Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 112-114).

CHAPITRE LXXI.


Comment le comte de Bouquinghen et sa route tirèrent pays pour venir en Bretagne ; et d’aucunes choses sur la mort du roi Charles de France.


Quand le comte de Bouquinghen et les routes se départirent de la forêt de Marcheausnoi en la comté de Blois, ils cheminèrent vers Vendôme et vers la forêt du Coulombier ; et étoient ceux de l’avant-garde trop courroucés de ce que ils ne trouvoient mais nulle aventure. Ce propre jour que ils se délogèrent de la forêt du Coulombier et que ils chevauchoient près de Vendôme, l’avant-garde chevauchoit tout devant, ainsi que raison est. Si chevauchoient ensemble messire Thomas Trivet et messire Guillaume Clinton, environ quarante lances : si rencontrèrent d’aventure sur le chemin le seigneur de Hangiers qui s’en venoit à Vendôme, et avoit en sa route environ trente lances. Les Anglois connurent tantôt que c’étoient François : si éperonnèrent chaudement sur eux et abaissèrent les glaives. Les François, qui ne se véoient pas à jeu parti, n’eurent talent d’attendre, car ils étoient près de Vendôme : si éperonnèrent celle part pour eux sauver, et Anglois après eux, et François devant. Là furent rués jus de coups de lances Robert de Hangiers, cousin au seigneur, Jean de Montigny et Guillaume de Lannoy, et encore cinq ou six, et furent tantôt enclos, et les convint rendre prisonniers ou pis finer. Le sire de Hangiers vint si à point à la barrière qu’elle étoit ouverte : si descendit et entra dedans, et puis prit son glaive, et se mit vaillamment en défense, et furent petit à petit les compagnons recueillis ; et ainsi qu’ils venoient et descendoient ils se mettoient à défense. Toutefois il en y eut de prisonniers jusques à douze, et puis retournèrent les Anglois. Ainsi alla de celle aventure.

Messire Robert Canolle et sa route encontra et trouva le seigneur de Mauvoisin et sa route : si se férirent l’un dedans l’autre Anglois et François, car ils étoient assez à jeu parti ; et ne daigna le sire de Mauvoisin fuir, mais se combattit à pied moult vaillamment. Et finablement messire Robert Canolle le prit de sa main ; et fut son prisonnier. Et ce jour passa l’ost devant Vendôme et la rivière de Loire, et vint loger et gésir à Ausne en la comté de Vendôme, et le lendemain à Saint-Calais, et là se reposa l’ost deux jours. Au tiers jour ils se délogèrent et vinrent à Lusse et le lendemain au Pont à Volain.

Ainsi cheminoient les Anglois et ne trouvoient à qui parler, car nul ne leur ailoit au devant : si étoit tout le pays chargé et rempli de gens d’armes, et en y avoit à merveille grand’foison en la cité du Mans et en la cité d’Angers. Et s’en vint adonc le duc d’Anjou par Tours en Touraine et par Blois et par Orléans, à Paris ; car il entendit que le roi son frère aggrévoit moult, et qu’il n’y avoit point de retour : si vouloit être à son trépas. Et pour ce ne se départoient mie les gens d’armes de leurs garnisons, mais poursuivoient et côtoyoient les Anglois à leur loyal pouvoir, sans eux abandonner entre eux trop avant. Et ordonnèrent les gens d’armes de France, qui connoissoient les passages des rivières, que sur la rivière de Sartre, laquelle il convenoit les Anglois passer pour ce qu’ils faisoient ce chemin, ils les ensoingneroient malement ; et les enclorroient s’ils pouvoient au pays, par quoi il les affameroient ; et puis les auroient à volonté et les combattroient à leur avantage, voulsist le roi de France ou non. Si firent les seigneurs de France, qui le plus étoient usés d’armes, sur le passage par où il convenoit aux Anglois passer en la rivière de Sartre, avaler gros merriens aiguisés, et férir à force en la rivière, par quoi eux ni leur charroi ne pussent passer. Encore au descendant de la rivière, au prendre terre, ils firent fosser grands fossés parfons, par quoi on ne pût arriver. Ainsi ordonnèrent-ils leurs besognes pour donner plus grand empêchement aux Anglois.

Or cheminèrent le comte de Bouquinghen et sa route, quand ils se départirent du Pont Volain ; et passèrent la forêt du Mans, et vinrent sur la rivière de Sartre, Et là s’arrêta tout l’ost ; car ils ne trouvoient ni véoient point de passage, car la rivière est grosse et parfonde, et trop male à passer, si ce n’est sur les certains pas où on la passe sur ponts. L’avant-garde qui chevauchoit devant avoit quis et cerché, et cerchoit dessus et dessous la rivière à tous lez ; mais ils ne trouvoient point de passage, fors en ce lieu où le mairien étoit mis et planté à force dans la rivière, Adonc descendirent les seigneurs et imaginèrent le passage, et dirent : « Par ci, si nous voulons aller outre, nous faut passer, car ailleurs ne trouverons-nous point de passage. Or avant, dirent toutes manières de gens d’armes, il ne nous faut point épargner ; il faut à force ôter et traire hors ces mairiens de l’iaue, qui nous tollent et empêchent le passage. » Là vissiez barons et chevaliers entrer en la rivière qui étoit roide et courant, et eux mettre en aventure d’aller aval, car ils étoient armés de toutes pièces, hors mis de leurs bassinets. Et là s’efforçoient à ces mairiens traire hors à force ; et eurent, je vous dis, moult de peine ainçois qu’ils les pussent avoir hors, si parfond étoient-ils fichés. Toutefois ils les eurent, et trairent tout hors, et laissèrent aller aval l’iaue ; et quand ils eurent ce fait, encore eurent-ils moult de peine à ravaler et unir le rivage pour passer uniment leur charroi : oncques gens n’eurent tant de peine. Or regardez si les François qui les poursuivoient et qui les désiroient à combattre eussent su ce convenant si ils ne leur eussent point porté grand dommage ; car les premiers ne pussent avoir aidé ni conforté les derreniers, ni les derreniers les premiers, pour les grands marrécages qu’ils avoient à passer. Toutes fois tant firent les Anglois et tant exploitèrent qu’ils furent outre, charroi et tout, et vinrent ce jour loger à Noyon sur Sartre.

Le propre jour que les Anglois passèrent la rivière de Sartre, à si grand peine comme vous oyez, trépassa de ce siècle en son hôtel que on dit Saint-Pol à Paris, le roi Charles de France[1]. Sitôt que le duc d’Anjou, son frère, sçut qu’il avoit les yeux clos, si fut saisi de tous les joyaux[2] du roi son frère, dont il avoit sans nombre, et fit tout mettre en sauve lieu et à garant pour lui ; et espéroit qu’ils lui venroient bien à point à faire son voyage où il tendoit à aller ; car jà s’escripsoit-il roi de Sicile, de Pouille, de Calabre et de Jérusalem. Le roi Charles de France, selon l’ordonnance des royaux, fut apporté tout parmi la cité de Paris à viaire découvert, ses frères et ses deux fils derrière lui, jusques à l’abbaye de Saint-Denis ; et là fut enseveli moult honorablement, ainsi comme en son vivant il avoit ordonné ; et gît messire Bertrand de Claiquin, qui fut son connétable, à ses pieds. Et vous dis, quoique le roi Charles au lit de la mort eût ordonné ses autres frères à avoir le gouvernement du royaume de France dessus le duc d’Anjou[3], si n’en fut rien fait, car il se mit tantôt en possession, et régna par-dessus tous, réservé ce qu’il vouloit que Charles, son beau neveu, fût couronné à roi. Mais il vouloit avoir le gouvernement du royaume aussi avant que les autres, ou plus, pour la cause de ce qu’il étoit ains-né, et n’y avoit nul au royaume de France qui lui osât débattre son propos. Et trépassa le roi de France environ la Saint-Michel[4] : Dieu en ait l’âme.

Tantôt après son trépas, les pairs et les barons de France regardèrent et avisèrent que à la Toussaint après on couronneroit le roi de France à Reims. À ce propos assentirent bien ses trois oncles, Anjou, Berry et Bourgogne, mais qu’ils eussent le gouvernement du royaume tant que l’enfant aurait son âge, c’est à entendre vingt un ans ; et tous ce firent-ils jurer aux hauts barons et prélats du royaume de France. Adonc fut signifié le couronnement du jeune roi ès pays lointains, au duc de Brabant, au duc Aubert, au comte de Savoye, au comte de Blois, au duc de Guerles, au duc de Juliers, au comte d’Armignac, au comte de Foix. Le duc de Bar, le duc de Lorraine, le sire de Coucy, le Dauphin d’Auvergne étoient en la poursuite des Anglois ; si ne furent mie sitôt remandés, mais le comte de Flandre en fut prié et signifié d’être en la cité de Reims au jour qui assigné y étoit expressément : on le nommoit le jour de la Toussaint, qui devoit être au dimanche[5].

De la mort du roi de France furent ceux de Gand grandement courroucés ; car bien sentoient qu’ils auroient plus dur temps, pour le nouvel conseil que cil jeune roi auroit, que ils n’avoient eu ; car le roi Charles de France de bonne mémoire, leur guerre durant, leur avoit été moult propice, pourtant qu’il n’aimoit qu’un petit le comte de Flandre.

Or parlerons des Anglois, et puis retournerons au couronnement du jeune roi Charles, et recorderons petit à petit les termes de son règne et quels choses lui avinrent.

  1. On a vu dans une note précédente, qu’il ne mourut pas à l’hôtel Saint-Paul, à Paris, mais dans son château de Beauté-sur-Marne, près Vincennes.
  2. Le duc d’Anjou s’empara non-seulement des joyaux, mais de tout le trésor accumulé par les économies de son prédécesseur. Il se composait d’une quantité considérable d’or et d’argent monnayé, réduite en lingots et conservée dans une salle du palais. Le duc d’Anjou n’en rendit jamais compte, et c’est à l’aide de ce vol qu’il entreprit les guerres si funestes à son pays.
  3. Si cette ordonnance a été publiée, on n’a jamais pu du moins la retrouver. Il paraît plutôt qu’elle n’a été qu’en projet.
  4. Charles V est mort, non environ la Saint-Michel, qui tombe le 29 de septembre, mais le 16 du même mois de septembre, ainsi que le marquait l’inscription sur son tombeau dans l’église de Saint-Denis.
  5. Charles V a été sacré et couronné le 4 novembre 1380, qui était le dimanche après la Toussaint, qui, cette année là, tombait le jeudi.