Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XCIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 142-143).

CHAPITRE XCIX.


Comment le seigneur d’Enghien, le bâtard de Flandre, messire Daniel de Hallevin et leur routes déconfirent Arnoux Clerc et sa sieute en l’abbaye de Exain.


Quand les chevaliers et écuyers qui en Audenarde se tenoient entendirent que Arnoux Clerc et les blancs chaperons, environ quinze cents que il avoit adonc de sa charge, étoient arrêtés à Exain, et avoient morts leurs compagnons et pris l’abbaye, si en furent moult courroucés. Si avisèrent que ils enverroient cette nuit leurs espies cette part, pour savoir si à lendemain ils y seroient trouvés. Ainsi comme ils ordonnèrent ils firent. Leurs espies rapportèrent au matin que les blancs chaperons demeureroient là ce jour, car ils s’ordonnoient pour y demeurer ; dont les seigneurs furent moult réjouis. Adonc s’armèrent le sire d’Enghien, le sire de Montigny, le sire de Lens, le sire de Brifeuil, messire Michel de la Hamède et plus de six cents chevaliers et écuyers de Hainaut et bien autant de Flandre ; et se départirent de Audenarde environ trois cents lances, et plus de mille, que arbalêtriers que gros varlets, et vinrent à Exain. Quand ils durent approcher Exain, ils envoyèrent devant messire Daniel de Hallevin atout cent lances, pour commencer le hutin, et attraire hors de l’abbaye Arnoux Clerc, et aussi pour attendre leurs gros varlets et arbalêtriers qui venoient tous de pied, et pour eux mettre en ordonnance. Messire Daniel, messire Jean de Disquemne et le Hazle de Flandre s’en coururent devant éperonnant, et entrèrent en la place devant l’abbaye de Exain en écriant : « Flandre au Lyon ! au bâtard ! » Ces Gantois ne se donnoient de garde de cette embûche ; car il étoit encore assez matin : si n’étoient mie tous appareillés. Nonpourquant ceux qui avoient fait le guet la nuit se mirent ensemble et recueillirent et ensoignèrent les chevaliers et leurs gens qui là venoient ; et entrementres s’armoient les autres. Avant que Arnoux Clerc pût avoir remis toutes ses gens ensemble, le sire d’Enghien, le sire de Lens, le sire de Brifeuil, le sire d’Escornay, le sire de Montigny et leur bataille entrèrent par derrière en la ville, en écriant : « Enghien ! au seigneur ! » Et se boutèrent de grand’volonté en ces Gantois et en ces blancs chaperons qui point ne durèrent ; mais se ouvrirent et ne tinrent oncques point de conroi ni de ordonnance. Des quinze cens en y ot bien de morts en la place et sur les champs onze cens ; et y fut occis Arnoux Clerc en fuyant, et féru de deux piques tout parmi le corps, et là appuyé contre une haie. Après cette déconfiture retournèrent le sire d’Enghien et les autres chevaliers en Audenarde, et tinrent cette besogne à grand’prouesse ; et sachez que le comte de Flandre, qui pour ce temps se tenoit à Bruges, quand il en sçut les nouvelles, si en fut grandement réjoui, et dit du seigneur d’Enghien : « Par ma foi ! il y a en lui un bon enfant et qui sera encore un vaillant homme. » Au voir dire du seigneur d’Enghien, c’étoit tout le cuer du comte de Flandre, et ne l’appeloit mie le comte son cousin, mais son beau-fils.