Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 171-172).

CHAPITRE CXXIII.


Comment messire Gaultier, seigneur d’Enghien, fut par les Gantois surpris, enclos et occis, et plusieurs autres, à une course qu’ils firent, dont ils ne sçurent retourner.


Après la destruction de la ville de Grantmont, qui fut par un dimanche, au mois de juin, tout arse et toute périe, se tint le siége devant Gand. Et là étoit le sire d’Enghien, qui s’appeloit Gaultier, qui petit reposoit et séjournoit en son logis ; mais quéroit tous les jours les armes et les aventures, une fois bien accompagné de si grand’foison de gens, qu’il reboutoit ses ennemis, et l’autre fois à si petit de gens que il n’osoit persévérer en ses emprises : si retournoit. Et presque tous les jours, ou par lui, ou par le Hazle de Flandre, y advenoit aventures. Et advint, environ un mois après, un jeudi au matin, que le sire d’Enghien étoit issu hors de son logis, en sa compagnie, le seigneur de Montigny, messire Michel de la Hamaide son cousin de-lez lui, le Bâtard d’Enghien son frère, Julien de Trisson, Hustin du Lay, et plusieurs autres de ses gens et de son hôtel ; et s’en alloient à l’escarmouche devant Gand, ainsi que autrefois avoient fait ; si se boutèrent si avant que mal leur en chey, car ceux de Gand avoient au dehors de leur ville fait une embûche de plus de cent compagnons, et tout picquenaires[1]. Et veulent les aucuns dire qu’il y avoit en celle embûche le plus des eschacés de Grantmont, qui ne tiroient à autre chose que ce qu’ils pussent enclorre et attraper le seigneur d’Enghien à leur avantage, pour eux contrevenger du grand dommage que il leur avoit fait ; car ils le sentoient libéral et jeune, et en volonté d’aventurer follement ; et tant ils pensèrent que ils l’eurent, dont ce fut dommage, et pour ceux aussi qui là demeurèrent avecques lui. Le sire d’Enghien et sa route ne se donnèrent de garde, quand ils se virent enclos de ces Gantois, qui leur vinrent fièrement au devant, et leur écrièrent : « À la mort ! » Quand le sire d’Enghien se vit en ce parti, si demanda conseil au seigneur de Montigny qui étoit de-lez lui. « Conseil ! répondit messire Eustache, sire, il est trop tard ; défendons-nous, et si vendons nos vies ce que nous pourrons. Il n’y a autre chose, ni ci ne chiet nulle rançon. » Adonc firent les chevaliers le signe de la croix devant leurs viaires, et se recommandèrent à Dieu et à Saint George, et se boutèrent en leurs ennemis ; car ils ne pouvoient ni fuir ni reculer, si avant étoient-ils en l’embûche. Et y firent d’armes ce qu’ils purent, et se combattirent moult vaillamment : mais ils ne pouvoient pas tout faire ; et leurs ennemis étoient dix contre un, et avoient ces longues piques dont ils lançoient les coups trop grands et trop périlleux, ainsi comme il apparut. Là fut le sire d’Enghien occis, et de-lez lui le Bâtard d’Enghien son frère et Gilles du Trisson, et ce vaillant et preudhom chevalier de Hainaut, qui était son compain, le sire de Montigny, qui crioit Saint Christophe ; et messire Michel de la Hamaide, durement navré ; et eût été mort, il n’est nulle doute, si Hustin du Lay, par force d’armes et par sens, ne l’eût sauvé. Si en ot-il moùlt de peine pour le sauver. Toutefois entrementes que ces Flamands entendoient à ces chevaliers désarmer et à trousser pour les porter en la ville de Gand, car bien savoient que ils avoient occis le seigneur d’Enghien, dont ils avoient grand’joie, Hustin du Lay, qui ne véoit nulle recouvrance, mit hors de la presse et du péril Michel de la Hamaide.

Ainsi se porta la journée pour le seigneur d’Enghien. Si devez croire et savoir que le comte de Flandre en fut trop durement courroucé ; et bien montra, car pour l’amour de lui le siége se dont de devant Gand. Et ne le pouvoit le comte oublier ; mais le regrettoit nuit et jour, et disoit : « Ah, Gaultier, Gaultier ! beau-fils, comment il vous est temprement mésavenu en votre jeunesse ! votre mort me fera maint ennui. Et vueil bien que chacun sache que jamais ceux de Gand n’auront paix à moi, si sera si grandement amendé que bien devra suffire. » La chose demeura en cel état ; et fut renvoyé querre à Gand le sire d’Enghien que les Gantois, pour réjouir la ville, y avoient porté : lequel corps ils ne vouldrent oncques rendre. Si en orent mille francs tous appareillés, lesquels on leur porta et délivra ; et les départirent ensemble à butin ; et le sire d’Enghien fut rapporté en l’ost, et puis fut renvoyé à Enghien, la ville dont il avoit été sire, et là fut ensepveli.

  1. Soldats armés d’une pique.