes de son sang et lignage comme sont le comte Derby, son cousin germain, et le comte Maréchal. Et dût, selon l’avis et parole de moult de gens, avoir dit, quand les paroles vinrent premièrement devant lui : « Vous, comte Derby, vous, comte Maréchal, vous êtes tous deux de mon sang et lignage et aussi moult prochains ensemble. Je vous commande paix, et ne veuil que nulle haine ni rancune s’engendre ni nourrisse entre vous ; mais soyez amis et cousins ensemble. Et si il vous ennuie en ce pays à séjourner, si allez en étranges contrées, soit au royaume de Honguerie ou ailleurs, quérir les armes ou les aventures. » Si le roi d’Angleterre eût dit ces paroles et mis avant pour apaiser ces deux seigneurs, par ce moyen il eût ouvré sagement au gré de toutes gens. »

Vous devez savoir que le duc de Lancastre étoit moult courroucé et mérencolieux de ce qu’il véoit ainsi le roi son nepveu mal user de plusieurs choses ; et ne s’en savoit à qui adresser ; et considérât bien le temps avenir, comme sage imaginatif que il étoit ; et disoit à la fois à ceux à qui il se confioit de parole le plus : « Notre cousin le roi d’Angleterre honnira tout avant qu’il cesse. Il croit légèrement mauvais conseil qui le détruira, et son royaume aussi. Il perdra, s’il vit largement, simplement et à petit d’armes faire, tout ce qui a tant coûté de peine de travail à nos prédécesseurs et à nous aussi. Il laisse et souffre engendrer haines en ce royaume entre les nobles et grands dont il devroit être aimé, servi et honoré, et le pays gardé et douté. Il a fait mourir mon frère, c’est une chose toute notoire, et le comte d’Arondel, pour tant qu’ils lui montroient la vérité. Il ne veut ouïr parler homme qui bien lui veuille, dise ni enseigne fors sa volonté. Il ne peut mieux détruire son royaume que de y mettre trouble et haine entre les nobles et bonnes villes. François sont trop subtils. Pour un mal et meschef qui nous vient, ils voudroient qu’il nous en vînt dix, car autrement ne peuvent recouvrer leurs dommages ni venir à leurs ententes, fors que par nous-mêmes. Et on voit clairement, et a-t-on vu toujours, que tous royaumes qui d’eux-mêmes se divisent sont désolés et détruits. On l’a vu pour le royaume de France, et les royaumes d’Espaigne et de Naples et sur la terre de l’église ; et voit-on encore tous les jours, par le fait des papes, toute leur destruction. De rechef on l’a vu par le pays de Flandre, comment d’eux-mêmes ils se sont détruits. On le voit aussi présentement par le royaume de Frise lequel nos voisins de Hainaut ont enchargé en guerre, comment les Frisons aussi d’eux mêmes se sont détruits et détruiront. Aussi de nous-mêmes, si Dieu n’y pourvoie, nous nous détruirons. On en voit trop grandement les apparences. Or consent le roi et souffre que mon fils et mon héritier, et que plus n’en ai de ce côté, se combattra pour petit de chose au comte Maréchal. Je, qui suis son père, n’en daigne parler, pour l’honneur de moi et de mon fils aussi, car mon fils a bien corps de chevalier pour entrer en armes contre le comte Maréchal ; et toutefois, au mieux prendre et venir, jamais ils ne s’entr’aimeront si bien comme ils faisoient devant. » Ainsi disoit le duc de Lancastre.

Tout ce terme pendant que les deux seigneurs se pourvéoient les comtes Derby et Maréchal, pour armes faire jusques à outrance, comme dessus est devisé, oncques le duc de Lancastre n’alla devers le roi, et moult petit aussi fut-il devers son fils, et faisoit tout ce par sens. Car bien savoit le duc que son fils étoit tant aimé en Angleterre que nul plus, des nobles et de toutes gens et par espécial des Londriens, lesquels lui promettoient et disoient ainsi : « Monseigneur Derby, soyez tout conforté que de celle emprise, comment que la besogne se tourne, vous en istrez à votre honneur, veuille le roi ou non et tous ses marmousets. Et nous savons bien comment les choses se portent ; ce qui fait en est, c’est matière pourvue et maçonnée par envie et pour vous mettre hors de ce pays, pourtant que on voit et sent que vous êtes bien aimé de tous et de toutes. Et s’il convient que vous en istiez en trouble, vous y entrerez en joie ; car mieux y devez être que ne fait Richard de Bordeaux. Et qui voudroit aller jusques au parfont, et bien sentir et connoître dont vous venez et il vient aussi, on vous trouveroit plus prochain de l’héritage et couronne d’Angleterre que on ne dût faire Richard de Bordeaux ; quoique nous lui ayons fait foi et hommage, et le tenons et avons tenu plus de vingt ans à roi. Mais tout ce fut fait par faveur et pourchas de votre tayon, le roi Édouard de bonne mémoire, qui se douta bien de ce point lequel nous vous mettons avant. Et une fois en fut question et grand’parole entre le roi Édouard, votre tayon de par votre père, et votre tayon de par votre mère, madame Blanche de Lancastre, le duc Henry de Lancastre ; mais les seigneurs d’Angleterre qui pour lors régnoient allèrent entre deux et furent apaisés ; car le roi Édouard fut si vaillant homme et bien heureux de toutes ses emprises qu’il avoit l’amour de tout son peuple franc et vaillant ; et aussi votre tayon de Lancastre, Henry, n’y vouloit ni demandoit que tout bien. Et servit en son temps si loyaument le roi et le royaume d’Angleterre que encore il en fait à recommander et en souvient aux bons et à tous ceux qui le virent et connurent, ou qui en ont ouï parler les bons anciens leurs pères et leurs prédécesseurs. Et toutes ces choses pourront encore si grandement retourner devant les yeux du roi Richard que il s’en repentira, si faire le pouvoit, ou loisir en avoit, de ce que autrement il ne s’est gouverné. »

Ainsi et telles paroles, sur forme d’amour, remontroient les Londriens et autres nobles d’Angleterre au comte Derby, lequel les recevoit toutes en bien et leur en savoit bon gré. Et se pourvéoît et ordonnoit toujours avant de tout ce qu’il appartenoit à faire gage de bataille ; et prioit ses amis parmi le royaume d’Angleterre moult doucement, qu’ils voulsissent eux tant travailler que pour venir et être à sa journée ; lesquels s’ordonnoient et pourvoient à la prière du comte très grandement.

Vous devez savoir que le roi Richard d’Angleterre qui souffert avoit ces appeaulx et gage de bataille devant lui du comte Derby et du comte Maréchal, eut ce terme pendant que les armes se devoient faire, mainte imagination, à savoir comment il se maintiendroit, si ils les lairroit combattre ou non ; et quoiqu’il fut roi d’Angleterre, et plus douté que oncques mais il n’avoit été, de jour et de nuit il se faisoit garder de plus de deux mille archers, lesquels toutes les semaines étoient bien payés de leurs gages. Et ne se confioit point le roi en ses plus prochains de sang et de lignage, fors en son frère le comte de Hostidonne, et le comte de Salsebery. Le comte de Rostellant, son cousin germain, fils au duc d’Yorch, étoit assez en sa grâce ; mais de tout le demeurant il ne faisoit compte, fors d’aucuns chevaliers de sa chambre qui le conseilloient.

Quand la journée dubt approcher que les deux seigneurs dessus nommés devoient faire les armes en la forme et manière que convenance avoient, et de ce ils étoient tout pourvus, et n’attendoient autre chose que on les mît ensemble, il fut un jour que on demanda au roi Richard en grand secret et espécialité de conseil et dit : « Sire, quelle est votre intention de l’ahatié emprise entre ces deux seigneurs vos cousins, le comte Derby et le comte Maréchal ? Les laisserez-vous convenir ? » — « Oil, dit le roi, pourquoi non ? Je veuil voir les armes et les pièces ; espoir et de léger pourrions-nous savoir par leurs armes telles choses que pas ne savons et qui sont à nous très nécessaires à savoir, afin que nous soyons au-dessus de nos besognes ; car il n’y a si grand en Angleterre, s’il me courrouce qu’il ne me l’amende ; car si je me laissois soumettre de mes sujets ils voudroient dominer dessus moi. Et sais de vrai que ceux de mon sang ont eu jusques ci plusieurs consaux et secrets traités sur moi et mon état ; et le plus grand de tous et plus périlleux ce fut le duc de Glocestre, car de lui en toute Angleterre n’y avoit pire tête. Or en est paix d’ores en avant ; je me chevirai bien du demeurant. Mais je vous prie, dites-moi pourquoi vous mettez telles paroles avant. » — « Sire, nous le vous dirons, répondirent ceux qui parloient à lui. Nous vous avons à conseiller loyaument, et nous oyons et entendons à la fois et souvent, et avons ouï et entendu telles choses dire et parler que vous ne pouvez ouïr ni entendre ; car vous êtes en vos chambres et déduits et nous sommes sur les champs ou à Londres. Là on compte et parle plusieurs choses qui trop grandement vous pourroient toucher et à nous aussi ; et il est encore bien heure de y pourvoir ; si y pourvoyez sans nulle faute. Nous le vous disons et conseillons pour bien. » — « Et comment ? dit le roi ; parlez outre ; ne m’épargnez point, car je veuil faire et ouvrer de toutes choses de raison, et tenir justice en mon royaume que je serai conseillé. » — « Sire, dirent ceux qui parloient à lui, commune renommée court parmi Angleterre, et par espécial en la cité de Londres qui est la souveraine et chef de tout votre royaume, que vous êtes cause de ce fait et que vous avez fait traire avant le comte Maréchal pour combattre le comte Derby ; et disent les Londriens généralement, et moult de nobles et prélats de ce pays, que vous allez le droit chemin pour détruire votre lignage et le royaume d’Angleterre, lesquelles choses ne vous seront point souffertes. Et si les Londriens s’élèvent contre vous avecques les nobles, qui leur ira au devant ? Vous n’avez nulle puissance, si elle ne vient de vos hommes ; et encore de rechef, plus que oncques mais, il y a une grande suspecion et périlleuse pour cause de ce que par mariage vous êtes allié au roi de France, de laquelle chose vous êtes le moins aimé de vos gens. Et sachez que si vous faites ces deux comtes venir en armes l’un contre l’autre, vous ne serez pas sire de la place, mais le seront les Londriens, avecques grands alliances des nobles, lesquels ils ont en ce pays, et tous à l’amour et faveur du comte Derby. Et tant est encheu en grand’haine le comte Maréchal de toutes gens, et par espécial des Londriens, qu’il git en si dur parti et mauvais qu’on le voudroit avoir occis aux frais et aventures du pays. Et disent les trois quarts du peuple en Angleterre, qu’au jour que vous ouïtes les paroles en votre présence du comte Maréchal à l’encontre du comte Derby, vous vous en dussiez être autrement porté que vous ne fîtes, et les dussiez avoir abattues et brisées, et dit ainsi : « Vous êtes tous deux mes cousins et mes hommes ; je vous commande paix de ce jour en avant. » Et dussiez-vous avoir pris par la main le comte Derby et mené avecques vous en votre chambre, et montré tout semblant d’amour. Et pour ce que rien n’en fîtes, court commune renommée parmi Angleterre que vous portez trop fort partie pour le comte Maréchal à l’encontre du comte Derby. Et considérez les paroles que nous vous disons ; elles sont véritables ; car vous n’eûtes oncques si bon mestier d’amour et avoir bon conseil que vous avez présentement. »

Quand le roi entendit ces paroles, si mua couleur, car ceux qui parloient à lui remontroient si vivement et acertes que nul ne sçut dire du contraire. Et se tourna d’autre part et s’en vint appuyer sur une fenêtre, et là pensa et musa une espace ; et quand il se retourna devers ceux qui parlé avoient à lui sur la forme que ci-dessus est dite, et cils étoient l’archevêque d’Yorch, le comte de Salsebery, le comte de Hostidonne, ses frères, et trois autres chevaliers de sa chambre, il parla et dit ainsi : « Je vous ai bien ouï et entendu, et si je voulois issir hors de votre conseil, je me mesferois ; vous considérerez et regarderez quelle chose est bonne que je fasse. » — « Sire, répondit un de ceux pour tous, la matière est si périlleuse dont nous vous avons parlé, que trop grandement il vous faut dissimuler et briser de ces besognes, si vous en voulez partir à votre honneur et par toute paix. Et vous devez mieux aimer la généralité de votre royaume, dont vous vivez, que les paroles, ahaties et présomptions de deux chevaliers. Mais tant que à la voix du royaume d’Angleterre, le comte Maréchal s’est trop grandement forfait et a renouvelé trop de mauvaises choses, et se renouvellent encore tous les jours, et le pays sent et note toutes ces paroles quand, pour oiseuses[2] et qui rien ne valent, il veut faire un grand procès à l’encontre du comte Derby, et émouvoir tout le pays et mettre en trouble. Il faut tout premier qu’il le compare, et le comte Derby n’en ira point quitte. Nous avons avisé et regardé pour le meilleur, sans ce que point ne s’arment ni voient l’un l’autre, que vous envoyez devers eux, et les faites obliger que de ce fait et emprise ils vous croiront, et feront que vous en ordonnez et dites. Eux obligés à tenir votre ordonnance, vous direz ainsi par sentence ; que dedans quinze jours le comte Maréchal s’ordonne à ce qu’il vide hors d’Angleterre, sans jamais retourner ni avoir espoir de retourner, et le comte Derby pareillement vide hors d’Angleterre comme banni dix ans. Et quand ce viendra sur le département de la terre du dit comte Derby, pour complaire au peuple, vous lui relèverez sa peine quatre ans ; ainsi en demeureront six ans. Et de cela vous ne lui ferez nulle grâce. C’est le conseil que nous vous donnons. Mais gardez vous que nullement ne les mettez en armes l’un devant l’autre, car tous maux en pourroient venir et ensuivre. » Le roi d’Angleterre pensa un petit et dit : « Vous me conseillez loyaument et je ferai après votre conseil. »

  1. Disposé à.
  2. Pour des choses oiseuses, pour des riens.