Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre LIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 299-306).

CHAPITRE LIX.

Comment les seigneurs prisonniers en Turquie retournèrent par mer jusques à Venise, et des îles qu’ils y trouvèrent.


Quand le comte de Nevers, et les seigneurs de France qui avecques lui avoient été pris en la bataille de Nicopoli en Turquie, se furent un temps déportés et ébattus avecques l’Amorath, vu et considéré moult de ses états en plusieurs manières, réservé le comte d’Eu, messire Philippe d’Artois, et le seigneur de Coucy ; car jà étoient-ils morts, et que le dit Amorath se tint à bien content de toutes choses, c’est à entendre de leur finance qui devoit être payée pour leur rédemption, il entendit que le sire de Mathelin et le sire d’Abyde, qui entremis s’étoient de poursuivre les traités avecques les dessus nommés que le duc de Bourgogne y avoit envoyés et les marchands de Jennèves et de Scie, étoient venus à Burse en Turquie pour faire compagnie au comte de Nevers et aux barons de France. Il consentit assez qu’ils eussent son bon congé ; et leur fut donné à entendre, par ceux qui le plus leur administroient, ce qu’il leur besognoit ; ils le firent. Quand ce vint au congé prendre, le comte de Nevers et les barons de France se mirent tous ensemble, et s’en vinrent bien et en point ainsi qu’ils le sçurent faire, devant l’Amorath, et prirent tous congé à lui, et le remercièrent de ses bienfaits et de ses courtoisies. Le dit Amorath parla au comte de Nevers par la bouche d’un latinier qui transportoit la parole et dit ainsi : « Jean, je sais assez et suis bien informé que tu es en ton pays un grand seigneur et fils de grand seigneur. Tu es jeune et à venir, et pourras ou peux espoir prendre et recueillir en blâme et en vergogne ce qu’il t’est ainsi avenu en ta première chevalerie, et que volontiers, pour étouffer ce blâme et recouvrer ton honneur, tu assemblerois puissance pour venir sur moi et donner bataille. Si je faisois doute et si je voulois, avant ta délivrance, je te ferois jurer sur ta foi et sur ta loi que jamais tu ne t’armerois contre moi, ni tous ceux qui sont en ta compagnie. Mais nennil ; ce serment à toi ni à eux ne ferai-je pas faire. Mais veuil, quand tu seras venu et retourné par de là, et il te vient à plaisance que tu assembles ta puissance et viens contre moi, tu me trouveras toujours tout prêt à toi et tes gens recueillir sur les champs par bataille. Et ce que je te dis, dis le ainsi à tous ceux auxquels tu auras plaisance de parler, car à ce suis-je né, pour faire armes toujours et conquêter avant. »

Ces hautes paroles et retables entendit bien le comte de Nevers, et aussi firent tous ceux qui en sa compagnie étoient, et bien leur en souvint depuis tant qu’ils vesquirent.

Depuis ces paroles et le congé pris, toute leur affaire étoit ordonnée ; et bien savoient quelle chose ils devoient faire. Si se départirent de l’Amorath ; et furent les seigneurs de France, de là où le roi étoit, aconvoyés d’Alibasaach et du Sourbasaach[1] à grands gens, et rendus et délivrés aux seigneurs de Mathelin et d’Abyde, et à ceux qui étoient cause de leur délivrance. Et quand les gallées furent prêtes, tous entrèrent dedans, ceux qui partir devoient ; et avant leur département partout fut compté, payé et fait ; tant que on leur portoit, en la ville de Burse et ailleurs où ils avoient conversé, bonne grâce. Quand ils furent ès gallées et qu’elles se désancrèrent, les gens de l’Amorath se départirent et retournèrent devers le roi, et les gallées de Mathelin tant exploitèrent par mer qu’elles vinrent à port. Si furent le comte de Nevers et tous les seigneurs de France reçus à grand’joie.

La dame de Mathelin, femme au dit seigneur, étoit moult révérente, et savoit d’amour tout ce que on en peut savoir, et étoit dame pourvue et garnie sur toutes autres tant qu’en la contrée de Grèce ; car de jeunesse elle avoit été nourrie et introduite en l’hôtel de l’emperière de Constantinople madame Marie de Bourbon[2]. Si y avoit grandement appris et retenu, car en France tous seigneurs et toutes dames sont trop plus honorables et mieux pourvus qu’en nulle autre terre. Si se tint la dite dame à bien parée et honorée, quand elle vit venir en son hôtel le comte de Nevers, messire Henry de Bar, messire Guy de la Trémoille, et tous les autres ; et en fut moult réjouie ; et les recueillit joyeusement et doucement ; et se ordonna de tous points à leur faire plaisir. Et premièrement elle revêtit tous les seigneurs de France et rafreschit, et renouvela de nouveaux draps-linges et de robes et vêtures de fin draps de Damas, selon l’ordonnance et coutume de Grèce ; et après tous les serviteurs des seigneurs, chacun selon son état, de degré en degré ; et le fit la dame pleinement et bonnement sans rien épargner. De quoi les seigneurs lui sçurent bon gré et dirent grand bien d’elle, en recommandant son état et ordonnance, et aussi du bon seigneur de Mathelin et du seigneur d’Abyde qui les honoroient tant qu’ils pouvoient et leur administroient toutes leurs nécessités.

Nouvelles certaines vinrent en l’île de Rhodes que le comte de Nevers et les seigneurs de France étoient délivrés de tous points du roi Basaach et jà venus à Mathelin où ils se tenoient ; desquelles nouvelles le grand prieur de Rhodes et tous les seigneurs furent grandement réjouis. Donc fut avisé et regardé entre eux qu’ils feroient armer et fréter et appareiller deux gallées et envoieroient quérir les dessus dits seigneurs et amèneroient en l’île de Rhodes. Tout ainsi fut fait ; et furent les dites gallées pourvues de tout ce qui faisoit mestier ; et se mit en l’une des dites gallées messire Jacques de Braquemont, Bourguignon, maréchal de Rhodes ; et se départirent du port de Rhodes et boutèrent en la mer, où ils exploitèrent tant, au vent et aux rames, qu’ils arrivèrent au port de Mathelin. Le maréchal fut là recueilli de tous les seigneurs de France, et du sire de Mathelin et de la dame à grand’joie ; et depuis qu’il fut venu il se rafreschit quatre jours, et au cinquième les gallées furent toutes prêtes et chargées de l’ordonnance et pourvéance nouvelles des seigneurs de France dont elles furent rafreschies. Le comte de Nevers et les seigneurs de France qui avecques lui étoient prirent congé à la dame de Mathelin et la remercièrent grandement, et aussi firent-ils les seigneurs, de leurs bienfaits et courtoisies à desservir au temps avenir ; et par espécial le comte de Nevers qui chef étoit de tous se disoit et obligeoit de bonne volonté y être grandement tenu. La dame à tous, comme bien pourvue, répondit sagement ; et ainsi se firent les départies. Si entrèrent les seigneurs de France ès gallées au port de Mathelin et jusques à tant qu’ils furent dedans la mer ; le sire de Mathelin les convoya de paroles et de vue et puis retourna arrière. Les gallées et ceux qui dedans étoient et qui les gouvernoient eurent le temps, le vent et la mer pour eux, et exploitèrent tant qu’ils vinrent et arrivèrent, sans dommage et péril, en l’île de Rhodes et au lieu commun où les gallées s’arrêtent qui retournent de Chypre et de Barut et des autres ports marins qui s’étendent sur les bondes des mers orientales. Quand ils furent venus a port, là étoient des seigneurs de Rhodes grand’foison, lesquels sont et doivent être vaillans hommes, car ils portent la croix blanche en signifiance de la croix où notre Seigneur Jésus-Christ mourut et prit peine, pour les siens délivrer de la tribulation d’enfer ; et tous les jours ou près ils ont les assauts pour aider la foi chrétienne à garder et soutenir à l’encontre des mescréans. Si doivent être vaillans hommes et nourris d’armes.

Quand le comte de Nevers et les seigneurs de France furent venus en Rhodes, le grand prieur de Rhodes et le grand prieur d’Aquitaine qui là étoient, et tous les autres seigneurs de Rhodes, chacun en son ordonnance et degré, les recueillirent doucement et joyeusement, et se offrirent et présentèrent à eux prêter finance d’or et d’argent si avant que leur puissance se pourroit étendre pour payer et faire leurs menus frais, laquelle chose sembla au comte de Nevers et aux autres grand’courtoisie ; et les en remercièrent assez, car à voire dire, il leur besognoit. Et de fait le grand prieur d’Aquitaine, un moult vaillant homme et chevalier d’outre mer, prêta au comte de Nevers trente mille francs en deniers appareillés ; et les comptèrent messire Regnier Pot, maître d’hôtel du dit comte, et le sire de Rochefort de Bourgogne. Je crois bien que ce fut autant pour les autres que pour le comte de Nevers, et que tous les seigneurs, chacun en leur endroit, en eurent leur part. Mais le comte de Nevers en fit souverainement sa dette.

Les seigneurs de France séjournèrent en l’île de Rhodes un long temps par raison, pour eux rafreschir et aider et remettre en bonne ordonnance ; car encore y est l’air plus attrempé qu’il n’est ès parties où ils avoient conversé ; et avint, eux séjournans en la ville de Saint-Jean de Rhodes, attendans les gallées de Venise qui les devoient venir quérir, maladie prit à messire Guy de la Trémoille, seigneur de Sully, de laquelle maladie il fut si grevé qu’il mourut ; et ordonna à demeurer sur le lieu où il étoit mort ; et fut ensepveli en l’église Saint-Jean de Rhodes ; et là gît. Et lui firent faire son obsèque les seigneurs de France moult révéremment, qui de sa mort furent moult courroucés, si remédier y pussent, et par espécial le comte de Nevers, car il sentoit bien que de la mort messire Guy le duc de Bourgogne seroit moult courroucé, pourtant qu’il l’avoit toujours trouvé sage et de bon conseil.

Or vinrent et arrivèrent les gallées de Venise en l’île de Rhodes toutes armées et appareillées, dont les seigneurs de France eurent grand’joie ; et ne séjournèrent point depuis longuement que tous s’ordonnèrent au départir, et prirent congé aux seigneurs de Rhodes qui leur donnèrent et recommandèrent eux et l’île de Rhodes à eux et à leurs biens et à tous ceux qui bonne affection et dévotion ont de eux bien faire. Sur cel état se départirent le comte de Nevers, messire Henry de Bar, messire Boucicaut, messire Guillaume de la Trémoille, le sire de Rochefort, messire Regnier Pot et tous les autres. Et pour cheminer par mer mieux à leur aise et eux rafreschir plus souvent, et montrer au comte de Nevers les îles et terres qui sont entre Venise et Rhodes, ils eurent conseil de venir, les maîtres patrons des gallées, de île en île, et de eux là dedans rafreschir ; et chéyrent premièrement à Moudon[3], à cinq cents milles de Rhodes, et là se rafreschirent ; et est la terre, le port et la seigneurie aux Vénitiens[4].

De Modon quand ils se départirent et rentrèrent ès gallées, ils cheminèrent par mer laquelle étoit et toujours fut pour eux assez coye, et vinrent en l’île de Corfol[5] et s’y rafreschirent. Et de Corfol ils vinrent en l’île de Garre[6] et s’y rafreschirent. Et de là vinrent cheoir en l’île de Chifolignie[7] et là ancrèrent. Et issirent hors des gallées, et trouvèrent grand nombre de dames et damoiselles qui demeurent au dit île et en ont la seigneurie, lesquelles reçurent les seigneurs de France à grand’joie et les menèrent ébattre tout parmi l’île qui est moult bel et plaisant. Et disent et maintiennent ceux qui la condition de l’île connoissent que les fées y conversent et les nymphes[8], et que plusieurs fois les marchands de Venise et de Jennèves et d’autres terres, qui là arrivoîent et qui y séjournoient un temps, pour les fortunes qui sur la mer étoient, les apparences bien en véoient, et en vérité les paroles qui dites en sont éprouvoient.

Moult grandement se contentèrent le comte de Nevers et les seigneurs de France des dames de Chipholignie, car joyeusement elles les recueillirent. Et leur dirent que leur venue leur avoit fait grand bien, pour cause de ce qu’ils étoient chevaliers et hommes de bien et d’honneur, car on n’a pas accoutumé, si ce ne sont marchands, aller ni converser entre elles. Or me pourroit-on demander ainsi, si l’île de Chipholignie n’est habitée que de femmes. Si est ; mais les femmes en sont ainsi que souveraines, pourtant qu’elles œuvrent d’ouvrages de la main, et lissent, et font les draps de soie si subtils et si bien que nuls ouvrages, tant que de telles choses, n’est pareil au leur. Ni les hommes du dit île n’en savent rien faire, mais au dehors ils les portent vendre, là ou mieux ils en cuident faire leur profit, et les femmes demeurent au dit île ; et les honorent les hommes pour la cause que je vous dis et que elles ont la chevance. Et est cel île de telle condition que nul ne l’ose approcher pour mal faire ; car qui s’y essaieroit, il périroit ; et tout ce a été vu et éprouvé. Et pour ce demeurent les dames en paix et n’ont doute de nulluy, et sont douces et humbles femmes et sans malice. Et quand elles veulent bien acertes elles parlent à fées et sont en leur compagnie.

Quand le comte de Nevers et ceux qui en sa compagnie étoient, les barons et chevaliers de France, se furent tenus et rafreschis en l’île de Chipholignie un temps, environ cinq jours, ils prirent congé aux dames ; et leur laissa le comte de Nevers de ses biens assez largement ; selon l’aisement qu’il en avoit ; et tant que les dames lui en sçurent bon gré et moult l’en remercièrent au départir. Les seigneurs rentrèrent en leurs gallées et puis singlèrent par mer, et exploitèrent tant qu’ils vinrent en une terre que on dit de Arraguis[9], et s’y rafreschirent ; et depuis ils vinrent à Carence[10], à cent milles de Venise ; et là les trouva gisans à l’ancre où ils se rafreschissoient en la ville de Carence, laquelle est aux Vénitiens, un écuyer de Hainaut d’honneur et de grand’recommandation, natif de la ville de Mons en Hainaut ; et se nommoit pour le temps que je recorde Bridoul de la Porte ; et venoit à ses deniers et par dévotion du voyage du saint sépulcre et du Caire et de Jérusalem et de Sainte-Catherine[11] ; et quand il arriva à Carence les seigneurs y étoient venus le jour devant. Si lui firent tous bonne chère, pourtant qu’ils le virent homme de bien et natif de Hainaut, dont la comtesse de Nevers et femme du dit comte étoit, et fille au comte de Hainaut qui pour ce temps se nommoit Aubert, et aussi le comte d’Ostrevant qui se nommoit Guillaume ; et le comte de Nevers. Si que toutes ces raisons considérées, et pourtant qu’ils étoient en lointaines terres, le dit Bridoul de la Porte fut le très bien venu entre eux. Si parlèrent le comte de Nevers, et les chevaliers qui en sa compagnie étoient, assez à lui, du voyage et des parties dont il venoit, et aussi du roi Jacques de Chypre et de son affaire ; et aussi il leur demanda des besognes de Turquie et de toutes leurs aventures ; et sans ce qu’il leur en fît grande inquisition, ils lui en recordèrent assez et moult volontiers.

Quand le comte de Nevers et les barons de France se furent reposés et rafreschis, ils entrèrent en les gallées et cheminèrent par mer, et vinrent à un autre port que on dit Parense[12]. Là arrivent les grosses naves et gallées qui ne peuvent venir plus avant sur la mer en venant au port de Venise, car la mer s’y commence à tenurier[13]. Quand ils furent venus à Parense, ils n’y séjournèrent point longuement, mais rentrèrent en petits vaisseaux passagers, et furent amenés à Venise où ils furent reçus à grand’joie. Quand ils furent venus à Venise, ils issirent des vaisseaux et se mirent tous sur terre, et rendirent tous à Dieu grâces et louanges de ce qu’ils se trouvoient là issus et délivrés des mains des mescréans, car tel fois avoit été qu’ils ne cuidoient jamais avoir leur délivrance. Le dit comte de Nevers et les seigneurs, et chacun en son ordonnance à part lui, se trairent aux hôtels ; car leur délivrance avoit jà été de grand temps signifiée en leurs pays. Si s’étoient diligentés leur gens, et ceux qui gouverner les devoient, de venir à Venise mettre à point et en ordonnance une partie de leur état. Le comte de Nevers, qui souverain étoit de tous, trouva là une partie de ses gens que le duc son père et la duchesse sa mère y avoient envoyés. Et jà y étoit venu et avoit un temps séjourné en eux attendant messire Din de Responde, pour cause de la finance, car sans lui on ne pouvoit rien faire. Les seigneurs venus et arrêtés en la bonne cité de Venise, clercs furent ensoignés d’escripre lettres, et messagers mis en œuvre pour apporter ces lettres en France et ailleurs, et signifier à leurs amis leur venue.

Ces nouvelles furent tantôt partout sçues ; si furent réjouis ceux et celles auxquels elles appartenoient. Le duc de Bourgogne et la duchesse sa femme ordonnèrent tantôt sur l’état du comte leur fils à mettre telle ordonnance comme à lui appartenoit. Et avecques vaisselle d’or et d’argent, et de draps de chambre de paremens, vêtures et habits pour le corps du comte de Nevers leur fils, furent mis en voitures de sommiers et envoyés vers Venise ; et furent souverains et conduiseurs de toutes ces choses et ordonnances le sire de Hangiers et messire Jacques de Helly ; et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Venise. Ainsi tous seigneurs et dames qui leurs seigneurs, maîtres et amis avoient recouvrés de la Turquie en Venise s’efforçoient envoyer celle part toutes choses nécessaires pour les corps des seigneurs. Et pouvez croire que tout se faisoit à grands frais, dépens et coûtages, car rien n’étoit épargné. Et aussi ils gisoient là à grands frais ; car Venise est l’une des chères villes du monde pour étrangers. Si convenoit que les seigneurs tinssent leur état ; et trop plus étoit chargé le dit comte que nul des autres ; c’étoit raison, car il étoit souverain dessus tous.

Le duc de Bourgogne son père et la duchesse sa mère entendoient attentivement à la finance, afin que de Venise et des marches de Venise le comte de Nevers leur fils et héritier pût honorablement issir, partir et avoir sa délivrance, et venir en France et en Flandre ; car moult le désiroient, père et mère, et plusieurs gens, à voir. Et en parloient plus souvent ensemble, et disoient le duc et la duchesse, que sans grande aide de leurs bonnes gens, des terres et pays qu’ils tenoient, tant en Bourgogne comme en Artois et en Flandre, la somme de florins de la rançon ne se pourroit faire, avec les autres dépens et coûtages qui tous les jours en venoient et s’entretenoient. Car ces allers et ces venirs, ces traités et ces détriances, ces séjours et demeurances étoient membres qui donnoient forme et matière de grands frais. Et quoique la rédemption première devers le dit Amorath ne devoit monter que deux cent mille florins, tout considéré les coûtages qui en dépendoient, on en pouvoit bien mettre deux cent mille autres outre avant encore venans à cette somme, ce disoient ceux qui du fait de la recette et des mises s’entremettoient, autrement toutes choses ne seroient point accomplies ni payées.

Or étoit à savoir où cet avoir seroit pris et trouvé pour partout satisfaire ; car encore, avecques tous ces meschefs, il convenoit le duc, la duchesse et leurs enfans, où qu’ils fussent, tenir leur état grand et étoffé qui ne pouvoit rompre ni laisser. Aussi n’étoit pas leur intention.

Si fut avisé et regardé en leur conseil : que les cités et bonnes villes, les terres et seigneuries qu’ils tenoient, dont ils avoient grand’foison, voire les bonnes gens qui y demeuroient et habitoient, fussent taillés ; et par espécial ceux de Flandre où il abonde moult de finance, pour fait de marchandise, en eussent la greigneur part de la taxation. Si que petit à petit le comte de Nevers étant et séjournant à Venise ou ès marches, ces traités se ouvrirent et entamèrent ; et en répondirent ceux de la ville de Gand, quand ils en furent appelés, moult courtoisement ; et dirent qu’ils vouloient bien payer et aider leur héritier jusques à la somme de cinquante mille florins. Aussi ceux de Bruges, de Malignes, d’Utrecht, d’Yppre, de Courtray et de toutes les bonnes villes de Flandre et des tenures, poestés et ressort de Flandre en répondirent courtoisement ; et dirent que de fait on les trouveroit tout prêts et appareillés pour aider et payer leur seigneur. Et de toutes ces douces et courtoises réponses le duc de Bourgogne et la duchesse remercièrent grandement les consaux des bonnes villes de Flandre, et autant bien d’Artois et de Bourgogne.

À la taxation de ces rachats des seigneurs qui étoient à Venise, le roi de France vouloit grandement aider du sien ; et lui avoit jà coûté grand’somme de deniers à envoyer ces chevaliers en Honguerie et en Turquie ; mais quelques coûtages que faits en fussent, il ne les plaignoit point, puisque ses cousins étoient à Venise saufs et en bon point, et son chevalier messire Boucicaut.

En ce temps que le comte de Nevers étoit à Venise et gisoit là à l’ancre, et les autres seigneurs, ainsi que vous savez, car à faire les payemens et les finances si grands dont ils étoient endettés, ce ne sont pas choses légères à assembler ; car quoique les marchands de Jennèves et de Scie, se fussent obligés envers l’Amorath-Baquin à payer, si vouloient-ils bien savoir où ils prendroient leur acquit ; et aussi l’intention du comte de Nevers étoit telle que de là ils ne partiroient, si se tiendroient contentes toutes les parties. Et à ces finances et délivrances faire et diligenter sire Din de Responde mettoit grand’peine et diligence, pour plus complaire au roi de France et au duc de Bourgogne qui là l’avoient envoyé, car à telles choses faire il étoit moult subtil, et bien y savoit adresser mieux que nuls autres. Les seigneurs s’ébattoient l’un avecques l’autre, et passoient le temps et la saison au plus joyeusement comme ils pouvoient ; et leurs gens qui commis y étoient entendoient à leur délivrance le plus bref qu’il pouvoient.

En ce temps se bouta une mortalité très grande et périlleuse en la cité de Venise et là environ ; et commença dès le mois d’août, et dura tout ouniement jusques à la Saint-André, laquelle mortalité abattit et occit moult de peuple ; et mourut, dont ce fut dommage, messire Henry de Bar, ains-né fils au duc de Bar et héritier de par sa femme de toutes les terres que le sire de Coucy tenoit, réservé le douaire. Ainsi en celle saison furent les deux dames de Coucy, veuves de leurs deux maris, dont ce fut dommage. Si fut le corps de messire Henry de Bar embaumé et apporté en France ; et crois qu’il fut ensepveli à Paris, car là lui fut fait son service moult révéremment Pour cause et doutance de la mortalité et eschever les périls, se départit le comte de Nevers de Venise, et s’en vint demeurer à Trévise et là loger et tenir son hôtel ; et y fut plus de quatre mois.

Le comte de Nevers étant et demeurant à Trévise, ainsi que je vous dis, le roi de Honguerie, lequel étoit informé, par les seigneurs de Rhodes et par autrui, de tout son état, et comment il s’étoit apaisé devers l’Amorath moyennant deux cent mille florins qu’il devoit payer pour sa rançon, tant pour lui que pour les autres seigneurs de France qui demeurés étoient en vie, envoya devers son cousin le dit comte un évêque et de ses chevaliers, en cause et signifiance d’amour, et lettres et traités aussi moult certains devers les seigneurs de Venise lesquels en avoient le gouvernement ; et étoient chargés de par le roi de Honguerie, l’évêque et les dits chevaliers, de dire ainsi au dit comte et remontrer les paroles telles que je vous dirai, et s’en acquittèrent.

Les remontrances furent telles en disant ainsi, ou sur telle forme : « Monseigneur, nous sommes cy envoyés de par notre très redouté seigneur le roi de Honguerie, votre cousin, lequel a entendu, et voit bien selon les apparences, que vous êtes mis à rachat et finance devers le roi Basaach son adversaire ; de laquelle chose, tant que de votre délivrance, il se contente grandement, et s’en tient pour joyeux, car autrement bonnement, vous, ni les autres, sans ce moyen et traité ne pouviez issir de ses mains. Cher seigneur, monseigneur est tout certain et informé que ces traités ne se peuvent faire ni conclure sans grands coûtages et que, avecques les dommages que vous eûtes grands outre mesure à la journée de la bataille, de rechef vous et les vôtres le prenez et avez pris tant pour votre rançon que toutes choses et mises très grandes. Cher seigneur, monseigneur s’excuse de par nous devers vous que, si aider il y pouvoit, il le feroit très volontiers, car il s’y sent et dit tenu par lignage et autrement. Mais à la journée de la bataille qui fut devant Nicopoli, il prit et reçut, et les siens, si grand dommage que vous qui êtes sire d’entendement le pouvez savoir, et imaginer et sentir ; et encore outre, toutes ses rentes et revenues du royaume de Honguerie pour celle année et l’autre sont perdues. Et quand elles seront retournées et recouvrées, et qu’il aura puissance, cher sire, il plaise vous savoir qu’il y pourvoira si grandement que vous vous en apercevrez, car de ce faire il a très bonne volonté. Et afin que vous teniez ce que nous vous disons en sûre et en véritable parole, notre redouté sire, votre cousin le roi, a sur la cité de Venise de revenue par an sept mille ducats ; si vous certifie et signifie par nous qui sommes ses hommes et cy envoyés, que celle rente soit vendue et rendue aux Vénitiens, et de l’argent qui en pourra naître et venir vous vous aidiez ainsi que du vôtre. Nous en baillerons et délivrerons lettres de quittance. De tout ce nous faisons nous fort. »

De ces remontrances et signifiances que les ambaxadeurs du roi de Honguerie avoient dit et remontré par bel et courtois langage se contentèrent assez le comte de Nevers et ses consaux. Et répondit le sire de Rochefort et dit pour tous : que grands mercis au roi de Honguerie quand il s’offroit et présentoit si avant que pour vendre et engager son héritage pour son cousin le comte de Nevers ; et que celle amour et courtoisie ne faisoit pas à refuser ni à oublier ; et que sur ce on auroit conseil et avis et bien briévement. Ainsi qu’il fut dit il fut fait. Depuis ne demeurèrent guères de jours qu’il fut dit aux ambaxadeurs du roi de Honguerie de par le dit comte, que pas il n’appartenoit à lui de vendre ni engager l’héritage d’autrui ; mais s’il plaisoit à ceux qui puissance avoient de ce faire, de remontrer aux Vénitiens qu’ils voulsissent entendre de l’acheter ou prêter une somme de florins sus pour aider le dit comte de Nevers à payer ses menus frais et rendre au grand prieur d’Aquitaine trente mille florins lesquels il avoit prêtés débonnairement en l’île de Rhodes, il leur viendroit bien à point, et en remercieroient le roi de Honguerie et son conseil. À ces paroles entendirent volontiers les Hongriens, et dirent qu’ils le feroient, et essaieroient les Vénitiens.

Quand les Vénitiens lui ouïrent parler de celle manière, ils répondirent froidement et mûrement ; et dirent qu’ils en auroient conseil ensemble, et le demandèrent de quinze jours. Il leur fut accordé. Au chef de quinze jours, ils répondirent, selon que je fus informé par celui qui fut à la réponse faire : que si le roi de Honguerie vouloit vendre tout son royaume, les Vénitiens tant que à l’acheter et payer les deniers tout promptement y entendroient ; mais à si petite chose que à sept mille ducats, lesquels par an il a de revenue sur la ville de Venise, ils ne sauroient donner prix ni valeur tant que pour vendre ni pour acheter, et convenoit que la chose demeurât en cel état. Ce fut la réponse que les Vénitiens firent aux ambaxadeurs du roi de Honguerie. Les aucuns supposèrent et imaginèrent que celle réponse, par voie de dissimulation, les Hongrès moyennement, quoiqu’ils l’eussent offert, le firent couvertement faire.

Si demeura la chose en cel état et le roi de Honguerie en sa revenue ; et prirent congé les messagers au comte de Nevers et à son conseil, lequel pour lors il avoit de-lez lui : messire Regnier Pot, le sire de Rochefort, et messire Guillaume de la Trémoille ; et se départirent de Venise et retournèrent en Honguerie ; et le comte de Nevers et son état se tint à Trévise pour cause de la mortalité qui étoit si grande à Venise.

Vous avez ci-dessus en notre histoire ouï recorder comment messire Philippe d’Artois, comte d’Eu et connétable de France, mourut sur son lit en la ville de Burse[14] en Turquie. De laquelle mort tous ses amis furent courroucés ; mais remédier n’y purent, et par espécial le roi de France, car moult l’aimoit. Or vaqua par la mort du dit comte d’Eu la connétablie de France, laquelle est un bel et grand office et ne peut longuement être en vacation que on n’y pourvoie. Si se mirent les seigneurs de France ensemble pour avoir avis et conseil de qui on feroit connétable. Eux conseillés, la plus saine partie du conseil du roi et du royaume nommèrent et élirent ce vaillant gentil chevalier et prud’homme messire Louis de Sancerre qui moult long-temps avoit été maréchal de France, et encore l’étoit-il au jour qu’il fut élu ; et étoit ès marches de Languedoc et là mandé. Si très tôt qu’il ouït les nouvelles que on lui signifia de par le roi, il vint à Paris. Lui venu, il fut pourvu de la connétablie de France.

Or vaqua l’office de la maréchaudie. Donc dit le roi qu’il y avoit pourvu, et que nul autre ne le seroit que son chevalier Boucicaut. Tous les seigneurs s’y assentirent, car bien le valoit pour lors, qu’il fût élu. Il étoit encore à Venise, mais il vint assez tôt après, car les finances et délivrances des seigneurs se firent ; et retournèrent tous en France où ils furent reçus à grand’joie. Si demeura messire Boucicaut maréchal de France. Le comte de Nevers se trait devers le duc de Bourgogne son père et la duchesse sa mère. Si fut festoyé et conjoui grandement de eux et de tous autres. Ce fut raison, car il venoit d’un lointain voyage et périlleux ; et fut volontiers vu en Flandre, en Artois, en Bourgogne et en toutes les seigneuries et terres desquels il étoit, à l’apparent du monde, ainsi que on comprend les choses, héritier.

  1. Ce sont ceux qu’il a déjà désignés comme fils de Bajazet.
  2. J’ai déjà relevé cette erreur.
  3. Modon.
  4. On peut voir dans la chronique grecque anonyme que j’ai publiée, comment Modon échut aux Vénitiens.
  5. Corfou.
  6. Peut-être est-ce Leucade.
  7. Céphalonie.
  8. On voit que Froissart est plutôt crédule comme un poète que comme un homme d’église.
  9. Raguse.
  10. Probablement Zara, en Dalmatie.
  11. Sur le mont Sinaï.
  12. Parenzo, ville d’Istrie, presque vis-à-vis de Venise. En général, il ne faut pas compter sur Froissart pour les renseignement géographiques ; il déplace les lieux et change les noms à sa fantaisie.
  13. Affaiblir.
  14. Ou plutôt comme il a été expliqué ci-dessus à Michalizi.