Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XXVIII

CHAPITRE XXVIII.


Comment l’emprise du siége de Bordeaux fut rompue par le mandement du roi de France ; et du siége mis devant Bayonne par le roi de Castille ; et comment le duc de Lancastre assiégea la ville de Saint-Malo de l’Isle.


Pour la cause de ce que le roi de France étoit véritablement informé de par les Normands que les Anglois étoit trop puissamment sur mer et ne savoient où ils vouloient aller, avoit-il fait par tout son royaume un espécial commandement que chacun fut appareillé, chevaliers et écuyers, ainsi comme à eux appartenoit, pour venir ou aller là où il les manderoit : aussi le duc d’Anjou toute celle saison[1] avoit retenu gens d’armes de tous côtés en intention de mettre le siége devant Bordeaux ; et avoit son frère le duc de Berry et le connétable de France en sa compagnie, et toute la fleur de la chevalerie de Gascogne, d’Auvergne, de Poitou et de Limousin. Et pour cette emprise traire à bon chef et pour avoir plus grand’quantité de gens d’armes, par le consentement du roi de France son frère, il avoit en Languedoc cueilli une aide si grande et si grosse qu’elle avoit bien monté à deux cent mille francs. Et ne put en cette saison le duc d’Anjou faire son emprise ; car le roi de France redemanda le duc de Berry son frère et le connétable de France et tous les barons dont il pensoit être aidé et servi ; car bien étoit signifié que les Anglois étoient sur mer ; mais il ne savoit où ils vouloient traire. Et quoique cette emprise du Languedoc se rompit, les povres gens qui avoient été travaillés de payer si grande somme, je vous sais bien à dire que ils ne r’eurent mie leurs deniers.

En ce temps tenoit siége, à bien vingt mille Espaignols et Catalans, le roi Henry de Castille devant la cité de Bayonne, et l’assiégea très en hiver ; et y fût toute la saison, et y eut faites maintes grands appertises d’armes par mer et par terre ; car Damp Radigo de Roux[2] et Damp Ferrant de Séville et Ambroise Bouchenoire[3] et Pierre Balesque[4] étoient à l’ancre devant Bayonne à bien deux cents vaisseaux et donnoient trop à faire à ceux de Bayonne ; de laquelle ville pour le temps étoit gardien et capitaine un moult vaillant chevalier d’Angleterre qui s’appeloit messire Mathieu de Gournay. Le sens et la prouesse de lui reconforta grandement la ville ; et veulent les aucuns dire, et je le sais par ceux qui dedans furent enclos, que les Espaignols fussent venus à leur entente de Bayonne ; mais une si grand’mortalité se bouta en l’ost que des cinq en mouroient les trois ; et avoit le roi Henry avecques lui un négromantien de Toulette qui disoit que tout l’air étoit corrompu et envenimé, et que à ce on ne pouvoit mettre remède que tous ne fussent en péril de mort. Pour cette doute le roi se délogea et défit le siége. Mais les Espaignols et les Bretons avoient sur le pays conquis grand’foison de châteaux et de petits forts ; si se boutèrent dedans. Et le roi s’en vint rafraîchir à la Coloingne, et envoya son connétable mettre le siége devant Pampelune atout bien dix mille Espaignols ; en laquelle cité le vicomte de Castelbon et le sire de l’Escun et le Bascle étoient atout deux cents lances qui grandement soignoient de la cité. Et le roi de Navarre, qui nouvellement étoit revenu d’Angleterre, se tenoit à Tudelle et attendoit grand confort de jour en jour, qui lui devoit venir d’Angleterre. Et voirement en étoit-il ordonné ; car de par le roi et son conseil le sire de Neufville et messire Thomas Trivet étoient à Pleumoude ou sur le pays là environ atout mille hommes d’armes et deux mille archers, et faisoient leurs pourvéances pour venir au hâvre de Bordeaux ; mais ils n’avoient mie passage à leur volonté, car la grande armée du duc de Lancastre avoit presque tous les grands vaisseaux du royaume d’Angleterre ; pourquoi ils furent à séjour à Pleumoude et là environ plus de quatre mois.

En ce temps s’en vint le duc de Bretagne en Flandre de-lez le comte Louis de Flandre son cousin qui le reçut à grand’joie. Et depuis le roi de France eut grand’indignation de ce qu’il se tint de-lez lui plus d’un an et demi, si comme vous orrez recorder après en l’histoire.

Le duc de Lancastre, le comte de Cantebruge et leurs routes qui étoient grandes, car là étoient tous les nobles d’Angleterre, séjournoient en l’île de Wisque à l’encontre de Normandie et d’un pays qu’on appelle Caulx ; et désiroient à savoir de l’état de France ; car nulles nouvelles ils n’en avoient. Sitôt comme ils purent apercevoir qu’ils eurent bon vent ils entrèrent en leurs vaisseaux, chacun seigneur en sa charge ; et étoit amiral de la mer le comte de Salebrin, et connétable de l’ost le comte d’Acques-Suffort. Là étoit le comte d’Arondel qui se nommoit Richard, le comte de Duvesière, le comte de Northombrelande, le comte de Nothinghen, messire Thomas de Holland son frère, le comte de Stafford, le comte de Suffort, messire Jean de Montagu, messire Hue de Cavrelée, messire Robert Canolle, messire le chanoine de Robertsart et plusieurs autres chevaliers et écuyers ; et singlèrent de cette marée tout coiement au lez devers Normandie. Et ne savoient encore pas arrestement entr’eux quelle part ils se trairoient, ni où ils prendroient terre ; car ils désiroient grandement à trouver l’armée du roi de France sur mer ; et leur avoit-on dit, eux étant à l’ancre en l’île de Wisque, par une nef balenghiere qui s’étoit emblée en Normandie, que le siége des François étoit devant Évreux, et l’armée par mer du roi de France gisoit à l’ancre devant Chierbourch. Donc sur cette entente ils s’en vinrent tous flottant les bandes de Normandie et quérant leurs aventures ; et passèrent devant Chierbourch, mais rien ils n’y trouvèrent, car messire Jean de Vienne et son armée étoient retraits devant le hâvre de Harefleur. Pour ce ne se voulurent point là arrêter les navires d’Angleterre, car ils avoient vent à volonté pour aller en Bretagne : si passèrent outre et s’en vinrent férir dedans le hâvre de Saiat-Malo de l’Isle ; et là ancrèrent et prirent terre et issirent de leurs vaisseaux petit à petit et se logèrent. En ce temps étoit gardien et capitaine de la ville de Saint-Malo un écuyer Breton, bon homme d’armes durement, qui s’appeloit Morfonace. Quand il vit les Anglois venus et qu’ils s’ordonnoient là pour y mettre le siége, si ne fut trop ébahi ; mais se pourvut et ordonna sagement et vaillamment à l’encontre d’eux.

Les nouvelles furent tantôt sçues sur le pays que le duc de Lancastre et l’armée d’Angleterre avoient pris terre à Saint-Malo de l’Isle. Ces nouvelles éparses, tantôt se départirent de leurs maisons le vicomte de la Berlière, messire Henry de Malestroit et le sire de Combourg et s’en vinrent bouter dedans Saint-Malo deux cents hommes d’armes, desquels Morfonace fut grandement réjoui et reconforté, car autrement il eût eu fort temps.

  1. Vers la fin de juillet 1378, le duc d’Anjou partit de Toulouse pour aller faire la guerre en Guyenne. Il passa à Moissac le 26 juillet, et il arriva à La Réole le 15 du mois d’août : le 19 du même mois, il avait déjà commencé le siége de Bazas ; il arriva des parties de Bordeaux à Toulouse le 6 octobre.
  2. Ayala ne fait pas mention de cette expédition devant Bayonne. Il dit seulement que Rui Diaz de Rojas fut tué à cette époque dans un combat qu’il eut avec les Gascons qui soutenaient le parti du roi de Navarre.
  3. Bocanegra.
  4. Velasco.