Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/03



III

Les Boers s’agitent.


Il était environ six heures après midi, et toute la famille, réunie sur la pelouse de Massey-Dorp, respirait avec ses hôtes la première brise du soir, quand Gérard survint hors d’haleine :

« Des visites !… cria-t-il. Et des visites en nombre, vous pouvez m’en croire !…

— Qui donc ? demanda Colette.

— Les Mauvilain !… Je les ai bien reconnus de loin.

— Comment ! les Mauvilain chez nous ? dit M. Massey. Ah ! les braves gens, que je serai aise de les revoir… Connaissez-vous cette famille de fermiers boers, lady Théodora ? ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, ou bien avaient-ils déjà émigré lorsque vous étiez ici ?

— Je les ai vus une fois ou deux. Colette m’a conduite à leur ferme, et je me rappelle avoir fort admiré la laiterie de dame Gudule. Ils avaient quitté la région ?

— Mais oui ; une invasion de chercheurs d’or, dont nous avons nous-mêmes eu cruellement à souffrir, les avait mis en fuite. M. Mauvilain, à ce moment-là père d’une robuste lignée de douze enfants, arrivée aujourd’hui, si je ne me trompe, au chiffre de quatorze, ne put endurer le voisinage des gens sans foi ni loi qui composaient cette tourbe. Il plia bagage et porta ses pénates plus loin, selon la coutume immémoriale du Boer harcelé ou molesté par des voisins incommodes…

— Ne jetez pas de pierres dans notre jardin, monsieur Massey, fit gaiement lady Théodora, et n’oubliez pas que les Boers descendent, en majeure partie, de ces huguenots qui ont dû fuir la France pour avoir la vie sauve, sous celui que vous appelez bien à tort le « grand roi »…

— Événement que je déplore, je vous l’avoue, car il a fait un mal incalculable à mon pays… Mais si nous allions un peu au-devant de ces excellents Mauvilain, mesdames ? Je suis curieux de savoir si quelque nouveau mécompte les pousse à voyager, ou si c’est simple désir de locomotion…

— Le treksucht, dit le docteur Lhomond. Les Boers nomment ainsi eux-mêmes le besoin irrésistible qui les amène si souvent à changer de place, en masse ou en famille…

— Hum !… fit Gérard. Pour moi, ils m’ont tout l’air de… »

Il s’arrêta.

« Quoi donc ? demanda M. Massey.

— De partir en guerre, poursuivit Gérard en regardant lady Théodora… Leur caravane vous a une de ces allures guerrières…

— Peut-être feriez-vous mieux d’aller seuls à leur rencontre ? dit Mme Massey, craignant que l’entrevue fût peu agréable, soit pour lady Théodora, soit pour ses amis les Mauvilain. Nous vous attendrons ici

— Moi, je vais avec mon père et Gérard, s’écria Colette. J’ai hâte d’embrasser Nicole ; elle croirait que nous ne l’aimons plus, si je n’étais pas là. Vous permettez, lady Théodora ?

— Certes, ma chère ; ne vous gênez pas, je vous en prie… »

Gérard, Colette et Lina, qui ne quittait pas son amie plus que son ombre, descendirent en courant la pelouse, suivis à quelque distance par M. Massey, le docteur Lhomond, et Martial Hardouin.

La tête de la caravane débouchait au bord de la rivière comme les jeunes gens atteignaient les limites du verdoyant jardin. C’était une file de wagons lourdement chargés de meubles et d’instruments aratoires, tirés chacun par sept ou huit paires de bœufs, et autour desquels caracolaient une douzaine de cavaliers. Montés sur de solides petits chevaux du Transvaal, ils portaient le large feutre retroussé sur l’oreille, la carabine en bandoulière, deux revolvers passés dans la ceinture ; sur leur poitrine se croisaient des lanières de cuir amplement garnies de paquets de cartouches. Ils avaient tous si grand air que les jeunes Massey en demeurèrent saisis. Cadet Mauvilain, leur vieil ami, dans cet équipage, leur parut transformé ; une flamme animait ses yeux gris, et sa bonne grosse face hollandaise paraissait avoir revêtu un caractère nouveau. L’aîné, Agrippa, qui venait en tête, sauta à bas de son cheval et serra vigoureusement les deux mains que lui tendait Gérard.

« Quoi ! tous en route !… Dame Gudule  !… Monsieur Mauvilain !… les tout petits !… Est-ce pour venir nous voir que vous vous êtes mobilisés en masse ? s’écriait Gérard, tout heureux de retrouver ses amis.

— Non, jeune homme ; nous n’avons point un but aussi agréable, et le terme de notre voyage est loin d’être atteint, répondit gravement M. Mauvilain. Mais nous n’aurions point voulu passer devant votre seuil sans vous saluer, puisque, aussi bien, c’est peut-être la dernière fois que nous nous verrons…

— Comment ! vous quitteriez définitivement le pays ? demanda M. Massey en s’approchant du premier wagon, dans lequel, à côté de la lourde et imposante figure du fermier boer, se distinguait le visage pâle et anxieux de dame Gudule, serrant dans ses bras son nouveau-né.

— Nous y sommes poussés par la haine et la méchanceté des puissants ! répliqua le vieux Boer. Mais qu’ils y prennent garde ! La punition du ciel s’appesantira sur eux ! La vengeance est mienne ! a dit le Seigneur. J’étendrai ma droite sur mon peuple, et le méchant s’abattra comme l’herbe fauchée ! Et si nous devons quitter bientôt ce monde, rappelez-vous, mes fils, que le juste aura sa récompense dans l’autre, là où le méchant, cesse de tourmenter et où celui qui est las trouve le repos !

Amen ! prononcèrent les jeunes gens en se découvrant.

— Mais, avant de chercher le repos, mon père, dit l’aîné en se redressant, nous ferons quelque beau coup de feu pour la défense du pays, j’espère !

— Je n’y contredis point, mon fils. J’ai encore, grâce au ciel, bon pied, bon œil. Et j’entends bien décharger jusqu’à mon dernier lingot de plomb avant de me déclarer vaincu. Ceux de mes enfants qui sont en âge de tenir une arme, tant filles que garçons, sauront soutenir leur père, et j’y compte !

— Des coups de feu !… Comment ! la guerre serait-elle déclarée ? s’écria M. Massey, le cœur serré à la vue de la nichée de têtes blondes abritées sous l’aile maternelle — faible rempart ! — comme pour y chercher une protection contre les événements.

— Si la guerre n’est pas déclarée, elle le sera demain !… La guerre sainte !… prononça lentement le fermier. D’un côté les deux petites Républiques sœurs, le Transvaal et l’Orange, de l’autre l’Angleterre et ses milliards !… Ah ! ils croient venir facilement à bout de nous !… Que sommes-nous pour eux ?… une poignée de paysans révoltés, disent-ils… mais nous disons, nous autres, que nous sommes les libres citoyens d’un État libre, et que nous saurons mourir, s’il le faut, pour la défense de notre indépendance… Qu’ils viennent donc nous chercher chez nous, les dandies anglais, les lords mirliflores !… Nous n’irons point les relancer dans leur île, mais s’ils envahissent notre pays, qu’ils prennent garde !… Nous ne demandons rien à personne que la liberté de vivre et de penser à notre guise, de cultiver en paix ce coin de notre patrie nouvelle, puisqu’on a réussi à nous chasser de toutes celles que notre race avait héritées des aïeux !… Vivre libres ou mourir, voilà notre seule ambition… Et la plus humble fillette de notre sang pense comme moi. Voilà cent ans que l’Anglais nous traque, continua le Boer en se dressant sur ses pieds et enveloppant l’horizon d’un geste large. Je m’étais réfugié ici, croyant leur échapper enfin. Eh bien ! ils sont venus m’y pourchasser encore !… Ce fils de Satan, cet impie qu’on nomme Cecil Rhodes, ce financier sans scrupules qui vendrait son âme, dit-on, s’il trouvait acquéreur pour pareille marchandise, cet Amalécite s’est emparé de notre libre territoire, et, au nom de la couronne britannique, il l’a dénommé Rhodesia, il a prétendu qu’il appartenait à la veuve de Windsor[1]… Eh bien ! non !… Je dis non ! Cette terre qu’ils veulent nous prendre appartient à ceux qui s’y sont les premiers établis. Elle est à moi cette terre, à moi qui l’ai défrichée, ensemencée, plantée, arrosée de ma sueur ; elle appartient à mes fils qui y sont nés, qui y ont grandi ; à vous aussi qui en avez fait un Éden verdoyant, et non pas à cet étranger, à cet affamé de lucre qui vient me dire : « Ceci est mien ! Ce n’est plus un territoire libre, mais une province britannique. Incline-toi devant la Couronne. Baisse la tête, renie ton vieil oncle Paul[2], rends hommage à Victoria, impératrice et reine… »

— Jamais !… s’écrièrent d’une seule voix les jeunes Mauvilain. Père, dispose de nous ! La dernière goutte de notre sang coulera avant que nous nous humiliions devant l’étranger !…

— Et cette terre, Cecil Rhodes prétend la tenir de la charte conférée à sa Compagnie, continua le Boer, avec tous les privilèges souverains, droit de haute et basse justice, droit de lever des troupes, d’établir des règlements — et, chose plus monstrueuse encore — droit de propriété entière de toutes les terres, du sol et du sous-sol, des forêts, des eaux, des mines, des carrières, droit de concéder ces terres à qui bon lui semble, sous les conditions et redevances de son choix… Est-ce que cela ne crie pas vengeance ?… Est-ce qu’un homme ayant du sang dans les veines souffrira cet outrage qu’on vienne à sa barbe s’emparer du fruit de son labeur en disant : « Ceci est bon, donc c’est chose de la Reine… Ôte-toi de là que je m’y mette ?… » Non, nous ne le souffrirons pas ! Nous n’avons pas cédé au roi de France, nous ne céderons pas aux brigands anglais !… »

La famille Massey considérait dans une douloureuse émotion ce père, cette mère, ces enfants émigrant avec armes et bagages, pour aller au-devant de l’envahisseur, et n’ayant en perspective que la guerre…

« Oh ! monsieur Mauvilain, que je suis désolée de ce qui vous advient, s’écria Colette en joignant les mains, tandis que des larmes montaient à ses yeux ! Faut-il vraiment que vous partiez ?… Ne pourriez-vous rester chez nous ?… Si vous reconstruisiez votre maison ici, près de la nôtre ?… Nous nous protégerions mutuellement…

— Non, jeune dame. Le pays a besoin de tous ses fils. Vous seriez la dernière, j’en suis sûr, à me conseiller de l’abandonner dans son pressant besoin.

— Mais Nicole ?… où est donc ma petite Nicole ?… reprit Colette en s’essuyant les yeux. Comment se fait-il que je ne la voie pas au milieu de vous ? »

Un sanglot s’échappa de la poitrine de dame Gudule.

« Dieu nous vienne en aide !… s’écria-t-elle en gémissant. Voyez, chère dame, le malheur qui nous a frappés avant-hier, presque au début du voyage !… »

Et tandis que tous se pressaient autour du wagon, qu’Agrippa et Cadet Mauvilain aidaient Colette à y monter, on vit la pauvre Nicole, la fille aînée du fermier, couchée sur un matelas, le visage enflammé de fièvre, les yeux lourds, plongés dans une sorte de stupeur.

« Qu’est-il donc arrivé ? s’écria le docteur Lhomond. Cette pauvre enfant paraît tout à fait malade !

— Elle est tombée, monsieur le docteur ! Son pied a tourné sur une pierre roulante, et quand ses frères l’ont relevée il lui a été impossible de se soutenir… répondit en pleurant dame Gudule. Elle a, bien sûr, la jambe cassée…

— La jambe cassée ! s’écria Colette. Mais alors il est impossible qu’elle continue le voyage !

— Elle souffre mille morts !… dit la digne mère en sanglotant. Chaque cahot, le moindre heurt lui arrache un cri et, depuis son accident, à peine si quelques gouttes d’eau ont passé ses lèvres… Ô ma Nicole, ma fille chérie, mon aimée, faut-il que je te voie mourir sans secours sous mes yeux !… »

Les Mauvilain contemplaient d’un œil sombre le groupe éploré de la mère et de la jeune fille.

« Puisse son sang innocent retomber sur la tête de ses bourreaux, prononça le vieux Boer d’un ton farouche. Si l’enfant meurt, Cecil Rhodes l’aura tuée !…

— Il n’est pas question de mourir, par bonheur, dit le docteur Lhomond qui avait procédé à un rapide examen de la jambe blessée. Il s’agit d’une simple luxation, mais pour laquelle le repos absolu dans un lit est impérieusement commandé.

— Oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… gémit dame Gudule. Que devenir ?… que faire ?…

— Il faut à coup sûr que Nicole au moins reste parmi nous jusqu’à guérison complète, dit Colette avec décision. Monsieur Mauvilain, vous ne pouvez refuser de nous la laisser, elle, si vous ne consentez point à demeurer tous auprès de nous en attendant qu’elle soit en état de poursuivre sa route…

— Combien de temps cela demanderait-il ? s’informa le Boer.

— Deux semaines au moins avant que Nicole se meuve librement », répliqua le docteur.

Le Boer eut un geste de découragement. « Deux semaines !… Impossible ! Nous devons y renoncer.

— Mais vous ne sauriez l’emmener dans cet état ! s’écria Colette.

— Et pourtant, la quitter… La laisser derrière nous !… gémit la pauvre mère.

— Ne pourrait-on — monsieur le docteur Lhomond ne pourrait-il réduire la luxation et ma sœur continuer la route ? suggéra Agrippa Mauvilain.

— Ce serait encourir la responsabilité la plus grave, et la nécessité seule nous forcerait à recourir à cet expédient, prononça le docteur. Le mal a empiré pendant les quarante-huit heures qui se sont écoulées depuis l’accident. Les tissus sont enflammés ; je ne réponds de rien, si elle n’a pas le repos, — le repos absolu, je le répète. Il est indispensable.

— Dame Gudule… ne pourriez-vous rester auprès d’elle ? demanda Colette en prenant tendrement les mains de la pauvre mère.

— Hélas !… quitter mon mari… mes fils… mes petits enfants ?… Est-ce possible ?… Non, ma place est auprès d’eux !…

— Il est écrit : La femme quittera ses parents et suivra en tous lieux son époux, dit solennellement le Boer. Allons, femme, courage ! Embrassez votre enfant et remerciez le ciel qui a permis que ces bons amis se trouvent sur votre route pour lui donner les soins dont elle a si grandement besoin… Il le faut ! Notre fille sera en bonnes mains, et, s’il plaît à Dieu, nous la reverrons bientôt… »

Dame Gudule ne pouvait se résoudre à laisser sa fille hors de sa portée ; les jeunes enfants mêlaient leurs pleurs aux siens ; enfin, les fils aînés descendirent avec précaution du chariot le matelas sur lequel reposait la chère Nicole, inconsciente de ce qui se passait autour d’elle.

Henri et Gérard saisirent adroitement les bouts du matelas, et, relayés par le docteur et Martial Hardouin, ils transportèrent la jeune fille jusqu’à la maison.

Grand fut l’émoi lorsqu’on les vit arriver avec leur fardeau. La pauvre petite reposait comme un oiseau blessé, ses beaux cheveux d’or pâle foisonnant autour de son visage, paré par la fièvre d’un brûlant incarnat. Les paupières closes, Nicole ne se rendait compte de rien. On eut vite fait de la coucher sur un bon lit, dans une chambre fraîche et aérée. Aidé de Mme Massey et de Martine le docteur réduisit la luxation, et, une heure plus tard, la malade s’endormait enfin paisiblement.

Agrippa Mauvilain et dame Gudule qui avaient accompagné leur fille et assisté à l’opération (abandonnant le convoi à la garde du fils aîné), consentirent alors à prendre un léger repas, pour ne pas manquer aux lois de l’hospitalité. Mais ils se tinrent debout, ne voulant pas s’asseoir à la même table que les visiteurs anglais de Massey-Dorp. Et, aussitôt après cette collation, ils partirent pour rejoindre leurs enfants afin de se remettre en marche au point du jour.

« Adieu et merci ! dit le père en serrant les mains qui se tendaient vers lui. Nous vous laissons Nicole. Vous nous la rendrez aussitôt que possible, car sa place est avec nous quand nous marchons contre les ennemis de notre indépendance !… »

  1. Sobriquet de la reine d’Angleterre.
  2. Nom familier du président Krüger.