Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/21



XXI

À Passy.


Dès le lendemain, Henry et Gérard se mettaient en campagne pour trouver un logis à leur convenance.

Habitués aux vastes salles, aux espaces illimités, à l’entière liberté de Massey-Dorp, déjà la contrainte, les limites de l’hôtel leur pesaient à tous. Et d’ailleurs l’intérêt de la chère malade exigeait qu’elle fût le plus tôt possible « chez elle », au milieu de la paix, de l’ordre, du confort, de l’harmonie qu’on ne trouve qu’au foyer.

Il avait été décidé, d’un commun accord, qu’on ne s’arrêterait qu’à une maison avec jardin, et même jardin assez considérable ; ce n’était point un luxe, mais plutôt un item de première nécessité pour une maisonnée où il y avait des malades, des bébés, — et des éléphants ! Laissant donc, sans même les explorer, toutes les rues populeuses qui avoisinent le boulevard, les deux frères se portèrent immédiatement dans la banlieue.

Le cocher de place, auquel ils avaient expliqué sommairement ce qu’ils cherchaient, leur ayant assuré qu’ils trouveraient infailliblement leur affaire à Neuilly, ils se laissèrent guider par lui, et, traversant la rue Royale, la place de la Concorde, l’avenue des Champs-Élysées, la plus belle route sans doute qui soit au monde, se trouvèrent en moins d’un quart d’heure au delà de la porte Maillot, où, en effet, une quantité innombrable d’écriteaux s’offrent à leurs yeux, mais où ils constatent, au bout de deux heures de marches et de contre-marches, que leur « affaire » est moins aisée à découvrir que ne l’avait imaginé le cocher.

Parmi les maisons disponibles qu’ils inspectent, boulevard d’Argenson, avenue du Roule, boulevard d’Inkermann, etc., celles qui leur plaisent sont d’un prix trop élevé ; celles dont le prix est abordable paraissent absolument insuffisantes. Ils s’étonnent, au surplus, du changement survenu dans le taux des loyers pendant ces derniers dix ans. Tel pavillon plus que modeste, où une famille amie logeait bien étroitement jadis pour la somme de huit cents francs, annonce aujourd’hui la prétention d’en rapporter deux mille. Et encore si ledit pavillon avait embelli ! S’il s’était agrandi ! Mais point. À ces colons tout frais émergés de leurs vastes forêts, de leur chalet aéré, fleuri, toujours immaculé, — et dont le loyer était néant, — la demeure qu’ils ont sous les yeux produit un effet risible et lamentable avec ses murs lépreux, ses proportions exiguës, son bosquet de lauriers râpés et poudreux qui dissimule mal les pauvretés des pavillons voisins.

« Deux mille francs de cette cahute ! s’écrie Henri indigné. C’est se moquer du monde. J’aimerais mieux en bâtir une de mes mains. »

Ils fuient ce quartier. L’automédon tourne à gauche, les conduit au boulevard Maillot.

Ici, de nouveau les villas spacieuses, élégantes, commodes, s’offrent en foule, mais les prix croissent naturellement avec le carré de la superficie ; les loyers demandés passent toute mesure ; et quels jardins ! À peine la place de se retourner. Un seul parait vaste et ombreux ; mais on le dit hanté. Impossible de s’y arrêter : Martine et Le Guen sont plus superstitieux l’un que l’autre ; ils seraient capables de donner leur démission ! Dans une autre villa où les conditions semblent presque raisonnables — par comparaison — les deux frères se trouvent en présence d’un concierge plein de morgue, qui montre avec condescendance les aîtres, et, sur l’observation de Gérard que le jardin est bien petit, dit en haussant les épaules avec pitié :

« Que voulez-vous avoir pour huit mille francs ?

— Peste ! fait Henri remontant en voiture, tout égayé de ce mot. Il va bien, le concierge ! Évidemment, il trouve qu’à ce prix on est indigne de vivre. Il ne faudra pas que j’oublie de conter cela à papa : ça l’amusera.

— Il était superbe, ce portier, dit Gérard ; il est atteint de mégalomanie, c’est certain :

« — Que voulez-vous avoir pour huit mille francs ? »

« Il a dit cela d’un ton qui ne s’imite pas… Mais voilà qui met bien bas nos espérances. S’il disait vrai, si l’on ne peut avoir ni air, ni espace pour ce prix, il vaut mieux tout de suite y renoncer, et prendre notre billet pour retourner au Transvaal.

— Hélas ! soupire Henri, dont le cœur est partagé entre le devoir filial qui le retient ici et toutes les espérances qu’il a laissées là-bas ; que ne pouvons-nous faire sans tarder comme tu dis !… »

On poursuit devant soi : on explore le boulevard Richard-Wallace, Madrid, les villas qui bordent le Bois de Boulogne ; on pousse jusqu’à Saint-James : vaine recherche. Toujours l’alternative du prix exorbitant ou de l’insuffisance de place ; et plutôt faudrait-il transiger sur le premier point que sur l’autre ; car la maisonnée comporte bien une douzaine de personnes, sans compter Goliath, et voici que, de simplement embarrassante qu’elle était, la question Goliath est devenue subitement épineuse.

Dès le matin, à la première heure, des messagers éplorés se sont présentés au Grand Hôtel de la part du chef de gare de Bercy. Ce fonctionnaire demande instamment à résilier l’engagement qu’il a pris. L’éléphant n’est pas l’animal paisible et doux qu’on lui avait dépeint ; c’est une bête féroce, ou plutôt c’est un fléau dévastateur, un véritable Attila. En une seule nuit il a détruit de fond en comble son fourgon ; et, une fois ce travail terminé, il s’est attaqué aux constructions environnantes. Le sol est jonché de décombres ; on essaye en vain de le calmer ; il ne veut rien entendre ; il sape, il arrache, il détruit…

« Il démolirait la Bastille, s’écrie l’envoyé dans un accès d’éloquence, si les patriotes de 89 n’avaient accompli cette besogne !… »

Il ne s’agit donc point de perdre de temps. Il faut sans tarder ramener au bercail le pauvre Africain qui, sans doute, s’estime définitivement abandonné par une ingrate famille et prend des mesures vengeresses si dommageables à la sécurité publique. Oui ; mais la difficulté, c’est de trouver ce bercail.

Soudain, Gérard a une idée géniale :

« Si nous allions frapper à la vieille maison de Passy ?

— Mais elle n’est pas libre. Et puis elle était déjà trop petite. Que sera-ce aujourd’hui ? Où mettre Goliath ? Dans le cabinet de papa ?

— Point du tout ! Il y avait au bout du jardin un morceau de prairie qui dévalait jusqu’à la Seine, te rappelles-tu ? Nous pourrions le louer, y installer une tente pour ce pauvre ami. En un tour de main ce serait fait… Dès ce soir il pourrait s’ébattre dans la rivière. Lui qui aime tant son tub !

Perrette et le Pot au lait ! Ne t’emballe pas si vite. Il est impossible que nous trou vions la maison à louer, précisément parce que nous le désirons.

— Allons-y toujours. La vue ne coûte rien. »

On traverse le Bois ; on roule vers Passy. Voici la chère demeure d’autrefois qui se dessine à l’extrémité de la rue. Le cœur leur bat à tous les deux : ils ont passé là de si beaux jours !… Mais quoi ? La villa està peine reconnaissable, maintenant qu’on approche. Deux ailes ont été ajoutées au corps de logis principal, et, en arrivant de côté, il est aisé de s’assurer que l’annexe esquissée par Gérard est déjà chose faite. Parfaitement soigné et fleuri, il voit le jardin descendre en verte pelouse jusqu’à la Seine. Et là-bas il désigne déjà la place où l’on dressera la tente de Goliath.

« Trop beau pour être possible ! dit Henri comme ils s’arrêtent devant la porte, s’apprêtant à sonner. Franchement, ne sommes-nous point trop ridicules d’aller demander à ces gens qui s’arrondissent, se prélassent légitimement ici : « Otez-vous de là que je m’y « mette ! »

— Bah ! sonnons toujours. Qui ne risque rien n’a rien », dit son jeune frère. Il tire le bouton, demande hardiment à parler au maître pour affaire de location ; d’emblée, les deux jeunes gens se voient introduits dans un cabinet spacieux où ils trouvent un homme aux cheveux grisonnants, à qui Gérard expose leur nom, leur situation et leur requête, sans grand espoir de succès, mais sans le moindre embarras — car Gérard a à peine oublié le temps des gamineries ; tandis que Henri, lui, se sent gêné par cette démarche insolite, regrette de s’y être laissé entraîner.

Et voici que le monsieur grisonnant répond avec aménité :

« Asseyez-vous, messieurs ; je vous attendais. »

« Il nous attendait ! Elle est forte, celle-là », pense Gérard, tombant sur sa chaise.

« Il y a dix ans, reprend le monsieur, lorsque votre père remit en mes mains cet immeuble, ce fut à la condition que je le lui rendrais au bout de ce terme, s’il m’en exprimait le désir. Il me l’exprime, je le lui rends.

— Comment ? Tout de suite ? Sans pourparlers ? s’écrie Henri, stupéfié. Cela paraît à peine croyable…

— C’est tout simple pourtant. Je me trouve appelé dans l’Amérique du Sud pour prendre la direction d’une plantation importante dont je viens d’hériter. Je ne saurais trop me hâter, si je veux sauvegarder mes intérêts. Je suis donc disposé à me conformer sans délai aux termes du traité… » Et comme Henri et Gérard avaient peine à revenir de leur surprise :

« N’aviez-vous point entendu parler de ce traité ?

— Non ; ou du moins nous en avions perdu le souvenir, et sans doute notre père a fait de même ; il s’est passé tant de choses en ces dix années !

— Vous plairait-il de visiter « l’immeuble », de vous assurer séance tenante qu’il n’a point périclité en mes mains ? » demande le futur planteur, qui évidemment a autant envie de se débarrasser de son immeuble que les autres de le reprendre. On le visite de fond en comble : tout est satisfaisant, propre, aéré, agrandi. Il ne s’agit que de s’entendre sur la question financière, qui naturellement est réservée à M. Massey.

Ravi de la trouvaille de ses fils, il vient en conférer sans tarder dans l’après-midi et se voit, avec la plus vive satisfaction, demander la modeste somme de vingt-cinq mille francs pour les améliorations et agrandissements faits à sa villa.

Sur ce pied, l’affaire ne pouvait traîner ; en un rien de temps elle était conclue, le locataire, qui déjà faisait ses paquets, avait dit adieu à la France, et l’on plantait les premiers pieux de la tente provisoirement dédiée à Goliath.

Deux jours plus tard, toute la famille Massey reprenait possession de son ancienne demeure. Au fond du jardin, un kiosque en bois, rappe lant autant que possible celui qu’il habitait à Massey-Dorp, s’installait pour l’éléphant. Des saules, des peupliers, des aulnes, remplaçaient tant bien que mal les ébêniers, les magnolias géants de la terre d’Afrique ; et la Seine — on l’espérait du moins — tiendrait lieu au pauvre exilé de la rivière des Rhinocéros.

Ce fut un enchantement pour M. Massey, pour Colette, pour la brave Martine, qui déclara qu’elle croyait entrer en paradis ; — une joie mêlée d’amertume pour la pauvre Mme Massey ; mais, dissimulant vaillamment le crèvecœur qu’elle éprouvait à ne pas revoir ces murs où elle était entrée, nouvelle épousée, où Henri, Gérard, Colette étaient venus au monde, dont elle avait rêvé si souvent au milieu de ses traverses, elle voulut se promener partout, inspecter toutes choses, se faire décrire par le menu chacun des arrangements pris par ses fils pour son bien-être, et s’en déclara parfaitement satisfaite.

Afin de lui épargner le bruit, le va-et-vient de la rue, doublement importun quand on l’entend sans le voir, on avait établi sa chambre au rez-de-chaussée, sur le jardin, dont la pelouse, descendant en pente douce vers la Seine, offrait à la chère affligée une promenade fraîche et ombreuse qui la dispensait d’aller au dehors chercher le grand air ; — immense soulagement pour elle ! Car, en dépit de son courage, de sa haute raison, la pauvre femme n’avait jamais pris son parti de l’humiliation que lui infligeait son infirmité ; elle avait horreur de se donner en spectacle, souffrait indiciblement de toutes les petites bévues qu’impose l’état de cécité, et chaque rencontre, chaque ami d’autrefois qui pouvait s’étonner de n’être point salué du premier coup, à qui il fallait expliquer la cruelle vérité, lui infligeait un froissement d’amour-propre qu’elle se reprochait, mais qu’elle ne pouvait vaincre.

En vain, ses filles, devinant son supplice, se multipliaient, s’ingéniaient pour créer autour d’elle la calme retraite dont avaient besoin ses yeux éteints, le bon M. Massey semblait prendre à tâche de contrecarrer leurs desseins. Il était si loin, lui, nature vigoureuse et saine entre toutes, d’imaginer les souffrances morales qui peuvent résulter d’un état morbide ! Si ç’avait été lui et non sa femme que le fléau eût frappé, il l’eût pris certainement de toute autre façon : il n’aurait point tardé, par exemple, à se procurer un chien d’aveugle et à se promener allègrement par les rues, accueillant de bonne humeur et sans nulle honte la pitié, les charitables empressements qui naissent autour d’un malheureux privé de la vue, du plus précieux des biens ! Aussi, agissant pour les autres comme il eût aimé qu’on fit vis-à-vis de lui, son premier soin fut-il d’aller au-devant de ses amis d autrefois, de les convier hospitalièrement à sa table.

Dès le lendemain de l’arrivée, il en amenait un à la dernière heure, homme aimable et distingué, sans doute, mais que Mme Massey se rappelait à peine, qu’elle se fût dispensée de recevoir ce soir-là, avec la migraine persistante qui lui martelait les tempes, et dont elle redoutait d’entendre les banales condoléances, quand sa triste condition viendrait à se trahir.

À la voir si pleine d’aisance et de courtoisie, l’œil voilé, mais toujours bienveillant et doux, la parole enjouée, spirituelle, qui se fût douté qu’elle souffrait mentalement et physiquement ? Quel hôte n’eût été persuadé qu’il se présentait à propos ?

Lina, elle, à qui une reconnaissance passionnée pour sa seconde mère donnait une merveilleuse prescience pour tout ce qui la touchait, eut vite fait de deviner le désarroi qui se cachait sous les gracieuses paroles, le sourire accueillant. Et tandis que Colette allait donner un dernier coup d’œil à l’arrangement de la table, que M. Massey montrait quelques curiosités africaines fraîchement déballées, elle murmurait rapidement à l’oreille de l’affligée :

« Ne craignez rien, maman ! je suis là ! Vous m’avez promis, un jour, là-bas, de vous servir de mes yeux, de toujours vous reposer sur moi… Vous rappelez-vous ? C’était le jour même où Tottie nous fut enlevée. Quelle angoisse ! Nous croyions tout perdu, n’est-ce pas ? Eh bien ! les choses se sont arrangées. Il en sera de même ici… Dans peu de temps vous reverrez la lumière, et, jusque-là, je me placerai entre vous et les importuns. Pour aller à table, Colette prendra le bras de M. Le Breton : je m’assoirai à votre droite, Gérard à votre gauche, et tout ira pour le mieux. Comptez sur moi, petite maman chérie !…

— J’y compte, ma petite ; j’y compte ! dit avec un sourire Mme Massey, qui éprouvait autant de soulagement à parler à cœur ouvert à ses filles que de répugnance à se confier à des étrangers. Mais quelle faiblesse, quelle lâcheté est la mienne ! N’est-il pas pitoyable de se laisser gouverner par de si sottes susceptibilités ?… — Vous, faible ou lâche ? dit Lina, l’œil rem pli d’éclairs. Vous êtes une héroïne ! Est-ce que M. Massey se doute seulement de ce que vous endurez ? ou Henri, ou Martial, ou mon cher papa ou même Gérard ?… »

Mais Le Guen vient annoncer que « Madame est servie » ; on se rend dans la salle à manger : tout se passe comme l’avait prédit Lina. Le convive est aimable, très épris d’idées de colonisation, et bientôt sur ce thème tant de choses intéressantes sont échangées, entre lui et ses hôtes, que même la migraine de Mme Massey se dissipe.

M. Le Breton, chef de bureau dans un ministère, se trouve être précisément dans la situation où était M. Massey dix ans auparavant, lorsque l’étroitesse de la vie matérielle, les charges tous les jours plus lourdes d’une famille grandissante, l’avaient amené à la résolution, anormale chez nous, d’émigrer avec tous les siens.

« J’ai cinq enfants, dit M. Le Breton ; avec ma femme, ma mère et votre serviteur, cela fait une famille de huit personnes. Or, je gagne cinq mille francs tout ronds, pas même mille francs par tête ! Au taux des dépenses actuelles, c’est l’impossibilité radicale de vivre, ni plus ni moins. J’en ai assez ! J’ai assez de refuser aux miens, de me refuser à moi-même tout plaisir, toute récréation, toute douceur ; que dis-je ! de nous refuser l’air respirable, la quantité de nourriture suffisante ! Je quitte l’Europe : j’ai obtenu une concession à Madagascar, et avec mon frère, qui est capitaine d’artillerie, — un garçon du plus haut mérite, qui se trouve lui aussi trop à l’étroit dans le cadre de sa vie, — nous disons adieu à l’existence marâtre qui nous étouffe ; nous allons demander à des espaces plus larges, à une terre moins parcimonieuse, la possibilité d’élever nos enfants !…

M. Massey est ravi de ce qu’il entend ; rien ne peut mieux faire plaisir à son humeur aventureuse et entreprenante que la courageuse décision de son ami, et, de tout son pouvoir, il l’engage à y persister. En dépit des dangers, des traverses, des déboires et désappointements de sa carrière africaine, que d’avantages n’y a-t-il pas récoltés ?

Tout d’abord, la vie abondante, généreuse, la joie de voir croître et prospérer tous les siens sans le moindre souci financier ; un bonheur tel que jamais il n’a cru le payer trop cher. Puis, la satisfaction de sortir d’un milieu étriqué, de sentir ses idées, ses facultés s’enrichir, se développer avec la connaissance des continents nouveaux, le frottement des intérêts universels. Enfin et surtout, l’inestimable avantage d’avoir pu former un pécule, faire une provision pour les mauvais jours, chose impossible au fonctionnaire du type courant, par tout autre moyen que l’économie féroce, pauvre expédient qui revient à mourir en détail pendant toute une vie, au lieu de mourir tout d’un coup à la fin.

Aussi, avec quelle ardeur, quel entrain il entre dans les projets de son hôte, s’offrant à l’aider de son expérience, de ses lumières, de ses recommandations ! À peine quinze jours se sont écoulés depuis son retour en France, et la première joie du retour épuisée chez l’enfant de la vieille Europe, le colon-né qui est en lui soupire déjà pour les immenses espaces du continent noir. Et peu à peu, autour de lui, chacun se met à penser et à dire de même, — sauf peut-être M. Weber et Martial Hardouin, lesquels, habitant à demeure le monde idéal du savant, jouissent de la précieuse faculté de ne pouvoir jamais être dépaysés.

La brave Martine, qui s’est arrogé de tout temps le privilège de dire très haut ce que chacun pense, est la première à donner une voix à sa déconvenue :

« Que tout est cher !… Et de mauvaise qualité !… Et peu abondant !… Les fruitiers vous font payer une livre de cerises vingt sous, et encore ils pèsent leurs doigts !… Vingt sous une livre de cerises ! Si ce n’est pas une onte !… Et voilà maintenant qu’il me faut acheter mon persil !… Non, c’est à leur jeter son panier à la tête. Acheter du persil quand il en pousse de quoi remplir une brouette, pour une pincée de graines… Moi, ça me fend le cœur… Et hier, ne sont-ils pas venus dans ma cuisine passer une police pour le payement de l'eau ?… Il faut payer l’eau, maintenant ! Encore, si elle était bonne ! Mais elle est remplie de vilaines choses, à ce qu’on me dit : des microbes, ils appellent ça… Chès, chès, j’en ai vu, moi, des hauts et des bas !… Que dirait « la pauvre maman » si elle savait qu’on achète ici l’eau à boire ? Elle en ferait une maladie, bien sûr !…

— Et les cotrets ? Tu oublies les cotrets, reprenait en antistrophe Le Guen, lequel, très soigneux du bien de ses maîtres, avait eu le matin même avec le charbonnier un « attrapage » dont il était encore vibrant. Quinze centimes un paquet de cotrets, gros comme mon poing ! C’est se moquer du monde, ma parole !

— Quand on pense aux fagots que m’apportaient mes négrillons, là-bas ! Et sais-tu, Le Guen, ils avaient du bon, ces pauvres noirs qui m’ont tant fait pester. Ils savaient reconnaître leur supérieur, et, si l’on appuyait d’une taloche la réprimande, ils l’acceptaient sans se rebiffer. Tandis qu’ici, il faut se mettre des manchettes pour dire à la fille de cuisine qu’elle est malpropre et que son ouvrage est faite au rebours du sens commun. Ah ! il en faut de la patience ! conclut avec conviction Martine, qui ne brillait pas précisément par cette vertu.

— Moi, dit Lina, ce qui me gène, c’est de ne pouvoir sortir seule ; de n’avoir plus mon poney à seller et brider moi-même, et, si la fantaisie m’en prend, de ne pouvoir faire avec lui un temps de galop de dix kilomètres dans la bonne fraîcheur de l’aube.

— Il ne tient qu’à toi, dit Gérard ; va chez un tailleur pour dames, commande un habit de cheval ; et, gantée, cravatée, sanglée selon l’ordonnance, viens, avec moi, faire un tour au Bois.

Le Bois !… Un bois, ce jardinet léché, peigné, ratissé ?… Mais il me semblerait chevaucher dans un salon ! L’allée des Poteaux, à la place de notre cher vieux veldt, et comme lions, ceux qui se font habiller rue de la Paix ?

Non, je perdrais trop au change !

— Ce qui me manque le plus, reprenait Colette, c’est le grand silence de la forêt. Dès le début, j’ai été étourdie par le tapage de Marseille ; et cette impression n’a fait que croître. Tout le monde me paraît ici pressé, agité, affairé, même les visiteurs ; je ne puis me faire à cette allure.

— Ah ! ces visites ! s’écrie Gérard, cette cérémonie artificielle, reste fossile de mœurs disparues, que l’on fait guindé sur sa chaise, parlant du bout des lèvres, répétant comme un automate le dernier cliché. Aussitôt écoulées les vingt minutes réglementaires, ma dame jette un coup d’œil à monsieur ; tous deux se lèvent comme mus par un ressort, pressés d’aller redire dans un autre salon les paroles identiques qu’ils viennent de prononcer chez vous !… De tous les usages absurdes et surannés qu’on entretient ici, je n’en connais pas de plus grotesque. C’est le protocole des cours, sans rien qui le nécessite ou justifie !

— C’est, d’ailleurs, une fonction qui tend à disparaître, dit M. Massey. Mais tu exagères toujours un peu, Gérard, en représentant la conversation parisienne comme plate et guindée. J’ai retrouvé des gens fort aimables… Vois mon ami Le Breton.

— Aussi tend-il à prendre le large, riposte promptement Gérard. Vous, papa, vous avez le privilège de voir tout en beau. Mais, dites-le, à part quelques exceptions, n’estimez-vous pas que vos anciens amis se sont légèrement momifiés ?

— Ils piétinent un peu sur place, ce n’est pas contestable, dit M. Massey en souriant. J’ai été assez surpris, je l’avoue, en revoyant à mon cercle les mêmes figures, à la même table, faisant la même partie de manille, disant les mêmes choses, du même ton… mais il n’y a pas à dire, c’est un système qui conserve. Ces gens-là n’avaient pas vieilli d’un jour !

— Horrible ! dit Henri en riant. Ce mot fait penser à des curiosités dans un bocal !… Mais ce qui m’étonne, ce qui me renverse, c’est qu’on puisse s’entasser comme on fait dans toutes nos grandes villes. Ces maisons de six étages, remplies, de la cave au grenier, de familles empilées les unes sur les autres comme des sardines en boîte, c’est un spectacle positivement affligeant. Sans mentir, je préférerais la hutte des Matabélés !

— Il y en a une de ce modèle qu’on voit de la fenêtre de ma chambre et que je ne me lasse pas d’admirer, dit Gérard. Du haut en bas des sept étages, tous tracés sur un même plan, on peut voir sept familles, dînant, déjeunant aux mêmes heures, mangeant les mêmes plats, faisant les mêmes gestes, siégeant dans le même décor : c’est fantastique !

— C’est désolant ! on se sent ankylosé rien qu’à penser à cette vie de cloportes. Ah ! si je n’avais à cœur de voir ma mère bien-aimée rendue à la joie, à la lumière, que j’aurais vite fait de reprendre le chemin du veldt ! s’écria Henri, impétueusement. Que ne puis-je, en ce moment, faire le coup de feu aux côtés de ces intrépides Boers, les aider de tout mon faible pouvoir dans la défense sacrée de leur indépendance !

— Les Boers ! répéta Colette, surprise et attristée. Mon pauvre Henri, leur cause n’est-elle pas perdue, et bien perdue, depuis la prise de Cronjé ?

— Perdue ! protesta Henri. Elle ne l’est, ne le sera jamais. Quand des patriotes, — hommes, femmes et enfants, — ont résolu de donner leur sang jusqu’au dernier, une cause n’est jamais perdue !

— Mais qu’espérer lorsque tous auront péri sous le nombre ?

— Ils renaîtront de leurs cendres ! fit Henri avec force. Écoutez bien ce que je vous dis : dans deux ans, dans trois, dans dix, la guerre boer durera encore ou couvera sous la cendre pour recommencer !… Jamais l’Anglais n’aura raison de cœurs si hauts !… »

Tout le monde se tut, se rappelant ce que Henri avait laissé là-bas pour obéir au devoir filial : une pure fiancée exposée tous les jours aux dangers, aux rudes fatigues de la guerre ; et, craignant d’augmenter sa tristesse, ils n’eurent garde de dire combien peu ils comptaient voir cette poignée de braves résister plus longtemps aux forces écrasantes de l’Empire britannique. Et pourtant, c’était ici la déraison qui avait raison. Car, enfin, dix-huit mois après cet entretien, la guerre durait toujours au Transvaal, et, même à supposer une trêve momentanée résultant d’un compromis inévitable, les mêmes motifs qui ont causé la rupture amèneront une reprise des hostilités.

Autres soucis :

Goliath si parfait ami, si fidèle gardien, si brave à la guerre, si plein de qualités et même de vertus, Goliath si grand dans l’infortune se montre petit devant les médiocres épreuves de la vie civilisée. Certes, il aime toujours ses amis ; sans doute sur ce point, la pauvre bête est incapable de changer. Mais à d’autres égards sa personne morale paraît s’être détériorée. Lui jusque-là si convenable, irréprochable pour mieux dire, dans ses manières, il a pris une sorte d’attitude bohème, je m’enfichiste, qui étonne et afflige ses admirateurs. Il ne soigne plus sa tenue, il manque d’égards aux gens ; il marche dans toutes les plates-bandes — au figuré et autrement. Évidemment ses croyances ont subi quelque choc fatal, et, pareil à d’autres iconoclastes, il piétine sur ses idoles tombées. En vain Colette l’admoneste et le morigène. Il parait un instant touché de remords ; mais à peine s’est-elle éloignée qu’envoyant au diable ses bonnes résolutions, il recommence à se mal conduire, reprend son œuvre de destruction, défonce les clôtures, fait des dégâts épouvantables.

Colette, toujours indulgente pour son favori, — dans ses pires moments il redevenait doux comme un agneau avec sa chère maîtresse, il faut se hâter de le constater, — Colette attribuait tous ses méfaits à la nostalgie qui le rongeait.

« Voyez-vous, Le Guen, ce pauvre ami se sent tellement à l’étroit sur cette pelouse, qu’il n’a plus qu’une idée : en sortir à tout prix… Ce champ, très vaste pour un Parisienné, est pour lui une simple prison, disait-elle dans les conciliabules anxieux qu’elle avait avec le fidèle gabier au sujet de l’éléphant.

— Sûr, mam’selle Colette ! (Le Guen n’avait jamais pu se déshabituer du titre de Mademoiselle, malgré les fréquentes objurgations de Martine.) Rapport à sa corpulence, elle se croit dans un trou de souris, c’te malheureuse bête… et c’est bien compréhensible… j’en ferais bien autant !…

— Est-ce encore lui ?… demandait Colette inquiète, en montrant des pelouses piétinées, des massifs de fleurs dévastés, et jusqu’à un jeune peuplier les racines en l’air.

— Sûr, certain que c’est lui !… Ah ! satané Goliath, va !… En fait-il du remue-ménage !… Non, mais en fait-il !

— Que va dire papa ?… Son beau massif de rhododendrons tout abîmé !… Oh ! Goliath, comment peux-tu te conduire ainsi ? »

Goliath affecte de ne pas entendre et regarde droit devant lui d’un air détaché.

« Tu sais qu’on ne pourra plus permettre à Tottie de jouer avec toi, si tu deviens aussi méchant… » continue Colette.

Goliath prend délicatement Tottie par le milieu du corps, du bout de sa trompe, et la balance doucement dans les airs à la grande joie de la petite.

« Oui, fais le bon apôtre ! grommelle Le Guen en tapotant de sa baguette le vaste train de derrière de l’éléphant. Ce qu’il est madré, l’animal !… Regardez-le donc cligner des yeux ; on dirait un chat, mille sabords !…

— Si on pouvait le mettre à la raison comme un chat, il y aurait quelque espoir ! » fait Colette, moitié riant, moitié soupirant.

D’ailleurs, tant que Colette est au jardin, la conduite de Goliath est exemplaire. On le voit se promener à pas comptés, tournant d’un air digne autour des pelouses, se tenant sur les allées et broutant à peine une feuille verte, deci, delà. Mais il n’est pas plus tôt seul qu’une sorte de folie l’envahit tout entier, et, fondant droit devant soi, il galope à travers corbeilles et plates-bandes, en arrache les bordures, sème autour de lui les ruines et la dévastation.

Bientôt il prend la manie d’arracher les arbres ; en peu de jours il devient si expert à ce jeu qu’il ne reste plus debout que les plus grands, en vainM. Masseyse fâche, le menace de le punir sévèrement, Goliath n’en tient compte et pousse l’impudence jusqu’à taquiner du bout de ses défenses un jeune saule sous les yeux mêmes de son maître !

Enfin, un jour, il met le comble à ses for faits. Toute la nuit il a travaillé secrètement au mur qui sépare la propriété de M. Massey de celle du voisin, une pierre disjointe a éveillé son instinct de destruction ; à petits coups de défense, il descelle les pierres voisines, puis les fait tomber, et ce jeu l’enchante si bien qu’à l’aube il a pratiqué une brèche presque suffisante pour le laisser passer !

Par malheur, il a choisi pour théâtre de son exploit un lieu retiré du jardin où l’on va rarement ; si bien que vers onze heures son travail est achevé et il pénètre triomphalement dans le jardin voisin, qu’il parcourt au grand trot, semant sur ses pas l’étonnement et la terreur.

La nourrice, son poupon sur les bras, entourée des enfants plus âgés, le grand-père lisant paisiblement son journal sur un fauteuil de rotin, la maman et la grande sœur occupées à un ouvrage de couture, sont épouvantés soudain par l’apparition de ce monstre, surgissant devant eux, grisâtre, énorme, les oreilles soulevées, la trompe droite, faisant entendre un petit barit de triomphe qui leur parait féroce. Les enfants poussent des cris affreux : le grand-père, n’ayant pas d’autre arme à sa portée, agite vainement son chapeau de paille pour faire fuir l’éléphant, tandis que la pauvre mère essaye de cacher ses enfants dans ses bras, et que nounou fond en larmes. C’est une confusion inexprimable, une déroute complète… Radouci d’abord par la vue des dames et des enfants, Goliath est offensé soudain par la réception qu’on lui fait, et, saisissant du bout de sa trompe un superbe araucaria, il l’arrache, le foule aux pieds, le met en pièces, puis fonce à travers le jardin, piétinant et saccageant tout sur son passage.

Paralysé d’abord par la surprise et la frayeur, le grand-père se ressaisit, fait passer devant sa fille et ses petits-enfants, les ramène sains et saufs au bercail, et, saisissant son fusil de chasse qui est tout chargé dans le râtelier, il sort sur le perron et tire coup sur coup pour faire fuir l’ennemi…

L’éléphant répond à ce défi par son cri de guerre. Les voisins viennent aux fenêtres ou s’attroupent devant la porte du côté de la rue.

« On se tue là dedans !… On tire des coups de fusil… Il parait qu’on vient d’assassiner le vieux monsieur du no14 !… — Non, c’est lui, au contraire, qui a été frappé subitement de folie et qui a commencé à tuer tout le monde… Entendez-vous le bruit qu’il fait ?… Hein ! quelle voix tout de même, pour un homme seul !… (C’est la voix de l’éléphant qu’on attribue au pauvre grand-père)… Un vieux qui avait l’air si doux… Toujours si poli… avec un chapeau de panama et un gilet blanc… Ce que c’est que de nous !… »

L’attroupement grossit. Bientôt la force publique, sous les traits bénévoles d’un gardien de la paix, fend la foule et demande d’autorité à savoir ce qui se passe. Impérieusement, il tire la sonnette ; et les gens de la maison, jusque-là rassemblés sur le perron du jardin, surveillant l’ennemi et prêts à se refouler en bon ordre au moindre retour offensif, s’aperçoivent enfin qu’ils sont devenus l’objet de la curiosité générale. Déposant son fusil, le grand-père explique l’aventure et déclare porter plainte contre M. Massey, pour dégâts et incommodité grande, causés par son éléphant domestique.

Le gardien de la paix reparaît sur le seuil du no 14, et va, suivi de la foule, tirer la sonnette du no12, chez M. Massey. Il explique l’affaire à Le Guen, qui se frappe le front et part comme un fou à la recherche du coupable. Il trouve maître Goliath, l’œil mauvais, entouré des débris de clôture, plantes vertes, fleurs, chaises et bancs de jardin qu’il a démolis pour passer sa colère et sur le point de déraciner un beau magnolia.

Indigné, Le Guen se suspend à la petite queue de Goliath pour lui faire lâcher prise, tout en exhalant sa colère par une bordée de jurons des plus maritimes… Goliath, rentrant enfin en lui-même, lâche son arbuste et reprend, la queue basse, le chemin de son domaine. Il est fort mal reçu par M. Massey, Henri et Gérard lui-même qui l’accablent de reproches : il est facile de voir sur la physionomie expressive de Goliath qu’il se sent coupable ; mais, blessé de la façon dont on l’accueille, il tourne le dos à ses amis et va se cacher pour bouder dans son kiosque.

On appelle en toute hâte des ouvriers, et, tandis que Le Guen fait bonne garde, on rétablit le mur et on le visite soigneusement afin de s’assurer qu’il n’y a plus de point faible.

Mais, le lendemain matin, M. Massey a la désagréable surprise de se voir cité à comparaître devant le juge de paix de Passy. Sur la plainte du voisin, justement exaspéré, le digne magistrat est obligé de condamner M. Massey, civilement responsable des faits et gestes de son éléphant, à sept cent soixante-trois-francs de dommages-intérêts, sans compter les frais et dépens…

La plaisanterie semble un peu forte à M. Massey, et Colette elle-même ne sait plus que dire pour défendre son favori. Elle songe à passer la majeure partie de son temps au jardin, puisque Goliath se tient bien en sa présence… Mais cela n’est pas pratique… Mille occupations, mille devoirs l’appellent ailleurs… Elle ne peut que soupirer en pensant à la liberté de Massey-Dorp et supplier Goliath de redevenir le docile et charmant compagnon d’antan… Goliath soupire en réponse, à ce qu’affirme Lina, et il a l’air de prendre de bonnes résolutions… Mais comment les tiendra-t-il ?… Et la pauvre Colette ne peut retenir quelques larmes en pensant que sans doute la situation ne tardera pas à devenir insoluble et qu’il faudra de toute façon se résoudre à se séparer de son grand ami…

Sur ces entrefaites et alors que le nom seul de Goliath est devenu un sujet de litige dans la paisible demeure de Passy, le directeur du Jardin d’acclimatation fait demander une entrevue à M. Massey. Les journaux, cela va sans dire, se sont emparés des hauts faits de Goliath : vingt reporters, assoiffés de faits divers, ont trouvé matière à « copie » dans ses exploits et il est en passe de devenir célèbre. L’attention du directeur du Jardin a été attirée par la description de sa force et de sa beauté, et il vient, — tout comme le Barnum de Marseille, — demander si la famille est désireuse de s’en défaire, offrant un prix moindre assurément que le Yankee, mais qui fait encore honneur aux qualités plastiques de Goliath.

Le vendre, jamais !… Toucher de l’argent en échange du noble animal, aucun n’y consentirait. Mais Colette elle-même a fini par comprendre qu’on ne peut garder un éléphant dans une petite villa parisienne ; la solution qui s’offre inopinément paraît à tous inespérée ; et, après un conseil de famille, on décide d’accepter l’offre du directeur, avec quelques modifications.

Goliath recevra l’hospitalité au Jardin d’acclimatation, dans un vaste enclos qui lui sera exclusivement réservé.

La famille Massey ne touchera aucun argent et restera propriétaire de l’animal avec faculté de le reprendre, le cas échéant.

Goliath ne sera astreint à aucun service et ne portera d’autre baby que Mlle Tottie, qui ira tous les jours lui rendre visite, à moins qu’il ne manifeste le désir de trimbaler les tout petits, chose assez probable, car, même dans sa misanthropie présente, il a toujours gardé une grande tendresse pour les enfants.

Enfin, condition suprême : Le Guen accompagnera son éléphant ; le Jardin l’engagera, à titre de cornac, pour le soigner et diriger, avec de beaux appointements, dont le chiffre est fixé par M. Massey et accepté séance tenante par le directeur, enchanté de son affaire.

Tout le monde est content.

Le moins satisfait n’est pas Le Guen, qui se voit sans regret placé dans un poste éminent. Martine se déclare enchantée de l’arrangement qui mettra une somme ronde dans son escarcelle et tout est signé.

Toute la famille accompagne Goliath à sa nouvelle demeure ; et, comme pour se faire regretter, le noble animal traverse les rues de Passy et les allées du Bois de Boulogne, entouré de ses amis, avec toute la gravité et la douceur des anciens jours. Le petit hamac de Tottie est suspendu à ses défenses, et Colette a la main posée sur le rebord du hamac. Promenant amicalement le bout de sa trompe d’une tête chérie à l’autre, Goliath semble rêveur ; on dirait qu’il se souvient, qu’il se remémore dans sa vaste cervelle obscure tous les détails de l’effroyable voyage qu’ils accomplirent ensemble quand Colette était encore enfant et qu’il donnait sa vie sans compter pour sauver celle de ses amis…

Ce n’est pas sans quelques larmes que Colette et Lina se séparent de ce cher compagnon. Mais le Jardin d’acclimatation n’est pas au bout du monde ! Ce sera un but de promenade et Goliath peut être tranquille, il aura souvent des visiteurs !…

Chose étrange, à peine entré au Jardin, le Modern Mammoth reprend les allures nobles et graves pour lesquelles il était si remarquable. Plus une seule déprédation, pas une feuille verte cueillie hors de propos, et il n’a jamais songé le moindre assaut contre la grille qui le sépare de la vile multitude, ni tenté de sortir de l’enclos où se profile, à l’admiration générale, son énorme et antédiluvienne silhouette, presque toujours flanquée de celle de Le Guen, son inséparable pipe à la bouche.