Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 183-184).
Livre I. — Partie I. [1344]

CHAPITRE CCXVI.


Comment le comte Derby arriva en Gascogne ; et comment le comte de Lille, quand il sçut sa venue, manda tous les seigneurs de Gascogne qui tenoient la partie du roi de France.


Ainsi que vous pouvez ouïr, départit le roi d’Angleterre ses gens, ceux qui iroient en Gascogne et ceux qui iroient en Irlande ; et fit ses trésoriers aux capitaines bailler assez or et argent pour tenir leur état et payer les compagnons de leurs gages. Si se partirent ainsi que ordonné fut. Or parlerons premièrement du comte de Derby, car il eut la plus grand’charge, et aussi les plus belles aventures d’armes. Quand toutes ses besognes furent pourvues et ordonnées, et ses gens venus, et ses vaisseaux frétés et appareillés, il prit congé au roi et s’en vint à Hantonne où toute sa navie étoit ; et là monta en mer avec toute la charge dessus dite, et singlèrent tant au vent et aux étoiles qu’ils arrivèrent au hâvre de Bayonne, une bonne cité et forte, séant sur la mer, qui toudis s’est tenue angloise. Là prirent-ils terre et déchargèrent toutes leurs pourvéances, le cinquième jour de juin, l’an mil trois cent quarante-quatre[1], et furent liement reçus et recueillis des bourgeois de Bayonne. Si y séjournèrent et refraîchirent eux et leurs chevaux sept jours. Le huitième jour, le comte Derby et toutes ses gens s’en partirent et chevauchèrent vers Bordeaux, et firent tant qu’ils y vinrent ; et allèrent ceux de Bordeaux contre le dit comte à grand’procession, tant aimoient-ils sa venue ; et fut adonc le comte herbergé en l’abbaye de Saint-Andrieu ; et toutes ses gens se logèrent en la cité ; car il y a bien ville pour recueillir autant de gens et plus.

Les nouvelles vinrent au comte de Lille, qui se tenoit à Bergerac à quatre lieues d’illec, que le comte Derby étoit venu à Bordeaux, et avoit moult grand’foison de gens d’armes et d’archers, et étoit fort assez pour tenir les champs et assiéger châteaux et bonnes villes. Sitôt que le comte de Lille ouït ces nouvelles, il manda le comte de Comminge, le comte de Pierregort, le vicomte de Carmaing, le vicomte de Villemur, le comte de Valentinois, le comte de Mirande, le seigneur de Duras, le seigneur de Taride, le seigneur de la Barde, le seigneur de Pincornet, le vicomte de Castelbon, le seigneur de Châteauneuf, le seigneur de l’Escun et l’abbé de Saint-Silvier[2], et tous les seigneurs qui se tenoient en l’obéissance du roi de France. Quand ils furent tous venus, il leur remontra la venue du comte Derby et sa puissance, par ouï dire. Si en demanda à avoir conseil ; et ces seigneurs répondirent franchement qu’ils étoient forts assez pour garder le passage de la rivière de Garonne[3] à Bergerac contre les Anglois. Cette réponse plut grandement au comte de Lille, qui pour le temps de lors étoit en Gascogne comme roi. Si se renforcèrent les dessus dits seigneurs de Gascogne, et mandèrent hâtivement gens de tous côtés, et se boutèrent ès faubourgs de Bergerac, qui sont grands et forts assez et enclos de la rivière de Garonne, et attrairent ès dits faubourgs la plus grand’partie de leurs pourvéances à sauveté.

  1. Ce ne fut point en 1344, comme on l’a déjà remarqué, que le comte de Derby passa en Guyenne. La date du jour n’est pas plus exacte : il ne put arriver à Bayonne le 5 juin, puisqu’il était encore en Angleterre le 11 de ce mois, date de l’ordre adressé par Édouard à tous ceux qui devaient accompagner le comte, de se rendre à Southampton où l’armée devait s’embarquer. Il parait même que son départ fut différé de quelques mois : Robert d’Avesbury le fixe vers la fête saint Michel 1345.
  2. Il y avait deux abbayes de ce nom dans la Guyenne : l’une au diocèse d’Aire, appelée communément Saint-Sever-Cap-de-Gascogne ; l’autre dans le diocèse de Tarbes, appelée Saint-Sever-de-Rustan. Il s’agit vraisemblablement ici de la première.
  3. Bergerac est situé, non sur la Garonne, mais sur la Dordogne. Froissart est sujet à se tromper en géographie, comme en chronologie.