Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXCV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 248-249).

CHAPITRE CXCV.


Comment le jeudi au matin les Flamands partirent d’un fort lieu ; et comment ils s’assemblèrent sur le Mont-d’Or ; et là furent ce jour combattus et déconfits.


Quand ce vint le jeudi au matin, toutes gens d’armes s’appareillèrent, tant en l’avant-garde et en l’arrière-garde, comme aussi en la bataille du roi ; et s’armèrent de toutes pièces, hormis les bassinets, ainsi que pour entrer en la bataille ; car bien savoient les seigneurs que point n’istroient du jour sans être combattus, pour les apparences que leurs fourrageurs, le mercredi, leur avoient rapportées des Flamands, qu’ils avoient cru qui les approchoient, et qui la bataille demandoient. Le roi de France ouït à ce matin sa messe, et aussi firent plusieurs seigneurs, qui tous se mirent en prière et en dévotion envers Dieu qui les voulsist jeter du jour à honneur. Celle matinée leva une très grande bruine et très épaisse, et si continuelle que à peine véoit-ou un arpent loin ; dont les seigneurs étoient tout courroucés ; mais amender ne le pouvoient. Après la messe du roi, où le connétable et plusieurs hauts seigneurs furent pour parler ensemble et avoir avis quelle chose on feroit, ordonné fut que messire Olivier de Cliçon, connétable de France, messire Jean de Vienne, amiral de France, messire Guillaume de Poitiers, bâtard de Langres, ces trois vaillans chevaliers et usés d’armes, iroient pour découvrir et aviser de près les Flamands, et en rapporteroient au roi et à ses oncles la vérité ; et entrementes le sire de Coucy, le sire de la Breth et messire Hugues de Châlons entendroient à ordonner les batailles.

Adonc se départirent du roi les trois dessus nommés, montés sur fleur de coursiers, et chevauchèrent en cel endroit où ils pensoient qu’ils les trouveroient et la nuit logés ils étoient.

Vous devez savoir que le jeudi au matin quand cette forte bruine fut levée, les Flamands qui s’étoient traits dès devant le jour en ce fort lieu, si comme ci-dessus est dit, et ils se furent là tenus jusques à environ huit heures, et ils virent que ils ne oyoient nulles nouvelles des François, et ils se trouvèrent une si grosse bataille ensemble, orgueil et outrecuidance les réveilla ; et commencèrent les capitaines à parler l’un à l’autre, et plusieurs de eux aussi, en disant : « Quelle chose fesons-nous ci, étant sur nos pieds, et nous réfroidons ? Que n’allons-nous avant de bon courage, puisque nous en avons la volonté, requerre nos ennemis et combattre ? Nous séjournons-ci pour néant ; jamais les François ne nous venroient ci-querre : allons à tout le moins jusques sur le Mont-d’Or, et prenons l’avantage de la montagne. » Ces paroles monteplièrent tant, que tous s’accordèrent à passer outre et venir sur le Mont-d’Or, qui étoit entre eux et les François. Adonc, pour eschever le fossé qui étoit par devant eux, tournèrent-ils autour du bosquet et prirent l’avantage des champs.

À ce qu’ils se trairent ainsi sur les champs, et au retourner ce bosquet, les trois chevaliers dessus nommés vinrent si à point que tout et à grand loisir ils les avisèrent ; et chevauchèrent les plaines en côtoyant les batailles qui se remirent toutes ensemble, à moins d’un trait d’arc près de eux, et quand l’orent passée une fois au senestre et ils furent outre, ils reprirent le dextre. Ainsi virent-ils et avisèrent le long et l’épais de leur bataille. Bien les virent les Flamands ; mais ils n’en firent compte, ni oncques ils ne s’en déroutèrent. Et aussi les trois chevaliers étoient si bien montés et si usés de faire ce métier, qu’ils n’en avoient garde. Là dit Philippe d’Artevelle aux capitaines de son côté : « Tout coi ! tout coi ! mettons-nous meshui en ordonnance et en arroy pour combattre ; car nos ennemis sont près de ci ; j’en ai bien vu les apparans : ces trois chevaliers qui passent et repassent nous ravisent et ont ravisé. » Lors s’arrêtèrent tous les Flamands, ainsi qu’ils devoient venir sur le Mont-d’Or, et se remirent tous en une bataille forte et épaisse ; et dit Philippe tout haut : « Seigneurs, quand ce venra à l’assembler, souvienne-vous de nos ennemis, comment ils furent tous déconfits et ouverts à la bataille de Bruges, par nous tenir drus et forts ensemble, que on ne nous puist ouvrir. Si faites ainsi ; et chacun porte son bâton tout droit devant lui ; et vous entrelacez de vos bras, parquoi on ne puist entrer dedans vous ; et allez toujours le bon pas et par loisir devant vous, sans tourner à dextre ni à senestre ; et faites à l’heure de l’assembler, quand il viendra à i joindre, jeter nos bombardes et nos canons, et traire nos arbalêtriers ; ainsi s’ébahiront nos ennemis. »

Quand Philippe d’Artevelle ot ainsi ses gens endittés, et mis en ordonnance et arroy de bataille, et montré comment ils se maintiendroient, il se mit sur une des ailes, et ses gens là où il avoit la greigneur fiance de-lez lui ; et à son page qui étoit sur son coursier dit : « Va, si m’attends à ce buisson hors du trait ; et quand tu verras jà la déconfiture et la chasse sur les François, si m’amène mon cheval et crie mon cri ; on te fera voie ; et viens à moi ; car je vueil être au premier chef de chasse. » Le page à ces paroles se partit de Philippe et fit tout ce que son maître lui avoit dit. Encore mit Philippe sus de côté lui environ quarante archers d’Angleterre qu’il tenoit à ses gages ; or regardez si ce Philippe ordonnoit bien ses besognes. Il m’est avis que oil, et aussi est-il à plusieurs qui se connoissent en armes, fors tant qu’il se forfit d’une seule chose. Je la vous dirai ; ce fut quand il se partit du fort et de la place où au matin il s’étoit trait, car jamais on ne les eût allé là combattre, pour tant que on ne les eût point eus sans trop grand dommage ; mais ils vouloient montrer que c’étoient gens de fait et de volonté, et qui petit craignoient leurs ennemis.