Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 144-145).
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Livre II. [1382]

CHAPITRE CI.


Comment Piètre du Bois doutant la fin de sa condition enorta Philippe d’Artevelle de prendre le gouvernement des Gantois, et comment il enorta et avertit le peuple de Gand.


Quand Piètre du Bois vit que la ville de Gand affoiblissoit tant de capitaines, et il se trouvoit ainsi que tout seul, et que les riches hommes se commençoient à tanner et à lasser de la guerre, si se douta trop fort et imagina que si, par nul moyen du monde, paix se foisoit entre le comte et la ville de Gand, quelques traités ni quelques liens de paix ni d’accord que il y eût, il convenoit que il y mît la vie. Si lui alla souvenir et souvenoit souvent de Jean Lyon qui fut son maître, et par quel art il avoit ouvré ; et véoit bien que il tout seul ne pouvoit avoir tant de sens ni de puissance que de gouverner la ville de Gand ; et n’en vouloit mie avoir le principal faix, mais il vouloit bien de toutes les folles emprises couvertement avoir le soin. Si se avisa adonc de un homme, de quoi en la ville de Gand on ne se donnoît garde, sage et jeune homme assez, mais son sens n’étoit point connu, ni on n’en avoit eu jusques à ce jour que faire. Et celui on appeloit Philippe d’Artevelle ; et fut fils anciennement de Jacques d’Artevelle, lequel en son temps ot sept ans tout le gouvernement de la comté de Flandre. Et avoit ce Piètre du Bois trop de fois ouï recorder à Jean Lyon, son maître, et aux anciens de Gand que oncques le pays de Flandre ne fut si crému, si aimé ni si honoré que le temps que Jacques d’Artevelie en ot le gouvernement ; et encore disoient les Gantois tous les jours : « Si Jacques d’Artevelle vivoit, nos choses seroient en bon état ; nous aurions paix à volonté, et seroit le comte notre sire toüt lie quand il nous pourroit tout pardonner. » Piètre du Bois se avisa sur ces paroles en soi-même, et regarda que Jacques d’Artevelle avoit un fils qui s’appeloit Philippe, assez convenable et gracieux homme, que la roine d’Angleterre Philippe[1] avoit anciennement, du temps qu’elle étoit à Gand, et que le siége fut devant Tournay, levé sur fonts et tenu, pour l’amour de laquelle il ot à nom Philippe. Piètre du Bois s’en vint un soir chieux ce Philippe qui demeuroit avec sa demoiselle de mère[2], et vivoient de leurs rentes tout bellement. Piètre du Bois s’accointa à lui de paroles, et puis lui ouvrit la matière pourquoi il étoit là venu, et lui dit ainsi : « Philippe, si vous voulez entendre à mes paroles et croire à mon conseil, je vous ferai tout le plus grand de toute Flandre. » — « Comment le me feriez-vous ? » dit Philippe. « Je le vous ferai par telle manière, dit Piètre du Bois, que vous aurez le gouvernement et administration de la ville de Gand ; car nous sommes de présent en très grand’nécessité d’avoir un souverain capitaine, de bon nom et de bonne renommée ; et votre père, Jacques d’Artevelle, ressuscite maintenant en celle ville par la bonne mémoire de lui. Et disent toutes gens en celle ville, et ils disent voir, que oncques le pays de Flandre ne fut tant aimé ni tant cremu, ni honoré, comme il fut de son vivant. Légèrement vous mettrai en son lieu, si vous voulez ; et quand vous y serez, vous vous ordonnerez par mon conseil, tant que vous aurez appris la manière et le stile du fait, ce que vous aurez tantôt appris. » Philippe, qui avoit âge d’homme et qui par nature désiroit à être avancé, honoré et avoir de la chevance plus que il n’avoit, répondit : « Piètre, vous me offrez grand’chose, et je vous croirai ; et si je suis en l’état que vous dites, je vous jure par ma foi que je ne ferai jà rien hors de votre conseil. » Répondit Piètre du Bois : « Et saurez-vous bien faire le cruel et le hautin ? Car un sire entre commun, et par espécial, à ce que nous avons à faire, ne vaut rien si il n’est cremu, redouté et renommé à la fois de cruauté : ainsi veulent Flamands être menés, ni on ne doit tenir entre eux compte de vies d’hommes, ni avoir pitié non plus que de arondeaulx ou de allouettes qu’on prend en la saison pour manger. » — « Par ma foi ! dit Philippe, je saurai bien tout ce faire. » — « Et c’est bien, dit Piètre ; et vous serez, comme je pense, souverain de tous les autres. »

À ces mots, il prit congé de lui et se partit de son hôtel, et retourna au sien, La nuit se passa, le jour vint ; Piètre du Bois s’en vint à une place où il y avoit plus de trois mille hommes de cils de sa secte et des autres, qui là étoient assemblés pour ouïr nouvelles, et pour savoir comment on se ordonneroit, et qui on feroit capitaine de Gand. Et là étoit le sire de Harselles, par lequel en partie des besognes et des affaires de Gand on usoit ; mais de aller dehors il ne se vouloit point ensoigner ni charger. Là nommoit-on aucuns hommes de la ville ; et Piètre du Bois écoutoit tout. Quand il ot oy assez parler, il éleva sa voix et dit : « Seigneurs, je crois que ce que vous dites est par grand’affection et délibération de courage, que vous avez à garder l’honneur et le profit de la ville de Gand, et que cils que vous nommez sont bien aidables et idoines, et méritent d’avoir une partie du gouvernement de la ville de Gand ; mais je en sais un qui point n’y vise, ni n’y pense, que si il s’en vouloit ensoigner, il n’y auroit pas de plus propice ni de meilleur nom. » Adonc fut Piètre du Bois requis que il voulsist nommer celui. Il le nomma et dit : « C’est Philippe d’Artevelle, qui fut tenu sur fonts à Saint-Pierre de Gand, de la noble roine d’Angleterre, que on appelle Philippe, et qui fut sa marraine en ce temps que son père Jacques d’Artevelle séoit devant Tournay avec le roi d’Angleterre, le duc de Brabant, le duc de Guerles et le comte de Hainaut ; lequel Jacques d’Artevelle, son père, gouverna la ville de Gand et le pays de Flandre si très bien que oncques puis ne fut si bien gouverné, à ce que j’en ai ouï et ois encore recorder tous les jours, des anciens qui la connoissance en eurent ; ni ne fut si oncques bien depuis gardée ni tenue en droit que elle fut de son temps ; car Flandre si étoit toute perdue et fut un grand temps, quand par son grand sens et l’heur de lui il la recouvra. Et sachez que nous devons mieux aimer les branches et les membres qui viennent de si vaillant homme qu’il fut, que de nul autre. » Sitôt que Piètre du Bois ot dit celle parole, Philippe d’Artevelle entra en toutes manières de gens si en courage, que on dit tout d’une voix : « On le voise, on le voise querre ! nous ne voulons autre. » — « Nennil, dit Piètre du Bois, nous ne le envoierons point querre, il vaut mieux que on voise vers lui ; encore ne savons-nous comment il se voudra maintenir, ni de nous soi ensoigner. »

  1. Philippe de Hainaut, épouse d’Édouard III.
  2. Les femmes même mariées, mais non nobles, portaient le nom de demoiselles.