Les Chemins de fer français

Les Chemins de fer français
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 809-846).
LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS


I

La fin du XIXe siècle remet tout en question. De quelque côté que nos regards se tournent, nous voyons nos contemporains inquiets ne pas savoir à quel principe s’arrêter, quelle conduite tenir, et se demander s’il ne faut pas reconstruire tout sur de nouvelles bases. Cette disposition d’esprit procède d’un louable amour du progrès, mais peut amener les conséquences les plus désastreuses au point de vue de l’organisation, ou plutôt de la désorganisation du pays. Elle identifie à tort l’idée de changement avec celle d’amélioration : c’est là le trait caractéristique de notre époque. N’avons-nous pas vu, dans le domaine de l’instruction publique, les maîtres les plus éminens s’éprendre après 1870 de réformes qu’ils ont impérieusement réclamées, obtenues, appliquées, et sur la plupart desquelles ils demandent eux-mêmes à revenir aujourd’hui? Est-ce qu’en matière de service militaire des esprits clairvoyans, qui percent peut-être les ténèbres de l’avenir, n’ont pas prédit le retour à des armées moins nombreuses que celles où s’enrégimente aujourd’hui la nation tout entière? Et la conclusion à tirer de ce coup d’œil jeté sur un passé qui ne date que d’hier, n’est-elle pas qu’il faut user d’une prudence extrême dans la discussion des grands problèmes de notre outillage national? Les motifs qui ont fait agir nos pères peuvent nous échapper; mais nous devons a priori respecter leur œuvre et ne pas porter une main téméraire sur l’édifice avant de savoir quel service nous rendrait celui que nous prétendons reconstruire à sa place. Si jamais cette prudence fut nécessaire, c’est à coup sûr pour le régime de nos chemins de fer, que des esprits agités ont rêvé de transformer radicalement sans que la communauté en doive retirer un véritable profit. Ce qui nous plaît au contraire dans l’organisation actuelle, — telle que l’ont faite les concessions primitives et les nombreuses conventions intervenues depuis lors, — c’est un heureux mélange des droits de l’Etat et de ceux des Compagnies, un partage d’attributions équitable entre le nu-propriétaire et l’usufruitier, qui laisse la porte ouverte à des améliorations constantes, à des perfectionnemens incessans, et qui nous achemine par degrés à l’époque relativement proche où l’Etat entrera en pleine jouissance de ce magnifique domaine. C’est en effet vers le milieu du siècle prochain qu’expirent les concessions accordées aux six principales compagnies. Nord, Est, Ouest, Lyon, Midi, Orléans, celles que visent plus spécialement les polémiques, celles d’ailleurs dont les lignes représentent à elles seules les cinq sixièmes des réseaux français et algériens[1].

Ce point de vue domine à notre sens la question. Il est presque constamment ignoré ou négligé par ceux qui la traitent et nous paraît de nature à rallier à nos conclusions tous ceux qui, ayant souci des finances publiques, voudront bien réfléchir au rôle déjà si important que les chemins de fer jouent dans notre budget et qui est appelé à s’accroître sans interruption. Nous sommes d’autant plus à l’aise pour nous exprimer librement à cet égard que, dans une circonstance récente et fameuse, nous avons attiré l’attention du public sur la question obscure de la durée de la garantie d’intérêt, et que nous n’avons pas caché notre sentiment plutôt favorable à l’interprétation, sous ce rapport, des conventions de 1883 selon les vues de l’Etat. Si donc nous allons aujourd’hui exposer les nombreux argumens qui nous paraissent militer en faveur du statu quo, c’est dans le seul intérêt du public, pour qui les services nous semblent pouvoir être le plus utilement organisés sous le régime actuel, et du Trésor, qui ne pourrait procéder au rachat des chemins de fer qu’à des conditions onéreuses dans le présent et grosses de dangers pour l’avenir.


II

Parmi toutes les causes de la révolution économique qui marque la seconde moitié du XIXe siècle, il n’en est pas de plus puissante que la multiplication des moyens de transport et le prodigieux abaissement de leur prix. C’est une vérité que personne ne conteste, mais sur laquelle on n’a pas encore assez insisté, malgré sa banalité apparente. Cette facilité avec laquelle les denrées et marchandises de toute nature s’expédient d’un point du globe à un autre est telle, que les préoccupations de l’univers semblent être devenues exactement le contraire de ce qu’elles ont été au cours des siècles dont l’histoire nous a gardé le souvenir. Les hommes ont eu jusqu’à nos jours le souci constant d’assurer leur existence, c’est-à-dire la nourriture, le vêtement et le logement, pour eux et leur famille. Les gouvernemens, quels qu’ils fussent n’ont cessé de les y aider par les moyens les plus divers. Le Sénat et les empereurs romains tremblaient lorsque la flotte n’apportait pas assez vite les grains d’Egypte et d’Afrique, grâce auxquels on servait le pain et la sportule aux foules avides de la Ville Eternelle; la République de Venise, les ports hanséatiques cherchaient par leur commerce à procurer à leurs citoyens les denrées dont ils avaient besoin. Malgré tous les efforts, des famines terribles désolaient de temps à autre la surface du globe. Sans remonter bien loin dans l’histoire, la fin du XVIIIe siècle, à la veille même de la Révolution, n’a-t-elle pas vu la disette sévir dans notre riche pays de France? Soixante ans plus tard, une mauvaise récolte inquiétait le ministère de Louis-Philippe au point de lui faire conclure une convention avec la Russie pour le paiement des blés qu’il nous fallait importer. Il y a quelques années, l’Hindoustan était décimé par la famine. Or l’Inde figure aujourd’hui parmi les pays dont le blé nous approvisionne. Les chemins de fer ont opéré cette révolution.

A travers le monde, en Europe comme en Amérique, retentissent les plaintes des producteurs qui gémissent de ne pas écouler leurs marchandises, ou de ne le faire qu’à des prix inférieurs au coût de la production. Les agriculteurs européens déclarent ne pouvoir soutenir la concurrence avec ceux du dehors, les grands pays occidentaux se sont entourés d’un rempart douanier formidable : les droits d’entrée du blé en France égalent à cette heure le prix de la denrée à Chicago, où le quintal de froment vaut en effet tout juste sept francs. On se préoccupait autrefois de faire circuler les marchandises, non pas seulement de continent à continent, de pays à pays, mais de province à province. On cherche aujourd’hui à les arrêter. On voyait au siècle dernier la Brie et la Beauce regorger de grains, tandis que le Berri ou l’Auvergne en manquaient, sans qu’il fût possible de leur en expédier assez vite. Il n’est même pas nécessaire de remonter au siècle dernier ni d’aller loin de nous pour nous trouver en présence d’une situation où l’outillage moderne a été en défaut et où cette insuffisance a paru un moment ramener nos contemporains à un état d’esprit tout différent de celui qui les tourmente à l’heure présente. En 1891, beaucoup de districts manquèrent de blé en Russie, alors que d’autres en avaient au delà de leurs besoins. Le pays possédait bien des chemins de fer, mais en quantité trop réduite pour assurer en temps utile tous les transports nécessaires. Une véritable disette sévit dans un certain nombre de provinces : les habitans y furent réduits à abattre les chevaux et les bestiaux et à se priver ainsi pour des années d’une partie de leurs instrumens de travail. L’Europe s’émut de ce désastre, crut à un véritable déficit dans la production du monde, fît monter le prix des céréales à des hauteurs inconnues depuis longtemps. Les Chambres françaises, malgré les idées protectionnistes de la majorité, votèrent l’abaissement à 3 francs par quintal du droit d’entrée sur les blés, qui était alors de 5 francs. Tout compte fait, il se trouva que la récolte de 1891, dans son ensemble, n’était pas sensiblement au-dessous de celle d’une année moyenne. Il avait suffi d’une infériorité de moyens de transport dans l’un des pays producteurs pour amener cette secousse. Quel n’est donc pas le rôle des chemins de fer dans le monde moderne, puisque le seul fait qu’un pays n’en avait qu’un réseau incomplet, a pu provoquer une pareille perturbation?

Il va de soi que l’influence de la navigation à vapeur, c’est-à-dire des moyens de transport rapides par eau, n’a pas été moins considérable pour les relations de continent à continent que ne l’a été celle des chemins de fer à l’intérieur des terres. Mais différentes circonstances rendent l’étude des conditions dans lesquelles s’effectuent ces transports maritimes beaucoup plus simple que celle des voies ferrées : l’usage de la route, c’est-à-dire de la mer, est libre et ouvert à tous; les gouvernemens, en dehors de la zone maritime très étroite sur laquelle ils exercent certains droits le long des côtes, n’interviennent pas dans la réglementation de la marche des navires. Aussi les compagnies de navigation se sont-elles fondées et se fondent-elles tous les jours sans le concours des pouvoirs publics, sauf lorsque ceux-ci donnent des subventions pour les services postaux. Même dans ce cas, le législateur ne se préoccupe guère d’imposer une limitation aux prix de transport à percevoir, au fret maritime. Il compte avec raison que la concurrence se chargera de l’abaisser au minimum. Il n’en va pas ainsi des chemins de fer. Dans tous les pays du monde, même ceux où l’établissement en a été abandonné à peu près entièrement à l’initiative privée, ils ont donné lieu à une législation spéciale, déjà maintes fois modifiée depuis l’époque relativement récente où cette industrie a pris son essor.


III

Les générations d’aujourd’hui ignorent les difficultés qui ont entouré la naissance de nos lignes françaises. Ce serait pourtant une histoire instructive à relire que celle de la lente et pénible constitution de notre réseau. On verrait combien ces concessions, qui paraissent aujourd’hui avoir été octroyées par une faveur insigne, ont au début trouvé peu d’amateurs; on y rencontrerait à chaque page des adjudicataires demandant à être relevés de l’obligation de construire et d’exploiter; on en dégagerait la preuve mille fois répétée des obstacles sans nombre qui ont retardé la constitution de ce réseau, qui compte aujourd’hui près de 40 000 kilomètres, et dont les voies posées bout à bout suffiraient à faire le tour de l’équateur terrestre. Nous sourions à la pensée qu’une fois les premiers rails posés, de graves théoriciens déclarèrent qu’il fallait préférer l’emploi des chevaux pour la traction à celui des locomotives; qu’en 1835 on eut une peine énorme à réunir un capital de six millions pour la construction du chemin de Paris à Saint-Germain; que M. Thiers n’attachait d’abord aucune importance à ce qu’il considérait comme un jouet; et que, sans l’énergie des frères Pereire, plusieurs années se seraient probablement encore écoulées avant que le réseau français fût commencé !

Le cadre de notre travail, qui a pour but essentiel de dégager la véritable situation de nos chemins de fer par rapport au budget, ne nous permet pas de développer cette étude historique. Nous nous bornerons à rappeler que c’est en quatre grandes époques qu’elle doit se diviser : la monarchie de Juillet, en y rattachant les dernières années de la Restauration et la République de 1848; l’Empire jusqu’en 1859; la période qui s’étend des conventions de 1859 jusqu’à celles de 1883, ces dernières marquant le point de départ de la quatrième époque, dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui. Depuis la première concession en date du 26 février 1823 jusqu’au projet de rachat des chemins de fer présenté, puis retiré en 1848 par le général Cavaignac, tous les systèmes sont étudiés, tous les grands problèmes qui se rattachent à cette industrie examinés dans le Parlement, dans l’administration et dans le pays. Le gouvernement, après avoir songé à construire lui-même le réseau national, en concède peu à peu des fragmens à des sociétés particulières. Celles-ci, tantôt prospères, tantôt incapables d’exécuter leurs engagemens, n’avaient réussi en 1848 qu’à mettre 2 216 kilomètres en exploitation.

L’Empire, résolu à doter la France du réseau qu’elle réclamait, chercha dès le début à mettre les compagnies en mesure d’accomplir cette œuvre. Il y réussit en prolongeant à 99 ans la durée de leurs concessions, ce qui leur permettait de diminuer les charges annuelles de l’amortissement de leur capital et les encourageait à entreprendre les travaux de longue haleine dont elles auraient ainsi le temps de récolter les fruits. C’est alors que se constituèrent les six grands groupes qui existent encore aujourd’hui. Cette seconde période vit le développement le plus remarquable de notre réseau qui quadruple en six ans, et, de 4 000 kilomètres concédés en 1852, passe à 16 000 en 1858.

Mais les compagnies avaient accepté un fardeau trop lourd. L’État entra en négociation et conclut avec elles les conventions de 1859, qui marquent le point de départ d’une troisième période, durant laquelle les chemins de fer furent régis par le système devenu célèbre sous le nom du déversoir. On distingue l’ancien et le nouveau réseau, c’est-à-dire les lignes principales existant avant 1857 et les lignes secondaires concédées avant et depuis cette époque. Les conventions de 1859 attribuent à l’ancien réseau un certain revenu kilométrique qui, outre le service des obligations, assure aux actions de chaque compagnie un dividende minimum. Le nouveau réseau est doté pour cinquante ans, à partir du 1er janvier 1865, d’une garantie d’intérêt par l’Etat sur la base de 4,655 pour 100[2], amortissement compris. Cette garantie ne devait jouer qu’en cas d’insuffisance des produits nets et constituait une avance à rembourser à l’Etat par les compagnies, dès que les produits dépasseraient l’intérêt garanti et les dividendes stipulés. L’idée maîtresse de ces conventions était de faire construire par les compagnies les. lignes nouvelles reconnues nécessaires et de combiner à cet effet leurs efforts avec les sacrifices que l’Etat consentait, tant en subventions directes que sous forme de garantie d’intérêt. Les compagnies s’engageaient à appliquer au nouveau réseau tout l’excédent de produits de l’ancien réseau, après prélèvement des sommes nécessaires au service du capital constitutif de cet ancien réseau, tant en obligations qu’en actions. Les dividendes réservés étaient de 30 francs pour l’Est, 47 pour le Lyon, 35 pour le Midi, 58 fr. 92 pour le Nord, 51 fr. 80 pour l’Orléans, 30 pour l’Ouest.

Les calculs auxquels s’était livré alors M. de Franqueville sur le développement ultérieur des recettes lui avaient permis de prédire avec justesse le cours des événemens : sous le régime des conventions de 1859, ni le Nord ni le Lyon ne firent appel à la garantie. Les quatre autres compagnies y ont eu recours, mais pour des sommes telles que le remboursement à l’État, à partir d’un moment donné, en eût été certain, si l’entrée en compte de nouvelles lignes ne fût venu bouleverser la situation. Il est juste de rappeler ce point de départ de la garantie d’intérêt, qui ne constituait alors qu’une véritable avance dans laquelle le Trésor avait des chances sérieuses de rentrer bien avant l’expiration des concessions. Dans ces conditions, la réserve d’un dividende pour les actions n’avait point le caractère de faveur excessive qu’on a voulu depuis lors reprocher à cette stipulation. Ce revenu était largement assuré par les résultats d’ores et déjà acquis sur l’ancien réseau. Les compagnies limitaient leurs bénéfices dans l’avenir, puisqu’elles s’engageaient à déverser tout ce qui dépasserait ces dividendes au compte du nouveau réseau, de façon à atténuer ou à faire disparaître entièrement les insuffisances à combler par l’État.

Le réseau français, en 1859, comprenait 16 352 kilomètres, dont 7 774 à l’ancien et 8 578 au nouveau réseau : plus de la moitié de ce chiffre était en exploitation, le reste en construction ou concédé. A la fin de 1861, le réseau dépassait 20 000 et, au 1er janvier 1865, 21 000 kilomètres. Les subventions de l’Etat figuraient dans le capital d’établissement pour un milliard environ.

En 1865 les chemins de fer d’intérêt local font leur apparition. La loi du 12 juillet de cette année associe les départemens et les communes à la création des voies ferrées, encouragée et soutenue jusque-là exclusivement par l’État. Ces chemins, d’une longueur limitée, s’étendant rarement au delà de 30 ou 40 kilomètres, devaient être destinés à relier les localités secondaires aux lignes principales, en suivant soit une vallée, soit un plateau, et en ne traversant ni faîtes de montagnes ni grandes vallées. Le caractère essentiel de cette loi était l’entrée en scène des départemens et des communes. L’État continuait bien à donner son concours, mais sans que sa part pût dépasser au maximum la moitié de la dépense que le traité d’exploitation laisserait à la

[3] charge des départemens, des communes et des intéressés.

Cette législation donna lieu à des abus, surtout après que la loi du 10 août 1871 eut permis aux Conseils généraux de se concerter pour des mesures d’intérêt commun, ce qui rendit plus facile la réunion en un faisceau de lignes situées dans plusieurs départemens. Au 31 décembre 1875, il s’était créé, à côté des six grandes compagnies, 35 sociétés nouvelles, concessionnaires de 137 chemins de fer dans 41 départemens pour une longueur totale de 4 381 kilomètres. La plupart de ces entreprises, fondées pour faire concurrence aux grands réseaux, ne purent vivre : elles furent rachetées par l’État qui en rétrocéda un certain nombre aux six anciennes compagnies et forma, avec leur partie la plus homogène, dans l’ouest et le sud-ouest de la France, le septième groupe, connu sous le nom de chemin d’Etat. En même temps le célèbre plan Freycinet annonce la construction de milliers de kilomètres nouveaux : pour subvenir à ces dépenses la rente 3 p. 100 amortissable est créée, et les travaux sont entrepris sur tous les points du pays avec une activité fébrile.

La France se trouve alors, au point de vue des chemins de fer, dans une situation qui n’est pas sans analogie avec celle de la fin du règne de Louis-Philippe. Elle hésite entre les divers systèmes de construction et d’exploitation. L’Etat semble incliner à reprendre un rôle plus actif; non content d’avoir constitué le septième réseau et de l’exploiter lui-même, il se lance dans la construction de nombreuses lignes nouvelles. Mais ses budgets ne tardent pas à s’en ressentir ; les excédens de recettes font place à des déficits; il est forcé d’avouer qu’il s’est lancé imprudemment dans une tâche excessive et coûteuse. Il reconnaît que les grandes compagnies étant concessionnaires des artères principales, il est logique de leur imposer, dans la mesure du possible, la charge des lignes affluentes dont il s’agit d’achever la construction et d’assurer l’exploitation. Il désire surtout ménager son crédit direct et charger les compagnies de continuer les travaux pour son compte et d’emprunter à cet effet au moyen de leurs propres obligations les sommes nécessaires : il s’engage à leur rembourser en annuités, avant la fin de leur concession, l’intérêt et l’amortissement des sommes qu’elles se seront procurées par ces émissions[4].

De là les conventions de 1883, intervenues entre lui et les six grandes compagnies. L’État leur concède environ 11 000 kilomètres de lignes construites, en construction ou à construire. La distinction créée en 1859 entre l’ancien et le nouveau réseau disparaît pour l’Est, le Midi, l’Orléans et l’Ouest. Toutes les recettes et toutes les dépenses figureront désormais dans un compte unique d’exploitation, sauf celles des lignes nouvelles qui, jusqu’à l’achèvement de l’ensemble des lignes concédées en 1875 et en 1883, pourront être portées au compte de premier établissement. Comme en 1859, un prélèvement de dividendes est autorisé et une garantie d’État accordée. Les compagnies remboursent à l’État en espèces ou en travaux les avances qu’elles ont reçues de lui à titre de garantie d’intérêt pour la période de 1865 à 1883.


IV

Ces conventions de 1883 forment encore aujourd’hui la charte qui règle les rapports de l’État et des compagnies. Elles ont été et seront sans doute encore l’objet de débats passionnés. Arrêtons-nous-y donc un instant et mettons en relief les traits saillans de chacune d’elles.

La convention de l’Est concède à cette compagnie quinze lignes dénommées à titre définitif, cinq lignes à titre éventuel, ces dernières concessions devant devenir définitives au fur et à mesure de leur déclaration d’utilité publique, et 250 kilomètres de lignes non dénommées, à désigner dans les départemens que dessert la compagnie. L’État cède à la compagnie douze lignes en exploitation à la date de 1883, toutes ces lignes devant être soumises au cahier des charges et aux conditions additionnelles qui régissent l’ensemble des concessions faites à la compagnie de l’Est. La date uniforme d’expiration de toutes les concessions est fixée au 26 novembre 1954.

La dépense de construction sera à la charge de l’Etat, sauf une somme de 25 000 francs par kilomètre pour laquelle la compagnie contribue à la superstructure : elle fournira de plus à ses frais le matériel roulant, ainsi que le matériel, le mobilier, et l’outillage des gares.

La compagnie exécutera pour le compte de l’Etat les travaux et fera à cet effet les avances de fonds nécessaires ; elle en sera remboursée au moyen du payement annuel qui lui sera fait par l’Etat de l’intérêt et de l’amortissement des emprunts effectués par elle pour subvenir à ces dépenses. Le taux d’émission des obligations ne constitue plus pour elle un risque, puisque c’est la charge effective du capital emprunté qu’elle est en droit de réclamer. La dette contractée par la compagnie envers l’État du chef des avances qu’elle a reçues à titre de garantie d’intérêt pour les exercices antérieurs à 1883 et qui s’élève intérêts compris[5] à 150 millions, sera compensée avec les dépenses de premier établissement incombant à l’État. Il sera désormais dressé un compte unique des recettes et des dépenses de chaque exercice : ces dernières comprendront notamment l’intérêt, l’amortissement et les frais accessoires, au taux effectif des emprunts contractés, des sommes employées par la compagnie pour le rachat, la construction, la mise en exploitation et les approvisionnemens des lignes en exploitation complète ; et un montant à distribuer aux actionnaires de 20 750 000 francs (35 fr. 50 par action). Lorsque les recettes d’un exercice ne couvriront pas ces charges, l’État versera le montant de l’insuffisance à la compagnie à titre de garantie d’intérêt. L’expiration de cette garantie est fixée au 31 décembre 1934, terme déjà établi pour les lignes nouvellement concédées à l’Est par la convention de 1875, étendu désormais à l’ensemble du réseau.

Jusqu’à l’achèvement des lignes concédées par la convention, ces lignes et celles concédées en 1875 donneront lieu à l’ouverture d’un compte provisoire dit d’exploitation partielle. Si ce compte se solde par une insuffisance, celle-ci sera inscrite au premier établissement, c’est-à-dire que les dépenses générales de l’année ne seront pas augmentées de cette somme, mais que le capital de la compagnie sera accru d’autant par l’émission d’obligations qui serviront à procurer à la compagnie l’équivalent du déficit.

Au de la d’un revenu net de 29 millions et demi, deux tiers des bénéfices appartiendront à l’État.

Si le gouvernement exerce le droit de rachat qui lui est réservé par le cahier des charges, la compagnie pourra demander que toute ligne dont la mise en exploitation remonterait à moins de quinze ans soit évaluée, non d’après son produit net, mais d’après le prix réel de premier établissement. Les travaux complémentaires remontant à moins de quinze ans seraient également remboursés à la compagnie sous déduction d’un quinzième par année écoulée depuis qu’ils ont été effectués. Enfin l’annuité de rachat que le gouvernement devrait servir à la compagnie jusqu’à la fin de la concession ne sera en aucun cas inférieure à la somme nécessaire pour acquitter les charges des emprunts et le dividende garanti.

La convention du Midi est conçue dans des termes analogues, avec un certain nombre de dispositions spéciales. Dix-sept lignes en cours d’étude ou de construction formant environ 855 kilomètres sont concédées à titre définitif, 342 à titre éventuel.

L’État exécutera les travaux d’infrastructure des lignes concédées, c’est-à-dire les acquisitions de terrains, les terrassemens et les ouvrages d’art des chemins et de leurs stations ainsi que les maisons de garde et les barrières des passages à niveau. La compagnie exécute les autres travaux : son concours financier est de 25 000 francs par kilomètre plus le matériel roulant, celui des gares, leur matériel, outillage et approvisionnemens[6]. L’Etat doit lui rembourser les frais généraux, les frais de personnel et l’intérêt des capitaux pendant la construction, le tout ne pouvant dépasser 90 000 francs par kilomètre. La convention avec l’Est établissait que ce maximum serait fixé d’un commun accord entre l’État et la compagnie.

Le Midi remboursera dès 1884 les 34 600 000 francs que l’État lui avait antérieurement avancés à titre de garantie d’intérêt. Les comptes seront établis comme ceux de l’Est, toute distinction entre l’ancien et le nouveau réseau disparaissant. Le compte d’exploitation partielle est ouvert; mais par une convention de 1890 la compagnie a renoncé à se prévaloir de cette faculté : depuis lors, toute ligne nouvelle entre au compte d’exploitation du Midi dès le 1er janvier qui suit son ouverture. Le dividende réservé est fixé à 50 francs par action; le partage des bénéfices, à raison des deux tiers pour l’État, commencera au delà d’un dividende de 60 francs. Le Midi comme les autres compagnies s’engage à des réductions de tarifs dans le cas où l’État supprimerait la surtaxe de la grande vitesse. Les clauses de rachat sont analogues à celles de l’Est; l’annuité à servir devra comprendre le dividende garanti.

La convention avec l’Orléans lui concède 3 100 kilomètres à titre définitif et 400 à titre éventuel. La compagnie échange avec l’État un certain nombre de lignes, sans que cet échange doive donner lieu à une modification financière : au bout de cinq ans, on relèvera le produit net de chacun de ces groupes : si les lignes cédées par l’État donnent un produit net inférieur à celui des lignes qu’il aura reçues en échange, le Trésor sera tenu de verser à la compagnie d’Orléans, jusqu’à l’expiration de sa concession, une annuité égale à la différence des produits nets constatés. C’est en vertu de cette disposition que nous voyons figurer au budget une annuité de deux millions que paie l’Etat. La compagnie d’Orléans s’engage à rembourser à l’État, en travaux à effectuer pour son compte, sa dette du chef des garanties d’intérêt antérieures, liquidée à 213 millions, capital et intérêts. Cette somme cessera de porter intérêt à partir du 1er janvier 1884. Les lignes nouvelles seront construites par la compagnie pour compte de l’Etat, à qui elle donne un concours financier identique à celui des autres compagnies : 25 000 francs par kilomètres, plus le matériel roulant et l’outillage. Le compte unique d’exploitation comprendra un dividende garanti de 50 francs par action. Le partage des bénéfices avec l’Etat, à raison toujours des deux tiers pour ce dernier, commence au delà d’un dividende de 72 francs.

L’Ouest a reçu un premier groupe de 870 kilomètres de lignes déjà en exploitation, un second de 1 211 kilomètres de concessions définitives et 210 de concessions éventuelles, et enfin 200 de lignes non dénommées. La compagnie fournit le matériel et l’outillage des deux groupes : pour le second, elle contribuera à raison de 25 000 francs aux dépenses de construction. La dette de la compagnie pour garantie d’intérêt antérieure à 1883 étant liquidée à 240 millions, le gouvernement en donne quitus à la compagnie moyennant l’engagement pris par celle-ci de fournir pour 160 millions de travaux[7]. La comptabilité est établie comme pour les trois compagnies précédentes et le revenu garanti fixé à 38 fr. 50 par action. Le partage des bénéfices avec l’Etat doit commencer au delà d’un dividende de 50 francs. Les stipulations de rachat et d’abaissement de tarifs sont toujours les mêmes. La durée de la garantie d’intérêt est expressément fixée au 31 décembre 1935.

Un caractère commun aux quatre conventions que nous venons de résumer, est que les dividendes des actionnaires de l’Est, du Midi, de l’Orléans et de l’Ouest sont garantis absolument pour toute la période à laquelle s’étend la convention ; ils sont en effet prélevés sur un compte unique d’exploitation, dont l’insuffisance, quelle qu’elle soit, doit être couverte par l’Etat. Il n’en est pas de même pour le Lyon et le Nord.

La convention avec la première de ces deux compagnies lui concède 2 000 kilomètres de chemins de fer, dont 1 400 sont dès 1883 désignés et 600 seront déterminés ultérieurement par l’Administration, la compagnie entendue. La concession de ces lignes expirera le 31 décembre 1958, c’est-à-dire à la même date que celle du restant du réseau Paris-Lyon-Méditerranée. Elles seront construites par la compagnie pour compte de l’État et moyennant un concours de 25 000 francs par kilomètre, plus le matériel roulant et l’outillage des gares. La compagnie n’ayant avant 1883 pas eu recours à la garantie d’intérêt n’avait aucune dette de ce chef vis-à-vis du Trésor ni par conséquent aucun remboursement à lui opérer. Un compte unique d’exploitation embrassera désormais les résultats de chaque exercice. Mais les prélèvemens que la compagnie est autorisée à effectuer sur ce compte ne comprendront que les charges des sommes dépensées par elle pour son ancien réseau et un dividende de [[ francs par action. L’Etat n’intervient ensuite qu’afin de garantir l’intérêt des sommes empruntées par la compagnie pour le nouveau réseau. Le compte d’établissement a donc dû être limité à un chiffre qui servît de base à cet engagement : la convention l’arrête au 31 décembre 1882 à 2607 millions pour l’ancien et 729 millions pour le nouveau réseau. D’autre part la garantie de l’Etat ne pourra dépasser la charge d’un capital de 626 millions de francs imputables sur le nouveau réseau.

Pour bien saisir le sens de cette convention, le plus simple est de jeter un regard sur les règlemens de compte du dernier exercice (1893). Le produit net du compte d’exploitation des 7 567 kilomètres qui figuraient pour cette année-là au compte de garantie, c’est-à-dire de premier établissement, était de 175 millions. Sur cette somme la compagnie prélève les charges de l’ancien réseau qui sont de 127 millions, celle des dépenses complémentaires faites sur l’ensemble du réseau, soit 3 millions, et le dividende de 44 millions, au total 174 millions. L’excédent d’un million est déversé au profit du nouveau réseau en atténuation des charges garanties par l’Etat, qui pour 1893 ressortent à 31 millions. C’est donc pour 30 millions que le Lyon fait appel à la garantie. Cette somme représente à peu près la totalité de ce que le Lyon peut demander à l’État. Il a été amené à cette situation par l’incorporation successive dans son compte d’exploitation des charges et produits des lignes nouvelles, incorporation qu’il avait consenti à opérer, à la demande du ministère, plus tôt qu’il n’y était obligé par les conventions de 1883. En retour l’État lui a reconnu le droit de ne pas faire souffrir ses actionnaires de cette façon de procéder. Une convention du 17 octobre 1892 l’a autorisé à faire repasser au compte d’exploitation partielle les lignes nouvelles qui auraient été mises au compte général d’exploitation et dont les résultats seraient de nature à compromettre l’équilibre des comptes de la compagnie, en l’empêchant d’opérer l’intégralité des prélèvemens autorisés en 1883.

Les comptes des quatre premières compagnies s’établissent tout autrement. Prenons comme exemple ceux de l’Orléans. Pour le même exercice 1893, les résultats nets de l’exploitation sont de 89 millions de francs, en face desquels la compagnie place les charges de l’intérêt et de l’amortissement du capital emprunté, sans distinction de l’ancien ou du nouveau réseau, s’élevant à 65 millions, l’intérêt et l’amortissement des actions pour 10 millions, les droits de timbre et frais du service des titres 2 millions, enfin le prélèvement du dividende des actions 24 millions, total 101 millions. Ce chiffre dépassant de 12 millions celui des recettes nettes, l’Orléans fait appel pour cette différence à la garantie de l’Etat. Le chiffre de cette garantie pourrait donc en théorie croître indéfiniment à mesure que les produits du réseau s’abaisseraient. Il en est de même pour l’Est, l’Ouest, le Midi.

Le Nord a reçu en 1883 des concessions de lignes nouvelles pour un total de 437 kilomètres environ, dont un premier groupe à construire par la compagnie pour compte de l’État et un second, de 172 kilomètres, à remettre par l’Etat à la compagnie, en état de réception définitive. La compagnie, outre le matériel roulant et le mobilier d’exploitation qu’elle doit fournir, met à la disposition de l’Etat une somme de 90 millions, plus que suffisante, selon les devis les plus élevés, pour construire la totalité des 265 kilomètres du premier groupe : elle représente, en effet, 340 000 francs par kilomètre. L’excédent éventuel sera appliqué à la construction de lignes nouvelles dont la compagnie s’engage à accepter la concession, ou simplement versé au Trésor, si l’Etat le préfère. Un ensemble de lignes, — Lille-Valenciennes, Lille-Béthune, Picardie-Flandres, Abancourt au Tréport, Frévent à Gamache, — sont concédées à la compagnie du Nord qui les exploitait déjà. Les lignes du Nord-Est qu’elle exploitait également sont rattachées à son réseau, de façon qu’un ensemble de 767 kilomètres se trouve incorporé à sa concession.

Un certain nombre de ces lignes avaient été concédées sous le régime des chemins d’intérêt local : la convention de 1883 les classe dans le réseau d’intérêt général, ce qui a l’avantage pour l’État de les faire passer dans son domaine. La durée de toutes les concessions de la compagnie est uniformément ramenée à celle de sa concession principale, qui expire le 31 décembre 1950. Au point de vue de l’établissement des comptes, l’unification est opérée comme pour les autres compagnies. Toutes les lignes à elle concédées ou reprises par elle des concessionnaires primitifs figurent désormais dans un compte unique.

Sur les produits nets de l’exploitation, la compagnie du Nord est autorisée à prélever les charges de l’ancien réseau accru des lignes annexées, puis l’amortissement et l’intérêt des actions au taux statutaire de 4 pour 100 (16 francs par action de 400 francs), et enfin une somme de 20 millions, qui représente 38 fr. 10 par action et complète ainsi un dividende total de 54 fr. 10. L’excédent est déversé au profit des charges effectives de premier établissement du nouveau réseau, dont le maximum est fixé à 223 500 000 francs. Si cet excédent était insuffisant, l’État verserait la différence à titre de garantie remboursable. Les avances de l’Etat ne pourraient ainsi dépasser par année les charges effectives d’un capital de 223 500 000 francs, soit environ douze millions. L’Etat reçoit les deux tiers des bénéfices au delà d’un dividende de 88 fr. 50. Les actionnaires conservent naturellement leurs droits exclusifs sur les produits du domaine privé et des réserves, ainsi que sur ceux des lignes Nord-belges.

Le Nord est autorisé, comme les cinq autres compagnies l’ont été en 1883, à faire figurer dans son compte d’exploitation les charges des sommes dépensées annuellement par lui en travaux complémentaires. L’expérience a en effet prouvé que le compte du premier établissement des chemins de fer ne peut jamais être clos. A mesure que le trafic se développe, ou que les procédés d’exploitation se perfectionnent, il faut agrandir les gares, doubler ou renforcer les voies, créer des installations nouvelles. Les conventions de 1883, qui permettent aux compagnies de prélever le service des sommes dépensées en travaux complémentaires, n’assignent à ces dépenses d’autres limites que le maximum annuel fixé par le Parlement dans la loi de finances, et ne mettent d’autre condition que l’approbation ministérielle des projets. L’article 51 du projet de loi rectifié portant fixation du budget général des dépenses et recettes de l’exercice 1895 , présenté par M. Poincaré, s’exprime ainsi à cet égard : « Le montant des travaux complémentaires à exécuter en 1895 sur les lignes en exploitation, après la clôture effectuée de leur compte respectif de construction, et dont le ministre des Travaux publics pourra autoriser l’imputation en 1895 au compte de premier établissement, non compris le matériel roulant, est fixé à 45 millions de francs, dont 12 pour le Nord, 7 pour l’Est, 7 pour l’Ouest, 8 pour le Lyon, 7 pour l’Orléans, 3 900 000 pour le Midi et 100 000 francs pour le Syndicat de Grande ceinture de Paris. Cette autorisation n’est valable que jusqu’à concurrence des sommes réellement dépensées dans le cours de l’exercice 1895. » En cas de rachat par l’État, les compagnies auraient droit au remboursement des dépenses complémentaires autres que celles de matériel roulant, sauf réduction d’un quinzième pour chaque année écoulée.

Telles sont les célèbres conventions de 1883 : elles contiennent encore d’autres stipulations dans le détail desquelles nous n’avons pas à entrer ici, et ont elles-mêmes déjà subi certaines modifications. L’un des caractères communs saillans en est la reconnaissance renouvelée aux compagnies du droit de prélever certains dividendes fixes pour leurs actionnaires : en cas d’insuffisance des recettes nettes pour parfaire le service des obligations et de ce dividende, l’Etat est tenu de verser la différence à titre de garantie d’intérêt. Ce dernier engagement a été pris explicitement jusqu’en 1934 et 1935 vis-à-vis de l’Est et de l’Ouest; le Nord et le Lyon ne le réclament pas au delà de 1915, date fixée par les conventions de 1859.

Au contraire l’Orléans et le Midi ne sont pas d’accord avec l’Etat. Celui-ci ne considère pas que les conventions de 1883 aient modifié, pour ce qui concerne ces deux compagnies, la date primitive de 1915, tandis qu’elles croient pouvoir prétendre, en vertu des mêmes conventions, à la garantie d’intérêt pour toute la durée de leur concession. Le différend est soumis au Conseil d’Etat. Les textes sont obscurs et l’interprétation délicate. L’Etat affirme que, puisqu’il a explicitement déclaré étendre pour l’Est et l’Ouest sa garantie jusqu’en 1934 et 1935, son silence vis-à-vis des quatre autres Compagnies prouve bien que la date de 1915, fixée par les conventions de 1859, reste toujours en vigueur. Le Midi et l’Orléans répondent que la rédaction de leurs conventions est différente, que ce délai a été implicitement abrogé, qu’elles ont d’ailleurs fait des déclarations dans ce sens à leurs assemblées d’actionnaires.

En réalité, la question de la durée de cette garantie d’intérêt était loin d’avoir en 1883, aux yeux des négociateurs de part et d’autre, l’importance qu’elle a acquise depuis lors. Ils entrevoyaient, dans un délai relativement court, un partage de bénéfices entre l’Etat et les compagnies ; ils ne mesuraient pas l’étendue du fardeau résultant des lignes nouvelles dont les recettes ne suffisent pas à payer les frais d’exploitation. Peut-être exagère-t-on aujourd’hui les craintes, après s’être, il y a dix ans, laissé aller à des espérances excessives. Toutes les compagnies, à l’exception du Nord, font en ce moment appel à la garantie de l’État. Les chiffres inscrits au nouveau projet de budget pour 1895, présenté par M. Poincaré, s’élèvent à 92 millions de francs, du chef des seules avances aux compagnies de chemins de fer français à titre de garantie d’intérêt. Mais pour évaluer la totalité des charges publiques afférentes à ce service, il y a lieu de tenir compte d’autres articles dont voici le détail, avec l’indication des chapitres desquels nous les extrayons :


BUDGET DU MINISTÈRE DES TRAVAUX PUBLICS
DÉPENSES OBLIGATOIRES ASSIMILABLES A DES DETTES d’ETAT


francs.
Annuités aux compagnies concessionnaires de chemins de fer (Conventions autres que celles approuvées par les lois du 20 novembre 1883) 8 000 000
Annuités aux compagnies concessionnaires de chemins de fer (Conventions nouvelles approuvées par les lois du 20 novembre 1883) 29 500 000
Annuité à la compagnie d’Orléans pour les lignes échangées entre elle et l’État 2 000 000
Garanties d’intérêts aux entreprises de chemins de fer d’intérêt local 300 0000
Garanties d’intérêts aux entreprises de tramways 850 000
Garanties d’intérêts aux entreprises de chemins de fer tunisiens 2 300 000
TRAVAUX


francs.
Études et travaux de chemins de fer exécutés par l’Etat. 10 500 000
Travaux complémentaires du réseau de l’État 2 000 000
BUDGET DU MINISTÈRE DES FINANCES
DETTE REMBOURSABLE A TERME OU PAR ANNUITES


francs.
Intérêts des obligations du Trésor à court terme émises pour garanties d’intérêts aux compagnies de chemins de fer. 7 794 205
Annuité à la compagnie de chemins de fer de l’Est 20 500 000[8]
A reporter 86 444 205
francs.
Report 86 444 205
Annuités aux compagnies de chemins de fer pour garantie d’intérêts de 1871 et 1872 2 482 500[9]
Annuités aux compagnies de chemins de fer 41 139 400
BUDGET DE L’ALGÉRIE


francs.
Avance à titre de garantie d’intérêts aux chemins de fer algériens 23 000 000
153 066 105

Si nous ajoutons à ce total celui de 92 millions indiqué plus haut pour la garantie d’intérêt aux compagnies, nous trouvons que nous aurons à payer directement, en 1895 , pour les chemins de fer 245 millions.

M. Burdeau, dans l’exposé des motifs de son budget, qui n’a pas été discuté puisque le ministère dont il faisait partie a donné sa démission, prévoyait pour plusieurs années encore un accroissement régulier de ces dépenses, dont l’ensemble, selon lui, pouvait atteindre un jour, 330 ou même 370 millions. Il faisait observer que les comptes d’exploitation partielle ne sont pas clos ; les insuffisances qui continuent à s’y capitaliser ont atteint 14 millions en 1893. Peu à peu elles rentreront au compte de la garantie, qu’elles augmenteront d’une somme égale à ce dernier chiffre. Les lignes secondaires d’intérêt général ou local coûtent déjà 10 millions par an à la garantie. Les lignes d’intérêt général concédées aux compagnies du Sud de la France, des chemins de fer économiques, des chemins de fer départementaux et du réseau corse absorberont bientôt 3 millions ; les chemins d’intérêt local et tramways 2 millions de plus. Les engagemens nouveaux pour ces derniers augmenteront annuellement le chiffre de la garantie d’environ 600 000 francs.

M. Burdeau ajoutait que, si l’on voulait supputer toutes les charges budgétaires qui résultent des chemins de fer, il faudrait faire entrer en ligne de compte 146 millions représentant les intérêts du capital qui a été emprunté par l’État pour cet objet sous forme de rente consolidée ou de dette flottante. En effet, les dépenses de construction auxquelles l’État a pourvu, à l’aide du produit de ses emprunts ou de ressources extraordinaires, atteignent environ 3 112 millions; la charge annuelle qu’elles représentent, successivement réduite par les conversions de 1883, 1887 et 1894, peut être évaluée à 140 millions ; nous y ajoutons 6 millions pour intérêt à deux pour cent d’un capital de 300 millions fourni par la dette flottante. En regard des charges il convient de placer : 1o le produit net des chemins de fer de l’État, environ 9 millions ; 2o les impôts qui frappent les transports par chemin de fer, payés par les administrations exploitantes ou les porteurs de leurs titres, environ 140 millions ; 3o les économies réalisées par l’État sur ses transports, que les compagnies évaluent à 130 millions.

Parmi les chiffres que nous avons énumérés, il en est un qui forme le point sensible, l’élément variable par excellence des relations entre l’État et les compagnies. Les annuités ne sont que la conséquence de dettes antérieurement contractées et qu’il n’est au pouvoir de personne de faire disparaître. Au contraire, la garantie d’intérêt n’est due qu’autant que le bilan de la compagnie présente une insuffisance, une fois opérés les prélèvemens pour intérêt, amortissement et dividendes qu’autorisent les conventions. Il est donc urgent d’étudier les moyens de réduire ou de faire disparaître les déficits, puisque toute augmentation de recettes nettes, toute diminution de dépenses des compagnies se traduira par une économie égale dans les dépenses publiques. C’est ici qu’apparaît bien l’étroite communauté d’intérêts qui existe entre l’État et les compagnies, communauté qui a été niée à tort, sous prétexte que les compagnies, une fois entrées dans la voie des appels au budget, se désintéresseraient de leur propre exploitation et se contenteraient de toucher chaque année les millions auxquels elles ont droit. Tous ceux qui connaissent l’esprit qui anime ces grandes administrations sont fixés à cet égard. Quant à ceux qui se refusent à croire qu’elles soient guidées par un autre sentiment que celui de leur propre intérêt ou plutôt de leur intérêt le plus étroit, le plus immédiat, contraire même à la prévoyance la plus élémentaire, rappelons-leur que, parmi les six grandes compagnies, il en est une, le Nord, qui, même en 1870, n’a jamais demandé l’aide de l’État et qui fait tous les efforts possibles pour éviter d’y avoir recours : M, Pelletan lui-même l’a nettement reconnu dans son discours de juin 1894, lors de l’interpellation sur la durée des garanties. Le Paris-Lyon-Méditerranée, jusqu’en 1883, n’avait jamais invoqué la garantie de l’État ; ses administrateurs croyaient même ne pas être imprudens en promettant à leurs actionnaires de n’y jamais recourir. Après être entré dans cette voie pour des sommes relativement modestes, il réussit même en 1889 à opérer un remboursement à l’État, de peu d’importance il est vrai, mais qui n’en marquait pas moins l’ardent désir de la compagnie de reconquérir son autonomie financière[10].

Le Midi, qui a demandé pour le dernier exercice 17 millions à l’Etat, sera vraisemblablement en mesure, grâce à la progression actuelle de ses recettes, de diminuer dès l’année prochaine ce chiffre de 2 à 3 millions. L’Orléans, qui pendant longtemps ne demanda rien, fait maintenant appel à la garantie pour une somme de 12 millions : ce chiffre est susceptible d’augmenter pendant plusieurs années, à cause de l’entrée successive au compte d’exploitation de lignes qui figurent encore au compte de premier établissement et dont les insuffisances viendront grever les premiers exercices qui suivront leur incorporation. Mais des augmentations régulières de produit net pourront contre-balancer peu à peu ces besoins grandissans, de façon peut-être même à les équilibrer à un moment donné. D’ailleurs pour l’Orléans comme pour le Midi, la durée de la garantie est incertaine. Et si le Conseil d’État venait à décider qu’elle ne dépasse pas 1915, ces deux compagnies devraient plus que jamais rechercher des augmentations de revenu net, c’est-à-dire surtout des économies de dépenses, afin de ne pas se trouver en 1915 acculées à la réduction ou à la suppression du dividende de leurs actions; nous ne parlons pas de l’hypothèse peu vraisemblable où leur revenu net ne suffirait pas alors au service de leurs obligations. Pour ces deux compagnies, l’esprit le plus prévenu ne peut donc se refuser à reconnaître qu’elles doivent, à moins de vouloir se nuire à elles-mêmes et courir volontairement à un avenir plein de menaces, tendre de toutes leurs forces à se passer de la garantie d’Etat.

Restent les deux compagnies de l’Est et de l’Ouest, dont la dette totale vis-à-vis de l’Etat se compose de deux élémens. Les conventions de 1883 avaient en effet stipulé que les compagnies rembourseraient le montant des avances que l’Etat pouvait leur avoir faites depuis l’origine du fonctionnement de la garantie (1865) jusqu’à l’exercice 1882 compris. En 1883 ni le Nord ni le Lyon n’avaient aucune dette de ce chef. Le Midi a payé à l’État dès 1884, l’Orléans dès 1888, la totalité des sommes que ces deux compagnies avaient à rembourser, à savoir 34 et 205 millions. Seuls l’Est et l’Ouest n’ont encore opéré qu’une partie de ce remboursement ; tous les ans ils en effectuent une fraction sous forme de travaux pour le compte de l’État. C’est ainsi que la dette de l’Ouest, arrêtée en 1883 à 160 millions, a été successivement ramenée à moins de 100 millions, et celle de l’Est, qui était à la même date de 150 millions, à 120 millions. Ces dettes anciennes ne portent plus intérêt depuis 1883. D’autre part les garanties d’intérêt des exercices 1883 à 1893 atteignent déjà pour l’Ouest 85 millions, auxquels s’ajoutent les intérêts à quatre pour cent, ce qui élève le total au 31 décembre 1893 à plus de 100 millions. Le même chiffre s’élève pour l’Est à 132 millions[11]. Cette nouvelle dette est remboursable sur les excédens éventuels des revenus de l’exploitation. Les administrateurs de ces sociétés pourraient éprouver un certain effroi à la pensée des progrès qu’il leur faudra accomplir pour se dégager de la tutelle financière du gouvernement. Mais, outre qu’il est impossible à personne de prévoir quel sera par la suite le développement des recettes, et que toutes les espérances sont permises à cet égard, il suffit de rappeler que c’est en 1934 et 1935 qu’expire, de convention expresse, le délai durant lequel la garantie leur a été assurée, pour montrer qu’elles aussi doivent à tout prix se préoccuper de cette échéance. Elles auront alors plus d’un quart de siècle de concession devant elles. Si elles n’ont pas su arriver à ce moment-là à retirer de leur exploitation autre chose que les sommes nécessaires au service des coupons et de l’amortissement de leurs obligations, elles verront leurs actionnaires privés de revenu jusqu’à ce que leurs recettes nettes aient dépassé cette limite, et de tout espoir de recevoir, en fin de concession, aucune répartition de capital : car le matériel roulant et les autres biens mobiliers qui seuls, en dehors de la concession elle-même, forment l’actif social, la propriété personnelle des associés, pourront ne pas même suffire à rembourser à l’État le montant de ses avances.

Que si au contraire, par une gestion sévèrement économe, l’Est et l’Ouest ont réussi d’ici à quarante ans à faire décroître la garantie d’intérêt, ils disposeront, lorsque celle-ci disparaîtra, d’une marge de recettes qui permettra la distribution d’un dividende[12]. Le prélèvement du dividende est en effet autorisé avant tout remboursement à l’État de ses avances au titre de la garantie d’intérêt. D’ailleurs, une fois la période de construction des lignes nouvelles terminée, il n’est pas déraisonnable de supposer que la progression normale des recettes améliorera sensiblement les bilans de tous nos chemins de fer. Il suffit, pour le supposer, d’admettre une échelle bien plus faible que celle de M. de Franqueville, qui cependant était naguère considérée comme classique. La progression annuelle de trois pour cent s’était vérifiée de 1872 à 1882 ; de 1882 à 1892 elle avait été nulle, ce qui pour la période totale des vingt années, donne une moyenne de un et demi pour cent.

Les compagnies de chemins de fer, ne l’oublions pas, remboursent chaque année une fraction notable de leur capital d’établissement. Les sommes qu’elles consacrent à cet amortissement égalent presque dans leur ensemble à l’heure actuelle celles pour lesquelles elles font appel à la garantie d’intérêts. L’Orléans en 1893 a amorti une somme totale de 17 millions de francs, dont un dixième en actions et neuf dixièmes en obligations : il a demandé à l’État 12 millions. Le Midi, qui lui a demandé 18 millions, a amorti pour près de 9 millions. L’Est a amorti 10 millions et réclamé 17 millions. L’Ouest a amorti 12 millions et réclamé 20 millions. Le Lyon a amorti 17 millions, en prenant 30 millions à la garantie. Enfin le Nord a amorti 13 millions sans rien recevoir de l’État.

Si nous additionnons ces diverses sommes, nous trouvons que les six grandes compagnies ont amorti 78 millions et demandé à l’État 97 millions. Ce dernier n’a donc versé qu’un quart en sus de l’annuité qui sert à affranchir son domaine, et encore s’est-il constitué de ce chef une créance dont le recouvrement, tout au moins partiel, n’est pas discutable.


VI

Ce qu’on pourrait reprocher aux conventions de 1883, ce n’est pas d’avoir maintenu le principe d’une rémunération relativement élevée au capital actions ; c’est d’avoir, dans la plupart des cas, rendu ce dividende indépendant, non seulement des résultats de l’exploitation des nouvelles lignes dont la concession était en quelque sorte imposée aux compagnies, mais aussi de ceux de l’exploitation de l’ancien réseau[13]. Il serait instructif de faire à cette heure le calcul de ce que seraient les dividendes de plusieurs compagnies, si le principe des conventions de 1859 eût été maintenu en 1883, c’est-à-dire si, au lieu de leur permettre d’imputer sur le compte unique d’exploitation des sommes fixes pour leurs actionnaires, l’État les eût simplement autorisées à prélever un revenu kilométrique moindre qu’avant, la longueur ayant augmenté, sur les recettes de l’ancien réseau. On serait surpris de certains résultats auxquels on arriverait.

Le régime inauguré il y a dix ans a mis des actions, c’est-à-dire des titres qui, par nature et par définition, doivent participer aux chances d’une entreprise, en dehors de tout aléa. Il était naturel de ne pas les associer entièrement aux risques considérables des nouvelles concessions qui venaient modifier les conditions primitives stipulées entre l’Etat et les compagnies. Il y avait des droits acquis en vertu des contrats de concession originaires et des conventions successives. Mais il a été peut-être excessif de considérer des dividendes comme une charge fixe qui s’inscrit d’office tous les ans au compte d’exploitation. Ces garanties de revenu aux actions auraient dû être octroyées avec d’autant plus de circonspection qu’elles constituent des annuités fixes non susceptibles d’être converties, tandis qu’une rente servie à un taux donné sur un capital donné peut toujours être réduite par le débiteur; celui-ci n’a qu’à mettre en demeure de recevoir le remboursement du capital prêté, le créancier qui ne veut pas consentir à la diminution du taux de l’intérêt. Au contraire, là où la dette consiste en un certain nombre d’annuités fixes, elle est irréductible. Mais il faut se hâter d’ajouter que les prévisions du trafic qu’on se croyait en droit de faire en 1883 ne permettaient pas de supposer que les recettes des chemins s’arrêteraient ni surtout que les dépenses augmenteraient dans la proportion à laquelle nous avons assisté. L’Orléans, par exemple, avec 2 150 kilomètres de plus exploités, ne fait guère en 1893 plus de recettes provenant du trafic proprement dit qu’en 1882[14]. Le législateur était fondé à calculer, en jugeant l’avenir d’après le passé, que les seuls produits kilométriques de l’ancien réseau suffiraient au bout d’un certain temps à l’acquittement de toutes les charges, et que la transformation de la comptabilité, la fusion des deux comptes en un seul n’aurait que des avantages, notamment celui de la simplification.

Nos regrets à cet égard ne peuvent être que théoriques.

Il faut aujourd’hui envisager la constitution du capital de nos chemins de fer, non pas au point de vue de ce qu’elle aurait dû ou pu être, si l’organisation idéale avait été décrétée dès l’abord, mais telle que l’a faite un demi-siècle de tâtonnemens, d’efforts et de luttes. Il est certain que si, dès l’origine, le législateur avait pu deviner l’essor que prendrait cette industrie, trait d’union de toutes les autres, véhicule indispensable du commerce moderne, il eût adopté des dispositions différentes. Il est probable que, si les compagnies eussent prévu le développement de leurs recettes, elles auraient réussi à traverser certaines crises sans le concours du gouvernement; celui-ci eût pu ne pas garantir des dividendes comme ceux qui sont attribués aujourd’hui aux actionnaires des six grands réseaux, ou du moins les garantir sous une forme qui, les assimilant à la rente nationale, en eût permis la conversion; les actions de nos chemins n’eussent pas atteint les cours auxquels nous les voyons. Si la baisse du taux de capitalisation qui se manifeste aujourd’hui avec violence avait été entrevue dès le milieu du siècle, il eût été sage d’adopter un autre type que le 3 pour 100 pour les émissions d’obligations qui se négociaient alors à moitié environ de leur valeur nominale, c’est- à-dire à 250 francs, et dont le remboursement à 500 francs grève lourdement les exercices futurs. Mais il ne sert de rien de récriminer sur un passé que les réformateurs contemporains n’au- raient pas sans doute fait différent de ce qu’il a été, s’ils avaient été au pouvoir il y a cinquante ans. L’essentiel pour la France est qu’à travers toutes ces péripéties, les droits de propriété de l’État n’ont pas cessé d’être sauvegardés. En 1852, lorsque le gouvernement impérial jugea indispensable de donner un essor considérable aux chemins de fer, il se décida à la mesure radicale de la prolongation des concessions : c’était reculer l’époque où la jouissance de ce domaine ferait retour à la nation; mais entre les divers moyens qui s’offraient alors d’encourager et de hâter l’achèvement de notre réseau, c’était celui qui parut le moins onéreux pour les finances publiques.

Aujourd’hui, parmi les prévisions qu’il est permis de faire sans être taxé d’un optimisme outré, il convient de citer en première ligne celle qui consiste à espérer que, dans un avenir peut-être rapproché, les obligations 3 0/0 des grandes compagnies atteindront le pair, puis le dépasseront. Le chemin si rapidement parcouru depuis peu d’années nous est à cet égard presque un garant de l’avenir. Si même le taux d’intérêt ne continue pas à s’abaisser, il existe pour les obligations de chemins de fer une raison spécifique de hausse qui devient tous les ans plus importante. Le nombre de titres amortis va sans cesse croissant, alors au contraire que celui des nouvelles émissions tend à diminuer, et tombera à un chiffre insignifiant lorsque la construction des lignes concédées en 1883 sera terminée. Sans les taxes fiscales qui pèsent si lourdement sur les coupons, et qui en diminuent le montant, pour les titres au porteur, d’environ onze pour cent, cette étape serait déjà franchie. Dans un pays voisin, dont les rentes nationales ne sont pas cotées plus haut que les nôtres, certaines obligations de chemins de fer, remboursables à 500 francs et rapportant 15 francs, se négocient aux environs du pair. Le jour où les titres similaires français seront au même prix, une conversion en 2 1/2 pour 100 deviendra possible. La Ville de Paris a inauguré récemment ce type avec succès, en y ajoutant, il est vrai, l’attrait des lots.

Si quelque évolution économique ou politique ne survient pas, il faudra que nos capitalistes s’accoutument à voir leurs placemens en valeurs de premier ordre leur rapporter moins de trois pour cent. Nous ne discutons pas ici la question de savoir si ce phénomène doit être considéré comme heureux ou non, si en particulier il n’est pas le signe d’une atonie commerciale et industrielle fâcheuse. Nous le constatons, et nous désirons qu’il en soit tiré parti, dans la mesure du possible, en faveur des contribuables. Or la conversion des obligations de chemin de fer 3 pour 100 en 2 1/2 représenterait une économie annuelle d’environ 50 millions de francs, c’est-à-dire une diminution de plus de moitié de la garantie d’intérêts : on voit de quel énorme secours elle serait pour nos budgets. Elle ne deviendrait toutefois possible que si notre rente 3 pour 100 se maintenait à plusieurs unités au-dessus du pair, si ce baromètre de la capitalisation des fonds de premier ordre restait au beau fixe pendant une longue période ; car la conversion des obligations de chemins de fer ne pourrait que suivre et non pas précéder celle des rentes nationales. Ceux qui voudraient frapper ces dernières d’un impôt ne mesurent pas l’étendue de la faute qu’ils feraient commettre à la France. Sans parler de l’atteinte ainsi portée au contrat solennel intervenu entre le pays emprunteur et les souscripteurs de bonne foi qui lui ont apporté leurs capitaux, sans insister sur l’avantage moral qu’il y a pour un État à ne pas souffrir que l’ombre la plus légère voile l’éclat de son crédit, il est facile de comprendre que la conversion possible de nos rentes 3 pour 100 nous réserve des ressources plus considérables que celles qu’un impôt nous fournirait. En admettant qu’on les frappât du droit de quatre pour cent qui atteint aujourd’hui les revenus des valeurs mobilières, cela donnerait un chiffre annuel d’environ 24 millions : l’ensemble de nos rentes 3 pour 100 perpétuelle et amortissable est en effet de 600 millions, soit, en capital, de 20 milliards. Nous ne pouvons parler en ce moment de la rente 3 1/2 pour 100, qui est irréductible, c’est-à-dire garantie contre tout remboursement, jusqu’en 1901, mais qui nous réserve pour cette époque une économie de 35 ou de 70 millions. Une simple conversion du 3 pour 100 en 2 3/4 procurerait déjà une économie annuelle de 50 millions, le double de l’impôt, et une conversion en 2 1/2, une économie de 100 millions, c’est-à-dire le quadruple. La conversion est l’impôt le plus dur qui se puisse infliger au rentier; mais c’est l’impôt légitime, correct, librement accepté par lui, puisque l’État débiteur ne peut l’établir qu’après avoir préalablement offert le remboursement du capital.

Encore n’est-ce pas à cette économie superbe que doivent se borner nos espérances budgétaires, si nous avons la sagesse de ne pas tuer la poule aux œufs d’or, de ne pas déflorer le crédit de la France par une mesure qui déprimerait le cours de nos fonds publics et sèmerait à jamais l’inquiétude dans l’esprit des rentiers : une fois la brèche ouverte, qui répondrait du maintien du taux primitivement adopté ? qui nous garantirait contre des élévations ultérieures ? L’impôt sur la rente en rendrait la conversion impraticable d’ici à bien longtemps; il enlèverait du même coup au budget le bénéfice indirect énorme que lui fournirait la conversion des obligations de chemins de fer. Si, au contraire, la sagesse l’emporte, nous nous serons ménagé toutes les ressources futures que nous réservent des conversions successives. Nous aurons assuré à notre budget des chemins de fer un premier allégement de 50 millions. Ce seul élément bouleverse les calculs pessimistes qui prétendent prouver d’ores et déjà que la dette des compagnies vis-à-vis de l’Etat ne pourra jamais être remboursée ; il suffira peut-être à mettre plusieurs compagnies en mesure de se libérer dans un délai relativement rapide. Si d’autre part on abaisse à deux et demi ou trois pour cent les intérêts des sommes qui leur seront avancées à l’avenir à titre de garantie d’intérêt, une prompte liquidation de leurs charges deviendra plus probable encore. Le taux de quatre qui avait été stipulé en 1859 était alors inférieur de plus d’un tiers à celui auquel les compagnies empruntaient au public. Puisque aujourd’hui elles empruntent à trois et demi environ, moins de quatre, amortissement compris, il serait équitable de ramener à deux et demi ou à trois pour cent maximum le taux qu’elles paient à l’État jusqu’à ce qu’elles l’aient remboursé de ses avances.


VII

Le problème des chemins de fer, au point de vue de l’intérêt public, le seul auquel nous ayons à nous placer, comporte deux ordres de solutions essentielles : la détermination des lignes vraiment utiles et la construction du plus grand nombre possible de ces lignes; en second lieu, l’exploitation la mieux adaptée aux besoins généraux du pays et aux exigences particulières de chaque région. Cette deuxième partie de la tâche a pour facteur essentiel l’établissement des tarifs. Nous ne pouvons aujourd’hui que signaler ce côté de la question en nous réservant de lui consacrer plus tard une étude spéciale. C’est le point peut-être sur lequel les plaintes du public sont le mieux fondées, non pas tant lorsqu’il réclame des abaissemens que lorsqu’il demande une simplification générale et la suppression des complications particulières qui naissent de la diversité des réseaux. C’est dans ce sens, croyons-nous, que le gouvernement pourra employer de la façon la plus heureuse les nombreux moyens d’action directe et indirecte qu’il possède sur les compagnies. On sait que les pouvoirs de contrôle de l’État, établis à l’origine même des chemins de fer, ont été réglementés et définis à diverses reprises, notamment par une instruction ministérielle de 1881, des arrêtés de 1882 et de 1892. Le ministère des Travaux publics exerce vis-à-vis des compagnies un triple pouvoir, financier, technique et commercial. Au point de vue financier, il arrête les comptes annuels qui lui sont soumis, tant à cause de la garantie d’intérêts à fournir par le Trésor qu’à cause du partage des bénéfices auquel il a éventuellement droit : aucune émission d’obligations ne peut avoir lieu sans son autorisation. Au point de vue technique, aucun travail ne peut être exécuté avant que le ministre en ait approuvé le projet ; aucune ligne ne peut être ouverte sans un procès-verbal de réception par l’administration; les règlemens d’exploitation, les horaires des trains sont soumis à l’approbation ministérielle. Au point de vue commercial, le ministre homologue les tarifs, le droit de les proposer étant réservé aux compagnies.

Ce simple résumé montre combien le public, lorsqu’il cherche à se former une idée du régime de nos chemins de fer, se laisse aisément aller à des appréciations inexactes et à des jugemens téméraires. Les grandes compagnies, comme il les appelle, ne sont pas maîtresses d’exploiter à leur gré les lignes dont elles sont concessionnaires. Ce mot même de concession est inexact en ce sens qu’il fait naître la supposition d’un pouvoir sans contrôle et sans autre limite que celle de la durée du contrat. La qualification de monopole, qui a été souvent employée et qui tout récemment encore retentissait à la tribune dans la bouche d’un ministre, a également besoin d’être commentée : il est certain que sur les rails des lignes qui leur sont momentanément remises, les compagnies jouissent du monopole des transports. Mais l’État ne s’est jamais interdit d’octroyer toutes les concessions qu’il lui plairait, fussent-elles parallèles aux directions actuelles. Il ne le fera pas, pour deux bonnes raisons : c’est que d’abord il aurait peine maintenant à trouver pour beaucoup de lignes des demandeurs qui offrent les garanties indispensables ; ensuite qu’il aggraverait dans une proportion incalculable ses engagemens financiers vis-à-vis des compagnies, s’il leur suscitait une concurrence de nature à faire baisser leurs recettes ; et la concurrence ne naîtrait que sur les parties du réseau qui, par l’abondance de leurs produits, permettent aux autres de vivre. Il ne faut jamais oublier que dans la plupart des industries de transport quelques artères seules sont véritablement rémunératrices, tandis qu’un grand nombre d’autres sont en déficit. Cela n’est pas seulement vrai des chemins de fer. La compagnie des Omnibus de Paris n’a de recettes supérieures aux dépenses que sur un petit nombre de parcours privilégiés : Madeleine-Bastille, Odéon-Batignolles, etc., grâce auxquels elle peut supporter les pertes que lui infligent nombre d’autres itinéraires. Les lignes de Paris-Lyon, de Paris-Rouen-Havre, permettent l’exploitation de milliers de kilomètres improductifs par eux-mêmes.

Cela est tellement vrai que si, renonçant à l’amour de l’égalité et de la symétrie qui est un des traits de notre esprit national, nous permettions aux chemins de fer d’élever légèrement leurs tarifs sur la moitié de leurs lignes, celles dont l’exploitation est le plus coûteuse, la garantie d’intérêt cesserait de jouer au même instant. Et point ne serait besoin pour cela de sortir des bornes tracées par les cahiers des charges. Si le gouvernement laissait aux compagnies la liberté de tarification dans ces limites, il n’en est probablement pas une qui ne renonçât à tout jamais au droit de réclamer la garantie. Nous ne recommandons certes pas cette solution : il est bon qu’une autorité centrale maintienne en harmonie les réseaux qui ne doivent pas agir indépendamment les uns des autres. Nous ayons simplement voulu rappeler de quel poids les pouvoirs de l’Etat ou son influence effective pèsent dans la balance.


VIII

L’organisation actuelle de nos chemins donne au public une grande partie des satisfactions qu’il est en droit d’exiger. L’action de l’Etat est assez puissante pour rassurer à cet égard ceux qui seraient tentés de croire que la féodalité financière, pour employer le vieux cliché, a des intérêts distincts de ceux de sa clientèle, c’est-à-dire de tous ceux qui pour leurs personnes ou leurs biens ont recours aux voies ferrées. L’exploitation directe par l’État ne donnerait pas de résultats supérieurs à la situation présente ; nous craignons que sous certains rapports elle n’amène un ordre de choses moins stable et moins avantageux. Mais ce n’est pas encore là, à nos yeux, l’argument capital qui doit faire écarter tout projet de rachat des chemins de fer. Le point de vue décisif en la matière est celui de nos finances publiques, pour lesquelles ce domaine des voies ferrées constitue une réserve considérable, la seule qui nous permette d’envisager sans trop d’effroi le total de notre budget et le fardeau de notre dette. Nous ne saurions trop insister sur ce côté de la question, que nous avons essayé de mettre en lumière à plusieurs reprises au cours de cette étude et qui a été beaucoup trop négligé chaque fois que la question a été l’objet d’un débat à la tribune ou dans la presse. Il est vrai que nous commençons seulement à nous rapprocher de l’époque à laquelle les concessions prendront fin et que ce n’est pas à notre génération qu’il sera donné d’assister à ce phénomène économique si remarquable : mais nos fils auront à en tenir compte dans leurs prévisions d’avenir et nos petits-fils le verront se réaliser[15]. Vers le milieu du XXe siècle la nation se trouvera mise en possession d’au moins 40 000 kilomètres de chemins de fer, représentant une valeur de 10 ou 15 milliards de francs, c’est-à- dire le tiers ou la moitié de notre dette publique[16]. Il est essentiel que ce capital ne soit pas grevé à l’avance et ne soit pas d’ores et déjà attribué à titre de gage direct ni indirect à de nouveaux emprunts. Actuellement les revenus en sont affectés non seulement au service des intérêts, mais aussi au remboursement graduel des obligations et des actions des compagnies encore en circulation : ce remboursement sera terminé au jour de l’expiration des concessions ou même quelques années plus tôt. Chaque fois qu’une obligation sort à un tirage, le capital en est rendu au propriétaire, lequel n’a désormais plus rien à réclamer à la compagnie. Les actionnaires dont les titres sont amortis reçoivent le remboursement du capital et un titre appelé action de jouissance, qui leur confère le droit de participer aux bénéfices de la société jusqu’au jour où la concession viendra à terme, ainsi qu’aux produits de la liquidation. À ce moment-là toutes les obligations et toutes les actions ordinaires auront disparu par le remboursement de leur capital. Le réseau ferré de la France appartiendra à la communauté, et l’Etat verra du jour au lendemain entrer dans ses caisses une ressource nette annuelle qui est aujourd’hui déjà d’environ 550 millions et qui aura pu doubler à cette époque[17].

Il serait aussi oiseux que téméraire de vouloir discuter aujourd’hui ce chiffre, peut-être fort éloigné de ce que l’avenir nous réserve et que mille circonstances extérieures ou intrinsèques modifieront dans une proportion impossible à prévoir. La valeur si variable de l’argent est à elle seule un facteur susceptible de bouleverser les calculs que nous essaierions de faire à soixante ans d’échéance. Mais il n’en est pas moins probable que les revenus des chemins de fer constitueront encore à cette époque une richesse appréciable. La question se posera de savoir quel emploi il conviendra d’en faire. L’opinion publique réclamera tout d’abord des abaissemens de tarifs. C’est alors que la distinction entre les deux élémens constitutifs des prix du voyage deviendra intéressante : l’Etat pourrait renoncer à exiger le péage, puisque le coût d’établissement de la voie serait amorti, et n’exiger que le remboursement des frais de transport et d’entretien de la voie, des stations et du matériel. Il serait possible, en appliquant cette théorie, de réduire d’au moins moitié, peut-être des deux tiers les prix actuels. Nous pensons que l’État ménagera la transition et, tout en réduisant les tarifs, les maintiendra à un taux qui lui donne un certain bénéfice. Si nombreux que soient les voyageurs et les expéditeurs de marchandises, ils le sont encore moins que les contribuables, propriétaires des lignes, et l’intérêt de ces derniers sera toujours celui de la majorité.

Mais ce n’est point notre affaire que de dresser un plan de la conduite qu’auront à tenir de 1950 à 1960[18] les ministres des Finances et des Travaux publics. Le devoir impérieux qui nous incombe est de ménager pour nos successeurs cette réserve unique de nos budgets. Nous avons déjà, par la création abusive de rentes perpétuelles, grevé l’avenir plus qu’aucun autre peuple. Alors que la Russie, par exemple, n’a pour ainsi dire contracté aucun emprunt qui ne soit remboursable en moins d’un siècle, alors que l’Angleterre diminue tous les ans sa dette par des rachats ou par des conversions de rentes perpétuelles en rentes viagères, nous n’avons d’amortissement obligatoire que pour un sixième environ de notre dette totale. Il serait coupable de ne pas laisser les compagnies de chemins de fer continuer à rembourser tous les ans une fraction de leur capital. Or tout projet de rachat aboutirait fatalement à un ralentissement ou à une suppression de cet amortissement qui est notre planche de salut, la pierre angulaire de nos budgets. On décorait jadis de ce nom le fameux chapitre V, celui que M. Thiers avait imposé et défendu si énergiquement contre toutes les attaques, mais qui a peu à peu maigri au point de ne plus s’élever aujourd’hui qu’à une somme dérisoire. Puisque l’État n’a plus la force d’amortir, qu’il laisse du moins ses fermiers dégager peu à peu son domaine de l’hypothèque qui le grève.

Sans donc entrer dans les interminables discussions sur les mérites respectifs de l’exploitation des chemins de fer par l’État ou par l’industrie privée, personne ne niera qu’au seul point de vue de nos budgets, de l’équilibre futur de nos finances, il est indispensable de laisser les sociétés actuelles achever leur œuvre libératoire. On nous objectera que l’État, après avoir racheté les chemins, pourrait continuer l’amortissement du capital. Nous répondrons que le ministre le plus énergique ne résisterait pas à la tentation d’équilibrer son budget en diminuant d’abord, puis en supprimant cette obligation. Si même il s’en trouvait un assez puissant pour l’oser, le Parlement ne le lui permettrait pas. Ce serait à bref délai ébrécher un patrimoine, que nous avons l’impérieux devoir de conserver intact à nos petits-enfans !

D’ailleurs le rachat serait aujourd’hui extrêmement onéreux pour nos finances. Il ne pourrait s’opérer qu’en vertu des dispositions des actes de concession complétées par les conventions de 1883. Pour en régler le prix, on relèverait les produits nets annuels obtenus par chaque compagnie pendant les sept années qui auront précédé celle où le rachat sera effectué ; on en déduirait les résultats des deux plus faibles années et on établirait la moyenne des autres. Les compagnies pourraient en outre demander que toute ligne dont la mise en exploitation remonterait à moins de quinze ans fût évaluée, non d’après son produit net, mais d’après le prix réel de premier établissement, c’est-à-dire que pour les nouvelles lignes, qui sont naturellement les moins productives, le revenu ne servirait pas de base, et que le montant des sommes dépensées par la compagnie lui serait restitué en capital. Le produit des autres lignes, calculé comme nous l’avons dit ci-dessus, formerait le montant d’une annuité qui serait due et payée à la compagnie pendant chacune des années restant à courir sur la durée de la concession. Pour l’Est, le Midi, l’Orléans et l’Ouest, les dividendes garantis sont compris, en vertu des conventions de 1883, dans les revenus dont l’évaluation servirait de base à l’annuité. Des calculs qu’il est aisé de faire montrent que les actionnaires auraient tout à gagner au rachat. Pour l’Orléans, par exemple, 56 francs de rente que l’Etat fournirait valent au cours d’aujourd’hui (102 francs par 3 francs de rente 3 pour 100) près de 1 900 francs, alors que l’action est cotée 1 470 francs : ce serait un bénéfice de 430 francs par titre offert gratuitement aux porteurs. Le rachat assurerait d’une façon générale aux actionnaires des quatre compagnies ci-dessus désignées et du Nord, jusqu’à la fin des concessions, une rente sur l’État égale au moins aux dividendes qu’ils touchent aujourd’hui. A l’heure actuelle, le rachat consoliderait pour soixante-quatre ans en faveur des actionnaires du Lyon un revenu qui ne leur est plus garanti que pour vingt et un ans. Au contraire plusieurs de ces dividendes seraient susceptibles d’être notablement diminués au jour où cesserait la garantie. Cette vérité a commencé à se répandre assez pour que les projets tendant à cette solution soient devenus de plus en plus rares. L’initiative parlementaire elle-même, source féconde de tant de gaspillages, y semble presque avoir renoncé. La nouvelle Chambre élue en 1893 ne nous a encore apporté qu’une seule proposition de rachat de l’Orléans, dont nous dirons un mot plus loin, et qui n’a trouvé qu’un bien faible écho dans l’enceinte du Palais-Bourbon et en dehors de ses murs.


IX

Le rachat obérerait nos finances, augmenterait de plus de moitié le capital de notre dette publique et nous exposerait à toutes les incertitudes des tarifications nouvelles que l’opinion, avec son imprévoyance habituelle en matière économique, ne manquerait pas d’imposer. Ne faut-il pas en conclure que le plus sage est de nous en tenir à notre système actuel, qui garde un juste milieu entre l’exploitation par l’État et l’excès de la liberté avec concessions indéfinies, à l’américaine? Ici comme en bien des choses, in medio stat virtus, et de même que notre climat merveilleux nous défend contre les ardeurs des tropiques et les rigueurs du pôle, nous avons su, observant un sage équilibre, faire la part des droits de la communauté et des résultats à attendre de l’initiative et de l’émulation privées. Il est inutile de rappeler les objections qui ont été et doivent être faites à l’exploitation par l’État, dans un pays surtout où le gouvernement parlementaire a peut-être été poussé au delà de ses limites naturelles. D’autre part personne ne saurait rêver pour la France une organisation qui rappelât même de loin celle des États-Unis, où chacun, sous la réserve de certaines autorisations qui ne sont pour ainsi dire jamais refusées, est libre de lancer une ligne de chemin de fer d’un point à un autre, et en conserve à perpétuité la propriété absolue, si bien que plusieurs lignes ont été louées à d’autres pour 3 999 ans et que certaines obligations sont remboursables quatre siècles après leur date d’émission. Seuls, quelques réseaux américains, dits du Pacifique, endettés vis-à-vis du gouvernement fédéral, sont peut-être appelés à subir l’intervention officielle et à donner un jour de l’autre côté de l’Atlantique, dans la grande République fédérative, le premier exemple d’un chemin d’État.

Chez nous les pouvoirs de l’État résultent à la fois de ce qu’il est le nu propriétaire des lignes, de ce qu’il ne peut se désintéresser de l’exploitation de chemins qui d’ici à un demi-siècle lui reviendront en pleine propriété, et aussi du fait qu’il a avancé et avance chaque jour aux compagnies concessionnaires des sommes considérables : il est donc à la fois propriétaire et créancier. Aussi est-il armé de cent façons diverses pour intervenir quotidiennement dans l’administration et l’exploitation. Ici de nouveau, grâce à une combinaison de motifs opposés, il ne saurait agir que dans l’intérêt bien entendu de toutes les parties. Son pouvoir d’homologuer les tarifs ne le conduira pas, ou ne le conduira plus, nous voulons l’espérer, à en imposer l’abaissement au delà de ce qui est raisonnable : la diminution de recettes qui en résulterait amènerait les compagnies, qui ont déjà recours à son aide, à lui de- mander plus de millions du chef de la garantie d’intérêt, et celle qui ne frappe pas encore à sa caisse à y venir puiser. Quant à une élévation excessive, elle n’est pas possible, puisque les cahiers des charges fixent des maximum : mais ceux-ci même ne sont guère atteints que pour les voyageurs de première classe, et ne le sont pour aucune marchandise. Le tarif des voyageurs, déjà notablement diminué en 1892 pour la seconde et la troisième classe, devra être abaissé, en vertu des conventions de 1883, aussitôt que le Gouvernement aura renoncé à l’impôt de prairial sur les billets.

D’autre part des compagnies aussi sagement administrées que les nôtres savent que tous les efforts de l’industrie moderne ne doivent cesser de tendre au bon marché. Jamais d’ailleurs un tarif n’est relevé sur les chemins de fer français. Tout abaissement une fois consenti est définitif. On a regretté parfois cette tradition qui forcément fait hésiter les administrateurs à tenter certaines expériences peut-être profitables aux compagnies et au public, mais dont ils ignorent le résultat.

La véritable difficulté ne naîtra que le jour où, les sociétés actuelles étant arrivées à fin de bail, leur capital actions et obligations remboursé, leurs comptes avec l’État apurés, les compagnies en un mot ayant cessé d’exister, il s’agira de régler à nouveau les conditions d’exploitation des chemins de fer. Ne cherchons pas à nous figurer ce que seront ceux-ci vers le milieu du XXe siècle. Si nous mesurons par la pensée la route parcourue depuis cinquante ans, si nous songeons combien la situation actuelle est différente de celle du début, nous reconnaîtrons l’inanité des prédictions qu’on essaierait de faire aujourd’hui aussi bien sur la valeur future des lignes ferrées que sur le mode de leur exploitation. Alors même que la voie métallique n’aurait pas fait place à quelque système nouveau, à des supports liquides par exemple comme il en a été expérimenté dans les chemins glissans, les moteurs auront peut-être subi des transformations radicales. Les essais de locomotives électriques ne sont que le bégaiement d’une force nouvelle qui révolutionnera les transports comme d’autres industries. Les voitures ordinaires qui circulent sur les chaussées ne seront-elles pas capables, un jour ou l’autre, grâce à des propulseurs à pétrole, à gaz ou de quelque autre nature, de nous transporter si rapidement que nous aurons moins recours à la voie ferrée? Toutes les hypothèses sont permises. Il serait donc d’une imprudence souveraine de supprimer ou même de ralentir l’amortissement, grâce auquel les Compagnies remboursent tous les ans une fraction de leurs actions et de leurs obligations[19].

L’amortissement obligatoire de leur capital que pratiquent les compagnies est un des argumens les plus forts qu’il convient d’opposer aux projets de rachat par l’État. Celui-ci céderait bien vite à la tentation de se borner à servir les intérêts du capital sans continuer à le rembourser, et de transformer une rente amortissable en rente perpétuelle. Nous n’avons pas besoin d’en chercher la preuve bien loin. Le 7 juillet 1894, MM. André Lebon et Disleau, députés, ont déposé à la Chambre une proposition de résolution tendant au rachat par l’État du réseau de chemin de fer de la compagnie d’Orléans. Le seul moyen qu’ils ont trouvé de présenter cette combinaison comme devant soulager nos budgets est la remise aux porteurs actuels d’obligations d’Orléans, en échange de leurs titres, d’une rente perpétuelle 3 pour 100 ! Ils obtiennent ainsi une économie annuelle apparente de 18 millions, mais au prix d’une addition de 1 400 millions au capital de notre dette publique. Le Parlement jugera sans doute que la compensation est insuffisante.

Il est d’autant plus nécessaire de dégager l’avenir que rien ne nous prouve, bien que tout le monde soit d’accord pour ralentir aujourd’hui les constructions de lignes nouvelles, qu’il ne faudra pas à un moment donné nous lancer dans d’autres dépenses, soit qu’il y ait lieu de doubler beaucoup de voies actuelles ou d’en ouvrir d’autres, soit que des transformations radicales, du genre de celles auxquelles nous faisions allusion plus haut, obligent à de coûteuses modifications de l’outillage. Déjà aujourd’hui les compagnies, pour chaque nouveau million de revenu brut qu’elles obtiennent, sont obligées de dépenser un capital que les ingénieurs vont jusqu’à évaluer sur certains réseaux à cinq ou six millions, qu’on peut estimer à deux ou trois millions pour la moyenne de nos lignes. A un trafic plus intense correspondent en effet non seulement des dépenses de matériel et de personnel, mais des agrandissemens de gares, des poses de doubles voies, etc. Or ces frais doivent tous être amortis dans un délai qui devient d’autant plus court que nous nous rapprochons davantage du terme des concessions et qui rend le service de remboursement des obligations émises d’autant plus onéreux. Il est vrai qu’on ne manquera pas de proposer d’ici à quelques années d’autoriser les compagnies à émettre des obligations remboursables après l’expiration de leurs concessions. On invoquera l’argument que les travaux actuels serviront aux générations futures. Nous souhaitons pour notre part que nos législateurs cèdent le plus tard possible à cette tentation. De quelque côté que nous examinions les conséquences financières qu’entraînerait le rachat des concessions actuelles, nous arrivons toujours à la conclusion qu’il en résulterait de graves dangers pour nos finances.

Les considérations techniques ne nous amèneront pas à une conclusion différente. En fait les compagnies ont presque toutes à leur tête des ingénieurs de l’Etat, qui apportent à ce service leur compétence et leur honorabilité. Le rachat n’aurait donc pas pour conséquence un changement dans le haut personnel dirigeant. Quant aux conseils d’administration, on pourrait craindre que des influences parlementaires n’en vinssent diminuer la parfaite indépendance. Le gouvernement est bien plus fort pour contrôler une compagnie que pour se censurer lui-même. Chacun sait que le service des télégraphes est aux mains de l’Etat. Or la loi du 29 novembre 1850 déclare que « l’Etat n’est soumis à aucune responsabilité à raison du service de la correspondance privée par la voie télégraphique. » Nous ne pouvons, quelque préjudice que nous ayons subi par suite d’un retard, d’une transmission inexacte, élever aucune réclamation ni poursuivre per- sonne. Il en serait de même pour tous les dommages que nous éprouverions du chef des chemins de fer, le jour où l’exploitation serait entre les mains de fonctionnaires. Aujourd’hui, au contraire, on sait combien les tribunaux sont disposés à allouer de larges compensations à tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont lésés pécuniairement ou corporellement par le fait des Compagnies.

Et l’Etat n’a-t-il pas tout bénéfice à laisser à celles-ci le fardeau de l’impopularité? Qu’un train soit en retard, qu’une chaufferette se refroidisse au cours d’un trajet, qu’un colis soit dirigé sur une fausse destination, ce n’est pas à lui que s’en prend le voyageur ou l’expéditeur. Faudra-t-il ajouter les accidens de chemins de fer aux innombrables causes déjà susceptibles d’amener la chute des cabinets? et un déraillement sur un point quelconque du réseau devra-t-il provoquer la démission de ministres, solidaires de leur collègue des Travaux publics?

Nous sommes frappés du fait que les Américains, chez qui la constitution des chemins de fer a cependant été bien différente de ce qu’elle fut en France, arrivent à des conclusions à peu près identiques aux nôtres. Dans son récent travail sur la Théorie des transports, M. Cooley, maître de conférences à l’Université de Michigan, déclare que les chemins de fer constituent un service d’intérêt général et non pas une industrie ordinaire; mais que la complexité de ce service est telle que des associations particulières sont mieux à même de s’en charger qu’une administration publique. L’État exploitera bien les routes, les postes, les télégraphes, les eaux, parce que les questions à résoudre sont simples, les tarifs nuls ou uniformes. En matière de chemins de fer, la multiplicité des problèmes à résoudre est encore telle qu’il vaut mieux laisser les compagnies particulières poursuivre leurs études et leurs expériences, tout en se réservant sur elles un droit de contrôle étendu. Chez nous ce contrôle est plutôt trop minutieux qu’insuffisant. Nous ne prétendons pas que cette situation doive être définitive. Si nous ne sommes pas encore arrivés à l’époque où une tonne de marchandises ou un voyageur sera transporté pour le même prix de Paris à Asnières que de Calais à Marseille, n’oublions pas que la lettre de 15 centimes et le télégramme de 50 centimes circulent en vertu du principe de la taxe identique, qui ne tient compte ni des délais ni des distances. Grâce à l’Union universelle, une carte postale de 10 ou une lettre de 25 centimes vont de Paris au cap de Bonne-Espérance ou à Melbourne en Australie pour le même prix qu’à Bruxelles ou à Genève. Le colis postal, qui permet d’envoyer dans toute la France, moyennant un droit fixe de 60 ou de 85 centimes, trois ou cinq kilogrammes de marchandises, et un paquet de cinq kilogrammes dans les principaux pays des cinq parties du monde en payant des taxes également fixes, est un pas considérable fait dans la voie de l’unification des tarifs. Il est probable que le poids maximum sera peu à peu élevé et permettra à un très grand nombre d’expéditions de se faire avec une simplicité qui nous étonnera autant que la taxe postale unique eût surpris nos grands-pères. Le célèbre tarif par zones qui fonctionne depuis quelques années sur les chemins de fer de l’État hongrois a supprimé les innombrables prix de gare à gare pour ne laisser subsister que certaines catégories de taxes fixes. Le pays est divisé en quatorze régions ; dans l’intérieur de chacune d’elles le voyageur peut se mouvoir d’un point quelconque à un autre pour la même somme. Un de nos amis qui revenait récemment de Pest nous contait qu’il avait pour dix-neuf francs roulé en première classe et en train express pendant seize heures de suite. En France, la ligne de petite ceinture parisienne est la seule qui jusqu’ici ait adopté un tarif par zones. Les voyageurs ne paient que deux prix : le prix inférieur lorsqu’ils ne franchissent qu’une station ; le prix supérieur pour tous les autres trajets. Nous marchons donc insensiblement vers une simplification de plus en plus grande. La délivrance par nos sept grands réseaux de cartes d’abonnement annuelles qui permettent au titulaire de ne payer partout que demi-tarif, moyennant une somme fixe prépayée, est un autre pas fait dans cette voie. Laissons le temps accomplir son œuvre. Il est possible qu’à l’époque où les quarante mille kilomètres de voies d’acier reviendront en pleine propriété à la nation, le service des chemins de fer rentre dans la définition de ceux des monopoles qu’il est avantageux de faire exploiter par l’Etat. À ce moment-là il sera temps d’opter entre une exploitation directe par le ministère des Travaux publics ou l’affermage à des compagnies particulières.

Mais à l’heure actuelle il serait contraire à notre intérêt de chercher à devancer cette époque. Cette hâte serait une source de dépenses pour la communauté et n’améliorerait pas le service des chemins de fer. C’est de la collaboration des compagnies et de l’État que doivent naître chez nous les perfectionnemens incessans que le public réclame et qu’il a raison de réclamer : la vie n’est-elle pas le mouvement, et le mouvement ne doit-il pas être un éternel effort de l’humanité vers une condition supérieure à celle dans laquelle se sont trouvées les générations précédentes qui ont paru à la surface du globe? Nous tenons à clore notre étude par cette réflexion. Si nos premières paroles condamnaient l’agitation stérile qui veut détruire avant de savoir ce qu’elle édifiera, notre dernier mot doit être un hommage rendu à tous ceux qui chaque jour s’efforcent de faire mieux que leurs devanciers : l’industrie moderne nous a montré ce qu’elle sait accomplir dans cet ordre d’idées ; elle n’a pas fait et ne fera pas pour les chemins de fer moins que pour le reste,


RAPHAEL-GEORGES LEVY.

  1. Au 31 décembre 1893, la longueur des chemins de fer français et algériens dépassait 40 000 kilomètres, dont 33 000 exploités par les six grandes Compagnies.
  2. Le taux d’intérêt réellement accordé était 5,75 p. 100. On augmentait le revenu réservé k l’ancien réseau de façon à fournir un appoint de 1, 10 p. 100, nécessaire pour compléter, avec le taux garanti de 4,65 p. 100, l’intérêt et l’amortissement effectifs des emprunts contractés pour l’exécution du nouveau réseau.
  3. L’article de la loi de 1842 qui prescrivait que les deux tiers des terrains nécessaires à l’établissement de la voie seraient fournis gratuitement par les localités intéressées, avait été abrogé par la loi du 19 juillet 1845.
  4. Les compagnies, sur leurs titres, n’ont fait aucune espèce de distinction entre les obligations émises pour leur compte et celles qu’elles créent pour compte du gouvernement.
  5. Toutes les sommes avancées par l’État à titre de garantie d’intérêt portent à son profit intérêt simple au taux de 4 p. 100 l’an.
  6. Cette seconde dépense était évaluée à 25 000 francs également; l’engagement pris par la Compagnie représente un concours de 60 millions environ pour 1 200 kilomètres de lignes nouvelles.
  7. On remarquera la réduction qui a été accordée à l’Ouest. Les chances de remboursement à l’État étant beaucoup plus éloignées pour cette compagnie, et d’autre part les intérêts cessant de courir en 1883, on a considéré que ces 240 millions payables seulement à très longue échéance devaient être ramenés à leur valeur actuelle, qui a été chiffrée à 160 millions.
  8. Cette somme est le montant de la rente que le gouvernement français s’est engagé à servir à la compagnie de l’Est jusqu’à l’expiration de sa concession, en représentation de la valeur de ses lignes cédées à l’Allemagne par le traité de Francfort.
  9. En 1871 et 1872 l’État, dont les dépenses à la suite de la guerre étaient énormes, préféra se faire avancer, par les compagnies, les sommes dont il leur était redevable du chef de la garantie. Depuis lors il leur paie des annuités destinées à éteindre cette dette.
  10. D’ailleurs le Lyon est obligé de se préoccuper tout particulièrement de sa situation, puisque d’une part la garantie de l’État ne lui est assurée que jusqu’en 1915, et que d’autre part la nature de la garantie qui lui est donnée jusque-là n’est pas absolue, inconditionnelle. Il n’est pas vrai de dire qu’en tout état de cause l’actionnaire du Lyon est assuré de toucher un dividende de 55 francs. Ainsi que nous l’avons expliqué, la garantie de l’État est limitée aux charges du nouveau réseau et ne saurait donc dépasser l’intérêt et l’amortissement de son capital d’établissement, c’est-à-dire une trentaine de millions.
  11. Cette somme figure au passif du bilan de l’Est, jusqu’à concurrence des sommes effectivement versées par le Trésor, sous la rubrique : « L’État créditeur pour garantie d’intérêts avancés sur les exercices 1884 à 1893, principal et intérêts. » Par contre, à l’actif est inscrite une somme équivalente sous le titre d’« Insuffisance des produits des lignes en exploitation complète. »
  12. Aussi bien que le Midi et l’Orléans, l’Est et l’Ouest ont une réserve latente dans les recettes des dernières années de la concession. Celle-ci expire le 31 décembre 1956 pour l’Ouest, alors que l’amortissement de ses actions doit être terminé en 1952 ainsi que celui de la plupart de ses obligations. L’amortissement des actions de l’Est, dont la concession expire le 26 novembre 1954, sera terminé dès 1949.
  13. Ce n’est le cas ni pour le Nord ni pour le Lyon, à qui l’État n’a garanti en 1883 que l’intérêt des sommes consacrées au nouveau réseau.
  14. 1882 : 4 362 kil. exploités : recette brute : 177 millions, 1893 : 6 514 kil. — recette brute : 180 millions.
  15. Alors s’appliquera l’article du cahier des charges qui stipule qu’à l’époque fixée pour l’expiration de la concession et par le seul fait de cette expiration, le gouvernement sera subrogé à tous les droits des compagnies sur les chemins de fer et leurs dépendances, et entrera immédiatement en jouissance de tous leurs produits.
    Les compagnies seront tenues de lui remettre en bon état d’entretien les chemins de fer et tous les immeubles qui en dépendent, quelle qu’en soit l’origine, tels que les bâtimens des gares et stations, les remises, ateliers et dépôts, les maisons de garde, etc. Il en sera de même de tous les objets immobiliers dépendant également dudit chemin, tels que les barrières et clôtures, les voies, changemens de voie, plaques tournantes, réservoirs d’eau, grues hydrauliques, machines fixes, etc.
    Dans les cinq dernières années qui précéderont le terme de la concession, le gouvernement aura le droit de saisir les revenus des chemins de fer et de les employer à rétablir en bon état les chemins de fer et leurs dépendances, si les compagnies ne se mettaient pas en mesure de satisfaire pleinement et entièrement à cette obligation.
    En ce qui concerne les objets mobiliers, tels que le matériel roulant, les matériaux, combustibles et approvisionnemens de tout genre, le mobilier des stations, l’outillage des ateliers et des gares, l’État sera tenu, si les compagnies le requièrent, de reprendre tous ces objets sur l’estimation qui en sera faite à dire d’experts, et réciproquement, si l’État le requiert, les compagnies seront tenues de les céder de la même manière.
  16. Au 31 décembre 1893, voici comment était évalué l’actif des six compagnies
    Est 2 280 millions.
    Midi 1 490 —
    Nord 1 550 —
    Orléans 2 050 —
    Ouest 1 700 —
    Paris-Lyon-Méditerranée 4 780 —
    Total 13 850 millions.

    Dans ce chiffre figurent les réserves, les approvisionnemens et le matériel roulant qui appartiennent en propre aux compagnies. Mais par contre, cinq d’entre elles ont au passif les centaines de millions dont elles sont redevables envers l’État pour les avances qu’il leur a faites en vertu de la garantie. Lors de l’expiration des concessions, cette créance de l’État sera compensée jusqu’à due concurrence avec la valeur du matériel et des approvisionnemens, qui lui reviendront ainsi sans qu’il ait bourse à délier. Il n’y a donc rien d’exagéré à évaluer l’actif des chemins de fer au point de vue de l’État on prenant les chiffres mêmes de leurs bilans tels que nous les avons reproduits.

  17. Les six grandes compagnies encaissent environ 1 134 millions de recettes brutes sur lesquels les frais d’exploitation absorbent environ 590 millions. Il en résulte une recette nette de 544 millions, laquelle est consacrée, plus une centaine de millions versés par l’État à titre de garantie d’intérêt, au service des intérêts, dividendes et amortissement des actions et obligations.
  18. La concession du Nord expire en 1950; celle de l’Est en 1954; celle de l’Orléans en 1956; celle de l’Ouest en 1956; celle du Lyon en 1958; celle du Midi en 1960.
  19. Seule la compagnie de Lyon n’a pas encore commencé l’amortissement de ses actions. Ses statuts (art. 25) l’obligent à cet égard à constituer un fonds calculé de telle sorte que le capital social, représenté par les 800 000 actions, soit complètement amorti à raison de 500 francs par action cinq ans avant l’expiration de la concession; toutefois ledit prélèvement ne doit commencer qu’à partir de 1907.