Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXLIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 190-191).

CHAPITRE CXLIII.


Comment, après la remontrance du chanoine de Robertsart et l’avis du comte de Cantebruge, trois chevaliers de par eux furent envoyés au roi de Portingal.


« Beaux seigneurs, je conseille que de ci endroit, en l’état où nous sommes, allions parler au comte de Cantebruge, et lui remontrions notre entente. » — « Et lequel de nous lui remontrera notre entente, » dirent-ils ? « Je tout seul, répondit Soustrée ; mais avouez ma parole. » Tous lui orent en convenant de l’advoer. Adonc se départirent-ils en l’état où ils étoient, le pennon Saint-George devant eux, que ils avoient ce jour levé, et s’en vinrent aux Cordeliers, où le comte étoit logé et devoit aller dîner. Tous ces compagnons, qui étoient plus de sept cents, uns et autres, entrèrent en la cour et demandèrent le comte. Il issit hors de sa chambre et vint en la salle parler à eux. Adonc s’avancèrent tous les chevaliers qui là étoient, et Soustrée tout devant qui remontra de bon visage la parole, et dit : « Monseigneur, vous nous avez, qui ci sommes en votre présence, et encore assez d’autres qui sont là hors, attraits et mis hors de notre nation d’Angleterre, et êtes notre chef ; et de nos gages, dont nous n’avons eu nuls, nous ne nous en devons point traire ni prendre fors à vous ; car pour le roi de Portingal nous ne fussions jamais venus en ce pays, ni en son service, si vous ne nous dussiez payer. Et si vous voulez dire que la guerre n’est pas vôtre, mais au roi de Portingal, nous nous payerons bien de nos gages ; car nous courrons ce pays, et puis en ait qui avoir en peut. » — « Soustrée, dit le comte, je ne dis mie que vous ne soyez payés ; mais de courir ce pays, vous me feriez blâme, et au roi d’Angleterre aussi, qui est par alliance conjoint avec le roi de Portingal. » — « Et que voulez-vous, dit Soustrée, sire, que nous fassions ? » — « Je vueil, dit le comte, que vous prenez trois de nos chevaliers, un Anglois, un Gascon, un Allemand ; et ces trois s’en voisent à Lusebonne et remontrent au roi cette besogne et le lointain payement que il fait aux compagnons. Et quand vous l’en aurez sommé, lors aurez-vous mieux cause de faire votre entente. » — « Par ma foi ! dit le chanoine de Robertsart, monseigneur dit bien, et si parle sagement et vaillamment. » À ce darrain propos s’accordèrent tous ; mais pour ce n’ôtèrent-ils pas le pennon Saint-George ; et dirent, puis qu’ils l’avoient levé d’un accord en Portingal, point ne l’abattroient tant qu’ils y seroient. Adonc furent ordonnés ceux qui iroient en ce voyage devers le roi : si furent nommés messire Guillaume Helmen pour les Anglois, messire Thomas Simour pour les étrangers, et le sire de Chastel-Neuf pour les Gascons.

Ces trois chevaliers dessus nommés exploitèrent tant qu’ils vinrent à Lusebonne ; et trouvèrent le roi qui leur fit bonne chère, et leur demanda des nouvelles, et que les compagnons faisoient. « Monseigneur, répondirent-ils, ils sont tous haitiés et en bon point ; et chevaucheroient volontiers et emploieroient la saison autrement que ils ne font ; car le lointain séjour ne leur est mie agréable. » Ce dit le roi : « Ils chevaucheront temprement, et je en leur compagnie ; et leur direz de par moi. » — « Monseigneur, dit messire Guillaume Helmen, nous sommes ci envoyés de par eux, et chargés que nous vous disons que, depuis que ils vinrent en ce pays, ils n’ont eu prêts ni payement nul de par vous. Donc il vous mandent par nous qui sommes ci généralement envoyés, que ce n’est pas assez ; car, qui veut avoir l’amour et le service des gens d’armes, il les faut autrement payer que vous n’avez fait jusques à ores. Et s’en sont souffert grand temps, pour la cause de ce que ils ne savoient point à quoi il tenoit ; et en ont encoulpé nos capitaines, dont la chose a presque mal allé : mais ils s’en sont excusés, parmi ce que on a bien sçu qu’ils n’en ont rien eu ni reçu ; et vous savez si ils dient voir. Si veulent être payés de leurs gages tout entièrement, si vous en voulez avoir le service ; et si vous ne faites ce, ils vous certifient qu’ils se payeront du vôtre. Si ayez conseil sur ce, et réponse nous donnez que nous en puissions porter ; car ils n’attendent autre chose que notre retour. » Le roi pensa un petit, et puis dit : « Messire Guillaume, c’est raison qu’ils soient payés ; mais ils me ont courroucé de ce que, outre ma défense, ils ont chevauché ; et si cil mautalent n’eût été, ils fussent ores satisfaits de tous points. » — « Sire, dit le chevalier, si ils ont chevauché, c’est à votre honneur et profit. Ils ont pris villes et chastels et couru sur la terre de vos ennemis près jusques à Séville. Pourquoi ce a été honorablement exploité, si n’en doivent pas perdre leur saison, et aussi ils ne la veulent pas avoir perdue ; car, nous retournés, ils disent que ils se payeront, si ils n’ont certaine et courtoise réponse de par vous, autre que ils n’ont eu jusques à ores. » — « Oil, dit le roi, vous leur direz que dedans quinze jours au plus tard, je les ferai payer et délivrer de leurs gages tous, jusques à un petit denier : mais dites au comte de Cantebruge que il vienne parler à moi. » — « Sire, dit messire Guillaume, je le ferai, et vous dites bien. » À ces mots fut heure de dîner : si dînèrent ensemble ; et les festia le roi tous trois ensemble, et les fit seoir à sa table ; et là furent ce jour, et le lendemain ils retournèrent devers leurs gens. Si très tôt comme on sçut leur revenue, les chevaliers se trairent devers eux pour savoir quelle chose ils avoient trouvée, et en quelle disposition ils avoient trouvé le roi de Portingal. Si leur recordèrent la réponse et la parole du roi ; et tant que tous s’en contentèrent. « Or regardez, dit Soustrée, si riote n’a à la fois bien son lieu ; encore avons-nous avancé notre payement par être un petit rioteux : bien ait qui on aime, mais espécialement bien ait qui on craint[1]. »

  1. Tous les historiens sont d’accord sur les désordres faits à cette époque par les compagnies anglaises en Portugal. Voici ce qu’en dit F. Lopes, écrivain contemporain :

    Estas gemtes das Imgreses, como forom apousenta dos em Lixboa, nom come homnees que vijnham pera adjudar a defender a terra, mas come si fossem chamados pera a destruir e buscar todo mal e desomrra aos moradores della, começarom de se estemder pella cidade e termo, matamdo e roubamdo e forçamdo molheres, mostramdo tal seuhorio e deprezamento comtra todos, come se fossem seus mortaes emmijos, de que se novamente ouvessem da senhorar ; e nenhum no começo ousava de tornar a ello, por gramde reçeo que aviam del rey, que tijnha mandado que neuhum lhes fezesse nojo, polla gran necessidade en que era posto de os aver mesler ; cuidamdo el aa primeira muj pouco, que homeens que vijnham pera o ajudar, e a que esperava de fazer grandes merçees, tevessem tal geito em sua terra.

    Le reste du chapitre contient quelques détails sur les attentats de cette milice effrénée. La chronique de Duarte Nuñes de Liaó répète les mêmes faits, mais ce n’est qu’une copie à peu près littérale de celle de Fern. Lopes.

    Les historiens nationaux ne sont pas les seuls à reprocher aux Anglais leur conduite envers leurs nouveaux alliés ; voici comment s’exprime Walsingham, écrivain anglais contemporain :

    « Et jam Angli Portugalibus facti sunt onerosi, quia quos contutandos contra hostes susceperant, ipsi viliori servitio deprimebant, non tantum bona diripientes eorumdem, sed uxores et filias execrabiliter opprimentes, quare suis hospitibus odibiles sunt effecti. »