Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 152-153).

CHAPITRE CVIII.


Comment ce peuple d’Angleterre dévoyé et forcenné pilloient le pays et les bonnes maisons, et par espécial des gens de pratique, et contraindoient les nobles à les conduire dans leurs folies.


Le lundi, premier jour de la semaine, à bonne estrainne, devant le jour du Saint-Sacrement[1], en l’an mil trois cent quatre vingt et un, se départirent ces gens, et issirent hors de leurs lieux, pour venir vers Londres, pour parler au roi, et pour être tous francs car ils vouloient qu’il n’y eût nuls serfs en Angleterre ; et s’en vinrent à Saint-Thomas de Cantorbie. Et là étoit Jean Balle, qui cuidoit trouver l’archevêque du dit lieu ; mais il étoit à Londres avec le roi. Vautre Tuillier étoit aussi avec le dit Jean Balle. Quand ils entrèrent à Cantorbie, toutes gens leur firent fête, car toute la ville étoit de leur sorte ; et là orent conseil et parlement ensemble que ils viendroient à Londres devers le roi, et envoieroient de leurs gens et de leurs compagnons outre la Tamise en Excexes et en Sousexes, en la comté de Stanfort et de Betheford, parler au peuple que tous vinssent de l’autre côté à Londres ; si enclorroient Londres : ainsi ne leur pourroit le roi estouper le pas, et étoit leur intention que le jour du Sacrement ou lendemain ils se trouveroient tous ensemble. Ceux qui étoient en Cantorbie entrèrent en l’abbaye de Saint-Thomas, et y firent moult de desrois ; et y pillèrent et fustèrent la chambre de l’archevêque ; et disoient en pillant et en portant hors ; « Cil chancelier d’Angleterre[2] a eu bon marché de ce meuble ; il nous rendra compte temprement des revenues d’Angleterre et des grands profits que il a levés puis le couronnement du roi d’Angleterre. »

Quand ils eurent ce lundi fusté et pillé l’abbaye de Saint-Thomas et l’abbaye de Saint-Vincent, ils se partirent lendemain au matin, et tout le peuple de Cantorbie avecques eux, et prirent le chemin de Rocestre ; et emmenoient toutes gens des villages à dextre et à senestre ; et en cheminant et allant, ils abattoient et foudroyoient ainsi que une tempête, maisons de avocats et de procureurs de la cour du roi et de l’archevêque, et n’en avoient nulle merci. Quand ils furent venus à Rocestre, on leur fit grand’chère, car les gens de la ville étoient de leur secte ; et allèrent au chastel, et prirent le chevalier qui gardien en étoit et capitaine de la ville, et se nommoit messire Jean Mouton[3]. Si lui distrent : « Il faut que vous vous en veniez avecques nous et que vous soyez notre souverain meneur et capitaine, pour faire ce que nous voudrons. » Le chevalier s’excusa moult bellement, et remontra plusieurs raisons d’excusances si elles pussent valoir ; mais nenni ; car on lui dit : « Messire Jean, messire Jean, si vous ne faites ce que nous voulons, vous êtes mort. » Le chevalier voyoit ce peuple tout forcenné et appareillé de lui occire. Si douta la mort et obéit à eux et se mit, outre son gré, en leur route.

Tout en telle manière avoient fait ceux des autres contrées d’Angleterre, d’Excestre, de Sousexes, de Kent, de Stanfort, de Beteford et de l’évêché de Norduich jusques à Gernemine et jusques à Line, et mis les chevaliers et les gentilshommes en leur obéissance, et tels que le seigneur de Moylays, un grand baron, messire Étienne de Halles et messire Thomas de Ghisinguem[4] ; et les faisoient venir avec eux. Or regardez la grand’derverie. Si ils fussent venus à leur entente, ils eussent détruit tous les nobles d’Angleterre ; et après, en autres nations, tous menus peuples se fussent rebellés[5] ; et prenoient pied et exemple à ceux de Gand et de Flandre qui se rebelloient contre leur seigneur. Et en celle propre année les Parisiens le firent aussi, et se mistrent à faire les maillets[6] de fer, dont ils firent plus de vingt mille, si comme je vous recorderai quand je serai venu jusques à là ; mais nous poursuivrons à parler premièrement de ceux d’Angleterre et des marches dessus dites.

  1. La fête du Saint-Sacrement est la même fête que plusieurs autres nations appellent la fête de Corpus-Christi, et que nous appelons aujourd’hui la Fête-Dieu.
  2. L’archevêque de Canterbury était alors chancelier du royaume. Simon Sudbury avait succédé dans cette dignité à Richard Scrop en 1380.
  3. Sir John Newton.
  4. Grafton dit sir Thomas Gnisighen ; Johnes dans sa traduction Cosington.
  5. Voyez les remarques judicieuses de M. de Barante sur ce sujet, pages 72, 73 et suivantes de la préface de son Histoire des ducs de Bourgogne.
  6. D’où ils furent appelés Maillotins.