Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/07



VII

L’enlèvement


À Massey-Dorp, tout est tranquille, et les choses ont repris leur cours normal. À la vérité, le canon reste braqué sur la plaine, au pied de la véranda : ou du moins il semble, à distance, qu’il en soit ainsi. En réalité, un simulacre de même bois et de même aspect, un simple tronc d’arbre poli, le remplace provisoirement. M. Weber a reconnu une lésion accidentelle, causée par le tir, à la culasse de sa pièce, qu’il a dû emporter à l’atelier souterrain pour la réparer. Mais cette substitution même montre assez qu’aucun danger n’est en vue et que la sécurité de l’habitation n’est pas menacée. À la suite de leur désastre, les indigènes se sont dispersés ; ils ne donnent plus signe de vie ; Bernier, qui court le pays, ne signale aucun rassemblement suspect.

N’était le souci d’être depuis trois semaines sans nouvelles des absents, et de n’avoir pas encore de réponse aux lettres envoyées à Pretoria pour informer M. Massey, Henri, Gérard et le docteur Lhomond de l’attaque tentée par Benoni, l’aspect général de Massey-Dorp serait à peu près celui des jours heureux.

Goliath gambade avec Tottie sur le gazon de la pelouse. Colette, assise auprès de sa mère sous un berceau de jasmin, lève de temps en temps les yeux de son ouvrage pour regarder leurs ébats. Lina passe à travers les massifs, cueillant des fleurs destinées à l’ornement de la table familiale. Martial Hardouin se prépare à se rendre à la tour phénicienne pour ses travaux accoutumés. Quant à M. Weber, il paraît aujourd’hui donner une attention exceptionnelle aux grâces enfantines de Tottie. Ses gros yeux de chouette ne paraissent pas, comme à l’ordinaire, fixés sur un point qu’ils ne voient point. Il y a, selon le mot de Shakespeare, spéculation in his eye ; il y a aussi de l’émotion, de la tendresse de grand-papa. Colette, suivant la direction de ce regard, a tôt fait de comprendre que le digne savant admire Tottie. Il est fou de la fillette, comme jadis la mère-grand du petit Chaperon-Rouge, et quoique chacun à Massey-Dorp, maîtres, serviteurs et animaux, ait sa part d’idolâtrie pour l’enfant, c’est chose notoire que, sur ce terrain, Goliath et M. Weber viennent avant tous les autres. Il y a même jalousie marquée entre les deux adorateurs de Mlle Tottie, et c’était un thème inépuisable de plaisanteries — au temps où l’on avait le cœur à plaisanter — que les escarmouches journalières des deux rivaux pour se dépasser l’un l’autre dans les bonnes grâces de leur mignonne souveraine.

« N’est-ce pas qu’elle est jolie ? demanda Colette avec l’orgueil bien pardonnable d’une jeune maman.

— Elle est adorable !

— Et avez-vous jamais rien vu, dites-moi, qui soit plus touchant que la délicatesse de Goliath à la manier, l’enlever, jouer avec elle ?… De plus risible que le despotisme de Tottie ?… De plus gracieux que cette alliance de force et de faiblesse ?…

— On ne se lasse pas de l’admirer, fit Weber avec une moue légère de dépit ; mais ne croyez-vous pas… ne vous semble-t-il pas que Goliath abuse un peu… qu’il accapare Tottie… et aussi qu’il oublie le travail pour le jeu ?…

— Comme vous voilà sévère, ce matin, dit Colette étonnée. Non, j’avoue que je ne songe guère à abréger leurs jeux ; ils font tant de bien à la petite, et Goliath est si sûr !… Et puis, il a tant servi ! n’a-t-il pas le droit de prendre sa retraite ? D’ailleurs, ajouta-t-elle en souriant, je crois que ceux qui voudraient séparer ces deux amis y perdraient leur éloquence. Tout le monde s’entend ici à faire de la mignonne un petit tyran qui ne connaît que sa volonté, et, quant à Goliath, si j’essayais de lui enlever sa pupille, il la suivrait, je crois, jusque dans la maison, jusque dans sa chambre…

— C’est justement ce qui cause mon souci, dit M. Weber brusquement. J’ai besoin du dos puissant de Goliath pour opérer certains chargements et transports. Mon canon est réparé. Il s’agit de le rapporter ici, avec une cargaison d’obus… Les mécréants peuvent revenir !… Mais va te faire promener !… Ce diable de Goliath refuse de s’éloigner d’un centimètre de sa chère Tottie !… J’avais prié Martine d’emporter l’enfant pour un instant. Ah bien ! oui… quelle scène !… Tottie criait ; l’éléphant était furieux. J’ai vu le moment où il allait me faire un mauvais parti… Il n’y a pourtant pas de temps à perdre… Je voudrais qu’aujourd’hui même la pièce fût remise en place…

— Cessez de vous tourmenter, cher ami, dit Colette, qui ne put s’empêcher de rire un peu de son air penaud. Il y a un moyen fort simple de tout arranger. Que Tottie soit de la partie et Goliath vous suivra volontiers. Je lui en donnerai l’ordre formel, et quoique ma fille m’ait dérobé la première place dans ses affections, le brave animal me garde encore assez d’amitié pour obéir fidèlement à mes ordres — quand ils lui plaisent !…

— Voilà qui est parfait ! dit Weber rayonnant. Croyez-vous que nous puissions partir tout de suite ?

— Je n’y vois aucun inconvénient. Nous suspendrons comme d’habitude le petit berceau de promenade à l’une des défenses de notre ami ; je lui dirai de vous suivre, d’attendre que vous ayez placé sur son dos votre chargement, de revenir avec vous, et vous pourrez être certain que, tant qu’il aura Tottie sous les yeux et mes ordres en tête, il sera aussi facile à mener qu’un mouton.

— Il est prés de deux heures, dit l’inventeur tirant sa montre. Je crois pouvoir vous promettre d’être de retour à cinq heures. Ce ne sera pas trop tard pour Tottie ?

— Tottie ne craint ni le soleil, ni l’air du soir, ni l’eau courante, ni rien de ce que j’ai vu si fort appréhender pour les enfants élevés dans du coton. Elle a poussé en plein air, et elle est déjà robuste comme un petit chêne. D’ailleurs, elle a fait vingt fois ce voyage avec son père dans des conditions identiques… et, puisqu’il est de la partie, je m’en remets à vous deux du soin de veiller sur elle…

— Quant à cela, s’écria le bon Weber, ses gros yeux myopes s’embrumant de larmes, je me ferais plutôt mettre en morceaux que de laisser toucher à un cheveu de l’enfant… »

Quelques instants plus tard, la petite troupe se mettait en marche, selon l’ordre arrêté, et Colette, après avoir donné un dernier baiser à la fillette, une dernière recommandation d’obéissance à Goliath, retournait auprès de sa mère, qu’elle se faisait scrupule de quitter ou perdre de vue une minute, depuis quelques jours surtout ; car une mélancolie noire semblait s’appesantir sur Mme Massey et la dominait à chaque moment davantage, et la pauvre jeune femme, devinant la cause de cette tristesse, travaillait sans relâche à la dissiper, secondée dans cette tâche par Lina, dont les soins, l’amour, le dévouement pour celle qui depuis cinq années lui servait de mère, étaient ceux d’une véritable fille.

Tandis que toutes deux étaient ainsi occupées, bavardant, brodant, faisant de la musique autour de la chère femme, Goliath, Tottie, M. Weber et Martial étaient arrivés à bon port à la terrasse inférieure de la Tour ; les deux premiers s’étant installés à l’ombre, à l’entrée du souterrain, M. Hardouin était monté à son cabinet de travail et l’inventeur s’était mis sans retard à l’œuvre, qui consistait à hisser le canon, son affût et trois douzaines d’obus sur le dos de Goliath. Tout était préparé pour que le travail marchât sans encombre, et en moins d’une heure et demie il était achevé.

Weber allait et venait ; Tottie gazouillait à plein gosier et parlait à son grand ami, lui contant toutes ses petites affaires et entendant sans doute fort bien les réponses de l’éléphant, car le monologue ne chômait pas. Chaque fois que sa tête émergeait du souterrain, le bon savant pouvait s’assurer que tout allait à merveille de ce côté-là.

Il advient que Tottie, fatiguée d’avoir été trop longtemps suspendue dans son hamac d’osier, où elle est pourtant merveilleusement placée pour taquiner son vieil ami, lui tirer sa longue oreille, lui mettre ses petits doigts dans l’œil, lui placer au bout de sa trompe un morceau de biscuit, Mlle Tottie, sentant, avec la petite horloge que les enfants ont dans la tête, que son temps habituel de panier est plus qu’accompli, demande en se trémoussant et en gigotant à être déposée sur l’herbe. Goliath lui obéirait très facilement ; cent fois il a exécuté la même manœuvre, abaissant avec précaution ses défenses, placées de façon à soutenir horizontalement le berceau, le laissant glisser avec adresse sur les courroies, prenant délicatement la fillette du bout de sa trompe et la mettant à terre d’un mouvement aussi moelleux que l’eût pu faire Colette elle-même. Mais, aujourd’hui, Goliath ne semble pas aussi prompt que d’habitude à obéir aux injonctions du despote qui le mène par le nez. Goliath a des scrupules. Colette n’a pas dit : « Tu ne laisseras pas Tottie sortir de son berceau » ; mais elle n’a pas dit non plus : « Tu le lui permettras ». Et l’honnête pachyderme demeure immobile et rêveur, image vivante de l’incertitude, tandis que la petite, étonnée et indignée de voir son humble esclave donner des signes d’insubordination, commence à se démener, crie et tempête, et enfin menace de se jeter par-dessus bord si son vœu, énergiquement exprimé, n’est pas aussitôt exaucé.

Devant cet ultimatum, Goliath rend les armes. Il abaisse ses défenses, d’une secousse légère il fait aborder le berceau, et prenant doucement l’enfant par la taille, la dépose sur le gazon. Mais son attitude proteste contre cette concession qu’il juge incorrecte, subversive et dangereuse, et toute personne habituée à lire sur sa physionomie expressive verrait qu’il boude. Quant à Mlle Tottie, à peine-a-t-elle touché terre qu’elle a retrouvé son humeur enchanteresse. Les larmes passagères sont soudain taries ; elle se met incontinent à cueillir les pâquerettes qui, de son perchoir, avaient excité son envie, et avec des roucoulements et gazouillis délicieux annonce à Goliath qu’elle va lui faire un bouquet. Goliath ne serait pas fâché de se voir paré du bouquet de sa petite amie ; mais sa dignité, offensée, exige qu’il grogne un peu, encore, et dans ses moments de pique, il a l’habitude de se détourner, de s’éloigner de quelques pas, absolument comme un enfant boudeur, montrant une petite queue ridicule et un train de derrière qui laisse à désirer pour l’élégance des formes.

Mais voici que soudain Goliath tressaille comme si un dard venait de le percer. Son oreille a perçu des bruits insolites ; le son d’une voix inconnue, mielleuse, douceâtre et chantante se mêle au parler à peine ébauché de Tottie :

« Jolie petite fille !… Chère petite fille !… Petite fille aimer bonbons ?… Voilà bonbons pour jolie petite fille !… »

Et Goliath, virant de bord, voit de son petit œil sagace un spectacle qui le cloue sur place, indigné et stupéfait. Un être qu’il ne connaît pas, un homme qui certainement ne fréquente pas à Massey-Dorp, s’est permis de prendre Tottie dans ses bras, de la flatter de la main et de la voix, de lui présenter des sucreries, et — chose abominable — l’enfant accepte les caresses, croque les bonbons et sourit, enchantée !…

Le premier mouvement de Goliath serait de se précipiter, d’enrouler sa formidable trompe autour du corps de l’insolent qui ose toucher un dépôt à lui confié, et, comble d’impudence, s’en faire bien venir ; de le serrer dans cette trompe comme dans un étau, de l’élever au-dessus de sa tête, et, de cette hauteur, de le jeter à terre violemment, de le piétiner jusqu’à la mort ! Mais l’inconnu tient dans ses bras une égide qui le préserve de ce sort terrible : la petite Tottie… Comment punir le misérable sans faire du mal à Tottie ?…

Le noble animal s’arrête dans son élan, dompté et furieux. Il ne peut rien. Il ne sait ce qui va suivre, comment il se tirera de ce pas difficile. Il a le courage et la force de résister à sa colère, de délibérer, d’attendre les événements. Mais sa trompe se relève d’un air agressif, ses défenses menaçantes sont prêtes à labourer l’ennemi, ses petits yeux sont injectés de sang ; il barrit avec frénésie.

« Oui, oui, sonne ta trompette, ricane le ravisseur, gardant la petite solidement en fermée dans ses bras. J’ai trouvé le moyen de te faire aboyer sans mordre, stupide bête ! Faut-il être ahuri tout de même, fût-on éléphant, pour balancer une seconde sur le parti à prendre !… À ta place, j’aurais vite fait, je t’assure, d’étouffer mon ennemi avec les armes que la nature t’a données, fallût-il pour cela étouffer aussi le moucheron que voici !… Mais, grâce à tes magnanimes sentiments, noble Goliath, nous faisons d’une pierre deux coups… Que dis-je ? deux ! C’est trois, quatre qu’il en faut compter. Primo, j’enlève la pacotille ; secundo, Goliath m’épargne la peine de la porter ; tertio, non seulement la petite me sert d’amorce, mais je joue un bon tour à ces damnés Massey ; quarto, rien ne dit que le Weber ne va pas, lui aussi, se mettre le nez dans la nasse… Toute la question se borne à ce qu’il ne tarde pas à sortir, car il serait dangereux d’attendre trop ici… »

Comme il raisonnait ainsi, la tête ébouriffée de Weber apparut à l’entrée du souterrain. La stupéfaction, l’ahurissement du brave homme ne durèrent qu’un éclair. Un premier regard l’éléphant furieux, un second à l’intrus tenant l’enfant dans ses bras et il avait compris ; car il connaissait Benoni !… En une seconde, il avait deviné le plan infernal, mesuré l’abîme qui se creusait sous ses pieds ; toute résistance serait vaine. Il le sentait bien ; mais Weber était plein de courage, et, de plus, on lui ravissait le dépôt qui lui était confié, l’enfant de la douce Colette, sa précieuse Tottie !… Moins maître de lui-même que Goliath, la fureur l’aveugla, et, fondant sur le misérable, il allait l’étrangler de ses mains, lorsqu’un obstacle soudain le retint sur place, comme foudroyé.

Benoni avait sifflé. À ce signal, son auxiliaire, tapi dans le fourré, bondissait comme un tigre derrière le pauvre Weber, et, avec une adresse qui témoignait d’une longue pratique, jetait sur la tête et sur les bras de sa victime, d’abord un lasso, qui paralysait ses efforts, puis une lourde pièce d’étoffe, qui étouffait sa voix.

« Bien travaillé, Ibrahim !… Allons, le tour est joué… En route, mauvaise troupe ! Toi, Goliath, tu suis la petite, pas vrai ? Moi, je ne la lâche pas… Quant à vous, révérend seigneur Weber, je me vois dans la dure nécessité de vous faire passer du rang de maître à celui d’élève. Je vous enrôle dès ce jour comme mon préparateur de poudre K, et je vous avertis que la plus légère résistance de votre part retombera immédiatement sur Mlle Tottie… »

À ces mots, il se mit en route, aussitôt suivi de Goliath, qui emboîta le pas, en quelque sorte automatiquement, derrière l’enfant, et du prisonnier, qu’Ibrahim tirait par sa corde.

Quant à Martial Hardouin, absorbé par l’étude au fond du donjon phénicien, il n’avait rien entendu, rien soupçonné.