Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XXI

CHAPITRE XXI.


Des orgueilleuses paroles que les Romains disoient à l’élection du pape.


De la mort de ce pape les cardinaux furent tous courroucés, car ils véoient bien que la chose iroit mal ; car, ce pape vivant, les cardinaux avoient avisé que ils dissimuleroient entre les Romains deux ou trois ans et mettroient le siége ailleurs que à Rome, à Naples ou à Gennes, hors du danger des Romains ; et ainsi comme ils avoient proposé il en fût advenu ; mais par sa mort fut tout rompu. Donc se remirent au conclave les cardinaux en plus grand péril que devant, car les Romains s’assemblèrent tous au bourg Saint-Pierre devant le conclave, et montrèrent par semblant que ils vouloient tout briser et tout occire si il n’allait à leur volonté, et disoient aux cardinaux en écriant par dehors le conclave : « Avisez-vous, avisez-vous, seigneurs cardinaux, et nous baillez un pape romain, qui nous demeure, ou autrement nous vous ferons les têtes plus rouges que vos chapeaux ne sont. »

Celles paroles et celles menaces ébahissoient bien les cardinaux, car ils aimoient plus cher à mourir confesseurs que martirs. Adonc pour eux ôter ainsi de ce danger et péril ils se délivrèrent de faire pape ; mais ce ne fut mie de l’un de leurs frères cardinaux ; ainçois élirent et nommèrent l’archevêque de Bari[1], un grand clerc qui moult avait travaillé pour l’Église.

À celle promotion de papalité, pour le romain peuple apaiser, le cardinal de Gennes bouta hors sa tête par une des fenêtres du conclave, et dit tout haut au peuple de Rome : « Apaisez-vous, car vous avez pape romain, Barthelemieu des Aigles archevêque de Bari. » Le peuple répondit tout d’une voix : « Bien nous suffit. »

À ce jour n’était pas cel archevêque à Rome[2] ; et crois que il étoit à Naples : si fut tantôt envoyé querre. De ces nouvelles fut-il grandement réjoui, et vint à Rome, et se montra aux cardinaux. De sa venue furent-ils moult liez et lui firent grand’fête, et fut entre les cardinaux pris et élevé, et ot toutes les droitures de papalité, et eut nom Urbain le sixième. De ce nom eurent les Romains grand’joie, pour le bon Urbain cinq qui moult les avoit aimés.

Sa création fut signifiée par toutes les églises de chrétienté ; aussi aux empereurs, aux rois, aux ducs, aux comtes ; et le mandèrent les cardinaux à leurs amis que pape avoient par bonne élection ; dont depuis les aucuns s’en repentirent que ils en avoient parlé si avant. Si révoqua ce pape toutes grâces en devant faites. Si se départirent de leurs lieux toutes manières de clercs et s’en allèrent vers Rome pour avoir nouvelles grâces.

Nous nous souffrirons un petit à parler de celle manière et nous retournerons à parler de notre principale matière et histoire et ès besognes de France.

  1. Le pape élu s’appelait Barthélemi de Prignano, dit des Aigles, archevêque de Bari, suivant M. Fleury, le vendredi 8 avril, intronisé le 9, et couronné solennellement le 18, jour de Pâques. L’Art de vérifier les dates place son élection au 9 avril, apparemment parce qu’eiie ne fut publiée que ce jour-là. Barthélemi de Prignano prit le nom d’Urbain VI.
  2. D’autres disent qu’il était alors à Rome. S’il a été élu le 9 avril ou même le 8, et intronisé le 9, il est certain qu’il ne pouvait être à Naples le jour de son élection.