Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 207-208).

CHAPITRE CLVII.


Comment le comte Louis de Flandre fut préservé d’un grand péril en la maison d’une povre femme à Bruges qui bonne lui fut.


Tant se démena à celle heure, environ mie-nuit ou un peu outre, le comte de Flandre par rues et par ruelles, que il le convint entrer dedans aucun hôtel, autrement il eût été trouvé et pris des routiers de Gand, et de Bruges aussi, qui parmi la ville l’alloient incessamment cherchant ; Et entra en l’hôtel d’une povre femme. Ce n’étoit pas hôtel de seigneur, de salles, de chambres ni de palais ; mais une povre maisonnelle enfumée, aussi noire que airement pour la fumée des tourbes qui s’y ardoient ; et n’y avoit en celle maison fors le bouge devant, et une povre couste de vieille toile enfumée pour estuper le feu ; et par dessus un pauvre solier auquel on montoit par une échelle de sept échelons : en ce solier avoit un povre litteron où les enfans de la povre femme gissoient.

Quand le comte fut tout tremblant et tout ébahi entré en celle maison, il dit à la femme, qui étoit tout effréée : « Femme, sauve-moi, je suis ton sire le comte de Flandre : mais maintenant me faut mussier ; car mes ennemis me chassent ; et du bien que tu me feras je te rendrai le guerredon. » La povre femme le reconnut assez ; car elle avoit été par plusieurs fois à l’aumône à sa porte : si l’avoit vu aller et venir, ainsi que un seigneur va en ses déduits ; et fut tantôt avisée de répondre : dont Dieu aida le comte ; car elle ne pouvoit si peu détrier que on eût trouvé le comte devant le feu parlant à elle : « Sire, montez à mont en ce solier et vous boutez dessous un lit où mes enfans dorment. » Il le fit ; et entrementes la femme s’ensoigna entour le feu et à un autre petit enfant qui gissoit en un repos.

Le comte de Flandre entra en ce solier et se bouta au plus bellement et souef que il put entre la couste et le feure de ce pauvre iitteron et là se quatit et fit le petit ; et faire lui convenoit.

Et véez-ci ces routiers de Gand qui routoient, qui entrèrent en la maison de celle povre femme, et avoient, ce disoient les aucuns de leur route, vu entrer un homme dedans. Ils trouvèrent celle povre femme séant à son feu, qui tenoit son enfant. Tantôt ils lui demandèrent : « Femme, où est un homme que nous avons vu entrer céans et puis l’huis reclorre ? » — « Par ma foi ! dit-elle, je ne vis huy de celle nuit homme entrer céans ; mais j’en issis, n’a pas grandement, et jetai un petit d’eau et puis reclouy mon huis, ni je ne le saurois où mucier ; vous véez tous les aisemens de céans ; véez là mon lit, et là sus gissent mes enfans. »

Adonc prit l’un de eux une chandelle et monta à mont sur l’échelle, et bouta la tête au solier, et n’y vit autre chose que ce povre litteron des enfans qui dormoient. Si regarda bien partout haut et bas. Adonc dit-il à ses compagnons ; « Allons, allons ! nous perdons le plus pour le moins ; la povre femme dit voir, il n’y a âme fors elle et ses enfans. »

À ces paroles issirent-ils hors de l’hôtel de la femme et s’en allèrent router autre part. Oncques puis nul n’y entra qui y voulsist mal faire.

Toutes ces paroles avoit ouïes le comte de Flandre qui étoit couché et quati en ce povre litteron. Si pouvez imaginer que il fut adonc en grand effroi de sa vie. Quelle chose pouvoit-il lors dire, penser ni imaginer quand matin il pouvoit bien dire : « Je suis un des grands princes chrétiens du monde. » Et la nuit ensuivant il se trouvoit en celle petitesse ? Il pouvoit bien dire et imaginer que les fortunes de ce monde ne sont pas trop estables. Encore grand heur pour lui quand il en put issir sauve sa vie : toutefois celle dure et périlleuse aventure lui devoit bien être un grand mirouer et dobst être toute sa vie. Nous lairons le comte de Flandre en ce parti et parlerons de ceux de Bruges ; et comment les Gantois persévérèrent.