Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXXXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 439-440).

CHAPITRE CXXXIV.


Comment le roi d’Angleterre se partit de Chartres et s’en retourna en son pays ; et comment le roi de France arriva à Calais ; et comment le fils du duc de Milan fut marié à la fille du roi de France.


Quand ils furent parvenus jusques en l’ost du roi d’Angleterre, leur seigneur, ils lui recordèrent comment honorablement ils avoient été reçus, et lui montrèrent les dignités et les joyaux que le duc de Normandie leur avoit donnés. De quoi le roi eut grand’joie, et fêta grandement le connétable de France et les seigneurs qui là étoient venus, et leur donna beaux dons et grands joyaux assez. Adoncques fut ordonné que toutes manières de gens se délogeassent et se retraissent bellement et en paix devers le Pont-de-l’Arche pour là passer Seine, et puis vers Abbeville pour passer la rivière de Somme, et puis tout droit à Calais. Donc se délogèrent toutes manières de gens et se mirent au chemin ; et avoient guides et chevaliers de France envoyés de par le duc de Normandie, qui les conduisoient et les menoient ainsi comme ils devoient aller. Le roi d’Angleterre, quand il se partit, passa par la cité de Chartres et y herbergea une nuit. À lendemain vint-il moult dévotement, et ses enfans, en l’église Notre-Dame, et y ouïrent messe et y tirent grandes offrandes, et puis s’en partirent et montèrent à cheval. Si entendis que le roi et ses enfans vinrent à Harefleu en Normandie, et là passèrent-ils la mer et retournèrent en Angleterre[1]. Le demeurant de l’ost vinrent au mieux qu’ils purent, sans dommage et sans péril ; et partout leur étoient vivres appareillés pour leur argent, jusques en la ville de Calais ; et là prirent les François congé d’eux, qui les avoient convoyés. Si passèrent depuis les Anglois, au plus bellement qu’ils purent, et retournèrent en Angleterre.

Sitôt que le roi d’Angleterre fut retourné arrière en son pays, qui y vint auques des premiers, il se traist à Londres et fit mettre hors de prison le roi de France, et le fit venir secrètement au palais de Westmoustier, et se trouvèrent en la dite chapelle du palais. Là remontra le roi d’Angleterre au roi de France tous les traités de la paix, et comment son fils, le duc de Normandie, au nom de lui, l’avoit jurée et scellée, à savoir quelle chose il en diroit. Le roi de France, qui ne désiroit autre chose fors sa délivrance, à quel meschef que ce fût, et issir hors de prison, n’y eût jamais mis empêchement, mais répondit que Dieu en fût loué quand paix étoit entre eux. Quand messire Jacques de Bourbon sçut ces nouvelles, si en fut grandement réjoui, et vint à Londres au plus tôt qu’il put devers l’un roi et l’autre qui lui firent grand’chère. Depuis chevauchèrent-ils tous ensemble, et le prince de Galles en leur compagnie, et vinrent à Windesore, là où madame la roine étoit, qui moult fut réjouie de leur venue et de la paix le roi son seigneur, et du roi de France son cousin. Si eut là grands approchements et semblans d’amour entre ces parties, et donnés et rendus grands dons et beaux joyaux. Depuis fut-il accordé que le roi de France et son fils, et tous les barons de France qui là étoient, se partissent et se traissent devers Calais. Adonc prirent-ils congé à la roine d’Angleterre et à ses filles, qui moult étoient lies de la paix et du département du roi de France. Si aconvoya le roi d’Angleterre le roi de France jusques à Douvres ; et là se tint aise au châtel de Douvres deux jours, et tous les François, aussi. Au tiers jour ils entrèrent en mer, le prince de Galles, le duc de Lancastre, le comte de Warvich, messire Jean Chandos et plusieurs autres seigneurs en leur compagnie, et arrivèrent à Calais environ la Saint-Jean-Baptiste[2]. Si se tinrent en la dite ville de Calais tout aisément, et attendirent là un terme les messagers du duc de Normandie, qui devoient apporter la finance de six cent mille francs de France. Mais le paiement ne vint mie sitôt que on espéroit qu’il dût venir ; car il ne fut pas sitôt recueilli des officiers du roi de France. Si vinrent le duc de Normandie et ses deux frères en la cité d’Amiens[3], pour mieux ouïr tous les jours nouvelles de leur seigneur et entendre à ses besognes et à sa délivrance ; et pendant ce, se cueilloit le paiement parmi le royaume de France.

Si entendis et ouïs recorder adonc que messire Galéas, sire de Milan[4] et de plusieurs cités en Lombardie fit ce premier paiement, parmi un traité qui se fit adonc : car il avoit un sien fils à marier : si fit requérir au roi de France qu’il lui voulsist donner et accorder une sienne fille, parmi ce que il paieroit ces six cent mille francs[5]. Le roi de France, qui se véoit en danger, pour avoir l’argent plus appareillé, s’y accorda légèrement. Or ne fut mie cil mariage sitôt fait ni confirmé, pour ce que la finance ne vint mie sitôt avant. Si convint ce danger souffrir et endurer au roi de France, et attendre l’ordonnance de ses gens.

  1. Édouard arriva en Angleterre le lundi 18 mai, suivant le Memorandum conservé par Rymer. Il n’y est point dit dans quel lieu il s’embarqua. Les Chroniques de France ne sont pas d’accord en ce point avec Froissart : on y lit qu’Édouard et ses enfans montèrent en mer à Honfleur le mardi 20 mai. On vient de voir que cette date ne peut être exacte.
  2. Le roi Jean arriva à Calais le mercredi 8 juillet, suivant les Chroniques de France, le 9 de ce mois, selon Walsingham.
  3. On lit dans les Chroniques de France que le régent partit de Paris le dimanche 12 juillet, et alla à Saint-Omer pour accélérer autant qu’il pourrait l’accomplissement du traité.
  4. Jean Galéas Visconti descendait de ces petits souverains de l’Italie qui s’étaient partagé les lambeaux du grand despotisme des empereurs allemands. Il épousa en 1360 Isabelle, fille de Jean, et sa sœur Yolande épousa en 1368 Lyonnel, duc de Clarence, fils d’Édouard III. Jean Galéas fut le premier qui prit en 1395 le titre de duc de Milan, qu’il obtint de Venceslas roi des Romains.
  5. Villani assure de la manière la plus précise ce fait, dont Froissart semble douter, et le raconte avec les expressions les plus fortes. Quoi qu’il en soit des motifs qui déterminèrent le roi Jean à donner sa fille Isabelle à Jean Galéas Visconti, fils du duc de Milan, il est certain que le mariage se fit à peu près vers ce temps.