Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 321-322).

CHAPITRE CCXXX.


Comment François Acreman et les Gantois prindrent la ville du Dam, quand ils eurent failli à prendre la ville d’Ardembourch et Bruges.


Ce propre samedi au soir étoit parti des Quatre-Métiers François Acreman, là où il s’étoit retrait atout bien sept mille hommes, quand il ot failli à prendre Ardembourch ; et avoit en convenant à ceux de Gand, à messire Jean le Boursier, à Piètre du Bois et aux autres capitaines, que jamais ne retourneroit en Gand, si auroit pris ou Bruges, ou Ardembourch, ou le Dam, ou l’Escluse. Car les Gantois, qui étoient informés du voyage d’Escosse de l’amiral de France et grand’foison de bonne chevalerie en sa compagnie pour guerroyer en Angleterre, mettoient grand’peine que le roi de France et les gens d’armes de France qui étoient demeurés au royaume fussent si ensonniés que plus n’en passassent la mer ; car voix et commune renommée couroit, et on en véoit aucunes apparences, que le connétable et le comte de Saint-Pol et le sire de Coucy et grand’foison de Gennevois et de gens d’armes, devoient entrer en Angleterre pour reconforter leurs gens. François Acreman, qui étoit appert homme en armes et subtil, mettoit toutes ses ententes à grever ses ennemis, pour avoir la grâce et l’amour de ceux de Gand ; et issit hors ce samedi, si comme je vous ai dit, de un pays que on dit les Quatre-Métiers, et vint toute nuit costier Bruges et le cuida prendre et embler, mais il ne put, car elle étoit trop bien gardée. Quand il vit qu’il avoit failli, il s’en alla vers le Dam ; et vint là au point du jour, et encontra ses espies que il y avoit envoyés le samedi ; car en un bosquet près de là, entre le Dam et Ardembourch, il avoit jeté une embûche. Ses espies lui dirent quand ils l’encontrèrent : « Sire, il fait bon au Dam ; messire Roger de Ghistelle, le capitaine, n’y est point ; il n’y a que dames. » Et ils disoient voir ; car ce samedi il étoit venu à Bruges atout vingt lances ; si n’en étoit point encore retourné ; dont il fut grandement blâmé, car au partir il se confioit en ceux de la ville qui étoient, ce lui sembloit, gens assez, et en son lieutenant.

Quand François Acreman entendit par ses espies que messire Roger de Ghistelle n’étoit point au Dam et qu’il y avoit foible garde, si en fut tout réjoui ; et partit ses gens en deux, et prit la mendre part pour faire moindre friente et leur dit : « Allez tout le pas vers celle porte et ne faites point de noise. Quand vous orrez corner, si vous traiez devers les bailles, et rompez et découpez tout. Nous abattrons d’autre part la porte ; tant de gens que nous sommes n’y entrerions jamais par échelles : la ville est nôtre, je n’en fais nulle doute. » Il fut fait ainsi qu’il ordonna : il s’en vint avecques ceux qu’il voult prendre, et laissa la greigneur part de ses gens derrière. Et s’en vinrent les premiers atout échelles parmi les fossés ; oncques n’y ot contredit ; et passèrent la boue et apposèrent leurs échelles aux murs et y montèrent ; oncques nul ne s’en aperçut. Si furent en la ville et vinrent sans danger, en sonnant leurs cornes, à la porte, et en furent seigneurs ; car encore dormoient les bons hommes de la ville en leurs lits, et le guet de la nuit s’étoit retrait, car le jour étoit bel et clair. Ce fut le dix-septième jour de-juillet que François Acreman échella la ville du Dam.

Quand ils furent venus à la porte, de bonnes cognées que ils avoient ils coupèrent le flaiel ; et ceux de dehors coupèrent aussi les bailles et firent voie toute appareillée. La ville du Dam se commença à émouvoir et à réveiller ; mais ce fut trop tard ; car les hommes furent pris en leurs hôtels et en leurs lits ; et ceux que ils trouvoient armés ils occioient sans merci. Ainsi conquirent, ce dimanche au matin, les Gantois la bonne ville du Dam, et grand avoir dedans, et par espécial de vins et de Malvoisies et de Garnaches les celliers tous pleins : si orent lesquels que ils vouldrent, ni il n’y avoit point de contredit. Et me fut dit que de l’avoir de ceux de Bruges ils trouvèrent assez dedans, que ils y avoient mis et porté sur la fiance du fort lieu ; et par espécial les riches hommes de Bruges, pour la doutance des rebellions du menu peuple.

François Acreman, quand il se vit sire du Dam, fut grandement réjoui et dit : « Or ai-je bien tenu à nos gens de Gand ce que je leur ai promis : que jamais en Gand je n’entrerois, si aurois pris une bonne ville en Flandre : celle ville de Dam est bonne assez ; elle nous venra bien à point pour mestrier Bruges et l’Escluse et Ardembourch et tout le pays jusques à Yppre.

Et fit tantôt un ban et un commandement, et sur la tête, que aux gentilles dames et damoiselles qui dedans le Dam étoient nul n’atouchât ni ne fît mal. Si en y avoit-il des dames jusques à sept, toutes femmes de chevaliers de Flandre, qui étoient venues voir la dame de Ghistelle, femme à messire Roger de Ghistelle, qui étoit si enceinte que sur ses jours[1].

Les hommes du Dam qui ne vouldrent être de la partie François Acreman furent morts. La ville conquise, on entendit tantôt à la remparer.

Quand les nouvelles furent venues à Bruges de la ville du Dam comment elle étoit prise, si en furent grandement esbahis ; et à bonne cause ; car elle leur étoit trop prochaine. Tantôt, si comme pour la rescourre, on cria à l’arme ; et s’armèrent tous ceux de la ville et les chevaliers qui dedans étoient ; et s’en vinrent, bannières déployées, jusques au Dam, et commencèrent à escarmoucher aux barrières et à livrer assaut ; mais ils trouvèrent gens assez pour la garder et défendre, et perdirent plus à l’assaillir que ils n’y gagnèrent. Quand ils virent que ils n’y feroient autre chose, si retournèrent ; car ils perdoient là leur temps, ni elle n’étoit pas à prendre si légèrement sans long siége. Quand les nouvelles en vinrent en la ville de Gand, vous pouvez bien croire et savoir que ils en furent grandement réjouis ; et tinrent cette emprise à hautaine, et François Acreman à vaillant homme et sage guerroyeur.

  1. C’est-à-dire si enceinte qu’elle était presque arrivée à terme.