Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 281-284).

CHAPITRE CCXII.


Comment les Anglois, voyans l’armée du roi de France, se partirent de Berghes ; et comment le roi alla mettre le siége devant Bourbourch, et de l’ordonnance du dit siége.


Quand messire Hue de Cavrelée fut retrait à Berghes, il se logea et fit loger toutes ses gens par hôtels et par maisons, et là se trouvèrent les Anglois eux plus de quatre mille, parmi les archers. Si dit messire Hue : « Je veuil que nous tenons celle ville, elle est forte assez, et nous sommes gens assez pour la tenir ; espoir aurons-nous dedans cinq ou six jours confort d’Angleterre, car on sait ores tout notre convenant et le convenant de nos ennemis en Angleterre. » Tous répondirent : « Dieu y ait part. » Adonc s’ordonnèrent-ils moult sagement et se partirent par pennons et par compagnies pour aller aux murs et aux défenses et pour garder les portes et le pas ; et se trouvoient gens assez ; encore mirent-ils et firent retraire toutes les dames et les femmes de la ville en l’église, et elles là tenir sans mouvoir ni partir ; et aussi tous les enfans et les anciennes gens. Le roi de France, qui étoit logé en l’abbaye de Ravensberghe, entendit que les Anglois étoient retraits en la ville de Berghes ; adonc se mit le conseil ensemble. Si fut ordonné que on se trairoit celle part et que l’avant-garde du connétable et les maréchaux chevaucheroient tous les premiers et iroient loger outre la ville et prendroient une des ailes de la ville ; en après le comte de Flandre et le duc de Bretagne et leurs gens prendroient une autre des ailes de la ville ; et puis le roi de France, les ducs de Berry, de Bourgogne, de Bourbon et leurs grosses routes les suivroient ; et puis le comte de Blois, le comte d’Eu et l’arrière-garde sur une autre aile de la ville ; et ainsi enclorroient-ils là les Anglois.

Ce propos fut tenu ; et se partit le roi de Ravensberghe, et toutes ses gens s’ordonnèrent sur les champs. Et étoit grand’beauté à voir reluire contre le soleil ces bannières, et ces pennons, et ces bassinets, et si grand’foison de gens d’armes que vue d’yeux ne les pouvoit comprendre, et sembloit un bois des lances que on portoit droites. Ainsi chevauchèrent-ils en quatre batailles pour venir devant Berghes et enclorre là dedans les Anglois ; et droit environ heure de tierce, entra un héraut anglois en la ville, qui avoit passé tout parmi l’ost de France, par la grâce que les seigneurs de France lui avoient faite ; et vint devant messire Hue de Cavrelée, qui étoit en son hôtel, lequel lui demanda en haut, que tous l’ouïrent : « Héraut, dont viens-tu ? » — « Monseigneur, dit-il, je viens de l’ost de France ; si ai vu les plus belles gens d’armes et la plus grand’foison, que il n’est aujourd’hui roi nul qui tant en pût mettre ensemble. » — « Et de ces belles gens d’armes que tu dis quel foison sont-ils bien ? » — « Par ma foi, dit le héraut, monseigneur, ils sont bien vingt six mille hommes d’armes la plus belle gent, les mieux armés et les mieux arroyés que on puist voir de deux yeux. » — « Ha, répondit messire Hue de Cavrelée, qui fut courroucé de celle parole, que tu es bien taillé de bien farcer une belle bourde : or sais-je bien que tu as menti ; car j’ai vu plusieurs fois les assemblées des François, mais ils ne se trouvèrent oncques vingt six mille, non six mille hommes d’armes. »

À ces paroles la gaite de la ville de Berghes, qui étoit en sa garde, sonne sa trompette ; car l’avant-garde devoit et vouloit passer devant les murs de la ville. Lors dit messire Hue de Cavrelée aux chevaliers et écuyers qui là étoient : « Or allons, allons voir ces vingt six mille hommes d’armes passer ; véez-les là, notre gaite les corne. »

Adonc s’en vinrent-ils sur les murs de la ville, et là s’appuyèrent. Si regardèrent l’avant-garde qui passoit où il pouvoit environ avoir quinze cents lances, le connétable, les maréchaux, le maître des arbalêtriers et le seigneur de Coucy ; et tantôt après passa le duc de Bretagne, le comte de Flandre, le comte de Saint-Pol, et pouvoient être aussi environ quinze cents lances. Lors dit messire Hue de Cavrelée, qui cuida avoir tout vu : « Or, regardez si je disois bien voir, véez là les vingt six mille hommes d’armes : si ils sont trois mille lances, ils sont cent mille ; allons dîner, allons, encore n’ai-je vu gens pour qui nous doyons ores laisser la ville : ce héraut nous ébahiroit bien si nous le voulions croire. » Le héraut fut tout honteux ; mais il dit bien : « Sire, vous n’avez vu que l’avant-garde ; encore sont le roi et tous ses oncles derrière et leur puissance ; et de rechef encore y est l’arrière-garde, où il y a plus de deux mille lances ; et tout ce verrez-vous dedans quatre heures si tant vous voulez ici demeurer. » Messire Hue n’en fit compte, mais vint à son hôtel et dit qu’il avoit tout vu, et s’assit à table. Ainsi comme ils se dînoient, la gaite commence à corner et recorner, et à mener grand’friente. Adonc se leva messire Hue de Cavrelée de la table, et dit qu’il vouloit aller voir que c’étoit, et vint sur les murs. À ces coups passoient et devoient passer le roi de France et ses oncles, le duc Frédéric, le duc de Bar, le duc de Lorraine, le comte de Savoie, le Dauphin d’Auvergne, le comte de la Marche et leurs routes. En celle grosse bataille avoit bien seize mille lances. Adonc se tint pour deçu messire Hue de Cavrelée, et dit : « Le héraut a droit ; j’ai eu tort de lui blâmer : allons, allons, montons à cheval, sauvons nos corps et le nôtre ; il ne fait pas ici trop sain demeurer : je ne me connois mais à l’état de France ; je n’en vis oncques tant de quatre fois ensemble comme j’en vois là et ai vu parmi l’avant-garde ; et encore convient-il qu’ils aient l’arrière-garde. » Lors se départit messire Hue de Cavrelée des murs, et s’en retourna à l’hôtel.

Tous leurs chevaux étoient ensellés et tous troussés. Ils montèrent sus sans faire noise, et firent ouvrir les portes par où on va à Bourbourch, et s’en partirent et emmenèrent tout leur pillage.

Si les François s’en fussent donnés de garde, ils les eussent bien été au devant ; mais ils n’en sçurent oncques rien en trop grand temps que ils étoient jà presque tous retraits en Bourbourch.

Messire Hue de Cavrelée, tout merencolieux, s’arrêta sur les champs en sur-attendant sa route ; et là dit à messire Guillaume Helmen, à messire Thomas Trivet et aux autres qui bien l’entendoient : « Seigneurs, par ma foi, nous avons fait en celle saison une très honteuse chevauchée ; oncques si povre ni si malheureuse n’issit hors d’Angleterre. Vous avez ouvré de votre volonté et cru cet évêque de Norduich qui cuidoit voler ainçois qu’il eût ailes : or véez-vous l’honorable fin que vous y prenez. Sur tout ce voyage je ne pus oncques être cru de chose que je desisse ; si que je vous dis, véez là Bourbourch, retraiez-vous là si vous voulez ; mais je passerai outre et m’en irai droit à Gravelines et à Calais ; car nous ne sommes pas gens pour combattre le roi de France. » Ces chevaliers anglois, qui connurent assez que ils avoient eu tort en aucunes choses, répondirent : « Dieu y ait part, et nous retrairons en Bourbourch, et là attendrons-nous l’aventure telle que Dieu la nous voudra envoyer. »

Ainsi se départit messire Hue de Cavrelée de leur compagnie, et les autres vinrent en Bourbourch.

Le roi de France fut assez tôt signifié que les Anglois étoient issus de Berghes et retraits vers Bourbourch, et Berghes tout vide. Adonc lui furent les portes ouvertes ; si y entra le roi et tous ceux qui entrer y vouldrent. Les premiers qui y entrèrent y trouvèrent encore assez à prendre et à piller ; car les Anglois n’avoient pu tout emporter. Et furent les dames de la ville sauvées et envoyées à Saint-Omer : mais les hommes furent ainsi que tous morts. Si fut la ville de Berghes mise et contournée en feu et en flamme ; et passa le roi outre pour le grand feu qui y étoit, et vint loger en un village près d’une abbaye ; ce fut le vendredi ; et se logèrent les seigneurs esparsement aux champs au mieux que ils purent. De ce étoient-ils heureux qu’il faisoit bel et sec, ni il ne pouvoit faire plus belle saison ni plus gracieuse ; car si il eût fait frès ni pluvieux, ils ne pussent être allés avant ni en fourrage. Et se pouvoit-on émerveiller où on prenoit les fourrages pour affourager les chevaux ; car il y en avoit plus de trois cent mille ; et aussi les biens et les vitailles que il convenoit pour avitailler un tel ost ; mais le samedi, quand on vint devant Bourbourch, pourvéances vinrent. Bien savoient les seigneurs de France que les Anglois étoient retraits dedans Bourbourch ; si orent conseil de eux là dedans enclorre et de assaillir la ville et de prendre ; et en avoient par espécial les Bretons grand’convoitise, pour le grand pillage que ils sentoient dedans.

Quand ce vint le samedi au matin, il fit moult bel et moult clair ; l’ost s’arma et ordonna pour venir devant Bourbourch. L’avant-garde, le connétable, le duc de Bretagne, le comte de Flandre, le comte de Saint-Pol et bien trois mille lances passèrent au dehors des murs de la ville, et s’arrêtèrent tout outre à l’opposite de l’ost du roi.

Le roi de France, qui avoit la plus belle gent d’armes que on pût voir et imaginer, et la plus grand’foison, s’en vint en un beau plain champ, grand et large devant Bourbourch, et là s’ordonnèrent tous les seigneurs ; ce fut un grand temps leur intention de l’assaillir ; et étoient sur les champs bannières et pennons ventilans, et chacun sire entre ses gens et dessous sa bannière. Là se remontroient entre ces seigneurs de France honneurs et richesses, ni rien n’y avoit épargné de grands états. Et là fut le sire de Coucy et ses états volontiers vu et recommandé ; car il avoit coursiers parés et armoyés, et houssés des anciennes armes de Coucy et aussi de celles que il porte pour le présent ; et étoit monté le sire de Coucy sur un coursier bien et à main. Si chevauchoit et alloit de l’un à l’autre ; et trop bien lui avenoit à faire ce qu’il faisoit ; et tous ceux qui le véoient le prisoient et honoroient pour la faconde de lui. Ainsi tous les autres seigneurs se maintenoient et remontroient là leur état. Si y ot fait ce jour plus de quatre cens chevaliers ; et fut par les hérauts nombré le nombre des chevaliers que le roi ot devant Bourbourch à neuf mille et sept cens chevaliers ; et étoient, en somme toute, vingt quatre mille hommes d’armes chevaliers et écuyers.

Les Anglois qui étoient à leurs défenses en la ville de Bourbourch, et qui véoient la puissance du roi de France si grande devant eux, espéroient bien à avoir l’assaut. De ce étoient-ils tous confortés ; mais de ce qu’ils se trouvoient enclos en une ville qui n’étoit fermée que de palis, ils n’étoient pas bien assurs. Toutefois, comme gens pleins de grand confort, ils s’étoient tous partis par connétablies et arrangés tout autour de la ville. Le sire de Beaumont en Angleterre, qui est un comte et s’appeloit Henry[1], étoit à cent hommes d’armes et trois cens archers et comprenoit d’une porte mouvant jusques à une autre ; après, messire Thomas Trivet et sa bannière à cent hommes d’armes et trois cens archers, et comprenoit une autre garde ; et puis messire Guillaume Helmen à autant de gens une autre garde ; messire Jean de Chastel-Neuf et les Gascons une autre garde jusques à une tour au lez devers le connétable ; le sire de Ferrière Anglois une autre garde, à quarante hommes d’armes et autant d’archers ; et tant que touns les murs étoient environ la ville bien pourvus de gens d’armes et d’archers. Messire Mahieu Rademen, messire Guillaume de Firenton et messire Nicole Draiton à deux cens hommes d’armes et deux cens archers gardoient la place devant le moûtier, et avoient ordonné gens pour entendre au feu et éteindre à leur pouvoir, sans aucun partir de sa garde. Bien se doutoient les Anglois du feu, pour ce que les maisons de Bourbourch sont ou étoient adonc couvertes d’estrain. En tel état se tenoient les Anglois.

Or vous vueil-je recorder de une haute et grande emprise que François Acreman fit, ce propre vendredi au soir que le roi de France passa outre Berghes et que la ville fut prise.

  1. Suivant Dugdale, le sire de Beaumont s’appelait Jean. C’était son fils qui portait le nom de Henry.