Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 241-242).

CHAPITRE CLXXXVI.


Comment le roi de France vint à Comines, et tout son arroy, et de là devant Yppre ; et comment la ville d’Yppre se rendit à lui par composition.


Nous parlerons du roi de France et recorderons comment il persévéra. Quand les nouvelles lui forent venues que le pas de Comines étoit délivré des Flamands et le pont refait, il se départit de l’abbaye de Marquette où il étoit logé, et chevaucha vers Comines à grand’route, et toutes gens en ordonnance, ainsi comme ils devoient aller. Si vint le roi ce mardi à Comines et se logea en la ville et ses oncles, dont la bataille et l’avant-garde s’étoient délogés et étoient allés outre sur le mont d’Yppre et là s’étoient logés. Le mercredi au matin le roi s’en vint loger sur le mont d’Yppre, et là s’arrêta ; et tous gens passoient, et charroy, tant à Comines comme à Warneston ; car il y avoit grand peuple et grands frais de chevaux. Ce mercredi passa l’arrière-garde du roi le pont de Comines, où il y avoit deux mille hommes d’armes et deux cents arbalêtriers, desquels le comte d’Eu, le comte de Blois, le comte de Saint-Pol, le comte de Harecourt, le sire de Chastillon et le sire de la Fère étoient gouverneurs et meneurs ; et se logèrent ces seigneurs et leurs gens, ce mercredi, à Comines et là environ. Quand ce vint de nuit, que les seigneurs cuidoient reposer, qui étoient travaillés, on cria à l’arme ; et cuidèrent pour certain les seigneurs et leurs gens avoir bataille, et que les Flamands des chastelleries d’Yppre, de Cassel et de Berghes fussent recueillis et vinssent les combattre. Adonc s’armèrent les seigneurs et mirent leurs bassinets, et boutèrent leurs bannières et leurs pennons hors de leurs hôtels, et allumèrent fallots ; et se trairent tous sur les chaussées, chacun seigneur dessous sa bannière ou son pennon. Et ainsi comme ils venoient ils s’ordonnoient ; et se mettoient leurs gens dessous leurs bannières, ainsi qu’ils dévoient être et aller. Là forent en celle peine et en l’ordure presque toute la nuit, jusques en-my jambe. Or regardez si les seigneurs l’avoient d’avantage, le comte de Blois et les autres, qui n’avoient pas appris à souffrir telle froidure ni telle mésaise, à telles nuits comme au mois devant Noël, qui sont si longues ; mais souffrir pour leur honneur leur convenoit, et ils cuidoient être combattus, et de tout ce ne fut rien ; car le haro étoit monté par varlets qui s’étoient entrepris ensemble. Toutefois les seigneurs en orent celle peine, et la portèrent au plus bel qu’ils purent.

Quand ce vint le jeudi au matin, l’arrière-garde se délogea de Comines ; et chevauchèrent ordonnément et en bon arroy devers leurs gens, lesquels étoient tous logés et arrêtés sur le mont de Yppre, l’avant-garde, la bataille du roi et tout. Là orent les seigneurs conseil quelle chose ils feroient, ou si ils iroient devant Yppre, ou devant Courtray, ou devant Bruges ; et entrementes qu’ils se tenoient là, les fourrageurs françois couroient le pays où ils trouvoient tant de biens, de bêtes et de toutes autres pourvéances pour vivre que merveille est à considérer : ni depuis qu’ils furent outre le pas de Comines, ils n’eurent faute de nuls vivres. Ceux de la ville d’Yppre, qui sentoient le roi de-lez eux et toute sa puissance, et le pas conquis, n’étoient mie bien assurs ; et regardèrent entre eux comment ils se maintiendroient. Si mirent ensemble le conseil de la ville. Les hommes notables et riches, qui toujours avoient été de la plus saine partie, si ils l’eussent osé montrer, vouloient que on envoyât devers le roi crier merci, et que on lui envoyât les clefs de la ville. Le capitaine, qui étoit de Gand, et là établi par Philippe d’Artevelle, ne vouloit nullement que on se rendît, et disoit : « Notre ville est forte assez, et si sommes bien pourvus ; nous attendrons le siége, si assiéger on nous veut : entrementes fera Philippe, notre regard, son amas, et venra combattre le roi à grand’puissance de gens, ne créez jà le contraire, et lèvera le siége. »

Les autres répondoient, qui point n’étoient assurés de celle aventure, et disoient : que il n’étoit point en la puissance de Philippe ni de tout le pays de Flandre de déconfire le roi de France, si il n’avoit les Anglois avecques lui, dont il n’étoit nulle apparence, et que briévement pour le meilleur on se rendit au roi de France et non à autrui. Tant montèrent ces paroles que riote s’émut ; et furent ces seigneurs maîtres, et le capitaine occis, qui s’appeloit Piètre Wanselare. Quand ceux de Yppre orent fait ce fait, ils prirent deux frères prêcheurs, et les envoyèrent devers le roi et ses oncles, sur le mont de Yppre, et lui remontrèrent que il voulsist entendre à traité amiable à ceux de Yppre. Le roi fut conseillé que il leur donneroit jusques à eux douze et à un abbé qui se boutoit en ces traités, qui étoit de Yppre, sauf allant et sauf venant, pour savoir quelle chose ils vouloient dire. Les frères prêcheurs retournèrent à Yppre. Les douze bourgeois qui furent élus par le conseil de toute la ville, et l’abbé et leur compagnie, vinrent sur le mont de Yppre, et s’agenouillèrent devant le roi, et représentèrent la ville au roi à être en son obéissance à toujours, sans nuls moyens ni réservation. Le roi de France, parmi le bon conseil que il ot, comme celui qui contendoit à acquerre tout le pays par douceur ou par austérité, ne voulsist mie là commencer à montrer son mautalent, mais les reçut doucement, parmi un moyen que il ot là, que ceux de Yppre payeroient au roi quarante mille francs pour aider à payer une partie des menus frais que il avoit faits à venir jusques à là.

À ce traité ne furent oncques rebelles ceux de Yppre, mais en furent tout joyeux quand ils y purent parvenir, et l’accordèrent liement.

Ainsi furent pris ceux de Yppre à merci, et prièrent au roi et à ses oncles que il leur plût à venir rafreschir en la ville de Yppre, et que les bonnes gens en auroient grand’joie. On leur accorda voirement que le roi iroit et prendroit son chemin par là pour aller et entrer en Flandre auquel lez qu’il lui plairoit. Sur cel état retournèrent ceux de Yppre en leur ville ; et furent tous ceux du corps de la ville réjouis, quand ils sçurent que ils étoient reçus à paix et à merci au roi de France. Si furent tantôt par taille les quarante mille francs cueillis et payés au roi ou à ses commis, ainçois qu’il entrât en Yppre.