Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 178-180).

CHAPITRE CXXXI.


Comment le chanoine de Robertsart, un capitaine anglois, chevaucha outre le gré du roi de Portingal devant le chasteau de la Fighière, et comment il l’assaillit et conquit tout en un jour.


Le chanoine de Robertsart, qui se tenoit en garnison à Ville-Vesiouse avec ses compagnons anglois et gascons, parla une fois à eux et leur dit : « Beaux seigneurs, nous séjournons ci, ce me semble, mal honorablement, quand nous n’avons encore chevauché sur nos ennemis ; et moins de bien ils en tiennent de nous. Si vous le voulez et vous le conseillez, nous envoyerons devers le roi, en priant qu’il nous donne congé de chevaucher. » Ils répondirent tous : « Nous le voulons. » Adonc fut ordonné messire Jean de Cavendich à faire ce message. Il dit que il le feroit volontiers. Si vint devers le roi à Lusebonne, et fit son message bien et à point, et ce dont il étoit chargé. Le roi répondit que il ne vouloit pas que ils chevauchassent hors de ses mettes ; ni oncques le chevalier ne le put tourner en une autre voie ; et retourna devers les seigneurs, et leur dit que le roi ne vouloit pas que ils chevauchassent. Adonc furent-ils plus courroucés que devant ; et dirent entre eux que ce n’étoit mie leur état ni leur ordonnance, ni à gens d’armes, de eux tenir si longuement en une garnison, sans faire aucun exploit d’armes ; et enconvenancèrent l’un à l’autre de chevaucher. Si se mirent un jour aux champs bien quatre cens hommes d’armes et autant d’archers ; et avoient empris, en leur chemin, d’aller à Serès[1], une grosse ville qui est au maître de Saint-Jacques : mais ils ravisèrent et tournèrent une autre voie, pour venir devant le chastel de la Fighière[2], où il avoit environ soixante hommes d’armes éspaignols en garnison, dont Piètre Gousès, et Jean son frère étoient capitaines. Le chanoine de Robertsart, qui se faisoit chef de celle chevauchée, car aussi l’avoit-il émue et mise sus, chevaucha tout devant. Là étoient messire Guillaume de Beauchamp, messire Mahieu de Gournay, Miles de Windesore, le sire de Talleboth, messire Adam Symour, messire Jean Soudrée, frère bâtard du roi d’Angleterre, le souldich de l’Estrade, le sire de Chastel-Neuf, le sire de la Barde, Raymon de Marsen et plusieurs autres. Et chevauchèrent tant ces gens d’armes, qu’ils vinrent devant le chastel de la Fighière, et le avironnèrent et se mirent en ordonnance de l’assaillir ; et firent toutes leurs parçons et livrées, ainsi que à faire assaut appartenoit. Quand ceux qui dedans étoient aperçurent qu’ils seroient assaillis, si se ordonnèrent de bonne façon, et se mirent à défense. Environ heure de prime commença l’assaut fort, fier et roide ; et entroient les Anglois ès fossés où il n’avoit point d’eau, et venoient jusques aux murs, targiés et paveschiés[3], pour le jet des pierres d’amont ; et la houoient et picquoient de pics et de hoyaux à leur pouvoir. Et on leur jetoit pierres de faix d’amont et grands barreaux de fer, laquelle chose en blessa plusieurs. Là étoit le sire Robertsart, qui bien avoit corps de chevalier, qui ce jour y fit grand’foison d’armes, et aussi y fit Esperon, un sien varlet. Là étoient les archers d’Angleterre arrêtés avironnéement sur les fossés, qui traioient à ceux d’amont si ouniement que à peine osoit nul apparoir aux défenses. Et en y ot les deux parts de ceux de dedans navrés et blessés ; et y fut mort du trait le frère de Pierre Gousès, capitaine du chastel, qui s’appeloit Berthelemi, appert homme d’armes durement ; et par son appertise et par soi trop follement abandonner fut-il mort, dont ce fut pitié et moult grand dommage.

Ainsi se continua cel assaut, de l’heure de prime jusques à heure de nonne. Et vous dis que les chevaliers anglois et gascons ne s’y épargnoient mie, mais assailloient de grand courage et de grand’volonté, pour la cause de ce que, sans le commandement et volonté du roi de Portingal, ils avoient fait celle chevauchée. Si se mettoient en peine de conquerre le chastel, parquoi la renommée en vint à Lusebonne, que ils avoient à ce commencement bien exploité. Là étoit le chanoine de Robertsart, qui bien avoit corps de chevalier et emprise et fait de vaillant homme, qui les amonnestoit de bien faire, et leur disoit : « Hà, seigneurs ! nous tiendra mes-hui cil fort tant de bonnes gens d’armes que nous sommes ? si nous mettons tant à conquerre toutes les villes et les chastels d’Espaigne et de Gallice, nous n’en serons jamais seigueurs. » Adonc s’évertuoient chevaliers et écuyers à ses paroles, et faisoient merveilles d’armes. Et vous dis que du jet d’amont le chanoine de Robertsart, quoique il fût bien paveschié[4], reçut maint dur horion, dont il fut durement blessé et froissé. Là avoit-il de-lez lui un jeune écuyer de Hainaut, qui seappeloit Froissart Meulier, qui vaillamment à l’assaut se portoit ; et aussi firent tous les autres. L’artillerie du chastel, pierres et barreaux de fer, commencèrent moult à faillir, et ceux de dedans à eux lasser. Si regardèrent que de vingt-cinq hommes que ils étoient il n’en y avoit pas trois qui ne fussent navrés et blessés, et les aucuns mis en péril de mort, et que longuement ils ne se pouvoient tenir que de force ils ne fussent pris ; car jà véoient-ils mort le frère de leur capitaine, par qui plusieurs recouvrances se pouvoient faire : si avisèrent que ils prendroient un petit de répit, et cependant ils aviseroient et chargeroient d’entre eux aux plus discrets de quérir quelque bon petit traité de paix. Adonc firent-ils entre eux un conseil moult bref, et puis firent signe que ils vouloient parler aux Anglois. Adonc fit-on cesser l’assaut, et se mirent tous ceux qui assailloient, hors des fossés. Et à voir dire, le repos à aucuns besognoit bien ; car il en y avoit grand’foison de blessés et de lassés. Adonc se trairent avant messire Mahieu de Gournay, connétable de l’ost, et messire Guillaume de Windesore, maréchal, et demandèrent que ils vouloient dire. Le capitaine, Dam Piètre Gousès, parla ainsi et dit : « Beaux seigneurs, vous nous coittiez de moult près ; et véons bien que vous ne vous partirez point sans avoir la forteresse ; vous blessez nos gens, nous blessons les vôtres ; si avons conseil l’un par l’autre, je pour tous, qui en suis capitaine, que nous vous rendrons le fort, sauves nos vies et nos biens. Si nous prenez ainsi ; car c’est droite parçon d’armes ; vous êtes pour le présent plus forts que nous ne sommes, si le nous faut faire. » Les chevaliers anglois répondirent que ils s’en conseilleroient, ainsi qu’ils firent. Quand ils furent conseillés, ils firent réponse, et fut dit que ceux de dedans se partiroient si ils vouloient ; mais la garnison, au point où elle étoit, ils lairoient, ni rien, fors leurs vies, ils n’emporteroient. Quand Piètre Gousès vit que il n’en auroit autre chose, si aima mieux à faire ce marché que faire pis : si se y accorda. Ainsi fut le chastel de la Fighière rendu et mis en la main des Anglois. Et s’en partirent les Espaignols sur le sauf-conduit des Anglois ; et s’en allèrent à Serès, où le maître de saint Jacques étoit. Mais point ne l’y trouvèrent ; car il avoit entendu que les Anglois chevauchoient ; si s’étoit trait sur les champs, et chevauchoit à bien quatre cens hommes d’armes, Espaignols et Castellains ; car il espéroit que s’il pouvoit trouver les Anglois sur son avantage, il les combattroit.

  1. Xerez de los caballeros.
  2. La Higuera.
  3. Couverts de leurs boucliers et de leurs pavois.
  4. Couvert de son bouclier.