Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 272-273).

CHAPITRE CCVIII.


Comment l’évêque de Norduich et les Anglois coururent le pays de Flandre ; et de la bataille qu’ils eurent ensemble où les Flamands furent déconfits ; et de la prise de Dunquerque.


Ce propre jour que les chevaliers de Flandre partirent, vinrent nouvelles à l’évêque et aux Anglois que il y avoit à Dunquerque et là environ plus de douze mille hommes, tout armés, et avoient le Bâtard de Flandre en leur compagnie, qui les conduisoit ; et encore y avoit aucuns chevaliers et écuyers qui les conseilloient ; et tant que à Mardique ils avoient escarmouché et rebouté leurs gens, et en y avoit eu bien cent occis. Donc dit l’évêque : « Or regardez du comte de Flandre ; il semble qu’il n’y atouche, et il fait tout ; il veut prier l’épée en la main. Je veuil que nous chevauchons demain, et allons devers Dunquerque voir quels gens il y a. » Tous s’accordèrent à ce propos, et en furent signifiés parmi Gravelines.

Ce soir vinrent deux chevaliers, l’un de Calais et l’autre de Guines, qui amenèrent environ trente lances et soixante archers : les dits chevaliers étoient nommés messire Nicole Clinton et messire Jean Draiton, capitaine de Guines. Quand ce vint au matin, tous s’ordonnèrent et mirent en arroy pour chevaucher, et se trairent sur les champs, et y étoient plus de six cens lances et quinze cens archers. Si chevauchèrent vers Mardique et vers Dunquerque ; et faisoit l’évêque de Norduich porter devant lui les armes de l’église, la bannière de Saint Pierre, de gueules à deux clefs d’argent en sautoir, comme gonfanonnier du pape Urbain ; et en son pennon étoient ses armes, qui sont écartelées d’argent et d’azur, à une frélure d’or sur l’azur et un bâton de gueules sur l’argent ; et pour briser ses armes, car il étoit des Despensiers le mains-né, il portoit une bordure de gueules. Là étoit messire Hue le Despensier, son neveu, à pennon. Là étoient à bannière et à pennon le sire de Beaumont, messire Hue de Cavrelée, messire Thomas Trivet et messire Guillaume Helmen ; et à pennon sans bannière messire Guillaume Draiton et messire Jean son frère, messire Mahieu Redman, messire Jean de Ferrières, messire Guillaume Firenton, et messire Jean de Neuf-Châtel, Gascon. Si chevauchèrent ces gens d’armes vers Mardique, et là se rafreschirent et burent un coup, et puis passèrent outre et prirent le chemin de Dunquerque.

Les Flamands de tout le pays, qui étoient assemblés à Dunquerque, furent signifiés que les Anglois venoient tout appareillés, en ordonnance et en grand’volonté d’eux combattre. Adonc orent-ils conseil ensemble l’un par l’autre que ils istroient hors de Dunquerque et se mettroient aux champs, et tous en bonne ordonnance, pour eux combattre et défendre si il besognoit ; car de eux tenir en la ville et là être enclos, il ne leur étoit point profitable. Si comme ils ordonnèrent il fut fait. Tous s’armèrent dedans Dunquerque et se trairent sur les champs, et se mirent en bon arroi sur une montagne au dehors de la ville ; et se trouvèrent eux bien douze mille et plus. Et véez-cy venir les Anglois ! et en approchant Dunquerque ils regardèrent sur dextre au lez devers Bourbourch, et en approchant la marine ; et voient les Flamands en une belle grosse bataille tout ordonnés. Adonc s’arrêtèrent-ils et n’allèrent plus avant ; car avis leur fut, à l’apparent que les Flamands faisoient et montroient, que ils seroient combattus. Lors se trairent les seigneurs ensemble pour avoir conseil de celle besogne ; et là ot plusieurs paroles retournées ; car aucuns vouloient, et par espécial l’évêque, que tantôt on les allât combattre ; et les autres, le sire de Beaumont et messire Hue de Cavrelée, disoient du non et y mettoient la raison. « Vous savez, disoient-ils, que ces Flamands qui là sont ne nous ont rien forfait, et que encore au voir dire n’avons-nous envoyé au comte de Flandre, sur quel pays nous sommes, nulles défiances : si ne guerroyons pas courtoisement, fors à la bourle[1], sans nul titre de guerre raisonnable. Et outre tout, cil pays où nous sommes est Urbaniste et tient l’opinion que nous tenons. Or regardez doncques à quelle juste cause nous les irions maintenant combattre ni courir sus. » Donc répondit l’évêque : « Et que savons-nous si ils sont Urbanistes ? » — « En nom de Dieu ! dit messire Hue de Cavrelée, ce seroit bon que nous envoyons devers eux un de nos hérauts pour savoir quelle chose ils demandent, de ainsi être là rangés et ordonnés en bataille contre nous, et que il leur soit demandé auquel pape ils tiennent. Si ils répondent à être bons Urbanistes, vous leur requerrez, par la vertu de la bulle du pape que nous avons, que ils s’en viennent avecques nous devant Saint-Omer, ou Aire, ou devant Arras, et là où nous les voudrons mener. Et quand ils se verront ainsi requis, par cette requête saurons-nous leur intention, et sur ce aurons avis et conseil. »

Cil propos fut tenu, et un héraut appelé qui se nommoit Montfort ; et étoit héraut au duc de Bretagne ; et lui fut dit de par les seigneurs que il chevauchât vers ces Flamands, et l’informèrent de tout ce que il devoit dire et faire, et comment il se pourroit maintenir. À leurs paroles il obéit, ce fut raison, et alla parler à eux.

Adonc se départit le héraut de ses seigneurs, vêtu d’une cotte d’armes, ainsi comme à lui appartenoit ; et n’y pensoit nul mal, et s’en alloit vers ces Flamands qui se tenoient tous ensemble en une belle bataille. Et étoit cil pourvu et avisé toujours de bien faire son message ; et se vouloit adresser vers aucuns chevaliers qui là étoient : mais il ne put ; car si très tôt que il approcha, ces Flamands, sans lui demander quelle chose il quéroit, ni où il alloit, ni à qui il étoit, l’enclouirent et là l’occirent comme folle gent et de petite connoissance ; ni oncques les gentilshommes qui là étoient ne le purent sauver.

Quand les Anglois en virent le convenant, qui avoient l’œil à lui, si en furent tous forcenés. Aussi furent les bourgeois de Gand qui là étoient et qui désiroient à émouvoir la besogne parquoi un nouveau touillement se remit en Flandre. Adonc dirent-ils tous d’une voix, l’évêque et les chevaliers : « Allons, allons ! celle ribaudaille ont tué notre héraut ; mais il leur sera cher comparé, ou nous demeurerons tous sur la place. » Adonc tirent-ils passer outre et avant leurs archers et approcher ces Flamands. Là fut fait un bourgeois de Gand, qui s’appeloit Louis de Bors, chevalier. Et tantôt se commença la bataille dure et merveilleuse ; car au voir dire ces Flamands se mirent grandement à défense : mais ces archers les commencèrent au traire à verser et à mener mallement ; et ces gens d’armes entrèrent en eux, à lances afilées qui de première venue en abattirent grand’foison. Finablement les Anglois pour ce jour obtinrent la place, et furent là les Flamands déconfits ; et se cuidèrent recouvrer par entrer en Dunquerque ; mais les Anglois, en les reculant et chassant, les menèrent si dur et si roide que ils entrèrent avecques eux en la ville ; et là eu y ot sur les rues et sur la marine grand’foison de morts. Aussi ils se vendirent moult bien ; car ils occirent plus de quatre cents Anglois, et furent trouvés depuis, ci dix, ci douze, ci vingt, ci trente, ainsi comme ils enchassoient les Flamands ; et les Flamands se reculoient, et à jeu parti ils les combattoient et occioient. Les chevaliers et les écuyers de Flandre qui là étoient, planté ne fut-ce pas, se sauvèrent, ni il n’en y ot que cinq ou six morts ou pris. Ainsi alla de celle besogne et du rencontre qui fut ce jour à Dunquerque, où il y ot bien morts neuf mille Flamands.

Ce propre jour de la bataille[2] étoient retournés en la ville de Lille et vers le comte de Flandre messire Jean Vilain et messire Jean Moulin, et avoient fait leur relation au comte, telle comme ils l’avoient ouïe et vue des Anglois à Mardique. Si en étoit le comte tout pensif pour savoir comment il s’en cheviroit. Encore le fut-il plus, et bien y ot cause, quand les nouvelles lui vinrent que ses gens étoient morts et déconfits à Dunquerque, et la ville prise : si s’en porta-t-il assez bellement et conforta ; faire lui convenoit. Et dit quand les nouvelles lui en vinrent : « Si nous avons perdu celle fois, nous gagnerons une autre. »

Tantôt et sans délai toutes ces nouvelles il escripsit et envoya couvertement devers son fils le duc de Bourgogne, qui se tenoit devers le roi en France, afin que il eût sur ce avis ; car bien imaginoit, puisque les Anglois avoient celle entrée en Flandre et rué ainsi jus ses gens, que ils ne s’en passeroient pas si brièvement, mais feroient encore sur le pays plusieurs choses. Le duc de Bourgogne, quand il en fut avisé et informé, envoya chevaliers et écuyers par tout en garnison sur les frontières de Flandre, à Saint-Omer, à Aire, à Saint-Venant, à Bailleul, à Berghes, à Cassel et par toutes les chastelleries pour garder les entrées d’Artois. Or dirons des Anglois comment ils persévérèrent.

  1. En se moquant, en trompant, de l’italien burla.
  2. Suivant les chroniques de l’époque, cette bataille eut lieu le 15 mai 1383.