Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 256-258).

CHAPITRE CCIII.


Comment les Flamands ambassadeurs partirent du roi anglois à petit d’exploit. Comment le roi n’assiégea point Gand. Comment il fit embraser Courtray ; et comment il se retraist et les seigneurs à Tournay.


Vous savez comment à Calais séjournoit messire Guillaume de Firenton, Anglois, qui là étoit envoyé de par le roi d’Angleterre et le conseil du pays, et apportoit lettres appareillées pour sceller des bonnes villes de Flandre, qui parloient de grands alliances entre les Anglois et les Flamands ; et là séjournoient avecques lui François Akreman et six bourgeois de Gand. Quand nouvelles leur vinrent de la déconfiture de Rosebecque, si furent tous ébahis ; et vit bien le chevalier anglois que il n’avoit que faire de plus avant entrer en Flandre ; car cils traités étoient rompus. Si prit ses lettres sans sceller et retourna en Angleterre au plutôt qu’il pot, et recorda la besogne ainsi comme elle avoit allé. Les gentilshommes du pays n’en tinrent compte ; et avoient dit, et disoient encore et soutenoient toujours, que si le commun de Flandre gagnoit la journée contre le roi de France, et que les nobles du royaume de France y fussent morts, l’orgueil seroit si grand en toutes communautés que tous gentilshommes s’en douteroient, et jà en avoit-on vu l’apparent en Angleterre ; donc de la perte des Flamands ils ne firent compte.

Quand ceux de Flandre qui étoient à Londres envoyés de par le pays avec François Akreman entendirent ces nouvelles, si leur furent moult dures, et se partirent quand ils purent, et montèrent en mer à Londres et vinrent arriver à Medelbourg en Zélande. Ceux qui étoient de Gand retournèrent à Gand, et ceux des autres villes retournèrent en leurs villes ; et François Akreman et ses compagnons qui séjournoient à Calais retournèrent à Gand quand ils purent ; mais ce ne fut point tant que le roi de France fut en Flandre ; et retournèrent si comme il me fut dit par Zélande.

Entrementes que le roi de France séjournoit à Courtray, là ot plusieurs consaulx pour savoir comment on persévèreroit et si on venroit mettre le siége devant Gand. Le roi en étoit en très grand’volonté, et aussi étoient les Bretons et les Bourguignons ; mais les seigneurs regardèrent que il étoit le mois de décembre, le droit cœur d’hiver, et si pleuvoit toudis ouniement, pourquoi il ne faisoit nul hostoyer jusques à l’été, et si étoient leurs chevaux moult affoiblis et foulés par les froidures, et les rivières grandes et larges environ de Gand, parquoi on perdroit le temps et sa peine qui nul siége y mettroit. Et si étoient les seigneurs foulés et travaillés de tant gesir aux champs par si ord temps, si froid et si pluvieux. Si que, tout considéré, conseillé fut que le roi se retrairoit à Tournay et là se rafreschiroit, et tiendroit son Noël ; et les lointains des lointaines marches d’Auvergne, du Dauphiné, de Savoie et de Bourgogne s’en retourneroient tout bellement en leur pays. Mais encore vouloit le roi et son conseil que les Bretons, les Normands et les François demeurassent de-lez lui et ses oncles et le connétable ; car il les pensoit à embesogner, et tout en ce voyage, sur les Parisiens qui avoient fait faire et forger les maillets ; et compteroit-on à eux, si ils ne se régloient par autre ordonnance que ils n’avoient fait depuis le couronnement du roi jusques à ores. Quand le roi de France dut partir de Courtray, il ne mit mie en oubli, aussi ne firent les seigneurs de France, les éperons dorés que ils avoient trouvés en une église à Courtray, lesquels avoient été des nobles du royaume de France qui jadis avecques le comte Robert d’Artois furent morts à la bataille de Courtray. Si ordonna le roi que à son département Courtray fut toute arse et détruite. Quand la connoissance en vint au comte de Flandre, si y cuida remédier, et s’en vint devant le roi et se mit à genoux et lui pria qu’il la voulsist respiter. Le roi répondit fellement que il n’en feroit rien. Le comte depuis n’osa relever le mot ; mais se départit du roi et s’en alla à son hôtel.

Avant que le feu y fût bouté, le duc de Bourgogne fit ôter des halles un oroloige qui sonnoit les heures, l’un des plus beaux que on sçût de là ni deçà la mer[1], et cet oroloige mettre tout par membres et par pièces sur chars et la cloche aussi ; lequel oroloige fut amené et acharié en la ville de Dijon en Bourgogne ; et là fut remis et assis, et y sonnent les heures vingt quatre entre jour et nuit.

Au département du roi de la ville de Courtray elle fut mallement menée, car on l’ardit et détruisit sans déport ; et emmenèrent par manière de servage plusieurs chevaliers et écuyers et gens d’armes, de beaux enfans, fils et filles, et grand’foison ; et chevaucha le roi et vint à Tournay, et se logea en l’abbaye de Saint-Martin. Quand le roi entra à Tournay, on lui fit grand’chère et moult d’honneur et de révérence, ce fut raison ; et furent toutes les bonnes gens de la ville vêtus de blanc à trois bâtons verts d’un lez ; et fut la cité partie pour loger les seigneurs ; le roi à Saint-Martin, et comprenoient ses gens un quart de la ville ; le duc de Berry en l’hôtel de l’évêque ; le duc de Bourbon à la couronne d’or ; le duc de Bourgogne à la tête d’or ; le connétable au cerf ; et le seigneur de Coucy à Saint-Jaqueme. Et fut crié de par le roi et sur la hart que nul ne forfît rien aux bonnes gens de Tournay, et que on ne prensist rien sans payer, et que nul ne entrât en la comté de Hainaut pour mal faire.

Toutes ces choses furent bien tenues. Là se rafreschirent ces seigneurs et leurs gens, et les lointains se départirent et s’en retournèrent par Lille, par Douay et par Valenciennes, en leurs lieux. Le comte de Blois prit congé au roi et à ses oncles et à son compagnon le comte d’Eu, et s’en retourna sur son héritage en Hainaut. Et se logea à Valenciennes un jour et une nuit, où on le reçut moult grandement et liement ; car il avoit conquis entièrement l’amour des bonnes gens de la ville, tant pour l’honneur que il avoit fait au pays, quand Bretons, Bourguignons et Savoyens le vouloient courir, et il alla au devant et rompit leur intention, que pour ce aussi que messire Thierry de Disquemme, qui les tenoit en doute et avoit tenu un long temps, s’étoit du tout mis en l’ordonnance de lui et du seigneur de Coucy, et sur ce eurent paix. Si se partit le comte de Blois de Valenciennes et s’en vint à Landrecies ; et là se tint un temps et rafreschit de-lez madame sa femme Marie et Louis son fils ; et l’été en suivant il s’en vint à Blois ; mais la comtesse et son fils demeurèrent en Hainaut, et se tinrent le plus du temps à Beaumont.

  1. La plupart des grandes horloges des villes, à grands mouvement et à sonnerie, datent du xive siècle. Leur invention est cependant beaucoup plus ancienne, puisque l’horloge de Magdebourg, fabriquée par Gerbert, moine de l’abbaye de Saint-Gérand d’Aurillac, depuis pape, sous le nom de Silvestre II, date de la fin du xe siècle, et que long-temps avant cette époque elles paraissent avoir été connues en Chine et en Perse. D’après les notices données dans le Mémorial portatif par M. de Laubépin, qui met toujours tant d’exactitude dans ses recherches, « on vit à Londres en 1326 une horloge fabriquée par Wallingford, bénédictin anglois, et qui, outre le cours des astres, tel qu’on le concevoit alors, présentoit le mouvement du flux et du reflux de la mer. Une autre horloge, placée en 1345, sur la tour de Padoue, et exécutée par un ouvrier intelligent de cette ville, nommé Antoine, sur les plans et sur les dessins de Jacques de Dondis, marquoit, outre les heures, la marche annuelle du soleil, suivant les douze signes du zodiaque avec celle des planètes ; ce mécanisme, fruit de seize années de méditation, excita une admiration générale, et valut à son auteur le surnom d’Horologius. L’abbaye de Westminster, à Londres, eut une horloge publique en 1368 ; Charles V, roi de France, fit venir d’Allemagne, en 1370, Henri de Vic, et lui assigna six sols parisis par jour, pour établir l’horloge du Palais à Paris ; cette horloge sonnait les heures. Horloge de la cathédrale de Sens, exécutée en 1377 ; du château de Montargis en 1380, etc. On insérait dans la plupart de ces premières horloges des mouvemens qui mettoient en jeu des statues, des figures d’animaux, et leur faisaient rendre des sons ; produisaient des airs de musique, et autres choses semblables ; on donna à plusieurs d’entr’elles le nom de Jac Mars, corruption, dit-on, de celui de Jacques Aimard, habile ouvrier qui se distingua par son intelligence dans l’exécution des diverses horloges à machines. » Voyez aussi dans ma vie de Boèces (Philosophie chrétienne), une lettre du roi Théodoric à Boèces.