Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXIV

CHAPITRE LXIV.


De la mort messire Bertran de Claiquin, connétable de France, et de l’honneur que le roi lui fit ; et comment le Chastel-Neuf de Randon se rendit.


En ce temps se tenoit le bon connétable de France, messire Bertrand de Claiquin, en Auvergne, à grands gens d’armes ; et se tenoit à siége devant Chastel-Neuf de Randon à trois lieues près de la cité de Mende et à quatre lieues près du Puy ; et avoit enclos en ce chastel Anglois et Gascons ennemis au royaume de France, qui étoient issus hors du Limousin où grand’foison de forteresses angloises avoit. Si fit, le siége durant, devant plusieurs assauts faire, et dit et jura que delà ne partiroit, si auroit le chastel. Une maladie prit au connétable, de laquelle il accoucha au lit : pour ce ne se défit mie le siége, mais furent ses gens plus aigres que devant. De celle maladie messire Bertran de Claiquin mourut[1] ; dont ce fut dommage, pour ses amis et pour le royaume de France. Si fut apporté en l’église des Cordeliers[2] au Puy en Auvergne ; et là fut une nuit ; et lendemain on l’embasma et appareilla, et fut mis en son sarcueil et apporté à Saint-Denis en France ; et là fut ensepveli assez près de la tombe du roi Charles de France[3], lequel l’avoit fait faire très son vivant ; et fit le corps de son connétable mettre et coucher à ses pieds. Et puis fit faire en l’église Saint-Denis son obsèque aussi révéremment et aussi notablement comme si ce fût son fils ; et y furent ses trois frères et les notables hommes du royaume de France.

Ainsi vaca, par la mort du connétable de France, l’office de la connétablie. Si fut avisé et ordonné de qui on le feroit : si en étoient nommés plusieurs hauts barons du royaume de France, et par espécial le sire de Cliçon et le sire de Coucy ; et voult le roi de France que le sire de Coucy fût regard de toute Picardie ; et adonc lui donna-t-il toute la terre de Mortaigne, qui est un bel héritage séant entre Tournay et Valenciennes : si en fut débouté messire Jacquemes de Werchin le jeune, sénéchal de Hainaut, qui le tenoit de la succession de son père, qui en fut sire un grand temps. Et vous dis que ce sire de Coucy étoit grandement en la grâce du roi de France, et vouloit le roi qu’il fût connétable. Mais le gentil chevalier s’excusoit par plusieurs raisons, et ne vouloit mie encore entreprendre si grand faix, comme de la connétablie ; mais disoit que messire Olivier de Cliçon étoit mieux taillé de l’être que nul ; car il étoit vaillant homme et sage et amé, et connu des Bretons. Si demeura la chose en cel état un espace de temps. Et les gens messire Bertran de Claiquin retournèrent en France ; car le chastel se rendit à eux le propre jour que le connétable mourut[4]. Et s’en rallèrent ceux qui le tenoient en Limosin en la garnison de Caluset et de Ventadour. Quand le roi de France vit les gens de son connétable, si se ratenrit pour la cause de ce que moult l’avoit amé, et fit à chacun selon son état grand profit. Nous lairons à parler d’eux et recorderons comment Thomas, comte de Bouquinghen, mains-né fils du roi Édouard d’Angleterre, mit sus en celle saison une grand’armée de gens d’armes et d’archers, et passa parmi le royaume de France, et vint en Bretagne.

  1. Bertrand du Guesclin mourut le 13 juillet 1380.
  2. Le Laboureur dit dans l’église des Jacobins.
  3. Du Guesclin avait désigné un autre lieu pour sa sépulture. « Nous élisons, dit-il dans le premier article de son testament rapporté par Le Laboureur, la sépulture de notre corps être faite en l’église des Jacobins de Dinan, en la chapelle de nos prédécesseurs. » Mais Charles ordonna que du Guesclin fût enterré à Saint-Dznis, dans le caveau qu’il avait fait préparer pour lui-même, et où était déjà déposée la reine, morte en 1377.
  4. On lit dans une chronique manuscrite sur vélin, écriture du quinzième siècle :

    « Et lors si comme il pleut à Dieu, fut le dit connétable malade au dit siége, l’espace de vingt jours, et puis trépassa de ce siècle le vendredi treizième jour de juillet au dit an mil trois cent quatre vingt, sans ce que ceulx du dit chastel en sçussent jusques après ce que le lendemain eurent rendu le dit chastel aux gens du dit bon connétable. »

    Ce fait a été raconté de différentes manières. Quelques historiens l’ont rendu plus poétique, en supposant que les assiégés, apprenant la mort de du Guesclin, vinrent déposer les clefs de la ville sur son cercueil. Le fait, tel que le rapporte la chronique que je viens de citer, et tel que le rapporte aussi d’Oronville dans sa vie de Louis III de Bourbon, ne mérite pas, il est vrai, l’éloge que donne Villaret à l’autre récit, d’être un monument digne de la générosité des temps héroïques, mais il est le seul qui soit sanctionné par l’autorité de témoignages respectables.