Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 231-232).

CHAPITRE CLXXVII.


Comment le roi venu à Seclin et son baronnage, fut fort débattu pour aller en Flandre ; et comment ils conclurent de venir le droit chemin de Commines.


Nous nous souffrirons un petit à parler de Philippe d’Artevelle, et parlerons du jeune roi Charles de France qui séjournoit à Arras et avoit très grand’volonté, et bien le montroit, d’entrer en Flandre pour abattre l’orgueil des Flamands ; et tous les jours lui venoient gens d’armes de tous côtés. Quand le roi ot séjourné huit jours à Arras, il s’en partit et vint à Lens en Artois ; et là fut deux jours. Au tiers jour de novembre, il s’en partit et s’en vint à Seclin, et là s’arrêta. Et furent les seigneurs, le connétable de France et les maréchaux de France, de Bourgogne et de Flandre, ensemble en conseil pour savoir comment on s’ordonneroit ; car on disoit communément en l’ost que ce étoit chose impossible d’entrer én Flandre, au cas que les passages de la rivière étoient si fort gardés. Encore tous les jours de rechef il pleuvoit tant que il faisoit si frais que on ne pouvoit aller avant. Et disoient les aucuns sages du royaume de France que c’étoit grand outrage par tel temps de avoir amené le roi si avant en tel pays ; et que on dût bien avoir attendu jusques à l’été pour guerroyer en Flandre. Là dit le sire de Cliçon, connétable de France, en conseil : « Je ne connois ce pays de Flandre ; car oncques n’y fus en ma vie. Cette rivière du Lys est-elle si malle à passer que on n’y peut trouver passage fors que par les certains pas. » Et on lui répondit : « Sire, oil, il n’y a nul guet ; et si est tout son courant sus marécages où on ne pourroit chevaucher. » Donc demanda le connétable : « Dont vient-elle d’amont ? » On lui répondit qu’elle venoit de vers Aire et Saint-Omer. « Puisqu’elle a commencement, dit le connétable, nous la passerons bien. Ordonnons nos gens, et leur faisons prendre le chemin de Saint-Omer ; et là passerons-nous la rivière à notre aise[1] et entrerons en Flandre, et irons les Flamands combattre au long du pays où qu’ils soient, ou dedans Yppre ou Audenarde, ou ailleurs : ils sont bien si orgueilleux et si oultre-cuidés que ils venront contre nous. » À ce propos du connétable s’accordèrent tous les maréchaux ; et demeurèrent en cel état celle nuit jusques à lendemain que le sire d’Alebreth, le sire de Coucy, messire Aymemon de Pommiers, messire Jean de Vienne, amiral de France, messire Guillaume de Poitiers bâtard de Langres, le Bègue de Villaines, messire Raoul de Coucy, le comte de Conversant, le vicomte d’Ascy, messire Raoul de Raineval, le sire de Saint-Py, messire Guillaume des Bordes, le sire de Sully, messire Olivier de Glayaquin, messire Maurice de Tréséguidy, messire Guy le Baveux, messire Nicole Painel, les deux maréchaux de France, messire Louis de Sancerre et le seigneur de Blainvilie, et le maréchal de Bourgogne et de Flandre, et messire Enguerran d’Eudin vinrent en la chambre du connétable de France pour avoir certain arrêt et avis comment on se ordonneroit : si on passeroit parmi Lille pour aller à Commines et à Warneston où les pas étoient gardés, ou si on iroit amont vers le Gorgue, la Ventie[2] et Saint-Venant et Estelles passer là la rivière du Lys.

Là ot entre ces seigneurs plusieurs paroles retournées ; et disoient ceux qui connoissoient le pays : « Certes, au temps de maintenant il ne fait mie bon aller en ce pays de Clarembaut ni en la terre de Bailleul, ni en chastellerie de Cassel, de Furnes ni de Bergues. » — « Et quel chemin tenrons-nous donc, » dit le connétable ?

Là dit le sire de Coucy une moult haute parole : « De mon avis je conseille que nous allissions à Tournay, là passer l’Escaut et cheminer devant Audenarde ; ce chemin-là ferons-nous bien aise, et là combattre nos ennemis. Nous n’aurons nul empêchement ; l’Escaut passe à Tournay ; si viendrons devant Audenarde, et cherrons droit au logis Philippe d’Artevelle ; et si serons tous les jours rafreschis de toutes pourvéances qui nous venront du côté de Hainaut, et qui nous suivront de Tournay par la rivière. »

Celle parole dite du sire de Coucy volontiers fut ouïe et bien entendue, et des aucuns longuement soutenue. Mais le connétable et les maréchaux s’inclinoient trop plus à aller toudis devant lui quérir et faire brief passage à son loyal pouvoir, que de aller à dextre ne à senestre quérir plus lointain chemin ; et y mettoient raisons raisonnables, car ils disoient : « Si nous quérons autres chemins que le droit, nous ne montrerons pas que nous soyons droites gens d’armes ; à tout le moins si nous n’en faisons notre devoir et pouvoir de aller tâter si aucunement à ce pas de Commines qui est gardé si dessous ou dessus ne pouvons passer la rivière. Encore outre, si nous éloignons nos ennemis, nous les réjouirons et rafreschirons de nouveaui consaulx ; et diront que nous les fuyons. Et si y a encore un point qui fait grandement à douter ; nous ne savons sur quel état ceux qui sont allés en Angleterre sont ; car si, par aucune aventure et incidence, confort leur venoit de ce côté, il nous donneroit grand empêchement. Si vaut trop mieux que nous nous délivrons d’entrer au plus bref que nous pourrons en Flandre, que longuement déterminer ; et emprénons de fait de bon courage le chemin de Commines ; Dieu nous aidera. Nous avons par tant de fois passé et repassé grosses rivières plus assez que cette rivière du Lys, par quoi elle ne nous devra pas tenir trop longuement. Comment que ce soit, quand nous serons sur les rives aurons nous avis. Et ceux qui sont en notre compagnie en l’avant-garde, qui ont vu puis vingt ans ou trente maint passage plus périlleux que cestui n’est, disent que nous passerons la rivière. Et quand nous serons outre, nos ennemis seront plus ébahis cent fois que dont que à notre aise nous allions quérir passage à dextre ou à senestre hors de notre droit chemin ; et nous pourrons adonc nous nommer et compter seigneurs de Flandre. » Tous s’accordèrent à ce derrain propos, ni oncques depuis il ne fut brisé, ni nul autre remis sus. Et pour ce que cils vaillans seigneurs se trouvoient là tous ensemble si distrent : « C’est bon que nous avisons et regardons aux ordonnances des batailles ; et lesquels iront en l’avant-garde avec le connétable ; et lesquels ordonneront les chemins pour passer et chevaucher tout à l’uni ; et lesquels mèneront les gens de pied ; et lesquels seront ordonnés pour courir et découvrir les ennemis ; et lesquels seront en la bataille du roi, et comment et de quoi ils le serviront ; et lequel portera l’oriflambe de France ; et lesquels l’aideront à garder ; et lesquels seront sus aile ; et lesquels seront en l’arrière-garde. » De toutes ces choses-là orent-ils avis et ordonnance.

  1. Le Lys passe bien à Aire, mais non pas à Saint-Omer ; C’est l’Aa qui coule dans cette dernière ville.
  2. La Ventie en avant de la Gorgue, sur le chemin de Seclin à Saint-Venant.