Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 201-203).

CHAPITRE CLIII.


Comment Philippe d’Artevelle recorda à ceux de Gand la finale conclusion où le comte leur seigneur étoit arrêté ; et comment les Gantois conclurent de combattre leur seigneur.


Vous devez savoir et croire véritablement que, quand ce jour désiré fut venu que Philippe d’Artevelle dut généralement recorder les nouvelles telles que rapportées avoient été du parlement de Tournay, toutes gens de la ville de Gand se trairent au marché des vendredis ; et fut par un mercredi au matin. Du peuple qui étoit là assemblé fut le marché tout plein.

Droit à neuf heures, Philippe d’Artevelle, Piètre du Bois, Piètre de Vintre, François Acreman et les capitaines vinrent ; si entrèrent en la halle et montèrent à mont. Adonc se montra Philippe aux fenêtres, qui commença à parler, et dit : « Bonnes gens de Gand, il est bien voir que, à la prière de très honorée et haute et noble dame, madame de Brabant et de nos chers et nobles seigneurs, monseigneur le duc Aubert, bail de Hainaut, de Hollande et de Zélande, et de monseigneur l’évêque de Liége, un parlement fut assigné et accordé à être à Tournay les jours passés ; et là devoit être personnellement monseigneur de Flandre, et l’avoit certifié aux dessus dits, lesquels s’en sont grandement acquittés ; car ils ont là envoyé notablement de leurs plus sages et espéciaux consaulx, chevaliers et bourgeois des bonnes villes, eux et nous de par la ville de Gand. Nous et eux fûmes là, et avons été tous les jours attendans monseigneur de Flandre, qui point n’y est venu ni apparu. Et quand on vit que point n’y venoit, ni apparoit, ni envéoit, trois chevaliers des trois pays et six bourgeois des bonnes villes se travaillèrent tant pour l’amour de nous que ils allèrent à Bruges, et là trouvèrent monseigneur qui leur fit bonne chère, si comme ils disent, et les ouït volontiers parler. Il répondit à leurs paroles, et dit que, pour l’honneur de leurs seigneurs et de sa belle-sœur, madame de Brabant, il envoieroit de son conseil à Tournay, dedans cinq ou six jours, gens si bien fondés de par lui qu’ils diroient et remontreroient pleinement son intention et ce que arrestéement il en feroit. Ils n’en purent avoir autre réponse. Bien leur suffisit, ils retournèrent. Au jour que monseigneur leur assigna si vinrent à Tournay, de par lui, le sire de Ramseflies, le sire de Gruthuse, messire Jean Villain et le prévôt de Harlebecque. Ceux remontrèrent moult bellement la volonté et le certain arrêt de celle guerre, et comment la paix peut être entre monseigneur et la ville de Gand : il veut, et déterminément il dit, que autre chose n’en fera, que tout homme de la ville de Gand, excepté les prélats de l’Église et les religieux, dessus l’âge de quinze ans et dessous l’âge de soixante ans, soient tous nuds en leurs linges robes, nuds chefs et nuds pieds, et la hart au col vuident de la ville de Gand, et voisent jusques à Douze, et outre ens ès plains de Burlesquans ; et la trouveront monseigneur de Flandre et ceux que il lui plaira là amener. Et quand il nous verra en ce parti, tous à genoux et mains jointes, criant merci, il aura pitié et compassion de nous, s’il lui plaît. Mais je ne puis voir ni entendre par la relation de son conseil, que il n’en convienne mourir honteusement, par punition de justice et de prison, la greigneur partie du peuple qui là sera venu en ce jour. Or regardez si vous voulez venir à paix par ce parti. »

Quand Philippe ot parlé, ce fut grand’pitié de voir hommes, femmes et enfans, pleurer et tordre leurs poings, pour l’amour de leurs pères, de leurs frères, de leurs maris et de leurs voisins. Après ce tourment de noise, Philippe d’Artevelle reprit la parole et dit : « Or, paix ! paix ! » et on se tut. Si très tôt comme il recommença à parler, il dit : « Bonnes gens de Gand, vous êtes en celle place la greigneur partie du peuple de Gand ci assemblés, si avez ouï ce que j’ai dit : si n’y vois autre remède ni pourvéance nulle que brief conseil ; car vous savez comme nous sommes menés et étreints de vivres, et il y a tels trente mille têtes en celle ville qui ne mangèrent de pain, passé a quinze jours. Si nous faut faire de trois choses l’une : la première si est que nous nous enclouons en celle ville et enterrons toutes nos portes, et nous confessions à nos loyaux pouvoirs, et nous boutons ens ès églises et ès moûtiers, et là mourons confès et repentans, comme gens martyrs de quoi on ne veut avoir nulle pitié. En cel état, Dieu aura merci de nous et de nos âmes ; et dira-t-on par tout où les nouvelles en seront ouïes et sçues que nous sommes morts vaillamment et comme loyaux gens. Ou nous nous mettons tous en tel parti, que hommes, femmes et enfans allons crier merci, les hars au col, nuds pieds et nuds chefs, à monseigneur de Flandre. Il n’a pas le cœur si dur ni si hautain que quand il nous verra en tel état, que il ne se doie humilier et amollir, et de son povre peuple il ne doie avoir merci. Et je, tout premier, pour lui ôter de sa félonnie, présenterai ma tête ; et vueil bien mourir pour l’amour de ceux de Gand. Ou nous élisions en celle ville cinq ou six mille hommes des plus aidables et les mieux armés, et le allons quérir hâtivement à Bruges et le combattre. Si nous sommes morts en ce voyage, ce sera honorablement ; et aura Dieu pitié de nous, et le monde aussi ; et dira-t-on que vaillamment et loyaument nous avons soutenu et parmaintenu notre querelle. Et si en celle bataille Dieu a pitié de nous, qui anciennement mit puissance en la main de Judith, si comme nos pères le nous recordent, qui occit Olofernes qui étoit, dessous Nabucodonosor, duc et maître de sa chevalerie, parquoi les Assiriens furent déconfits, nous serons le plus honoré peuple qui ait régné puis les Romains. Or regardez laquelle des trois choses vous voulez tenir ; car l’une des trois faut-il faire. »

Adonc répondirent ceux qui le plus prochains de lui étoient et qui le mieux sa parole ouïe avoient : « Ha, cher sire ! nous avons tous en Gand grand’fiance en vous que vous nous conseillerez : si nous dites lequel nous ferons. » — « Par ma foi, dit Philippe, je conseille que nous allions tous à main armée devers monseigneur : nous le trouverons à Bruges, et lors, quand il saura notre venue, il istra contre nous et nous combattra ; car l’orgueil de cils de Bruges qui nous héent et de cils qui sont avecques lui, et lesquels nuit et jour l’informent sur nous, lui conseilleront de nous combattre. Si Dieu ordonne, par sa grâce, que la place nous demeure et que nous déconfissions nos ennemis, nous serons recouvrés à tous jours mais et les plus honorés gens du monde ; et si nous sommes déconfits, nous mourrons honorablement et aura Dieu pitié de nous ; et parmi tant le demeurant de Gand se passera ; et en aura merci le comte notre sire. »

À ces paroles répondirent-ils tous d’une voix : « Nous le voulons, ni autrement ne finierons. »

Lors répondit Philippe : « Or, beaux seigneurs, puisque vous êtes en cette volonté, or retournez en vos maisons et appareillez vos armures ; car demain, de quelque heure du jour, je vueil que nous partons de Gand et en allons à Bruges, car le séjour ici ne nous est point profitable. Dedans cinq jours nous saurons si nous vivrons à honneur, ou nous mourrons à danger ; et je envoyerai les connétables des parroches de maison en maison pour prendre et élire les plus aidables et les mieux armés. »