Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 176-177).

CHAPITRE CXXVIII.


Comment ceux de Paris étant en rébellion contre le roi, le roi envoya le seigneur de Coucy pour apaiser la communauté de Paris, et comment ceux de Rouen rebellèrent, que le roi même rapaisa.


Adonc s’en vint le sire de Coucy, qui s’appeloit Enguerrant, à Paris, non à main armée, mais tout simplement avecques les gens de son hôtel ; et descendit en son hôtel et là manda ceux qui de cette besogne s’ensoignoient et étoient ensoignés le plus avant. Et leur remontra doucement et sagement que ils avoient trop mal erré de ce que ils avoient occis les officiers et les ministres du roi, et rompu et brisé les maisons et les prisons du roi, et délivré ses prisonniers, et que si le roi et son conseil vouloient, il seroit trop grandement amendé : mais nennil ; car sur toutes riens il aimoit Paris, pour tant qu’il y fut né et que Paris est le chef de son royaume ; et si ne le vouloit pas confondre ni détruire, ni les bonnes gens de dedans. Et leur montroit comment il étoit là venu, comme par un moyen, pour eux mettre à accord ; et il prieroit au roi et à ses oncles que ce forfait que ils fait avoient, il leur voulsist pardonner. Ils répondirent adonc : que ils ne vouloient ni guerre ni mautalent au roi leur sire ; mais ils vouloient que ces impositions, aides, subsides et gabelles, fussent nulles, et Paris exempte de telles choses ; et ils aideroient le roi en autre manière. « En quelle manière ? » répondit le sire de Coucy. « En telle manière. De une quantité d’or et d’argent que nous paierons toutes les semaines à un certain homme qui les recevra, pour aider à payer, avecques les autres cités et villes du royaume de France, les souldoiers et les gens d’armes du roi. » — « Et quelle somme voudriez-vous bien payer toutes les semaines ? » — « Celle, répondirent les Parisiens, que nous serons d’accord. » Là les mena le sire de Coucy, par beau langage, si avant que ils se taillèrent et ordonnèrent à leur volonté à dix mille francs la semaine, à payer à un homme qu’ils ordonneroient à recevoir. Sur cel état se départit le sire de Coucy de eux, et retourna à Meaux en Brie devers le roi et ses oncles, et regarda et remontra tous ces traités. Le roi fut adonc conseillé pour le mieux que il prendroit l’offre que les Parisiens lui offroient, et quand cette chose étoit entrée en commencement de jeu, et que petit à petit on entreroit en eux ; et ainsi feroient les autres bonnes villes, puisque ceux de Paris avoient commencé ; et quand on pourroit on auroit mieux. Si retourna le sire de Coucy à Paris ; et apporta de par le roi la paix aux Parisiens, mais que ils tinssent les traités qu’ils avoient proposés. Ils les tinrent trop volontiers ; et ordonnèrent un receveur qui recevoit la somme de florins toutes les semaines ; mais l’argent ne devoit être contourné ailleurs ni bouger de Paris, fors en payer gens d’armes, si on les mettoit en besogne ; ni rien autrement ne devoit venir ni tourner au profit du roi ni à ses oncles. Ainsi demeura la chose un temps en cel état, et les Parisiens en paix ; mais le roi ne venoit point à Paris, dont ceux de Paris étoient moult courroucés[1].

Semblablement ceux de la cité de Rouen s’émurent aussi et se rebellèrent par telle incidence. Les menues gens de la ville en occirent le chastellain qui étoit au roi, et tous impositeurs et gabelleurs qui les aides avoient prises et accensées. Quand le roi de France, qui se tenoit à Meaux, en fut informé, ce lui vint à grand’contraire et déplaisance et à son conseil aussi ; et se doutèrent que pareillement les autres villes et cités du royaume de France ne fissent ainsi. Si fut le roi de France conseillé de venir à Rouen ; et y vint ; et apaisa le commun qui étoit moult troublé, et leur pardonna la mort de son chastellain et tout ce que fait avoient ; et ils ordonnèrent de par eux un receveur auquel ils payeroient toutes les semaines une somme de florins, et parmi tant ils demeurèrent en paix. Or regardez la grand’diablerie qui se commençoit à élever en France ; et tous prenoient pied et ordonnances sur les Gantois ; et disoient adonc les communautés par tout le monde, que les Gantois étoient bonnes gens, et que vaillamment ils se soutenoient en leurs franchises ; dont ils devoient de toutes gens être aimés et honorés.

  1. Froissart n’est pas parfaitement d’accord avec les autres historiens sur les circonstances de ces derniers troubles. Les grandes Chroniques, le moine de Saint-Denis et Juvénal des Ursins, racontent ces faits d’une autre manière. Voici, suivant leur narration, la succession des principaux événemens de cette année. Après les premiers désordres et le pillage des maisons de quelques riches bourgeois et des Juifs, par le peuple révolté, Aimeric de Maignac, évêque de Paris, et Jean Goyleyn, Carme, au nom de l’université de Paris, s’entremirent entre le peuple et le roi, et allèrent porter à Vincennes, où était le roi, les paroles de conciliation. Ils supplièrent le roi de vouloir bien abolir des impôts qu’il était impossible de supporter, et lui promirent à ce prix la soumission du peuple. Le roi consentit en effet à leur demande ; mais cette suppression était bien loin d’avoir été accordée volontairement, et le conseil persistait toujours à rétablir les impôts. Ce fut dans cette vue que le roi ordonna qu’il se tint une assemblée des états-généraux à la mi-avril 1382. Le moine de Saint-Denis dit que ce fut une assemblée des députés des bonnes villes, mais Juvénal des Ursins dit positivement que les deux autres ordres y furent aussi appelés. Arnaud de Corbie, premier président du parlement, porta la parole pour engager les députés à consentir à cet impôt : les députés des villes répondirent qu’ils feraient leurs rapports à leurs commettans, mais refusèrent de rien conclure. Quelques jours après ils se rendirent auprès du roi à Meaux et à Pontoise, et déclarèrent que le peuple refusait absolument de payer de nouveaux impôts. Cependant le duc d’Anjou marcha sur Paris avec des troupes auxquelles il abandonna tous les environs de cette ville. Les habitans furent outragés, les maisons pillées et détruites, les arbres arrachés, les terres ravagées. Les habitans de Paris consentirent enfin à une espèce d’arrangement, qui fut conclu par l’entremise du premier président, Arnaud de Corbie, de Jean Desmares, de l’évêque de Paris, de l’abbé de Saint-Denis, d’Enguerran sire de Coucy et de Pierre de Villiers. Desmares promit, dit Secousse, que les habitans de Paris paieraient cent mille francs, et cette offre fut acceptée par Corbie, qui promit que le roi pardonnerait au peuple.