Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 119-124).

CHAPITRE LXXVI.


Des empéchemens que le duc de Bretagne avoit lors, pourquoi il ne pouvoit venir au siége de Nantes ; et des escarmouches qui là se faisoient.


Quand les Anglois aperçurent que ceux de dedans les réveilloient si souvent, si eurent conseil entre eux que ils seroient mieux sur leur garde que ils n’avoient été, et feroient bon guet : dont il avint une nuit, le septième jour après que messire le Barrois avoit escarmouché sur la rivière, il issit de rechef sur la nuit à la porte où le comte de Bouquinghen étoit logé ; et avoit le Barrois en sa compagnie environ deux cents hommes d’armes et cent arbalêtriers. Cette nuit faisoient guet les Allemands, et étoient leurs capitaines messire Alchart et messire Thomas de Rodes. Si s’en vinrent férir les gens du Barrois, et il même tout devant, et Jean de Chastel-Morant, et le capitaine de Cliçon, sur ce guet entre ces Allemands. Là eut grand’escarmouche et dure, et des abatus à terre : adonc se levèrent ceux qui couchés étoient au logis du comte, et s’armèrent et se trairent tous de celle part où l’escarmouche étoit. Quand le Barrois des Barres, et ceux qui avec lui étoient, s’aperçurent que force leur sourdoit trop grande, si se retrairent devers la porte en combattant, en traiant et escarmouchant. Si en y eut plusieurs blessés du trait et navrés d’une part et d’autre ; et par espécial messire Thomas de Rodes, un chevalier d’Allemagne, fut trait d’un vireton et percé tout outre le bassinet parmi la tête, duquel coup il mourut trois jours après : dont ce fut dommage, car il étoit moult appert chevalier. Si rentrèrent les François et les Bretons en Nantes à peu de dommage, et eurent six prisonniers. Et demeura la chose en cet état, et toujours les Anglois sur leur garde ; car toutes les nuits ils n’attendoient autre chose que d’être réveillés.

Ainsi se tenoient là devant Nantes à siége le comte de Bouquinghen et ses gens, et attendoient tous les jours le duc de Bretagne, qui point ne venoit, ni de ce que promis et juré leur avoit rien il n’en tenoit, dont ils étoient tous émerveillés à quoi il pensoit ; car de lui n’oyoient nulles nouvelles. Bien envoyèrent par devers lui aucuns messagers et lettres qui remontroient que il faisoit mal quand il ne tenoit les convenances telles que il les avoit promises et jurées à tenir par sa foi et accomplir, en la cité de Rennes. Mais de toutes les lettres que le comte de Bouquinghen y envoya, oncques n’en eut réponse ; et supposoient les Anglois que leurs messagers étoient morts sur le chemin ; car nul n’en retournoit ; et voirement alloient-îls en trop grand péril, et toutes gens aussi, si ils n’étoient du pays et bien accompagnés, entre Nantes et Hainbont ; car les chemins étoient si près guettés des gens d’armes du pays, que nul ne pouvoit passer qu’il ne fût pris et que on ne sçût quelle chose il quéroit et vouloit ; et si il portoit lettres des Anglois au duc, et du duc aux Anglois, il étoit mort. Avec tout ce les fourrageurs de l’ost n’osoient chevaucher sur le pays, en allant en fourrage, fors en grandes routes ; car les chevaliers et écuyers du pays étoient recueillis ensemble, et ne vouloient nullement que leurs terres fussent foulées ni courues : si que, quand ils trouvoient dix, ou vingt ou trente varlets, ils les occioient, ou leur tolloient le leur et leurs chevaux, et les battoient et navroient ; ni on n’en pouvoit avoir autre chose, dont ceux de l’ost étoient moult courroucés et n’en savoient sur qui prendre l’amende. Au voir dire le duc de Bretagne tiroit trop fort qu’il pût avoir ses gens d’accord, pour venir aider à mettre le siége devant Nantes par la terre et par la rivière, ainsi que ordonnance se portoit, et que en convenant il avoit eu à Rennes au comte de Bouquinghen ; mais il n’en pouvoit venir à chef ; et disoient barons, chevaliers et écuyers, que jà ils n’aideroient à détruire leur terre pour la guerre des Anglois ; ni tant que les Anglois fussent en Bretagne, ils ne s’armeroient avec lui. Et le duc leur remontroit pourquoi donc ils avoient consenti et ordonné de commencement au mander les Anglois. Ils répondoient que ce avoit été plus pour donner crémeur au roi de France et à son conseil, afin que ils ne fussent menés, fors aux anciens usages, que pour autre chose ; et au cas que le roi de France ne leur veult que tout bien, ils ne lui vouloient point de guerre. Autre chose ni autre réponse n’en pouvoit le duc avoir.

D’autre part le sire de Cliçon, connétable de France, le sire de Dinan, le sire de Laval, le vicomte de Rohan, le sire de Rochefort et tous les grands barons hauts et puissans au pays de Bretagne se tenoient tous ensemble, leurs villes, leurs châteaux et forteresses clos et bien gardés ; et disoient au duc, ou faisoient dire par leurs messagers, que bien s’avisât ; car il avoit été simplement conseillé d’avoir mandé les Anglois et de les avoir mis au pays pour guerroyer et détruire sa terre ; et que nul confort il n’auroit d’eux : mais si il alloit devant Nantes à siége, ainsi comme on avoit entendu que il le devoit faire, on lui détruiroit toute sa terre à tous lez ; et lui donneroient tant d’empêchemens que il ne sauroit auquel lez entendre : mais se voulsist reconnoître et remettre en l’obéissance du roi de France, ainsi que faire le devoit et que tenu y étoit, et ils se faisoient forts et portoient outre que ils lui feroient sa paix envers le jeune roi de France. Et lui remontroient encore telles paroles en disant ainsi, que tel avoit encontre courage le roi Charles mort, qui viendroit et demeureroit grandement en l’amour du jeune roi son fils. De toutes telles choses des plus hauts barons de Bretagne étoit le duc servi. Si ne savoit au voir dire auquel, pour le mieux, entendre ; car il ne trouvoit nul sûr état en ses gens : si lui convenoit dissimuler, voulsist ou non. Et toudis se tenoit le siége devant Nantes.

Le jour Notre-Dame des Avents[1] au soir, eurent conseil les François, qui en Nantes se tenoient, qu’ils viendroient réveiller l’ost, car trop avoient reposé. Si issirent environ deux cents lances, desquels messire Amaury de Cliçon, cousin germain au seigneur de Cliçon, et le sire d’Amboise, étoient meneurs et gouverneurs, et s’en vinrent férir sur les logis messire Guillaume de Vindesore ; et issirent par la poterne de Richebourg sur la rivière ; et faisoient ce soir le guet les gens messire Hue de Cavrelée. À celle heure fut fait chevalier le sire d’Amboise ; et le fit chevalier messire Amaury de Cliçon. Ces gens d’armes bretons et françois se boutèrent de grand’volonté au guet, et gagnèrent de pleine venue la barre du guet et le chevalier du guet qui s’appeloit messire Guillaume de Cousenton. Là eut forte escarmouche et dure, et maint homme renversé par terre. Messire Guillaume de Vindesore et messire Hue de Cavrelée, qui étoient en leur retrait, entendirent le hutin : si saillirent tantôt sus et s’armèrent et appareillèrent, et vinrent celle part où le plus fort hutin étoit. Là eut trait, féru et lancé et escarmouché ; et se portèrent toutes les parties vaillamment ; et rentrèrent en combattant et escarmouchant tous les François et les Bretons en la poterne de Richebourg, par laquelle ils étoient issus ; et sans dommage, car ils eurent un prisonnier chevalier et dix hommes d’armes ; et il y en eut pris des leurs trois. Ainsi se porta cette nuittie.

Le jeudi devant la vigille de Noël, issirent de Nantes sur le soir, par la porte de Sauvetout, messire le Barrois des Barres et le sire de Selete, et six vingt hommes d’armes, et s’en vinrent férir au logis du comte de Bouquinghen ; et faisoit ce soir le guet le comte de Devensière. Là eut grande escarmouche et forte, et maint homme renversé et bouté jus par terre des glaives. Mais les Anglois furent là plus forts que ceux de la ville ne furent : si furent reculés et reboutés ens ès barrières et en la porte à force. Si en y eut des leurs, que morts que pris, environ dix sept. Et là fut trait à l’escarmouche un chevalier anglois qui s’appeloit messire Hugues Tiriel, et féru tout parmi son bassinet, de laquelle navrure il mourut. Adonc se retrairent toutes gens à leurs logis, et n’y eut plus nulle chose faite celle nuit : mais tous les capitaines de Nantes furent à conseil ensemble que, la nuit de Noël, à toute leur puissance, ils istroient de la ville et viendroient en l’ost faire une escarmouche forte et grande, et tinrent tout cela entre eux en secret.

Le comte de Bouquinghen et les Anglois étoient ainsi réveillés moult souvent des François et des Bretons qui en Nantes se tenoient ; et d’autre part, sur les champs, les fourriers avoient moult de peine en quérant vivres et fourrages pour les chevaux, et n’osoient chevaucher fors en grands routes ; et étoient le comte de Bouquinghen et son conseil moult émerveillés du duc de Bretagne, qui point ne venoit, ni dont ils n’oyoient nulles nouvelles ; et s’en contentoient mal, car de tout en tout ils trouvoient et avoient trouvé en lui foible convenant, et ne s’en savoient à qui plaindre qui droit leur en fit. Et eurent conseil, environ le Noël, que ils envoieroient de rechef messire Robert Canolle et messire Thomas de Percy, et messire Thomas Trivet devers lui, à Vennes ou à Hainbont, et ceux lui remontreroient de par le comte que il faisoit trop mal quand autrement il ne s’acquittoit envers eux. Et puis fut cil propos rompu et brisé ; et dirent, quand ils eurent entr’eux tout considéré et imaginé, que ils ne pouvoient bonnement ce faire ni affoiblir leur siége, et que on ne pouvoit aller devers le duc fors que tout ensemble ; car si ils y alloient cinq ou six cens lances, et ils en trouvoient sur le pays mille ou quinze cens de leurs ennemis, ce leur seroit un trop grand contraire ; si pourroient trop bien être rués jus, et les allans et les demeurans au siége. Pour celle doute, tant que à celle fois, ne se départit nul de l’ost, mais se tinrent encore tous ensemble.

Quand ce vint à la vigille de Noël au soir, le Barrois des Barres, messire Amaury de Cliçon, le sire d’Amboise, le sire de Selete, le chastelain de Clisson, Jean de Chastel-Morant, Morfonace et tous les capitaines de Nantes, issirent hors par la porte Saint-Pierre, en grand’volonté que de bien faire la besogne ; et avoient en leurs routes bien six cents hommes d’armes ; et se départirent, quand ils furent hors de la porte, en deux parties : l’une des parties s’en vint parmi la rue, et l’autre parmi les champs, au logis du seigneur Latimer et du seigneur de Fit-Vatier, et faisoient le guet messire Yon Fit-Varin et messire Guillaume Draiton ; et de première venue ils gagnèrent toutes les bailles du guet, et ruèrent jus, et reculèrent le guet tout outre jusques aux logis du connétable, le seigneur Latimer, et s’arrêtèrent devant l’hôtel du seigneur de Vertaing ; et là fut la grande escarmouche et le grand assaut ; car les François avoient jeté leur avis du prendre ; et fut sur le point d’être pris, et le sire de Vertaing dedans. Là eurent ceux du guet moult à souffrir ainçois que le secours vînt ; et y furent messire Yon Fit-Varin, le sire de Vertaing, messire Guillaume Draiton, très bons chevaliers, et y firent plusieurs grandes appertises d’armes.

À ces coups s’effréèrent ceux du logis du connétable et du maréchal, et sonnèrent leurs trompettes. Si s’armèrent partout communaument : messire Guillaume de Vindesore et messire Hue de Cavrelée entendirent la freinte et le son ; si connurent tantôt que l’avant-garde avoit à faire. Si firent sonner leurs trompes et allumer grand’foison de falots et développer leurs bannières. Si vinrent celle part où la grande escarmouche étoit, en leur compagnie cent hommes d’armes et cent archers ; et d’autre part messire Thomas Trivet, messire Thomas de Percy et le sire de Basset, chacun sa bannière devant lui, vinrent à l’escarmouche ; et bien besognoit à l’avant-garde qu’ils fussent hâtivement secourus, car ils furent sur le point de perdre leurs logis. Mais quand ces barons et leurs routes furent venus, si reculèrent les François et les Bretons, et se mirent tous ensemble moult sagement, et se retrairent vers la ville, lançant, trayant et escarmouchant. Là fut faite mainte grande appertise d’armes ; et s’abandonnoient aucuns jeunes chevaliers et écuyers du côté des François, pour eux montrer et agrandir leur renommée moult avant ; et tant que messire Tristan de la Galle y fut pris par sa folle emprise ; et le prit un écuyer de Hainaut que on dit Thierry de Soumaing.

Ainsi se continua celle escarmouche, et rentrèrent en Nantes tous ceux ou en partie qui issus en étoient ; car il convient que en tels faits d’armes il y en ait des morts, des navrés, et des pris et des blessés ; car très donc que on s’arme et que on va à l’escarmouche, on n’en doit autre chose attendre. Toutefois ils rentrèrent dedans à petit de dommage, car ils eurent bien autant de prisonniers que les Anglois avoient des leurs. Si se retrairent en leurs hôtels. Quand la porte fut fermée, ils entendirent à mettre à point les blessés. Aussi se retrairent ceux de l’ost, et s’en r’alla chacun en son logis ; mais pour ce ne rompirent-ils mie leur guet ; ainçois guettèrent plus fortement que devant. Le jour de Noël n’y eut rien fait, ni toutes les fêtes ; si n’attendoient les Anglois autre chose tous les soirs, fors à être réveillés ; et ce qui plus leur touchoit et faisoit d’ennuis, c’étoit que ils n’oyoient nulles nouvelles du duc de Bretagne ; et leur étoient vivres et fourrage si destrois que à peine en pouvoient-ils recouvrer. Mais ceux de dedans en avoient assez qui leur venoient d’autre part la rivière de Loire, de ces bons pays de Poitou, de Xaintonge et de la Rochelle.

Quand le comte de Bouquinghen et les Anglois eurent été à siége devant la cité de Nantes environ deux mois et quatre jours, et virent que ils n’en auroient autre chose, et que le duc de Bretagne ne tenoit nulles de ses convenances, car il ne venoit ni n’envoyoit devers eux, si orent conseil que ils se délogeroient de là, car rien n’y faisoient ; et se trairoient devers Vennes, et s’en iroient tous ensemble parler au duc, et sauroient à celle fois toute son intention. Adonc fut sçu et noncié le délogement parmi l’ost. Si se délogèrent à lendemain de reneuf ; et chevauchèrent en bataille et ordonnance, tout ainsi comme ils avoient fait parmi le royaume de France ; et vinrent au département de Nantes, ce jour, loger à Niort, et furent là pour eux rafreschir, trois jours. Au quatrième ils se départirent et vinrent à Mardre et lendemain à Tillay ; et l’autre jour après à Bain, et là demeurèrent trois jours, pour le pont qui étoit rompu. Si orent moult de mal et de peine au refaire pour passer outre et leurs charrois : toute fois le pont fut refait bon et fort, et passa l’ost la rivière de Vollain, et fut par un samedi, et vint loger à Loheac et là demeura l’ost deux jours. Et lendemain quand ils partirent de Loheac, ils s’en vinrent loger à Gors, et là demeura l’ost deux jours ; et lendemain à Moron, et demeura là l’ost deux jours ; et lendemain à la Trinité. Ils passèrent la rivière d’Aoust au pont de Bain ; et la demeura, outre l’eau sur les plains, tout l’ost, ce jour que ils eurent passé la rivière.

Ceux de la cité de Vennes étoient tous informés par ceux du pays que le comte de Bouquinghen et les Anglois venoient celle part, et étoit leur intention que de loger en la ville : si ne savoient comment ils s’en cheviroient, du laisser eux entrer en leur cité, ou non. Et vinrent devers le duc, qui étoit à Hainbont ; mais ce jour que ils venoient vers lui ils encontrèrent le duc sur les champs, ainsi que à deux petites lieues de Vennes, qui venoit celle part. Quand le duc vit ces bonnes gens de Vennes, il les conjouit et leur demanda des nouvelles où ils alloient. Ceux répondirent : « Monseigneur, des nouvelles vous dirons-nous assez. Véez-ci le comte de Bouquinghen et les Anglois qui viennent celle part ; et est leur intention, si comme nous sommes informés, que d’eux loger en votre bonne ville de Vennes. Si regardez que vous en voulez faire ; car sans votre commandement nous n’en ferons rien. Et jà ont-ils refait le pont de Bain que on avoit rompu sur la rivière d’Aoust. » Quand le duc oy ces nouvelles, il pensa un petit et puis répondit : « Dieu y ait part ! ne vous effréez de rien ni ne souciez, les choses iront bien : ce sont gens qui ne nous veulent nul mal. Je suis en aucunes choses tenu envers eux, et ai traités avec eux, lesquels il faut que je porte outre et que je m’en acquitte : si m’en vais à Vennes, et demain je crois bien que ils viendront. Je istrai encontre le comte mon frère et lui ferai tout l’honneur que je pourrai, car en vérité j’y suis tenu ; du surplus vous ferez ainsi que je vous conseillerai ; vous lui offrirez et présenterez les clefs de la ville, et lui direz que vous et toute la ville êtes tous prêts et appareillés de lui recevoir, sauf tant que vous lui ferez jurer que, quinze jours après ce qu’il en sera requis du partir, il en partira et vous rendra les clefs de la ville : c’est tout le conseil que je vous donne. » Les bourgeois de Vennes qui chevauchoient vers le duc répondirent ainsi et dirent : « Monseigneur, nous ferons votre commandement. »

Depuis chevauchèrent-ils tous ensemble jusques à Vennes ; et là se logea le duc celle nuit, et les Anglois s’en vinrent loger à Saint-Jean, un village séant à deux petites lieues de Vennes. Ce soir reçut lettres le comte du Bouquinghen du duc, qui lui escripvoit comme à son cher frère, et lui mandoit que il étoit le bien-venu en la marche de Vennes. À lendemain, quand le comte ot ouï la messe et bu un coup, il monta à cheval et tous montèrent ses gens ; et chevauchèrent moult ordonnément devers la cité de Vennes, l’avant-garde premièrement, le comte de Bouquinghen après en sa bataille, et l’arrière-garde en suivant la bataille du comte. Ainsi les encontra le duc de Bretagne, qui issit de Vennes à l’encontre de eux bien une grande lieue ; et quand il et le comte s’entrecontrèrent ils se firent grand’honneur. Après ces recueillettes qui furent moult honorables, et en chevauchant l’un de-lez l’autre, le comte de dextre et le duc à senestre, le comte de Bouquinghen entra en paroles et dit : « Sainte Marie ! beau frère de Bretagne, que nous vous avons attendu devant Nantes, là étant au siége, ainsi que ordonnance se portoit entre moi et vous, et si n’y êtes point venu ! » — « Par ma foi ! répondit le duc, je n’en ai pu autre chose faire, monseigneur, et vous dis que j’en ai été durement courroucé, mais amender ne le pouvois ; car mes gens de ces pays, pour chose que je leur aie sçu montrer, ni quelquonques alliances que à leurs requêtes je aie faites à vous, ils ne se sont voulu traire avant pour aller au siége avec vous devant Nantes ; et se tiennent tous pourvus sur les frontières le sire de Cliçon, le sire de Dinan, le sire de Laval, le vicomte de Rohan et le sire de Rochefort, pour garder les issues et entrées de Bretagne. Et tous ceux qui s’étoient ahers et conjoints avec moi, tant de chevaliers et de prélats comme de bonnes villes, sont maintenant tout rebelles ; dont je suis grandement courroucé, quand vous me trouvez par leur coulpe en bourde. Si vous dirai, monseigneur, que vous ferez : il est à présent au plein de l’hiver, que il fait froid et mauvais hostoier ; vous venrez à Vennes et là vous tiendrez jusques en avril ou en mai, et vous y rafreschirez ; et je ordonnerai aussi de vos gens ; et passeront le temps au mieux qu’ils pourront ; et de toutes ces choses nous nous revengerons à l’été. » Le comte répondit : « Dieu y ait part ! » car bien véoit que il n’en pouvoit avoir autre chose. Si l’amena le duc de Bretagne en Vennes ; et à l’entrer dedans, les gens de la ville furent appareillés et vinrent en la présence du comte, et lui dirent moult doucement et à nuds chefs : « Monseigneur, pour la révérence de votre haute seigneurie et l’honneur de vous, ne vous mettons nul contredit à entrer en notre ville ; mais nous voulons, pour apaiser le peuple, autrement vous ne seriez pas assur, que vous nous jurez sur saintes Évangiles que, quinze jours après ce que vous en serez requis, vous vous partirez de celle ville et ferez partir les vôtres, et ne nous ferez ni consentirez faire dommage ni moleste. » — « Par ma foi ! dit le comte de Bouquinghen, je le vous jure ainsi et le tiendrai. » Et après les seigneurs firent-ils jurer sur leurs fois et sur saintes Évangiles de tenir le serment que le comte avoit fait. Et ils s’y accordèrent légèrement ; et faire leur convenoit si ils ne vouloient dormir aux champs.

Ainsi fut le comte de Bouquinghen logé en la cité de Vennes et son corps en l’hôtel du duc, un moult plaisant chastel qui siéd dedans la ville et est nommé la Motte, et tous ceux de sa bataille furent logés en la ville et ès faubourgs. Et le duc de Bretagne s’en vint à Suseniot et là se tint : mais à la fois il venoit voir le comte, et avoient parlement ensemble, et puis s’en retournoit là d’où il étoit parti. Le sire de Latimer, le sire de Fit-Vatier, messire Thomas de Percy, messire Thomas Trivet et l’avant-garde, devoient être logés à Hainbont, mais oncques on ne leur voult ouvrir les portes, et les convint loger aux champs et ens ès faubourgs. Messire Robert Canole et méssire Hue de Cavrelée, le sire de Fit-Varin et plusieurs auteurs devoient être logés en la ville de Camper-Corentin ; on ne leur voult oncques ouvrir les portes, et les convint loger ens ès faubourgs et aux champs : messire Guillaume de Vindesore, et ceux de l’arrière garde devoient aussi être logés dans la ville de Camperlé, mais oncques on ne leur voult ouvrir les portes ; mais furent logés dedans les faubourgs et aux champs. Si souffrirent et endurèrent, le terme qu’ils furent là, moult de povretés et de malaise ; car ce qui ne vaioît que trois deniers on leur vendoit douze, encore n’en pouvoient-ils recouvrer. Si mouroient leurs chevaux de faim, de froid et de povreté, et ne savoient où aller en fourrage ; et quand ils y alloient, c’étoit en grand péril, car les terres voisines leur étoient toutes ennemies. Le vicomte de Rohan a en la marche de Vennes deux forts chasteaux et grands, l’un appelle-t-on le Kaire et l’autre Linguighant. En ces deux chasteaux avoit grand’garnison de gens de par le vicomte, qui portoient trop de contraire aux fourriers anglois ; et en ruèrent maint jus et occirent, avec trois autres garnisons au seigneur de Cliçon qui sont aussi en celle frontière, c’est à savoir Chastel-Jocelin, Montagu, Moncontour. Et tout ce souffroit le duc de Bretagne, et disoit que il ne pouvoit amender ; car voirement le connétable de France, le seigneur de Cliçon, faisoit guerre pour le roi de France, et se tenoit sur le pays à grands gens d’armes : de quoi les Anglois ne se osoient ouvrir ni partir l’un de l’autre, et encore, tout regardé et considéré comment ils étoient logés aux champs à nulle défense, merveille fut que ils ne reçurent plus de dommages ; car ceux de Vennes soudainement ne pussent avoir reconforté ceux de Hainbont, ni ceux de Camperlé, ni ceux de Camper-Corentin. Mais au voir dire, le duc alloit au devant, et les gardoit et défendoit de tout son pouvoir de être envahis ni assaillis ; et bien disoit en son requoi et en son conseil que foiblement et povrement, selon ce qu’il avoit promis aux Anglois, il s’étoit acquitté envers le comte et ses gens.

  1. Le 8 décembre 1380.