Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 297-300).

CHAPITRE CCXIX.


Comment aucuns François et les Escots, au desçu du roi d’Escosse, entrèrent en Angleterre, où ils firent grands dommages ; et comment le roi d’Escosse envoya un héraut en Angleterre soi excuser de ce et la confirmation des trèves.


De ces nouvelles furent messire Geoffroy de Chargny et les chevaliers et écuyers de France tout réjouis ; et se départirent de là et exploitèrent tant par leurs journées que ils vinrent à Haindebourch, et ne firent nul semblant de chose qu’ils dussent faire. Ils n’eurent pas séjourné douze jours là que le comte de Douglas tout secrètement les manda, et leur envoya chevaux, que ils vinssent parler à lui en son chastel de Dalquest ; ils y vinrent. Au lendemain que ils furent là venus, il les emmena avecques lui sur un certain lieu et marche où les barons et les chevaliers d’Escosse faisoient leur mandement ; et se trouvèrent sous trois jours plus de quinze mille, aux chevaux et tous armés, selon l’usage de leur pays.

Adonc quand ils se trouvèrent tous ensemble vouldrent-ils faire leur chevauchée ; et dirent que ils se contrevengeroient des dépits et dommages que les Anglois leur avoient faits. Si se mirent au chemin ; et passèrent les bois et les forêts de leur pays, et entrèrent en Northonbrelande en la terre au seigneur de Percy, et la commencèrent à piller et à ardoir ; et là chevauchèrent moult avant, et puis s’en retournèrent par la terre au comte de Northinghen et du seigneur de Moutbray, et y firent moult de desrois ; et passèrent à leur retour devant Rosebourch, mais point n’y assaillirent. Et avoient grand pillage avecques eux de hommes et de bêtes ; et entrèrent en leur pays sans dommage, car les Anglois s’étoient retraits. Si ne se fussent jamais sitôt remis ensemble que pour combattre les Escots ; et leur convint porter et souffrir celle buffe, car ils en avoient donné une autre aux Escots.

De celle chevauchée se pouvoit bonnement excuser le roi d’Escosse, car de l’assemblée ni du département il ne savoit rien ; et puisque le pays en étoit d’accord, il ne convenoit point que il le sçût ; et si scu l’eût, au cas qu’il n’y eût eu entre les Escots et les Anglois autre convenant qu’il n’y avoit, si n’en eussent-ils rien fait pour lui. Et quoique ces barons et ces chevaliers d’Escosse, et les chevaliers et écuyers de France, chevauchassent et eussent chevauché en Angleterre, si se tenoient à Haindebourch, de-lez le roi Robert, messire Aymard de Marse, messire Pierre Fresnel et Janekin Champenois[1], et laissoient les Escots convenir, car ils n’en pouvoient autre chose avoir. Mais par conseil, et afin que les Anglois ne pussent mie dire que ce fût leur coulpe, et que eux étant en Escosse et de-lez le roi d’Escosse ces choses se fissent de leur accord, et que ils voulsissent rompre les traités qui avoient été faits et accordés à Lolinghen, de-lez la ville de Wissan, des nobles et consaulx de France, d’Angleterre et de Castille, le roi d’Escosse et les ambaxadeurs de France envoyèrent un héraut des leurs en Angleterre, devers le roi et ses oncles et le conseil d’Angleterre, chargé et informé quelle chose il diroit et devoit dire. Quand le héraut fut venu en Angleterre devers le roi et ses oncles, il trouva tout le pays ému ; et vouloient chevaliers et écuyers de rechef mettre leur armée sus et retourner sur Escosse. Le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge qui désiroient trop grandement à aller dedans l’an en Portingal et en Castille, ou l’un d’eux, atout grand’puissance de gens d’armes et d’archers, car ils se tenoient héritiers de par leurs femmes et leurs enfans de toute Castille, et la guerre se tailioit bien à renouveler entre le roi de Castille et le roi de Portingal ; car le roi Damp Ferrand de Portingal étoit mort ; si avoient les Portingalois couronné à roi Damp Jean, son frère bâtard[2], très vaillant homme qui ne désiroit que la guerre aux Espaignols, mais qu’il eût l’alliance et confort des Anglois : de tout ce étoient le duc de Lancastre et son frère, le comte de Cantebruge, tous sûrs et certifiés ; si se dissimuloient ce qu’ils pouvoient, et faisoient dissimuler leurs amis, afin que nul emblaiement ou empêchement de guerre ne se remît en Escosse.

Quand le héraut du roi d’Escosse fut venu en Angleterre devers le roi et ses oncles, bien informé de ce qu’il devoit dire, il se mit à genoux ; et pria et requit que comme héraut au roi d’Escosse, il pût être ouï à faire son message. Le roi et les seigneurs lui accordèrent ; ce fut raison. Là leur remontra-t-il sur quel état il étoit là venu et envoyé, du roi singulièrement et des ambaxadeurs du roi de France, et les excusa en disant : Que le roi d’Escosse avoit bénignement reçu les messagers du roi de France et entendu à ces traités ; et tant que pour tenir la trève, il avoit fait à ce entendre et incliner ce qu’il avoit pu ses hommes ; mais les marchissans[3] d’Escosse à la terre du seigneur de Percy et du comte de Nortinghen, tels que le comte de Douglas, le comte de la Mare, son oncle, messire Archembaulx, messire James, messire Pierre, messire Guillaume et messire Thomas Douglas, et tous ces frères de Lindesée et tous ceux de Ramesay, et messire Guillaume Assueton avecques ne vouldrent oncques demeurer ens ès parlemens pour accepter la trève ; et disoient que on leur avoit fait et porté grand dommage en leurs terres, lesquelles choses leur étoient déplaisans et à tous leurs amis, et s’en contrevengeroient quand ils pourroient. « Et quand les seigneurs, mes chers seigneurs, que je vous ai nommés, firent leur assemblée pour aller en Angleterre, si comme ils ont fait, oncques ils n’en parlèrent au roi ni à ceux de sa chambre ; car bien savoient que on ne leur eût pas consenti, nonobstant que ils disent en Escosse que la première incidence de celle guerre meut de vous ; car bien saviez, mes seigneurs, ce disent les maîtres, que la trève étoit prise et accordée de là la mer ; et en devions être tantôt, vous retournés de Calais en Angleterre, signifiés. Et outre ils disent : que les ambassadeurs de France qui par cy passèrent, furent détriés à non venir devers nous en Escosse, si comme ils dussent, et trop longuement les tîntes en séjour et en solas, pourquoi le meschef avenu est encouru entre Escosse et Angleterre des parties qui se sont regardées et avisées ; et que sous ombre de dissimulation la plus grand’part de ces choses est faite et accomplie. Mais mon très redouté seigneur le roi d’Escosse, et ceux de sa chambre, et les ambaxadeurs du roi de France qui à présent séjournent de-lez lui, se excusent et veulent excuser ; et disent que la dernière armée que les barons et chevaliers aucuns d’Escosse ont fait en Angleterre, ils n’en savoient, ni n’ont sçu ; mais en ont ignoré et ignorent. Et pour dresser toutes choses et mettre et reformer en bon état, je suis chargé de vous dire que, si vous voulez entendre aux traités qui furent faits darrenièrement de là la mer par la haute et droite et noble discrétion du conseil du roi de France et la vôtre, à confirmer la trève, à durer le terme que durer doit, mon très redouté seigneur le roi d’Escosse et ses nobles consaulx la confermeront et jureront à tenir entièrement, et la fera mon très redouté seigneur, pour la révérence du roi de France et de son noble conseil, tenir à ses hommes ; et de ce il vous en plaise à moi donner réponse. »

Le roi d’Angleterre et ses oncles entendirent bien le héraut parler et l’ouïrent moult volontiers ; et lui répondit le duc de Lancastre que voirement en seroit-il répondu. Adonc le firent-ils demeurer à Londres où il les avoit trouvés, pour attendre et avoir réponse du roi d’Angleterre.

Au chef de deux jours il fut répondu du conseil du roi, et me semble que messire Simon Burlé, chambellan du roi[4], fit la réponse ; et furent les choses touchées et mises en bon parti ; car au voir dire, tout considéré, les seigneurs d’Angleterre qui au parlement avoient été à Lolinghen n’avoient pas trop honorablement fait quand ils avoient consenti et envoyé leurs gens courir en Escosse et ardoir le pays, quand ils savoient que trèves y avoit et devoit avoir. Et l’excusance la plus belle que ils pouvoient trouver ni prendre, elle étoit que ils ne le devoient pas signifier aux Escots, mais en devoient être certifiés par les François. Si fut dit au héraut que, au nom de Dieu, il fût le bien venu ; et que c’étoit l’intention du roi d’Angleterre, de ses oncles et de leurs consaulx, que ce qu’ils avoient juré, promis et scellé à tenir, ne faisoit pas à enfreindre ; mais le vouloient confirmer et parmaintenir ; et qui le plus y eût mis, plus y eût perdu.

De toutes ces choses demanda le héraut lettres, afin qu’il en fût mieux cru. On lui bailla, et beaux dons et de bons assez avecques, tant qu’il s’en contenta grandement et en remercia le roi et les seigneurs ; et se partit de Londres, et exploita tant par ses journées que il retourna en Escosse ; et vint à Haindebourch où le roi d’Escosse et les messagers de France l’attendoient pour avoir réponse, et désiroient à savoir comment les Anglois se voudroient maintenir. Quand il fut sçu entre eux les réponses du roi et de ses oncles, et par lettres scellées ils les virent apparens, si s’en contentèrent grandement et en furent tout réjouis. Ainsi demeura la trève pour cel an entre Angleterre et Escosse ; et fut dénoncée et publié par les deux royaumes par voie et cause de plus grand’sûreté. Et retournèrent les ambaxadeurs de France parmi Angleterre en leur pays arrière, tout sûrement et sauvement et sans péril ; et recordèrent au roi de France et à ses oncles, à leur retour, comment ils avoient exploité, et les empêchemens que ils avoient eus, et toute la chose si comme vous l’avez ouïe.

  1. On trouve dans Rymer, sous la date du 13 février 1384, un sauf-conduit donné à Guichard Marsey, chevalier, à maître Pierre Frisevelle, conseiller du roi, à Jean Champeney, seigneur d’armes, et à quarante autres Français pour se rendre en Écosse et pour en revenir, avec ordre de leur fournir des chevaux, de l’argent, des vivres et des harnais sur la route.
  2. Jean Ier, le grand-maître d’Avis, fils bâtard du roi D. Pèdre et de Thérèse Lourenço, ne fut proclamé solennellement roi de Portugal que le 6 avril 1385. L’année 1385 commença au 2 avril.
  3. Les chefs féodaux limitrophes.
  4. Simon de Burley était alors gouverneur de Douvre et des cinq ports.