Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 259-265).

CHAPITRE CCV.


Comment le roi chevaucha vers Paris. Comment il éprouva les Parisiens ; et comment les Parisiens se mirent en armes aux champs à sa venue.


Le roi séjournant à Arras fut la cité en grand’aventure, et la ville aussi, d’être toute courue et pillée par les Bretons à qui on devoit grand’finance, et qui avoient eu moult de travail en ce voyage, et si se contenoient mal du roi. À grand’peine les refrenèrent le connétable et les deux maréchaux ; mais ils leur promirent que ils seroient nettement tous payés de leurs gages à Paris ; et de ce demeurèrent envers eux le connétable de France et les maréchaux messire Louis de Sancerre et le sire de Blainville. Adonc se départit le roi et prit le chemin de Péronne ; et le comte de Flandre prit là congé au roi et s’en retourna à Lille, et là se tint tout l’hiver. Tant exploita le roi de France que il passa Péronne, Noyon et Compiègne, et vint à Senlis et Meaux en Brie, et tout sur la rivière de Marne et de Seine, et entre Senlis et Saint-Denis ; et étoit tout ce plat pays rempli de gens d’armes.

Adonc se départit le roi de Senlis et s’en vint vers Paris ; et envoya devant aucuns de ses officiers pour appareiller l’hôtel du Louvre, où il vouloit descendre. Et aussi firent ses trois oncles ; et envoyèrent de leurs gens aussi pour appareiller leurs hôtels, et les autres hauts seigneurs de France ensuivant, et tout en cautelle, car le roi ni les seigneurs n’étoient point conseillés d’entrer si soudainement à Paris ; car ils se doutoient de ceux de Paris ; et pour voir quelle contenance et ordonnance les Parisiens feroient ni auroient à la revenue du roi, ils mettoient cel essai avant. Si disoient ces varlets du roi et des seigneurs, quand on leur demandoit du roi s’il venoit : « Oil, il s’en vient voirement, il sera tantôt ci. » Adonc s’avisèrent les Parisiens que ils s’armeroient et montreroient au roi à l’entrer à Paris quelle puissance il y avoit en ce jour à Paris, et de quelle quantité de gens, armés de pied en cap, le roi, si il vouloit, pourroit être servi. Mieux leur vaulsist que ils se fussent tenus cois en leurs maisons ; car celle montre leur fut depuis convertie en grand’servitude, si comme vous orrez recorder. Ils disoient que ils faisoient tout ce pour bien ; mais on l’entendit à mal. Le roi avoit gesi à Louvre en Parisis ; si vint dîner au Bourget. Adonc courut voix dedans Paris : « Le roi sera ci tantôt. » Lors s’armèrent et jolièrent plus de vingt mille Parisiens et se mirent hors sur les champs et s’ordonnèrent en une belle bataille entre Saint-Ladre et Paris, au côté devers Montmartre ; et avoient leurs arbalêtriers et leurs paveschieurs[1], et leurs maillets tous appareillés, et étoient ordonnés ainsi que pour tantôt combattre et entrer en bataille.

Le roi étoit encore au Bourget[2], et aussi étoient tous les seigneurs, quand on leur rapporta ces nouvelles, et leur fut conté tout l’état de ceux de Paris ; et dirent les seigneurs : « Véez là orgueilleuse ribaudaille et pleine de grands bobans, à quoi faire montrent-ils maintenant leurs états ? Si ils fussent venus servir le roi au point où ils sont quand il alla en Flandre, ils eussent mieux fait ; mais ils n’en avoient pas la tête enflée fors que de dire et de prier à Dieu que jamais pied de nous n’en retournât. » En ces paroles étoient aucuns qui boutoient fort avant pour gréver les Parisiens, et disoient ; « Si le roi est bien conseillé, il ne se mettra jà entre tel peuple qui vient contre lui à main armée ; et ils dussent venir humblement et en procession, et sonner les cloches de Paris, en louant Dieu de la belle victoire que il lui a envoyée en Flandre. »

Là furent ces seigneurs tous pensifs de savoir comment ils se maintiendroient. Finablement conseillé fut que le connétable de France, le sire de la Breth, le sire de Coucy, messire Guy de la Tremoille et messire Jean de Vienne venroient parler à eux et leur demanderoient pour quelle cause ils étoient à si grand’foison issus hors de Paris, à main et tête armées, contre le roi, et que tels affaires ne furent oncques mais vus en France. Et sur ce qu’ils répondroient, ces seigneurs étoient conseillés de parler ; car ils étoient bien si sages et si avisés que pour ordonner d’une telle besogne et plus grande encore dix fois.

Adonc se départirent de la compagnie du roi et des seigneurs sans armure nulle ; et pour leur besogne mieux colorer, et aussi mettre au plus sûr, ils emmenèrent avecques eux, ne sais, trois ou quatre hérauts lesquels ils firent chevaucher devant, et leur dirent : « Allez jusques à ces gens et leur demandez sauf conduit pour nous, allans et venans, tant que nous aurons parlé à eux et remontré la parole du roi. »

Les hérauts partirent et férirent chevaux des éperons et tantôt furent venus jusques à ces Parisiens. Quand les Parisiens les virent venir, ils ne cuidoient pas que ils vinssent parler à eux, mais tenoient que ils alloient à Paris, ainsi que compagnons vont devant. Les hérauts qui avoient vêtu leurs cottes d’armes, demandèrent tout haut : « Où sont les maîtres ? Lesquels de vous sont les capitaines ? Il nous faut parler à eux ; car sur cet état sommes-nous ici envoyés des seigneurs. » Adonc se aperçurent bien par ces paroles les aucuns de Paris que ils avoient mal ouvré : si baissèrent les têtes, et dirent : « Il n’y a ici nuls maîtres ; nous sommes tout un et au commandement du roi notre sire et de vos seigneurs ; dites ce que dire voulez, de par Dieu ! » — « Seigneurs, dirent-ils, nos seigneurs qui ci nous envoient, si les nommèrent, ne savent mie à quoi vous pensez. Si vous prient et requièrent que paisiblement et sans péril ils puissent venir parler à vous et retourner devers le roi, et faire réponse telle que vous leur direz : autrement ils n’y osent venir. » — « Par ma foi, répondirent ceux à qui les paroles adressèrent, il ne convient mie dire cela à nous fors que de leur noblesse ; et nous cuidons que vous vous gabez. » Répondirent les hérauts : « Mais nous parlons tout acertes. » — « Or, allez donc, dirent les Parisiens, et leur dites que ils viennent ci tout sûrement ; car ils n’auront nul mal par nous ; mais sommes appareillés à faire leur commandement. »

Adonc retournèrent les hérauts aux seigneurs dessus nommés et leur dirent ce que vous avez ouï. Lors chevauchèrent avant les quatre barons, les hérauts en leur compagnie, et vinrent jusques aux Parisiens, que ils trouvèrent en arroy et convenant de une belle bataille et bien ordonnée ; et là y avoit plus de vingt mille maillets, les aucuns fourchus, sans les arbalêtriers et hommes d’armes, dont ils étoient grand’foison et bien en nombre soixante mille et plus. Ainsi que les seigneurs passoient, ils les regardoient et en prisoient en eux-mêmes assez bien la manière. Et les Parisiens en passant les inclinoient : quand ces seigneurs furent ainsi que au milieu de eux, ils s’arrêtèrent. Adonc parla le connétable tout haut, et demanda en disant : « Et vous, gens de Paris, qui vous meut maintenant à être vidés hors de Paris en telle ordonnance ? Il semble, qui vous voit rangés et ordonnés, que vous veuilliez combattre le roi qui est votre seigneur, et vous ses subgiets. » — « Monseigneur, répondirent ceux qui l’entendirent, sauve soit votre grâce, nous n’en avons nulle volonté, ni oncques n’eûmes ; mais nous sommes issus ainsi, puisqu’il le vous plaît à savoir, pour remontrer à notre sire le roi la puissance des Parisiens ; car il est jeune, si ne la vit oncques, ni il ne peut savoir, si il ne la voit, comment il en seroit servi si il besognoit. » — « Or, seigneurs, dit le connétable, vous parlez bien, ce m’est avis ; mais nous vous disons, de par le roi, que tant que pour celle fois il n’en veut point voir, et ce que vous en avez fait il lui suffit. Si retournez en Paris paisiblement, et chacun en son hôtel, et mettez ces armures jus, si vous voulez que le roi y descende. » — « Monseigneur, répondirent ceux, nous le ferons volontiers à votre commandement[3]. »

Lors retournèrent les Parisiens en Paris, et s’en alla chacun en sa maison désarmer ; et les quatre barons dessus nommés retournèrent vers le roi et lui recordèrent toutes les paroles que vous avez ouïes et à son conseil aussi. Lors fut ordonné que le roi, ses oncles et les seigneurs principalement entreroient en Paris, et aucuns gens d’armes ; mais les plus grosses routes se tenroient au dehors de Paris, tout à l’environ, pour donner cremeur aux Parisiens. Et furent le sire de Coucy et le maréchal de Sancerre ordonnés que quand le roi seroit entré à Paris que on ôteroit les feuilles des quatre portes principales de Paris, au lez devers Saint-Denis et Saint-Maur, hors des gonds, et seroient les portes nuit et jour ouvertes pour entrer et issir toutes gens d’armes à leur aise et volonté et pour maistrier ceux de Paris si il besognoit : encore feroient les dessus dits ôter toutes les chaînes des rues de Paris, pour chevaucher partout plus aisément et sans danger. Si comme il fut ordonné il fut fait.

Adonc entra le roi à Paris et s’en alla loger au Louvre, et ses oncles de-lez lui, et les autres seigneurs à leurs hôtels, ainsi comme ils les avoient. Si furent les feuilles des portes ôtées et mises hors des gonds, et là couchées de travers dessous le toit des portes, et les chaînes de toutes les rues ôtées et portées au palais. Adonc furent les Parisiens en grand’doute et cuidèrent bien être courus ; et n’osoit nul homme issir hors de son hôtel, ni ouvrir huis ni fenêtre qu’il eût ; et furent en cet état quatre jours, en grands transes et en péril voirement de recevoir plus grand dommage que ils ne firent. Si leur coûta-t-il aux plusieurs grand, finance ; car on les mandoit en la chambre du conseil cinq ou six au coup, et là étoient rançonnés les uns de six mille, les autres de trois mille, les autres de huit mille ; et ainsi tant que on leva bien de Paris adonc, au profit du roi, ou de ses oncles ou de leurs ministres, la somme de neuf cent soixante mille francs. Et ne demandoit-on rien aux moyens ni aux petits, fors aux grands maîtres où il avoit assez à prendre ; et encore eux tous heureux, quand ils purent échapper pour payer finance. Et leur fit-on toutes leurs armures chacun par lui mettre en sacs et porter au chastel de Beauté que on dit au bois de Vincennes, et là enclore les armures en la grosse tour, et tous les maillets aussi.

Ainsi furent menés en ce temps les Parisiens, pour donner exemple à toutes autres bonnes villes du royaume de France ; et furent remis sus subsides, gabelles, aides, fouages, douzième, treizième, et toutes manières de telles choses, et le plat pays avec ce tout riflé.

Encore avec tout ce, le roi et son conseil en firent prendre et mettre en prison desquels que ils voulurent : si en y ot beaucoup de noyés ; et pour apaiser le demeurant et ôter les ébahis de leur effroi, on fit crier de par le roi ens ès carrefours, que nul sur la hart ne forfît aux Parisiens, ni ne prensist, ni pillât rien ès hôtels, ni parmi la ville. Ce ban et ce cri apaisa grandement ceux qui étoient en doute ; et ceux aussi refreignirent qui étoient en volonté de mal faire. Toutefois on mit hors du Chastelet un jour plusieurs hommes de la ville de Paris jugés à mort pour leurs forfaitures et pour émouvement de commun ; dont on fut émerveillé de maître Jean des Marets qui étoit tenu et renommé à sage homme et notable. Et veulent bien dire les aucuns que on lui fit tort ; car on l’avoit toujours vu homme de grand’prudence et de bon conseil, et avoit toujours été l’un des greigneurs et authentiques qui fut en parlement sur tous les autres, et servi au roi Philippe, au roi Jean et au roi Charles, que oncques il ne fut vu ni trouvé en nul forfait, fors adonc[4]. Toutefois il fut jugé à être décollé, et environ quatorze en sa compagnie. Et entrementes que on l’amenoit à sa décollation sus une charrette et séant sus une planche dessus tous les autres, il demandoit : « Où sont ceux qui me ont jugé ? Qu’ils viennent avant et me montrent la cause et la raison pourquoi ils m’ont jugé à mort. » Et là prêchoit-il au peuple, en allant à sa fin, et ceux qui devoient mourir en sa compagnie ; dont toutes gens avoient grand’pitié ; mais ils n’en osoient parler. Là fut-il amené au marché des halles ; et là devant lui tout premier furent décollés ceux qui en sa compagnie étoient ; et en y ot un que on nommoit Nicolas le Flament, un drapier, pour qui on offroit pour lui sauver sa vie soixante mille francs ; mais il mourut. Quand on vint pour décoller maître Jean des Marets, on lui dit : « Maître Jean, criez merci au roi que il vous pardonne vos forfaits. » Adonc se tourna-t-il, et dit : « J’ai servi au roi Philippe son aïeul et au roi Jean son tayon, et au roi Charles son père, bien et loyalement ; ni oncques cils trois rois, ses prédécesseurs, ne me sçurent que demander ; et aussi ne feroit celui-ci si il avoit âge et connoissance d’homme ; et cuide bien que de moi juger il n’en soit en rien coupable : si ne lui ai que faire de crier merci, et non à autre ; et lui prie bonnement que il me pardonne mes forfaits. » Adonc prit-il congé au peuple dont la greigneur partie pleuroit pour lui. En cet état mourut maître Jean des Marets.

Pareillement en la cité de Rouen, pour maistriser la ville, en y ot aucuns exécutés et plusieurs rançonnés ; et aussi à Reims, à Châlons, à Troyes, à Sens et à Orléans ; et furent les villes taxées à grands sommes de florins, pour tant que ils avoient au commencement désobéi aurai. Et fut levée en cette saison parmi le royaume de France si grande somme de florins que merveilles seroit du dire. Et tout alloit au profit du duc de Berry et du duc de Bourgogne ; car le jeune roi étoit en leur gouvernement. Au voir dire, le connétable de France et les maréchaux en orent leur part pour payer les gens d’armes qui les avoient servis en ce voyage de Flandre. Et furent les seigneurs, tels que le comte de Blois, le comte de la Marche, le comte d’Eu, le comte de Saint-Pôl, le comte de Harecourt, le Dauphin d’Auvergne, le sire de Coucy et les grands barons de France assignés sur leurs terres et pays à prendre de ce que le roi leur devoit pour les services que ils lui avoient faits en Flandre, pour eux acquitter envers leurs gens. De tels assignations ne sais-je pas si les seigneurs en furent payés, ni comment ; car tantôt et fraîchement nouvelles tailles revinrent en leurs terres, de par le roi, et sur leurs gens ; et convenoit avant toute œuvre la taille du roi exécuter et être payée, et les seigneurs demeurer derrière. Or revenons à ceux de Gand.

  1. Soldats armés de pavois ou boucliers.
  2. En passant à Saint-Denis il vint y déposer en pompe l’oriflamme dans l’abbaye. Le moine anonyme de Saint-Denis nous raconte que Pierre de Villiers, garde de l’oriflamme, attesta sur serment le miracle qu’elle avait opéré à Rosebecque ; miracle, disait Pierre de Villiers, où la nature n’avait point de part ; car le soleil ne fut que pour les Français.
  3. Le moine anonyme de Saint-Denis rapporte aussi le même fait. Regi cùm egredienies cives honorem solitum vellent impendere, cum indignatione maximà jussi sunt citò redire. La noblesse, ajoute-t-il, qui venait de vaincre à Rosebecque, voulait forcer le peuple à ne pas oublier cette victoire et lui prouver qu’en triomphant des Flamands elle avait aussi dompté les Français. Tout ce chapitre est digne d’un grand historien qui ne voit pas comme Froissart les faits dépouillés de leur conséquence, et ne refuse pas sa sympathie aux dernières classes pour ne sentir qu’avec les chevaliers. Voici une partie du récit qu’il nous fait de l’entrée de Charles VI à Paris. Je me sers de la traduction qu’en a donnée Le Laboureur. Elle énerve toute la force du texte latin, mais elle est du moins assez exacte :

    « Au point du jour l’ordre fut publié à son de trompes à tous capitaines, chevaliers, écuyers et gens d’armes, de se tenir prêts pour cette entrée ; tant afin que rien ne manquât à la pompe d’un si victorieux retour, que pour imprimer plus de terreur à la populace.

    « L’armée fut divisée en trois corps et le roi était seul à cheval au milieu, qui refusa de recevoir les honneurs accoutumés de la part des corps de la ville, qui furent mal reçus et qu’on renvoya brusquement avec cette réponse : Que le roi ni ses oncles ne pouvaient oublier des offenses si récentes dans une occasion si commode pour venger en même temps leurs injures particulières et les intérêts du public. On s’échauffa fort de paroles contre ces bourgeois, mais on en vint aux effets quand ce vint à l’entrée, où l’on se rua d’abord, un peu trop tumultuairement pourtant, sur les barrières qu’on mit en pièces, et ensuite sur les portes qu’on arracha de leurs gonds, et qu’on jeta par terre, comme pour servir de marche pied, et pour fouler aux pieds l’orgueil et l’insolence des mutins. Le roi marchant fièrement au petit pas, alla à Notre-Dame, y fit présent après ses prières d’un étendard tout semé de fleurs de lis d’or, qui fut mis devant l’image, et de là il fut conduit au palais avec la même pompe.

    « Après cela, le connétable, les deux maréchaux et les principaux officiers des armes ou de la maison du roi, s’allèrent saisir des principaux postes de la ville, et l’on planta des corps-de-garde dans les lieux où le peuple avait coutume de s’assembler, pour le tenir en respect, et pour réprimer l’insolence de quelque nouvelle entreprise. Pour le reste des gens d’armes et des soldats, ils se logèrent à discrétion, et besoin fut de leur ouvrir partout où ils se présentèrent, de crainte qu’ils n’y entrassent de force ; mais pour empêcher, que des injures et des menaces, qui sont les civilités ordinaires de tels hôtes, ils n’en vinssent aux excès, comme c’est toujours le dessein de leurs querelles, on publia par tous les carrefours, qu’aucun d’eux n’eût à outrager qui que ce fût des bourgeois de paroles ou autrement, à peine de la vie contre tous les contrevenans, de quelque état ou qualité qu’ils fussent. C’était une police mal aisée à garder par des gens avides de butin, et accoutumés au pillage, mais il en prit mal aux deux plus maladroits, que le connétable fit pendre aux fenêtres des maisons mêmes où ils avaient volé, afin que le lieu du délit fût celui de la peine qu’ils avaient méritée, et que cette justice, aussi prompte et extraordinaire qu’elle le devait être dans une conjoncture si nouvelle, donnât exemple aux autres.

    « Le larcin ainsi défendu et puni, on commença la recherche des principaux coupables de la sédition, et les ducs, oncles du roi, firent premièrement arrêter les plus riches, au nombre de trois cents, dont les plus notables furent, messire Guillaume de Sens, maître Jean Filleul, maître Jacques du Chastel et maître Martin Double, tous avocats au parlement ou au Châtelet de Paris, Jean le Flament, Jean Noble et Jean de Vaudetor, qu’on enferma en diverses prisons. Cela mit en une étrange alarme la plupart des bourgeois, qui ne craignirent pas sans sujet que la colère du roi et de ses oncles ne s’étendît sur eux tous, mais principalement quand le lundi suivant ils virent l’exécution de deux prisonniers, l’un orfévre et l’autre marchand de draps, tous deux condamnés comme criminels de lèze-majesté, et complices des émotions précédentes ; le désespoir de la femme de l’orfévre rendit encore la chose plus déplorable, car ayant eu avis de la mort ignominieuse de son mari, elle ne voulut point survivre à cette perte ni à l’affront, et dans le transport d’une subite fureur, elle se précipita de sa fenêtre dans la rue, toute grosse qu’elle était, et s’écrasa avec son enfant.

    « Cinq jours après, le roi et ses oncles furent conseillés de faire arracher les chaînes de fer qu’on tendait la nuit par les rues, qui furent portées au bois de Vincennes ; et ayant ensuite été fait commandement, sur peine de la vie, à tous ceux de la ville de porter leurs armes au palais ou au château du Louvre, on dit qu’il s’en trouva une telle quantité qu’il y avait pour armer huit cent mille hommes. On s’avisa encore d’un moyen pour affaiblir la ville et pour faire que le roi pût aller et venir avec tant de gens qu’il lui plairait sans rien craindre de la part du peuple, ce fut de ruiner la vieille porte de Saint-Antoine, et de se rendre maître des deux principales avenues de Paris par l’achèvement d’une forteresse (la Bastille), que le feu roi avait commencée au même faubourg, et par la construction d’une tour auprès du Louvre, qu’on environna d’un fossé où l’on fit venir l’eau de la rivière.

    « Le second samedi du même mois, la duchesse d’Orléans arriva à Paris et fit tous ses efforts pour amollir le courroux du roi et de ses oncles, mais le temps de la miséricorde n’était pas encore venu, et tout ce qu’elle put obtenir, fut que l’on différât à la semaine prochaine, pour son respect, le supplice de ces criminels qu’on menait décapiter. Le même jour, le recteur de l’université, accompagné des plus fameux docteurs et de tout ce qu’il y avait de plus excellens professeurs, vint aussi pour tâcher de fléchir le roi par une belle et docte harangue sur le sujet de la clémence, et celui qui porta la parole appuya de beaucoup d’exemples de la débonnaireté de ses prédécesseurs, qui avaient si bien préféré cette vertu royale à toutes les autres, qu’on leur pouvait appliquer cet éloge, les rois d’Israël sont clémens. Je ne rapporterai point ici cette harangue en son entier, et je me contenterai de dire que l’orateur tourna le cœur du roi par tant de moyens, qu’il l’attendrit, et qu’il le résolut au pardon, et à épargner le sang des bourgeois, après lui avoir remontré par de fortes autorités, qu’il n’était pas juste que ce qui n’était arrivé que par l’emportement de quelques insensés, tournât à la ruine et au déshonneur d’une infinité de gens mieux intentionnés pour son service.

    « Le duc de Berry leur répondit pour le roi : « Puisque c’est une vertu royale de châtier les factieux et les perturbateurs du repos public, il est constant que l’émotion de Paris ayant éclaté si publiquement, tout ce qu’il y a de bourgeois y a part, et que tous par conséquent sont coupables de mort et de confiscation de leurs biens. Mais le roi n’ignore pas qu’il n’y en ait quelques-uns qui n’ont point trempé dans tout ce qui s’est fait, et qui en ont été très déplaisans, et c’est pour la considération de ceux-là que le roi ne veut pas étendre sur le général, l’offense de quelques mauvais particuliers, pour ne pas envelopper l’innocent avec le criminel, sa résolution étant de satisfaire plutôt à la justice qu’à son ressentiment, et de faire un exemple de la punition des principaux auteurs des désordres passés. »

    « Par divers jours des deux semaines suivantes plusieurs des complices eurent la tête tranchée par sentence du prévôt de Paris, et entr’eux un bourgeois fort accrédité dans le peuple, nommé Nicolas le Flament, noté depuis long-temps et dès le règne du roi Jean, comme il a été dit en son lieu, pour avoir assisté au meurtre du maréchal de M. le Dauphin Charles son fils qui s’appelait Robert de Clermont. La nouvelle de son supplice étonna fort tous les autres prisonniers ; et il y en eut deux que leur mauvaise destinée arma contre eux-mêmes, et qui pour se délivrer de l’ignominie de l’échafaud, prévinrent une mort publique par un meurtre volontaire.

    « J’ai appris de quelques-uns qui avaient entrée dans les conseils qu’on parlait fort des subsides parmi toutes ces exécutions, et que les avis furent différens sur la proposition qu’on fit de les rétablir. Ils ne savaient que trop, tout ce qu’ils étaient de conseillers d’état, que ces impositions étaient d’un droit récent, qu’elles n’avaient été instituées que pour le besoin des guerres et pour la nécessité de la réparation des maisons royales, et que ce n’était que du consentement des peuples, qui de tout temps avaient été requis pour en faire la levée, qu’on les avait payées depuis le règne du feu roi ; mais quelques-uns qui voulaient qu’on tirât avantage de l’état présent, ne furent pas seulement d’avis qu’on les remit sus, ils proposèrent d’en faire un par domaine du roi, et qu’on en attribuât la direction et la connaissance à des juges et officiers royaux. D’autres plus prudens et plus clairvovans, qui jugeaient du futur par le passé, craignirent que cette nouveauté ne fît crier tous les peuples, et ne donnât sujet à une rébellion générale dans le royaume. Leur sentiment, qui fut suivi, fut de garder l’ancien usage. Tous convinrent du rétablissement des impôts, et l’on fit publier à son de trompe le péage des gabelles, de douze deniers pour livre de toutes marchandises vendues, du quatrième du vin débité à pots, et de douze sols d’augmentation pour chaque muid. Ainsi ce peuple qui peu de jours auparavant refusait insolemment de porter la moindre charge, fut contraint de subir ce joug sans oser dire mot.

    « Les Parisiens avaient une vieille coutume d’élire entre eux, et de changer le prévôt des marchands et les échevins, qui connaissaient et qui jugeaient toutes les causes qui survenaient en fait de marchandises, tant entre bourgeois qu’avec les étrangers qui trafiquaient à Paris ; et parce que ce privilége était de grande autorité, le roi fût conseillé de l’ôter. Il fut aboli le dernier jour de février, et il fut dit que pour entretenir cette juridiction, le roi commettrait à l’office de la prévôté une personne qui l’exercerait en son nom, et non plus au nom des bourgeois. Il y avait encore certaines confréries en l’honneur de quelques saints, qui étaient affectées par dévotion à certaines chapelles, où diverses sortes d’artisans s’assemblaient, qui mangeaient ensemble et se réjouissaient après le service ; mais comme on crut que cela pouvait donner lieu aux factieux de faire de mauvais partis et de prendre des résolutions contre le service du roi et contre le repos public, elles furent toutes interdites, jusqu’à ce qu’il plût à sa majesté d’en permettre la continuation.

    « Le même jour il y eut sentence de mort contre douze criminels tous complices de la sédition, et avec eux était messire Jean des Marets qu’on fit seoir au lieu le plus éminent de la charrette pour être plus en vue à tout le monde, pour donner plus d’exemple, et pour recevoir plus de confusion. Il n’avait rien négligé pour sauver sa tête et chicaner sa vie, mais toutes les ruses de son métier ne lui servirent de rien. Il eut beau réclamer le privilège de cléricature pour être renvoyé par-devant l’Ordinaire, une seule faute l’emporta sur toutes les considérations, et de la pratique judiciaire, et de son propre mérite. Il avait été presque toute une année l’arbitre entre le roi et le peuple ; il avait souvent calmé la fureur populaire, ou du moins peut-on dire qu’il l’avait arrêtée, et qu’il avait souvent conservé le respect qu’on devait au roi et aux princes par de belles remontrances. On remarque encore qu’il avait toujours retenu les factieux par la terreur des supplices que mériterait leur emportement, et parmi tant de précautions pour autrui, il se laissa tellement surprendre à la créance que cette folle multitude avait en lui, que de demeurer dans Paris, à jouir de l’applaudissement du peuple, au lieu d’en sortir, comme firent tous les autres de sa profession. On l’accusa aussi d’avoir parlé trop librement, et d’avoir conseillé de munir la ville et de se défendre ; et tout cela ne pouvait que déplaire au roi et aux princes ses oncles.

    « Voilà ce qu’on allégua pour le rendre digne de la mort. Ainsi celui qui avait honorablement employé soixante et dix années d’une heureuse vie, parmi les rois et les princes, et qui jouissait d’une belle réputation qu’il avait acquise dans le ministère des plus grandes affaires du royaume, celui, dis-je, qui ne devait rien de ses honneurs à la fortune, ne laissa pas de tomber sous sa tyrannie comme une de ses victimes, et d’expier sur un échafaud le malheur de s’être trop fié aux engagemens de la cour, et il servira d’exemple des vanités du monde par une fin plus honteuse que tout ce que ses belles qualités lui avaient donné de crédit et d’estime. Enfin cette sanglante tragédie dura tout le mois de février, et après le châtiment de cent hommes et plus, tous punis du même supplice dans l’an révolu de cette malheureuse sédition, le roi et ses oncles résolurent de rendre toutes choses paisibles par une convocation du peuple dans la cour du palais. On dressa sur les grands degrés un échafaud qui fut tout tapissé, et le roi y étant monté suivi de ses oncles et de tous les grands de la cour, le premier acte de la tragédie fut joué par les femmes de ceux qui étaient encore dans les prisons, lesquelles y étant accourues en désordre, tout échevelées, et avec de méchans habits, levèrent les mains toutes en larmes, et crièrent à sa majesté d’avoir pitié de leurs maris et de leurs familles.

    « Messire Pierre d’Orgemont, chancelier de France, qui parla pour le roi, reprocha aux Parisiens tous leurs séditieux emportemens présens et passés, depuis le règne du roi Jean qu’ils ensanglantèrent la chambre royale du meurtre de deux maréchaux de France et de Dauphiné, jusques à l’année dernière qu’ils avaient méchamment massacré les Juifs qui étaient sous la protection de sa majesté, et violé le respect qu’ils devaient à sa propre maison. Il s’acquitta fort éloquemment de ce discours, et exagéra si fortement tout le récit des outrages de ce peuple et les peines qu’ils avaient encourues, que plusieurs tout épouvantés croyaient que ce furieux tonnerre de paroles allait attirer sur eux le dernier coup de foudre, quand les oncles et le frère du roi se jetèrent à ses pieds, pour le supplier humblement de pardonner au reste des coupables, et de convertir la réparation de tous ces crimes en une amende civile et pécuniaire. Leur prière leur fut accordée, et aussitôt ledit messire Pierre d’Orgemont reprenant la parole, leur dit :

    « Remerciez tous sa majesté de ce qu’au lieu d’user de tout son pouvoir, il aime mieux gouverner ses sujets avec plus de douceur et de clémence que d’autorité, et de ce que se conformant en cette occasion ci, par une pure inspiration du ciel, à la miséricorde de Dieu, qui ne punit pas les offenses avec toute la rigueur qu’elles méritent, elle s’est laissé fléchir aux prières. Toutes vos rébellions et vos forfaits vous sont remis quant à la peine de mort que vous avez desservie, et le roi veut bien oublier tout son ressentiment, mais c’est à condition de n’y plus retourner, car autrement il n’y a point de grâce. »

    « Après cette assemblée finie, on relâcha tous les prisonniers, mais ce ne fut pas sans qu’il en coûtât ce qui est le plus cher après la vie ; car il fallut payer comptant une amende qui égaloit la valeur de tous leurs biens ; encore leur disait-on qu’ils devaient bien remercier le roi de ce qu’ils se rachetaient de choses si caduques. Semblable exaction fut faite sur tous les bourgeois qui avaient été centeniers, soixanteniers, cinquanteniers ou dixeniers pendant la sédition, ou bien qu’on savait être fort riches. On envoya chez eux des satellites affamés au nom du roi, qui emportaient tout pour la taxe ; et comme elle était plus grande qu’ils ne le pouvaient porter, ils voyaient ravir tous leurs biens sans oser se plaindre du malheur de se voir réduits dans les dernières misères de la pauvreté. Ceux qui maniaient alors les finances demeurèrent d’accord que le roi n’en fut guère plus riche; qu’il n’entra pas la moitié de cet argent dans ses coffres, et que le reste, qui fut dispersé entre les grands et les officiers de l’armée sous prétexte du paiement des gens de guerre, fut encore plus mal employé, parce qu’ils retinrent tout pour eux, et que leurs soldats continuèrent leurs brigandages à la sortie de Paris. »

  4. Voyez dans la note précédente le récit du moine de Saint-Denis. Froissart qui ne sympathise qu’avec les chevaliers, est cependant juste avec les autres.