Les Chemins de fer et les canaux
Revue des Deux Mondes, période initialetome 11 (p. 269-301).
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LES


CHEMINS DE FER


ET LES CANAUX.




De la Rivalité actuelle des Chemins de Fer et des Voies navigables en France, en Angleterre et en Belgique.




I. – CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES.

En abordant les hautes questions que notre sujet soulève, nous ne jugeons pas nécessaire d’en relever l’importance. Après les longues et solennelles discussions qui ont tant de fois agité les deux chambres, en présence des hésitations, des doutes, qui se sont manifestés dans leur sein et qui tiennent leurs résolutions comme suspendues depuis deux ans, quand d’une part l’avenir des chemins de fer est à peine connu, et que de l’autre l’existence même de notre système de navigation intérieure semble en péril, il est permis de croire qu’un puissant intérêt s’attache à la solution des problèmes auxquels a donné naissance la lutte engagée entre les chemins de fer et les canaux. Déterminer le caractère de cette lutte, en apprécier les conséquences probables, signaler à cette occasion les écueils de certaines théories décevantes, trop favorablement écoutées, tel est le but que nous nous proposons.

Déjà plusieurs écrits recommandables ont été publiés sur cette matière, et nous avons recueilli, sans les mettre toutes en usage, les précieuses données qu’ils fournissent[1]. Nous ne nous sommes astreint toutefois à suivre aucun de ces écrits, alors même que nous en adoptions les principes, d’autant mieux que nous faisons intervenir dans le débat des considérations d’une haute valeur selon nous et qu’on a trop négligées jusqu’à présent.

Dans notre manière de voir, les chemins de fer et les canaux se présentent comme devant concourir au même but par l’heureux accord de leurs fonctions. À ces derniers resterait la spécialité du transport des grosses marchandises ; aux autres appartiendrait de préférence le transport des personnes et celui des marchandises légères, ou plutôt de toutes celles pour lesquelles l’avantage d’une locomotion rapide l’emporte sur celui du bas prix. En ce sens, les deux modes de communication, quoique rivaux, et au sein de leur rivalité même, se prêteraient en quelque sorte une assistance mutuelle ; par leur concours, les besoins du public seraient mieux et plus complètement satisfaits. On ne veut pas qu’il en soit ainsi ; on prétend que la supériorité des chemins de fer est générale, absolue, et que partout où ils se trouvent en concurrence avec des voies navigables, ces dernières seront inévitablement détruites : c’est ce qu’il faut examiner.

Les chemins de fer, ainsi que le disait fort bien un ministre belge, l’emportent sur les voies navigables par leurs qualités générales comme moyens de transport, puisqu’en effet ils peuvent transporter à la fois, et à des conditions plus ou moins satisfaisantes, les personnes et les choses, les marchandises légères et les marchandises lourdes, tandis que les voies navigables, sauf quelques exceptions assez rares qui ne tirent point à conséquence, ne sont guère utiles ou convenables que pour le transport de ces dernières. C’est là une vérité, généralement, admise, qui n’a été, à notre connaissance, niée par personne, si ce n’est peut-être par ceux qui sembleraient avoir aujourd’hui le plus d’intérêt à l’affirmer. Il s’agit de savoir seulement si, dans l’emploi de leurs facultés spéciales, qui consistent à transporter économiquement les matières pesantes, les voies navigables ne l’emportent pas à leur tour sur toutes les voies rivales.

Avant tout, il convient de faire nos réserves. Quand il serait bien prouvé que les chemins de fer doivent neutraliser les canaux, comme moyens de transport, partout où ils seront établis en concurrence, nous nous garderions bien encore de proférer ce cri sauvage : supprimons les canaux pour établir des lignes de fer dans leurs lits. Les canaux sont les prolongemens des rivières ; avec quelques avantages de moins, ils offrent aussi quelques avantages de plus, et, à tout prendre, ils en multiplient les bienfaisans effets. Ils distribuent d’une manière égale sur la surface d’un territoire ce fluide précieux, l’eau, dont la surabondance est un désordre, dont l’absence est un fléau. Ce n’est pas le moindre de leurs mérites d’agrandir le domaine de l’homme en augmentant l’étendue, de la terre cultivable. Si le sage ministre Sully regardait comme un service rendu à l’humanité la plantation d’un arbre, que n’aurait-il pas dit de la construction d’un canal ! On peut hésiter à ouvrir un canal à cause de la dépense que ce travail entraîne ; détruire celui qui existe, c’est un acte insensé, barbare, contre lequel l’humanité proteste.

S’il était vrai que les chemins de fer dussent rendre les canaux inutiles comme moyens de transport, loin de tirer de là la conséquence extrême que ces derniers doivent disparaître, tout en admirant la merveilleuse puissance des voies nouvelles, nous déplorerions peut-être ce résultat, qui, sans dispenser à l’avenir de la construction de certains canaux nécessaires, rendrait pourtant le public moins ardent à réclamer et le gouvernement moins prompt à entreprendre ces utiles créations. Nous le déplorerions d’autant plus que nous ne verrions plus alors, pour l’exploitation des voies nouvelles, de bon système possible. Abandonnées aux compagnies, elles deviendraient en peu de temps, c’est-à-dire après la destruction des canaux et malgré toutes les réserves des cahiers des charges, l’objet d’un monopole étroit dont le public paierait largement les frais. Réservées à l’état, elles deviendraient avec non moins de certitude la proie de ces maladies incurables, l’insouciance, l’oubli, la négligence, le désordre, maladies inévitables, fatales, dont tous les établissemens de l’état sont affectés. Heureusement il n’en est rien, et nous espérons prouver clairement, malgré tous les raisonnemens contraires, que les canaux conserveront toujours, quoi qu’il arrive, un avantage sensible sur les chemins de fer, quant au transport des marchandises pesantes.

Pour résoudre cette question, il semble qu’il devrait suffire de rassembler les faits épars qui se sont produits dans des contrées diverses, de les rapprocher et de les comparer. Quoi qu’on en dise, les faits ne manquent pas : ils suffisent amplement pour asseoir un jugement solide ; mais ces faits, considérés d’un peu loin, ne sont pas toujours bien compris, ils semblent même, à certains égards, se combattre, à tel point que des esprits prévenus y trouveraient sans peine la justification des opinions les plus contraires. Aussi la comparaison de ces faits, non éclairée d’avance par une judicieuse analyse des circonstances diverses qui peuvent modifier les prix, n’est-elle propre qu’à conduire, à travers une suite de contradictions apparentes, à un abîme de doute.

Trois élémens différens et très distincts constituent le prix total du transport des choses et des personnes : d’abord, le péage, qui représente l’intérêt des fonds engagés dans la construction de la voie et la dépense ordinaire de l’entretien ; ensuite, le transport proprement dit, qui comprend toutes les dépenses relatives au déplacement opéré sur la voie même, avec tous les frais administratifs qui s’y rapportent ; enfin, les frais accessoires, qui consistent surtout dans la prise des marchandises à domicile, le chargement et le déchargement, la remise à domicile. Or, il s’en faut bien que ces élémens divers subissent les mêmes influences et suivent les mêmes lois. De là des inégalités apparentes, des anomalies singulières, dans la lutte engagée entre les chemins de fer et les canaux, irrégularités, anomalies dont il faut se rendre compte, si l’on veut mettre entre les faits cette concordance qui seule en rend le témoignage concluant.

Si l’on devait s’en rapporter aux seules données théoriques, la question qui nous occupe serait bientôt résolue. On prouverait, par des calculs mathématiques, qu’une force égale entraîne une charge bien plus considérable sur une voie d’eau que sur des lignes de fer. Ces calculs, nous le savons, ne valent pas les leçons de l’expérience. Toutefois, sans leur accorder une importance décisive, il est permis de les prendre comme point de départ, et il est bon, dans tous les cas, de connaître, au moins par approximation, les conditions différentes de la traction dans les deux modes que l’on compare. Voici comment M. Cordier déterminait ces conditions dans un ouvrage publié en 1830[2], le premier dans lequel ait été produite en France l’opinion de la supériorité absolue des chemins de fer sur les canaux.


Vitesse par heure Effet utile de la force d’un cheval «
Sur un canal Sur un chemin de fer de niveau
4,000 mètres. 48 tonnes. 13 tonnes.
8,000 6 6,30
12,000 1,77 4,20
16,000 0,75 3,10

N’examinons pas jusqu’à quel point ces données sont exactes ; un à peu près nous suffit, et, en les empruntant à un ouvrage où s’annoncent des idées opposées aux nôtres, nous ne serons pas suspect de les avoir choisies pour notre usage.

En suivant les indications de ce tableau, on trouverait donc que, pour une petite vitesse de 4 kilomètres à l’heure, une force égale obtiendrait des résultats beaucoup plus grands sur un canal que sur un chemin de fer ; le rapport serait de 48 à 13. Pour des vitesses plus grandes, le rapport changerait à tel point, que le chemin de fer l’emporterait à son tour : ce qui s’explique par la différence des résistances de l’air et de l’eau. Mais il est bon de remarquer que les petites vitesses conviennent aux canaux, tant parce que leur constitution s’en accommode que parce que les marchandises qu’ils transportent ne demandent pas une locomotion rapide, tandis que les chemins de fer sont spécialement consacrés aux transports accélérés ; et quand même la nature de leur service ne les inviterait pas à adopter les grandes, vitesses, la rigidité de leur structure leur en ferait une loi, car une marche plus lente y produirait aussitôt l’encombrement. Aussi peut-on dire que, si la vitesse naturelle des bateaux sur les voies navigables est de 4 kilomètres à l’heure[3], celle des convois de marchandises sur les chemins de fer est d’au moins 16 kilomètres, comme elle a été généralement réglée jusqu’à présent : d’où il suit que la charge d’un cheval, qui serait, dans le premier cas, de 48 tonnes, ne serait plus, dans le second, que de 3 et 1/10e, c’est-à-dire plus de quinze fois moins forte. Ce qui augmente encore cette inégalité déjà si grande, c’est le poids relatif des véhicules ; car un convoi de wagons, avec sa locomotive et son tender, pèse incomparablement plus qu’un bateau portant une charge égale. Ajoutons que, dans le tableau qui précède, on suppose un chemin de fer de niveau, ce qui ne s’est pas encore vu et ne se verra peut-être jamais, tandis que la ligne d’un canal, nous ne parlons pas des rivières, est toujours et nécessairement de niveau.

Avec de telles différences dans l’effort de la traction, il est difficile de comprendre que le transport puisse s’effectuer aussi économiquement sur un chemin de fer que sur un canal. Comment donc est-on parvenu à se faire illusion sur ce sujet au point de croire que le premier puisse lutter à conditions égales, ou même avec des conditions plus favorables ? Comment se fait-il surtout que certains faits, en petit nombre il est vrai, mais constans, semblent confirmer cette étrange croyance ? C’est précisément parce que le prix du transport, dans tous les modes possibles de communication, se compose, comme nous le disions tout à l’heure, d’élémens divers ; c’est parce que ces élémens ne sont pas sujets aux mêmes lois, qu’il s’y rencontre des inégalités indépendantes de la supériorité absolue du mode de transport, et que ces inégalités, quand on ne s’en rend pas compte, autorisent parfois les hypothèses les plus absurdes. C’est en outre qu’on a abusé des contradictions apparentes de certains faits mal examinés, mal compris. C’est enfin qu’on a profité de la confusion que ces contradictions font naître pour substituer aux simples indications de l’expérience des combinaisons captieuses, des calculs factices, qui semblent parfois mettre la raison même en défaut.

Nous n’avons qu’un seul moyen d’éviter à cet égard toute confusion, et de faire jaillir des faits les lumières qu’ils recèlent : c’est de considérer séparément chacun des élémens constitutifs des prix du transport. Qu’on nous pardonne l’aridité de quelques détails en faveur de l’importance du sujet. Dans l’avenir comme dans le présent, de grands intérêts s’attachent à la solution de ces questions.


II. – DU PEAGE.

Suivant ce que nous avons dit précédemment, le péage ne serait pas dû pour les voies navigables, en ce que la dépense de leur construction et de leur entretien serait déjà compensée par les services qu’elles rendent à d’autres titres. Supposons toutefois que ce péage soit dû, puisqu’aussi bien on l’exige dans certains cas, et voyons quelles sont les lois qui le régissent.

Puisqu’il est destiné à couvrir l’intérêt d’une somme fixe, une fois déboursée pour l’établissement de la voie, et la dépense annuelle de l’entretien, qui ne change guère, on voit que, pour répondre à son objet, le péage doit produire annuellement une somme fixe, invariable. Supposons, par exemple, un canal dont la construction ait coûté 200,000 francs par kilomètre, et dont l’entretien exige, pour la même longueur, une dépense moyenne annuelle de 2,000 francs. En ajoutant à cette dernière somme l’intérêt à 5 pour 100 des capitaux engagés, on trouvera que la voie doit rapporter, à titre de péage, 12,000 francs par kilomètre et par an. Par un calcul semblable, on pourrait établir que pour un chemin de fer ce produit doit s’élever, par exemple, à 20,000. Ces données, une fois établies, demeureront d’ailleurs constantes, quoi qu’il arrive, puisque le point de départ ne change pas, c’est-à-dire, en d’autres termes, que pour que la construction et l’exploitation de ces voies ne soient point une mauvaise opération financière, il faudra qu’en tout temps le montant des droits perçus à titre de péage sur les transports s’élève à ces chiffres invariables, de 20,000 francs par kilomètre et par an pour le chemin de fer, de 12,000 pour le canal. Nous laissons de côté la part des bénéfices, qui est arbitraire, qu’on élève ou qu’on abaisse selon les circonstances, et qui n’est pas un élément nécessaire de notre calcul.

De cette fixité nécessaire du produit total du péage, il résulte qu’il se répartit d’une manière très inégale sur les transports, selon que ces transports sont plus ou moins multipliés. En effet, une somme de 12,000 francs répartie sur une circulation moyenne de 100,000 tonnes supposerait, pour indemniser les propriétaires de la voie, un tarif de 12 centimes par tonne, tandis qu’avec une circulation double ce tarif se réduirait aussitôt de moitié. Cette considération montre combien on s’est trompé quand on a voulu déterminer d’une manière générale le montant des droits à percevoir à titre de péage, soit sur les chemins de fer, soit sur les canaux. Il n’y a point à cet égard de règle sûre, au moins point de principe absolu, puisque cela dépend de la somme totale des transports effectués. L’assiette du péage varie donc selon l’activité de la circulation, et à cet égard les différences sont telles d’une voie à l’autre, que, dans certains cas, un prélèvement de 2 centimes par kilomètre et par tonne serait largement rémunérateur, tandis qu’ailleurs un prélèvement de 10 centimes constituerait à pelle, pour les propriétaires de la voie, une suffisante indemnité. Qui ne voit ici tout d’abord le principe et la cause de grandes inégalités dans les conditions d’exploitation ? On s’explique déjà, pour peu qu’on réfléchisse, les anomalies dont nous parlions tout à l’heure. Vainement, en effet, un mode de transport serait-il foncièrement égal, ou même supérieur à l’autre, si l’activité de la circulation ne permettait pas d’abaisser le tarif du péage au même niveau.

Il faut remarquer d’ailleurs que cette activité dépend à bien des égards de la situation, ce qui rend les anomalies dont nous parlons inévitables. On peut bien dire avec une certaine vérité, comme l’a fait tout récemment M. le ministre des travaux publics[4], que le bas prix des transports contribue à étendre la circulation en faisant naître pour ainsi dire les produits transportables. Rien de plus juste en thèse générale ; mais cela n’est vrai que dans une certaine mesure, et, quoi qu’on fasse, l’influence des situations se fait toujours sentir. Pour faire comprendre l’étendue de cette influence et rendre sensibles les vérités que nous énonçons, nous citerons un grand exemple qui nous servira du reste à plusieurs fins. Comparons l’une à l’autre deux voies de communication fort connues, qu’on a souvent citées, en tirant de leur rivalité des conséquences bien contestables : nous voulons parler du chemin de fer de Saint-Étienne et du canal de Givors.

Le canal part des environs de Rive-de-Gier et s’avance de là, dans la direction de l’est, sur une longueur de 16 kilomètres. A son point de départ c’est une impasse, de l’autre côté il débouche dans le Rhône, en aval de Lyon. Comme les bateaux qui en sortent chargés de houille ne peuvent pas remonter le cours de ce fleuve, dont la rapidité est connue, le canal de Givors ne sert point à l’approvisionnement de Lyon. Il n’y servait pas même avant la construction du chemin de fer, et cette ville recevait alors les houilles de Saint-Étienne par les routes ordinaires. Les provenances du canal ne vont donc pas au-delà de la vallée du Rhône ; elles ne l’approvisionnent même pas tout entière, car elles ne tardent point à y rencontrer la concurrence des mines de la Grand’Combe, qui, grace à de belles voies de communication établies pour leur usage, exploitent avec avantage le bas du fleuve, dont elles sont voisines, et approvisionnent nos ports du littoral. Voilà donc un débouché limité par la nature des choses, c’est une sorte d’impasse des deux côtés. Dans cette situation, le tonnage du canal est, autant que nous pouvons le savoir, d’environ 200,000 tonnes par an.

La position du chemin de fer est tout autre. Son point de départ est à Saint-Étienne ; il se dirige de là sur Rive-de-Gier, où il rencontre le canal ; il le suit parallèlement jusqu’à Id jonction du Rhône. Là, pendant que les provenances du canal suivent le cours du fleuve vers le midi, le chemin de fer remonte vers le nord jusqu’à Lyon. A lui, et à lui seul, appartient donc d’abord l’approvisionnement de cette grande ville et de ses dépendances. A Lyon, les provenances du chemin de fer sont versées dans la Saône, fleuve tranquille et lent, qu’elles remontent sans peine et dont elles approvisionnent tout le bassin. De la Saône, elles passent ou dans le canal de Bourgogne, qui revient vers le centre de la France en traversant toute la riche province dont il porte le nom, ou dans le canal du Rhône au Rhin, qui s’incline vers lest. Par cette dernière voie, elles vont approvisionner Mulhouse et l’industrieuse Alsace. À ce point, les débouchés du canal et ceux du chemin de fer ne sont déjà plus comparables ; ce n’est pourtant encore, par rapport à ce dernier, qu’une branche de son exploitation.

En retour de la ligne que nous venons de parcourir, le chemin de fer ne s’arrête point à Saint-Étienne ; il se prolonge en arrière vers la Loire, qu’il va toucher en deux endroits, à Andrezieux et à Roanne. Les houilles expédiées dans cette direction sont donc versées dans la Loire, bien près de la source du fleuve, dont elles peuvent parcourir dans toute son étendue et à la descente l’immense bassin. De ce côté, elles rencontrent, il est vrai, quelques concurrences, mais presque toujours locales, et dont elles triompheraient facilement grace à leur excellente qualité et à leur prix, si le chemin de fer ne les grevait, dès leur départ, de frais de transport considérables. De la Loire, elles peuvent entrer dans les divers canaux qui, au nombre de quatre, coupent la partie centrale de la France, savoir : le canal du Centre, ceux du Nivernais, de Briare et d’Orléans ; enfin, soit par ces derniers canaux, soit par le canal de Bourgogne, elles viennent approvisionner, outre les points intermédiaires, la vallée de l’Yonne, la vallée de la Seine et Paris.

Nous n’avons pas besoin de faire ressortir l’importance et l’étendue de cette exploitation, surtout rapprochée de l’exploitation du canal de Givors. Il y a là une disproportion qui frappe les yeux. Eh bien ! ce n’est pas tout. Avec cette supériorité déjà si évidente de position, le chemin de fer peut encore disputer au canal le débouché qui lui est propre sans que l’avantage soit réciproque. En effet, ce dernier n’entre en communication, nous l’avons vu, ni avec la Saône ni avec la Loire aussi les régions de l’est, du nord et de l’ouest de la France lui sont comme interdites. Toute son activité est tournée vers le midi par sa communication avec le Rhône. Le chemin de fer, au contraire, touche ce fleuve comme le canal et au même point, d’où il suit qu’il peut lui disputer encore l’unique débouché dont il jouit.

Si l’on considère attentivement cette position du chemin de fer de Saint-Étienne, on trouvera peut-être qu’elle est sans égale dans le monde. De la crête élevée qu’il occupe, il commande et relie entre elles nos principales voies de communication vers le nord et le midi. Traversant un bassin houiller d’une grande richesse, au centre d’un grand pays qu’on peut dire généralement affamé de houille, il tient pour ainsi dire à son service, pour distribuer ce produit sur la surface du territoire, tous nos beaux fleuves, la Garonne exceptée, et tous nos principaux canaux. A l’est, il répand ses produits jusqu’à la rencontre des houilles prussiennes de Sarrebruck, qui paient un droit à la frontière, et pour lesquelles il n’existe jusqu’ici d’autre moyen de transport que le charroi. Au nord, son débouché n’est limité que par la concurrence des charbons de Mons et de Valenciennes ; à l’ouest, malgré quelques concurrences locales, sa circulation n’est vraiment bornée que par la concurrence des charbons anglais, qui approvisionnent nos ports ; enfin, au midi, il tient à son service le Rhône, qui porte ses produits jusqu’à la mer : position vraiment unique, à laquelle on ne peut pas même comparer celle des chemins de fer ou des canaux qui portent les riches produits des houillères anglaises à l’Océan pour les répandre de là sur les deux mondes !

Dans cette position, le chemin de fer de Saint-Étienne met en circulation environ 650,000 tonnes par an[5]. Pour un chemin de fer c’est énorme, et on a remarqué avec raison qu’il n’y en a pas un seul en Europe qui soit autant chargé. Relativement à la situation, c’est excessivement peu. Aussi croyons-nous que l’on a fait une grande faute en établissant là, au lieu d’un bon canal qui eût suffi à l’immense circulation que la position prescrit, un chemin de fer qui déjà faiblit sous le poids de sa tâche et ne la remplira jamais qu’à demi.

Quoi qu’il en soit, on voit qu’ici la position commande pour ainsi dire une circulation considérable, tandis que celle du canal de Givors est nécessairement plus bornée, puisqu’elle n’affecte qu’une seule des branches que le chemin de fer exploite[6]. Dès-lors il y a une inégalité nécessaire dans le tonnage des deux voies, et par suite des conditions très différentes pour le péage.

Prenons les chiffres tels qu’ils sont. Le tonnage du chemin de fer étant donc de 650,000 tonnes (et nous faisons volontairement abstraction des voyageurs), et l’intérêt de la mise de fonds ainsi que l’entretien de la voie exigeant par hypothèse un prélèvement total de 20,000 francs par kilomètre, on voit que le droit à percevoir à titre de péage n’est que de 3 centimes par kilomètre et par tonne, tandis que le canal de Givors ne transportant que 200,000 tonnes, il est clair que, pour obtenir la somme de 12,000 francs qui forme le montant présumé des intérêts de la mise de fonds et de l’entretien de la voie, il ne peut pas, sans se constituer en perte, abaisser le chiffre du péage au-dessous de 6 centimes par kilomètre et par tonne. Telle est l’inégalité de taxation que la situation seule commande sans que le mérite propre de chacune des deux voies puisse l’effacer. De là plusieurs conséquences fort importantes.

Et d’abord, quant au fait particulier dont il s’agit, on voit que, bien examiné, il conduit à des conclusions diamétralement contraires à celles qu’on en a tirées précédemment. On a dit : Le chemin de Saint-Étienne a forcé le canal de Givors à baisser ses tarifs, il a réduit presque à rien ses bénéfices ; donc le chemin est supérieur au canal. Eh bien ! supposez seulement les deux voies égales en puissance, qu’arrivera-t-il ? C’est que le chemin de fer pouvant, grace aux immenses débouchés qui lui sont propres et que son rival ne peut pas lui disputer, se contenter d’un péage beaucoup moindre, la lutte serait déjà par cela seul fort inégale. En outre, comme le premier pourrait encore, sur la ligne unique où ils se rencontrent, s’imposer momentanément quelques sacrifices sans cesser de réaliser des bénéfices dans d’autres directions, tandis que les pertes sur le canal seraient sans compensation possible, il est évident que le chemin de fer attirerait à lui sans grand effort tout ce qui reste à la circulation de son rival. Si le canal de Givors se soutient néanmoins dans une situation si défavorable, ce ne peut être qu’en raison de l’extrême supériorité qu’il a d’ailleurs comme moyen de transport. C’est qu’il compense par le plus bas prix de la locomotion la surélévation nécessaire de son péage. Changez les positions, mettez le chemin de fer à la place du canal et le canal à la place du chemin de fer, et ce dernier ne transportera pas une tonne de charbon.

Quant aux conséquences générales qui découlent de ce rapprochement, tout le monde les a déjà comprises. C’est d’abord que le péage est un élément trop variable, trop subordonné à l’influence des positions, pour que l’on puisse en faire l’objet d’un calcul régulier ; c’est, en outre, que l’intervention de cet élément dans la composition des prix suffit pour expliquer les inégalités, les anomalies singulières que l’on remarque dans la lutte engagée entre les chemins de fer et les canaux ; c’est enfin que, si l’on veut déterminer d’une manière absolue les conditions de supériorité de l’un des deux modes de transport sur l’autre, il faut de toute nécessité faire abstraction de cet élément, dont les variations, pour ainsi dire capricieuses, mettraient en défaut tous les calculs.

Il faut pourtant bien, dira-t-on, en tenir compte, quand il se trouve, comme par exemple en Angleterre, que tous les canaux sont possédés par des compagnies qui les exploitent en vue d’un bénéfice. C’est qu’en effet le péage peut alors changer les conditions de la lutte en élevant les tarifs. Eh bien ! quelle en est alors l’influence ? Cette influence, répétons-le, est variable selon les positions. Il faut dire pourtant, et cette considération qui ne nous a point échappé est assez grave, que les chemins de fer ont toujours à cet égard un avantage qui frappe les yeux : c’est que, joignant au transport des marchandises celui des personnes, ils peuvent diviser pour ainsi dire le fardeau du péage entre les deux services, de manière à n’en laisser qu’une partie à la charge des marchandises.

Il y a plus : comme les chemins de fer n’ont pas en général, pour le transport des personnes, de concurrence à craindre, si la circulation des voyageurs devient assez active, rien n’empêche qu’ils ne reportent le péage tout entier sur cette seule partie du service, de manière à en exonérer complètement celle qui se rapporte aux marchandises. C’est même ce qui se pratique dans bien des cas, surtout en Angleterre. Cet avantage est réel, et il est grand : il suffirait pour rendre la lutte généralement impossible, si les canaux n’avaient pas à d’autres égards une supériorité marquée. Dans l’état présent des choses, il procure du moins aux chemins de fer une supériorité relative en certains cas, c’est-à-dire là où la circulation des marchandises est bornée ; mais les canaux conservent leurs avantages partout où cette circulation est assez active pour leur permettre au moins de répartir le péage sur un très grand nombre d’unités. Tout ceci ressortira, du reste, beaucoup mieux quand nous aurons déterminé les prix comparatifs du transport.


III. – DU TRANSPORT.

Il n’en est pas du prix du transport comme du péage. Bien qu’assurément l’exploitation d’une voie quelconque doive s’effectuer avec plus d’économie là où une circulation active fournit plus ordinairement des chargemens complets, comme les frais du transport se renouvellent à chaque opération, ils s’élèvent avec le tonnage, et il n’est plus possible de les amortir ou de les atténuer d’une manière indéfinie. C’est donc là une dépense qu’il est possible de déterminer d’une manière approximative pour les chemins de fer comme pour les canaux, et à cet égard une comparaison régulière est praticable.

Ce n’est pourtant pas à l’aide du calcul que l’on peut arriver à établir cette comparaison. Il y a dans toutes les entreprises industrielles, et particulièrement dans l’exploitation des voies de communication, une si grande part à faire à l’imprévu et aux inévitables irrégularités du service, qu’il est impossible de tout embrasser, de tout comprendre dans un compte fait à priori. On ne le peut pas même en se servant de quelques exemples, parce que les situations diffèrent, et que des calculs applicables à telle exploitation ne le sont pas à telle autre, fussent-elles voisines. Aussi les calculs qu’on a présentés sur ce sujet sont-ils en général fort peu concluans : ils le sont d’autant moins, que la plupart de ceux qui les ont dressés, agissant dans un esprit d’exagération systématique, ou se livrant aux caprices de leur imagination, ont tantôt dissimulé les dépenses en exagérant les produits, tantôt raisonné sur des hypothèses beaucoup plus que sur des réalités. Sans parler de quelques combinaisons fantastiques, qu’on a présentées comme des déductions solides, la plupart de ceux qui ont voulu établir par le calcul le plus bas prix possible du transport sur les chemins.de fer se sont plu à rassembler par la pensée sur une seule ligne tous les avantages en quelque sorte épars sur plusieurs, oubliant que, dans tous les genres d’industrie, chaque établissement particulier a ses défauts et ses mérites, et que, s’il en est par hasard un qui réunisse tous les avantages possibles, celui-là fait exception.

À quoi bon d’ailleurs, les calculs ? Pourquoi s’égarer dans le dédale des chiffres, pour en tirer laborieusement des inductions suspectes, quand on a devant soi des élémens d’appréciation plus sûrs dans des faits visibles, constans ? Des calculs ! nous n’en demandons pas pour reconnaître et constater le prix effectif du transport sur les canaux ; nous le prendrons tout simplement dans les tarifs de la batellerie. Il nous suffira de distraire de ces tarifs le montant du péage, et comme ce dernier est perçu par des mains différentes, sous le titre de droits de navigation, il nous sera très facile de faire la distinction. Eh bien ! cette distinction, il n’est pas plus difficile de la faire pour les chemins de fer. C’est qu’en effet les compagnies qui les exploitent sont naturellement conduites, au moins dans le cas d’une concurrence réelle avec les voies navigables, à reporter le péage tout entier sur le service des voyageurs, de manière à en exonérer complètement le service des marchandises, en sorte que le tarif propre à ces dernières ne représente réellement que la dépense effective du transport. Ainsi, voulez-vous connaître le prix réel, sérieux, pratique, du transport des marchandises sur les chemins de fer : prenez tout simplement les tarifs de ceux qui sont concurrens des canaux. Il s’y trouve quelques inégalités, parce que les conditions d’exploitation ne sont pas partout les mêmes ; mais, en prenant une moyenne, on ne peut manquer d’arriver à une appréciation exacte.

Nous savons bien que ce résultat sera nié par ceux même qui l’ont invoqué tant de fois à l’appui de leurs doctrines. Comme tout ceci n’a pas été jusqu’à présent bien expliqué, bien défini, on profite de l’espèce de confusion qui règne entre les divers élémens dont les tarifs se composent pour se faire du péage une sorte d’arme à deux tranchans. Veut-on prouver, en thèse générale, la supériorité des chemins de fer sur les canaux, on rappelle avec complaisance qu’ils réunissent deux services distincts, celui des personnes et celui des choses, et que, le premier suffisant en général à couvrir toutes les dépenses fixes, on peut exonérer de ces dépenses les marchandises. Vient-on ensuite à comparer en fait, terme à terme, les prix respectifs, des chemins de fer et des canaux, on change de langage et on allègue que les tarifs des chemins de fer comprennent le péage, dont les canaux sont, à ce qu’on prétend, injustement exemptés. Il faut pourtant choisir : ou bien cette faculté de reporter les dépenses fixes sur le compte des voyageurs n’est pas réelle, et il faut alors renoncer à s’en prévaloir comme d’un argument favorable, ou bien elle existe en effet, sans que rien empêche les compagnies d’en faire usage, et dans ce cas il faut convenir que les tarifs des chemins de fer pour les marchandises sont la mesure exacte du prix du transport.

Entre ces deux hypothèses, le choix ne saurait d’ailleurs être un instant douteux. Il est évident que toute compagnie qui, pouvant couvrir ses dépenses fixes avec la recette effectuée sur les voyageurs, se trouvera pour les marchandises en concurrence avec une voie navigable, sera naturellement, nécessairement amenée, par la seule considération de son intérêt bien entendu, à ne tenir compte pour les marchandises que de la dépense effective du transport. Le simple bon sens le veut ainsi ; puisqu’en effet les autres dépenses étant déjà couvertes, tout ce que cette compagnie percevra sur les marchandises en sus du prix du transport augmentera d’autant ses bénéfices nets. Nul doute que les choses ne se passent ainsi dans la pratique, surtout en Angleterre, où la concurrence entre les chemins de fer et les canaux est générale. Aussi peut-on dire hardiment que les prix portés sur les tarifs pour les marchandises ne représentent que la dépense pure et simple du transport.

Eh bien ! en consultant ces tarifs, que trouvons-nous ? Il existe en Angleterre quelques compagnies qui, plus favorisées que les autres, soit par l’excellent établissement de leur voie et son heureuse direction, soit par la nature des marchandises qui font l’objet ordinaire de leur trafic, ont pu abaisser leurs tarifs jusqu’à 6 centimes 1/4 ou 6 1/2. Ces compagnies sont en petit nombre ; on les cite, et, à vrai dire, ce sont des exceptions. Voilà donc jusqu’ici l’extrême limite, le dernier terme du bas prix auquel on ait pu parvenir, non pas sur les chemins de fer en général, mais en Angleterre seulement et sur quelques chemins de fer privilégiés. Encore faut-il s’entendre. Même dans ces cas particuliers, ce prix n’est applicable qu’à la houille, qui est, de toutes les marchandises, la plus commode pour la manutention, et à tous égards la plus favorable à l’exploitation économique des chemins de fer. Pour toutes les autres, les tarifs sont maintenus plus haut : ainsi, 9 centimes pour les fontes ; 10, 12 centimes et plus pour le reste. Si nous fixons donc la moyenne de la dépense effective du transport en Angleterre à 7 centimes par tonne pour quelques chemins privilégiés, à 8 centimes pour le grand nombre, il nous semble que, loin d’exagérer cette moyenne, nous faisons au contraire à ceux dont nous combattons les doctrines une assez large concession ; bien entendu que nous n’appliquons ceci qu’à l’Angleterre, en faisant cette remarque que si, dans ce pays, l’établissement des chemins de fer a généralement coûté plus qu’ailleurs, l’exploitation en est plus économique, tant parce que les lignes y sont construites suivant les données les plus rigoureuses de l’art, que parce que le charbon, le fer, la fonte, la construction et la réparation des appareils mécaniques y sont à plus bas prix que dans le reste de l’Europe.

Voyons maintenant ce qui se passe en Belgique.

En faisant, d’après les documens officiels, le relevé par classes des marchandises transportées dans ces dernières années par le chemin de fer belge, et en appliquant à ces données les prix portés sur les tarifs, on trouve, par un calcul assez simple que nous jugeons inutile de reproduire ici[7], que la moyenne du prix du transport est d’environ 11 centimes par kilomètre et par tonne. Ce n’est pourtant pas cette moyenne que nous adopterons. Le tarif belge s’applique en effet d’une manière assez inégale ; il faut d’abord se rendre compte de ces inégalités.

Voici un tableau que nous avons dressé à l’aide d’un tarif pris, en 18f3, à la station d’Anvers. Ce n’est qu’un extrait, mais suffisant pour rendre compte de toute l’économie du tarif et des différentes vues dont il offre l’application. Nous avons reproduit exactement dans une première partie du tableau les prix tels qu’ils sont indiqués sur le document originaire, c’est-à-dire de station à station, et par 100 kilogrammes. Dans une seconde partie du même tableau, en ajoutant une colonne pour indiquer les distances, nous avons ramené les prix à la tarification par kilomètre et par tonne.

EXTRAIT DU TARIF BELGE.
STATION D'ANVERS.


Stations Distances Marchandises de roulage les 100 kg « « Articles de messageries
1re classe 2e classe 3e classe
D’Anvers à Malines…[8] » 25 e. 40 e. 50 c. 1,25 c.
D’Anvers à Termonde. » 45 70 90 2,25
D’Anvers à Courtray « 1,05 1,60 2,10 5,25
D’Anvers à Liège « 1,25 1,90 2,50 6,25
Par km et par tonne « «
D’Anvers à Malines 25 kil. 500 10 c. 16 c. 20 c. 49 c.
D’Anvers à Termonde 52 8,6 13,4 17,3 43
D’Anvers à Courtray 124 km 500 8,4 12,8 16,8 42
D’Anvers à Liége 120 10,4 15,8 20,8 52

On peut faire, sur l’examen seul de ce tableau si court, plusieurs observations importantes.

Il faut remarquer d’abord que nous y avons compris à dessein deux lignes distinctes, celle d’Anvers à Courtray par Malines et Termonde, et celle d’Anvers à Liège, lignes placées dans des conditions fort différentes, en ce que la première est, dans toute son étendue, accolée à une voie navigable, tandis que la seconde est au contraire isolée dans la plus grande partie de sa longueur et affranchie de toute concurrence. C’est la seule branche du chemin belge qui soit dans ce cas.

Sur la première ligne, celle d’Anvers à Courtray, nous voyons que les prix baissent proportionnellement à mesure que les distances deviennent plus grandes. Ainsi le tarif, qui est de 10 c. par kilomètre et par tonne d’Anvers à Malines, n’est plus que de 8 c. 4 d’Anvers à Courtray. C’est qu’en effet on a trouvé, ce qu’il est facile de comprendre, que les voyages à courtes distances sont proportionnellement plus dispendieux pour le chemin de fer que les voyages plus longs ; il était juste de tenir compte de cette différence. Le prix de 8 c. 4, porté pour le voyage d’Anvers à Courtray est, du reste, le chiffre le plus bas du tarif normal. Nous verrons bientôt les exceptions.

Quant à la seconde ligne, celle de Liège, le tarif est beaucoup plus élevé. Quoique la distance soit à peu près la même que celle d’Anvers à Courtray, il y a une différence de 2 centimes par kilomètre et par tonne. D’où vient cette différence ? Rien de plus simple : elle vient précisément de ce que la ligne de Liège est isolée et n’a pas de concurrence à craindre, tandis que l’autre, celle de Courtray, a besoin, pour conserver un tonnage tel quel, de se rapprocher autant que possible des tarifs des canaux concurrens.

On a écrit et répété, avec une assurance qui nous étonne, que le chemin de fer belge ne pouvait pas être pris pour exemple, que le gouvernement, qui en est propriétaire et qui le dirige, n’avait pas voulu le faire entrer en lutte avec les canaux ; que, trouvant les canaux établis et voulant les utiliser, puisqu’ils existent, il les avait volontairement ménagés par les graduations arbitraires de ses tarifs. Voilà pourtant jusqu’où peut aller dans le champ des hypothèses une imagination complaisante et facile ! Sur le seul examen de ce qui précède, on peut reconnaître d’abord qu’il n’y a rien d’arbitraire dans le tarif belge : il est au contraire parfaitement raisonné et très logique ; mais on voit en même temps que les combinaisons en sont dirigées dans un esprit tout différent de celui qu’on imagine. Si le gouvernement belge avait eu la pensée qu’on lui prête, il eût élevé le tarif sur la ligne d’Anvers à Courtray, concurrente d’une ligne navigable, tandis qu’il l’eût abaissé sur celle d’Anvers à Liége, où il n’existe pas de canaux, et il a fait précisément tout le contraire. C’est qu’en effet, par les graduations non arbitraires, mais très raisonnées, très conséquentes de son tarif, il a eu pour but de ménager le chemin de fer dans la lutte fort inégale qu’il avait à soutenir contre les canaux pour le transport des marchandises pesantes. Oui, le gouvernement belge a subordonné les tarifs du chemin de fer à l’existence des canaux, mais ce n’est pas en vue de ménager ces derniers, qui n’avaient pas besoin, et l’expérience le prouve, de tels ménagemens. Il l’a fait uniquement pour attirer autant que possible au chemin de fer quelque chose de l’énorme clientelle de ses rivaux. C’est pour atteindre ce but qu’il a abaissé les tarifs jusqu’aux dernières limites du possible là où la concurrence existe, sauf à se dédommager ailleurs.

Le plus bas prix normal du tarif belge est donc de 8 c. 4. Quant aux exceptions ou restrictions, les voici :

Il est entendu d’abord que les prix ci-dessus, bien que fixés par 100 kilog., ne sont applicables qu’à des chargemens entiers de vagons, de 4,000 à 4,500 kilog. Toutefois, les marchandises pesant moins de 4,000 k. et plus de 500 sont admises aux mêmes prix, mais avec cette restriction qu’elles ne seront expédiées qu’en dedans des trois jours, c’est-à-dire que l’administration se réserve dans ce cas la faculté de les faire servir, en temps utile, à compléter ses chargemens. Il est fait une remise de 10 pour 100 aux marchandises de la première classe quand elles sont expédiées par chargemens de 20 vagons et plus ; la remise est de 20 pour 100 pour la houille et les fontes de fer en gueuses à transporter à 80 kilomètres et plus ; elle est de 30 pour 100 pour l’exportation.

Dans tout l’ensemble de ce tarif aussi bien que dans chacune de ses dispositions, deux pensées se manifestent, à ce qu’il nous semble, d’une manière bien frappante et bien claire. La première, c’est de ne pas ménager les canaux, ou plutôt d’obtenir, à l’aide même de quelques sacrifices, que le chemin de fer participe au mouvement considérable qui les anime. C’est ainsi d’abord qu’on abaisse les tarifs sur les lignes qui leur sont parallèles en les relevant ailleurs ; c’est encore ainsi qu’on accorde des remises pour les gros chargemens qui semblent appartenir plus particulièrement à la voie navigable ; c’est dans le même esprit enfin qu’on élève considérablement, ainsi qu’on peut le ! *sir, le tarif pour les articles de messageries, qui ne reviennent jamais aux canaux. L’autre pensée, qui n’est pas moins saillante, c’est celle utiliser autant que possible le railway en lui attirant par des concessions les gros chargemens et les transports à longues distances, qui font toujours les plus économiques. C’est après cela qu’on a pu dire que le gouvernement belge, par égard pour les voies navigables, ne cherchait pas assez à utiliser son railway. Nous demanderons ce qu’eût fait de plus une compagnie intelligente, intéressée, qui eût voulu engager avec les canaux une lutte sérieuse ? Quant aux fortes remises que le chemin de fer accorde sur les marchandises destinées à l’exportation, elles appartiennent à un autre ordre d’idées ; ce sont des sacrifices que le gouvernement s’impose pour favoriser l’exportation et le transit. Ces sacrifices n’ont jamais été d’ailleurs considérables, car les marchandises qui ont joui de ce privilège ne forment que 2 3/4 pour 100 du mouvement total, la plus grande masse des exportations ayant continué à se faire par les voies navigables.

Appuyés sur ce qui précède, et considérant d’autre part que le gouvernement belge ne tire de l’exploitation de son chemin de fer qu’un intérêt très modéré du capital, nous pouvons dire hardiment que la dépense effective du transport est sur ce chemin d’au moins 9 centimes par kilomètre et par tonne, et en vérité, en l’établissant à ce taux, nous faisons acte de grande modération. Cela ne veut pas dire que les transports ne puissent à la rigueur s’effectuer à un moindre prix dans certains cas particuliers, et que tel wagon, par exemple, qui vient fort à propos compléter un convoi, ne puisse être ajouté à moins de frais à la masse totale ; mais cela veut dire que, sur l’ensemble, avec 9 centimes par kilomètre et par tonne, le chemin belge ferait à peine ses frais.

Que dirons-nous maintenant pour la France ? Il est évident d’abord que le service ne saurait, toutes circonstances égales d’ailleurs, s’y effectuer aux mêmes conditions qu’en Angleterre ou en Belgique, puisqu’en effet tous les matériaux dont les chemins de fer se servent, les machines qu’ils emploient et le charbon qu’ils consomment, y sont à plus haut prix. Malheureusement les faits nous manquent ici pour asseoir une base, car, outre que les chemins français sont encore en petit nombre, nous n’en connaissons aucun qui se trouve, quelques suppositions que l’on ait faites à cet égard, en concurrence réelle, en concurrence réglée avec une voie navigable.

S’il est en France un fait que l’on puisse prendre, non comme base, mais comme point de départ d’une appréciation, c’est le prix de revient, assez bien constaté et connu, du transport des marchandises sur le chemin de Saint-Étienne. On l’a établi, d’après les comptes-rendus de la compagnie, à environ 8 centimes par tonne, non compris l’intérêt du matériel roulant. Quoique ce chiffre nous paraisse un peu trop faible, nous l’acceptons pourtant ; mais il faut dire, malgré toutes les assertions contraires, que c’est là un prix de revient exceptionnellement bas, et auquel nul autre chemin de fer en France ne pourra prétendre.

On parle des inconvéniens particuliers au chemin de Saint-Étienne, du peu de largeur de ses entre-voies, de la raideur de ses courbes, de l’imperfection de son matériel (aujourd’hui réparée) et de ce qui lui reste encore de son ancienne méthode de traction par chevaux. Tous ces inconvéniens sont réels, bien qu’on les exagère ; cependant on ne prend pas garde qu’ils affectent beaucoup moins le transport des marchandises que celui des personnes. Qu’importe la largeur des entrevoies, qu’importe aussi la raideur des courbes, avec les petites vitesses que les marchandises demandent ? Et quant à la traction par chevaux, P il n’est pas bien sûr que pour les petites distances où elle était particulièrement employée, elle revînt à plus haut prix que la traction par les locomotives. A d’autres égards, quels avantages ce chemin n’a-t-il pas sur tous les autres ? D’abord l’extraordinaire importance de son trafic, qui tient à sa position particulière et qui sera difficilement égalée, circonstance qui seule lui assure une économie relative considérable. Ensuite la nature même de ce trafic, qui consiste pour la plus grande partie en transport de charbon[9], avantage immense, inappréciable, et que rien ne peut compenser ailleurs. Qui n’a remarqué, en effet, que lorsque l’on cite de temps à autre un chemin de fer comme exemple de l’abaissement possible des tarifs, c’est toujours sur la houille que la baisse porte, c’est toujours d’un chemin houiller qu’il s’agit ? C’est qu’en effet, outre que le charbon est, de toutes les marchandises que les chemins de fer transportent, la plus commode, la plus maniable, la plus facile à arrimer, à charger et à décharger (surtout quand on en fait un trafic habituel et que les wagons sont disposés en conséquence), c’est encore de toutes les marchandises celle qui fournit, lorsqu’elle abonde comme dans le cas présent, le trafic le plus régulier, le plus égal, le plus constant, le plus propre enfin à assurer pour chaque jour le mouvement de la veille, et pour chaque convoi un chargement complet. A tant d’avantages que la plupart des chemins houillers ne possèdent pas au même degré que celui de Saint-Étienne, ajoutez celui non moins précieux de traverser le bassin houiller dans toute son étendue, et d’être en contact direct avec la plupart des mines par de petits embranchemens. Aucun chemin français, disons-le hautement, ne peut prétendre à de tels avantages : aussi les prix seront-ils partout ailleurs beaucoup plus élevés.

Tout bien considéré, nous ne croyons pas que la dépense effective du transport sur les chemins français s’éloigne beaucoup de 10 centimes en moyenne. Ainsi, en Angleterre, 7 centimes pour quelques lignes particulières, c’est-à-dire pour les chemins houillers, 8 centimes au moins pour les autres ; en Belgique, 9 centimes pour l’ensemble du réseau ; en France, de 9 à 10, en se rapprochant beaucoup de ce dernier chiffre : voilà les prix réels, effectifs, déduction faite du péage.

Voyons maintenant quels sont les prix correspondans des canaux. On peut s’en faire une idée juste par le seul examen du tableau suivant, qui offre le relevé des tarifs pour les principales lignes de navigation aboutissant à Paris.


Indication des lignes Fret total par tonne et par km Décomposition du fret «
Ligne du Nord Droits de navigation Transport
De la frontière belge à Paris 0,0399 0,0175 0,0224
De Dunkerque à Paris 0,0438 0,0175 0,0263
Lignes de Lyon à Paris
1° Par le canal de Bourgogne 0,0541 0,0191 0,0363
2° Par le canal du Centre et le canal latéral 0,0826 0,0516 0,0300
Ligne de Roanne à Paris 0,0631 0,0308 0,0323
Canal de l’Ourcq 1° Bois 0,0631 0,0394 0,0237
Canal de l’Ourq 2° Pavés 0,0311 0,0125 0,0186
Seine à la remonte 0,0504 0,0029 0,0475

Nous n’aurons à faire que quelques observations sur ce tableau. Écartant le prix du transport sur la Seine, qui ne saurait être pris en considération, nous trouvons une moyenne d’environ 3 centimes ; mais il est bon de remarquer que pas une des lignes indiquées ci-dessus, si ce n’est peut-être la petite ligne du canal de l’Ourcq, n’est absolument complète. On sait, par exemple, que, dans leur voyage de Lyon à Paris, par le canal de Bourgogne, les bateaux éprouvent de graves interruptions sur l’Yonne, où ils sont obligés de se’ débarrasser d’une partie de leur chargement et de prendre des alléges. Ailleurs ce sont des inconvéniens d’une autre sorte. On croit qu’il en est autrement de la ligne du nord, et on a dit, en parlant de cette ligne, que la navigation y est irréprochable. Si l’on parle du service de la batellerie, nous conviendrons qu’il s’y fait bien, que les entrepreneurs du transport par eau y font à peu près tout ce qu’on peut attendre d’eux, sans qu’il y ait pourtant rien d’exceptionnel, ni surtout rien d’artificiel dans leur manière d’opérer ; mais quant à la voie d’eau considérée en elle-même, il s’en faut bien qu’elle soit irréprochable. Elle ne le serait qu’autant qu’on aurait exécuté le canal projeté de Pontoise à Saint-Denis. Jusqu’ici les bateaux venant du nord sont obligés de se livrer, de Pontoise jusqu’à Saint-Denis, à la navigation tourmentée de la Seine, non sans danger pour eux et pour les marchandises qu’ils portent. L’inconvénient est d’autant plus grave que ces bateaux ne sont pas construits pour ce genre de navigation. C’est là une véritable lacune dans la voie navigable du nord, et cette seule circonstance grève le transport d’au moins 2 francs par tonne. On voit donc que les prix ci-dessus, quoique déjà fort modérés, ne sont pas encore les prix réels, les prix définitifs de la voie d’eau, et que celle-ci, une fois débarrassée de ses entraves, effectuera sans peine les transports à 2 centimes 1/2 au plus. Et qu’on ne dise pas que les entraves, les inconvéniens que nous signalons ici, sont de l’ordre de ceux dont nous parlions plus haut, qui tiennent à la nature des choses, et qu’on retrouve partout, sur les chemins de fer comme ailleurs. Non ; ce sont de véritables lacunes, semblables à celles que l’on signale, par exemple, avec raison, sur la ligne de fer de Strasbourg à Bâle, et qui attestent seulement un travail inachevé. Ces lacunes disparaîtront sans aucun doute. L’Yonne sera améliorée et mise en harmonie avec le reste de la voie dont elle fait partie, et quant à la ligne du nord, elle recevra tôt ou tard son complément nécessaire dans un canal de Pontoise à Saint-Denis, à moins que les améliorations projetées sur la Seine ne rendent ce complément inutile.

Ainsi, 2 centimes 1/2 par kilomètre et par tonne pour les canaux, de 9 à 10 centimes pour les chemins de fer : voilà les termes réels de la comparaison à établir entre les deux modes de transport. Tel est le rapport véritable, déduit, non de calculs abstraits, de raisonnemens théoriques, mais des données positives que la pratique fournit.

Si l’on voulait à toute force opposer aux faits réels, aux données de la pratique, des calculs abstraits, qu’on sache bien que nous pourrions à notre tour produire des calculs, semblables. On prouverait par des chiffres que les chemins de fer sont en mesure de transporter les marchandises à raison de 6 centimes et moins ; nous prouverions à notre tour, par des chiffres aussi admissibles, aussi concluans, que les canaux peuvent effectuer ces mêmes transports pour moitié des prix qu’on vient de voir. Nos calculs, et nous le déclarons d’avance, quelque rigoureux qu’ils parussent et qu’ils fussent en effet, seraient au fond entachés d’erreur, parce qu’ils ne tiendraient pas toujours compte des faux frais, des non-valeurs, des interruptions de services, de ces mille incidens de la pratique, que la pratique seule révèle ; mais ils vaudraient tout juste autant que ceux qu’on nous oppose. Bien plus, ils se justifieraient par des faits, car les prix ci-dessus, qu’on le sache bien, ne s’appliquent qu’à un trafic régulier, à un service de transport suivi, et si nous voulions sortir de cet ordre normal de faits, nous trouverions ailleurs des prix d’occasion incomparablement plus bas. Ainsi ces mêmes bateaux qui naviguent, à la demande du commerce, aux prix stables qu’on vient de voir, vont souvent, dans les intervalles de temps que cette navigation régulière leur laisse, utiliser leurs chômages accidentels en s’offrant pour transporter, à des distances plus ou moins grandes, des matières de peu de valeur, comme du sable, du gravier, du fumier, de la marne, à des prix considérablement réduits ; mais ce n’est pas sur ces faits accidentels qu’une appréciation doit s’établir.

S’il en est ainsi, dit à ce propos un des hommes dont nous combattons les doctrines, s’il y a, en effet, une différence si notable entre le prix des canaux et celui des chemins fer, comment se fait-il que ces derniers aient jamais pu, lorsqu’ils se trouvaient en concurrence avec des voies navigables, transporter seulement une tonne de marchandise ? Comment se fait-il, dirons-nous à notre tour, que le roulage même, dont les prix sont encore plus élevés, et qui ne compense guère cet inconvénient par d’autres avantages, n’ait jamais été entièrement dépouillé par les canaux ? Cela vient de ce que toute espèce de transport ne convient pas à toute espèce de marchandise, de ce qu’il y a des matières qui redoutent le voisinage de l’eau, comme il en est d’autres qui l’appellent, de ce que certaines marchandises demandent un déplacement rapide, fût-il plus cher, tandis que pour d’autres un mode de transport plus lent serait encore préférable, même à prix égal. C’est qu’enfin les besoins sont divers, et qu’il faut aussi des moyens divers pour y répondre. Et voilà précisément pourquoi les chemins de fer et les canaux sont loin de s’exclure ; voilà pourquoi ces deux modes de transport peuvent et doivent exister concurremment, lorsque le mouvement des choses et des personnes est assez actif pour les alimenter l’un et l’autre. Voilà pourquoi un pays pourvu d’une population nombreuse et d’un commerce florissant n’est vraiment satisfait que lorsque ces deux agens de la circulation concourent à le servir.


IV. – DES FRAIS ACCESSOIRES.

La supériorité des voies navigables n’est pas moins sensible en ce qui concerne les frais accessoires dont il nous reste à parler. Pour le comprendre, il suffit de considérer les positions. Les voies navigables entrent dans les villes et les parcourent souvent dans leur longueur. On peut même dire qu’il n’y a guère de ville importante qui ne soit assise sur un cours d’eau, fleuve, rivière ou canal, plus ou moins accessible aux bateaux. C’est qu’en effet les voies d’eau appellent les populations sur leurs bords par les avantages de toute nature qu’elles leur offrent ; aussi se trouvent-elles généralement en contact direct avec elles sur une grande partie de leur parcours. Il y a plus : au sein des villes, ce sont en général les établissemens industriels d’une certaine importance, et surtout ceux qui ont fréquemment à expédier ou à recevoir des marchandises pesantes, qui affectionnent les bords des voies d’eau et viennent s’y asseoir de préférence. Ils y sont doublement attirés et par le besoin d’avoir à leur portée l’eau, dont ils font ordinairement un grand usage, et par la facilité qu’ils y trouvent pour l’expédition et la réception des marchandises.

Ce qui est vrai dans l’intérieur des villes ne l’est pas moins au dehors. Voulez-vous voir et reconnaître le plus grand nombre possible des établissemens industriels d’un pays : suivez les voies d’eau, vous les verrez presque tous assis sur leurs rives. Que s’il en est qui s’en éloignent, c’est que des motifs particuliers et très graves les appellent dans certains endroits déterminés, ou qu’ils ne sont pas de nature à pouvoir être déplacés, comme, par exemple, les mines, qu’il faut bien prendre où elles se trouvent. Ainsi, soit dans les villes, soit au dehors, les voies navigables sont partout en contact direct non-seulement avec les populations groupées sur leurs rives, mais encore et surtout avec les établissemens industriels, points de départ ou lieux de destination des gros transports. Le chargement et le déchargement s’effectuent donc, dans le plus grand nombre des cas, à la porte même des usines. De là quels avantages ! Point de transport du lieu de la station au domicile, puisque le bateau même y vient : c’est une économie d’environ 3 francs par -tonne à l’arrivée sur les petits comme sur les longs voyages, une économie à peu près égale au point de départ ; voyez en outre quelle garantie pour le propriétaire, toujours maître de surveiller lui-même, quand il le faut, le déchargement de sa marchandise !

On a compris ces avantages, et il était difficile en effet de n’en être pas frappé ; seulement on a cru qu’ils n’étaient que transitoires, qu’ils dérivaient uniquement de la longue existence des canaux, et que les chemins de fer les partageraient un jour. Avons-nous besoin de dire que c’est encore là une illusion que l’expérience doit dissiper ? On a déjà compris que ce n’est pas uniquement comme moyens de transport que les voies d’eau attirent et les populations et les usines sur leurs rives ; c’est encore comme aqueducs pour les premières, comme réservoirs d’eau pour les autres, et ce sont là des destinations que les chemins de fer n’ont pas, que nous sachions, la prétention de remplir. En mettant même cette considération à part, jamais les chemins de fer ne verront, comme les canaux, les établissemens industriels se ranger le long de leurs francs bords, par cette raison simple et décisive qu’ils n’ont pas de francs bords, et qu’ils ne sont abordables que dans les stations.

C’est ici un fait en apparence peu important, et dont cependant les conséquences sont graves. Une route ordinaire et un canal ont cela de commun qu’ils sont accessibles sur tous les points de leur parcours. La route a même cet avantage particulier qu’elle étend ses ramifications de toutes parts, à l’intérieur des villes comme au dehors, et qu’elle conduit partout à domicile, pénétrant même au besoin jusqu’au cœur des établissemens. Si le canal n’offre pas cette commodité, il est certain du moins que, sauf quelques exceptions assez rares, on peut entrer en communication avec lui en quelque lieu qu’on le rencontre, à moins que les règlemens de police ne s’y opposent. Un industriel peut donc établir sa maison, son usine, à portée d’un canal, partout ou sa convenance l’exige, assuré qu’il est de jouir partout des avantages que ce voisinage promet. Il n’en est pas de même d’un chemin de fer : il n’est abordable, disons-nous, que dans les stations ; ainsi le veulent la nature de son service et la rigidité de sa structure. De plus, dans les stations même, il n’est pas abordable ouvertement, directement, car c’est encore une des nécessités de son service que ces stations soient closes, ou du moins que les étrangers ne puissent y faire eux-mêmes leurs affaires, et qu’on n’y arrive qu’en passant par la filière des bureaux. Ajoutons que les stations de chemins de fer seront toujours beaucoup plus entourées de cafés, de restaurans pour les voyageurs, ale maisons pour les employés, d’ateliers ou de magasins pour le service de la voie, que d’établissemens industriels proprement dits.

Il y a même ici une observation à faire, moins évidente peut-être que celles qui précèdent, et qui demande encore à être confirmée par l’expérience, mais que nous croyons fondée : c’est que jamais les stations de chemin de fer ne se placeront, quoi qu’on fasse, au centre du mouvement industriel. Outre qu’elles y seraient elles-mêmes fort mal à l’aise, avec leurs dépendances ordinaires, avec les nécessités rigoureuses de leur service, elles seraient pour tout leur entourage objet constant de gêne et d’ennui, bien différentes en cela des voies navigables qui, à tous égards, semblent inviter les populations industrielles à fréquenter leurs abords. Elles pourront donc s’approcher, autant qu’elles le voudront, des centres commerciaux ; elles n’y pénétreront jamais. Nous voyons aujourd’hui un grand nombre de villes insister pour que les lignes de fer qui les rencontrent pénètrent dans leur enceinte, et offrir même de payer, par des sacrifices pécuniaires considérables, cet avantage problématique. Telle est, par : exemple, la ville de bille, qui paraît tenir à cette faveur d’une manière particulière, bien qu’elle étouffe déjà dans ses remparts trop étroits, et qu’il ne s’y trouve plus depuis long-temps la moindre place disponible, même pour y bâtir une maison. Si c’est dans l’intérêt des voyageurs que cette ville réclame un tel privilège, nous n’avons rien à dire, sinon qu’elle paierait un peu cher un avantage fort mince ; si c’est, au contraire, dans l’intérêt des marchandises et de leur facile déchargement, nous croyons qu’elle sera doublement trompée dans son calcul. En supposant, en effet, ce qui n’est pas d’ailleurs probable, car bille jouit d’excellens canaux ; en supposant, disons-nous, que la station du chemin de fer dans cette ville devienne le centre d’un mouvement de marchandises considérable, il est à présumer que, tôt ou tard, le chemin de fer, bien que pénétrant dans l’intérieur de la ville, serait forcé d’établir la gare des marchandises au dehors. C’est.ainsi que le chemin de Rouen, qui pénètre dans Paris, tient une gare séparée pour les marchandises aux Batignolles.

Quoi qu’il arrive, du reste, à cet égard, un chemin de fer n’a et ne peut avoir qu’une seule gare, et par conséquent un seul point abordable pour un même centre industriel ; c’est là que tout doit aboutir. La station ou la gare d’une voie d’eau se prolonge, au contraire, sur une étendue considérable ; elle est, pour ainsi dire, indéfinie. Voyez seulement Paris, et considérez sur combien de points les bateaux vont aborder. Il en est de même partout. Souvent,, aux abords d’une ville, quand cette ville n’est pas enclose de murs, et qu’elle peut se répandre à volonté dans la campagne, vous voyez se prolonger le long, de la voie navigable une ligne interminable de maisons ou d’usines, qui toutes sont en contact direct avec elle et vivent de ce contact. Est-il raisonnable de supposer qu’il en puisse jamais être ainsi d’un chemin de fer ?

Ces avantages ne sont pas d’ailleurs les seuls. Il en est un, par exemple, dont l’importance peut être sentie beaucoup mieux qu’elle ne s’explique : c’est la liberté de mouvemens et d’allures que la voie d’eau permet, liberté qui s’accorde si bien avec les habitudes commerciales, et qu’un chemin de fer exclut parce qu’elle est de tous points incompatible avec la rigueur obligée de son service. C’est en même temps la facilité avec laquelle la voie d’eau se prête à tous les besoins les plus variés. Sans entrer à cet égard dans des détails qui deviendraient trop minutieux et nous mèneraient peut-être un peu loin, nous nous contenterons de transcrire quelques réflexions pleines de sens et de justesse, qui nous ont été communiquées par un homme pratique. Voici ce que nous écrit sur ce sujet M. P. Tresca, commissionnaire à Dunkerque[10] : « D’une seule marée il rentre à Dunkerque de 40 à 50 navires, comportant 200 à 250 tonneaux chacun. Les 10,000 tonnes que fournissent ces navires sont expédiées dans les dix jours qui suivent le commencement des déchargemens. Outre la difficulté de fournir les 2,500 wagons (en dix jours) pour transporter ces marchandises, resterait l’impossibilité à chaque destination de fournir des magasins assez vastes pour loger une aussi grande quantité de marchandises, tandis qu’en expédiant par bélandre bien couverte, la marchandise est logée, le propriétaire n’a nullement à s’en inquiéter. Pendant tout le temps du parcours, il peut chercher à la vendre ; il peut, moyennant une indemnité minime de quelques francs par jour, la laisser à bord du bateau même après l’arrivée à destination, tandis que le chemin de fer vous la livre dans les vingt-quatre heures : il le voudrait, qu’il ne pourrait pas garder votre marchandise ; aussi, en fait de marchandises autres que celles de ’consommation journalière, et à prix égal de transport, les bélandres auront toujours la préférence. Du reste, la part du chemin de fer sera encore assez large pour qu’il puisse se passer des 3/4 du produit des transports par eau. Il aura toutes les marchandises en transit, les objets d’ameublement et de mode, les approvisionnemens de bouche, les colis de marchands, et enfin les voyageurs, plus un quart environ des grosses marchandises qui s’expédient actuellement par eau. Si avec cela il ne peut pas vivre, ce ne sera pas en faisant la concurrence à la voie d’eau qu’il pourra y arriver. » À ces réflexions si judicieuses et Si précises, nous n’ajouterons qu’une simple observation : c’est que l’auteur de cette note suppose que la ligne de fer et la voie navigable lutteraient à prix égal, et c’est dans cette hypothèse qu’il admet, avec grande raison selon nous, que cette dernière obtiendrait encore la préférence pour la plus forte partie des grosses marchandises. Or il s’en faut bien que cette hypothèse soit exacte[11], puisque les prix du chemin de fer doivent excéder au moins de moitié ceux de la voie navigable.


V. – CONCLUSION DE CE QUI PRECEDE.

Voilà donc dans quels termes la lutte est engagée entre les chemins de fer et les canaux. En rassemblant les données qui précèdent, on peut facilement pressentir les résultats généraux de cette lutte, aussi bien que les accidens et les péripéties.

Par rapport au coût du transport proprement dit, les voies navigables ont sur les voies rivales une supériorité très décidée, qui est encore augmentée, dans le plus grand nombre des cas, par une différence notable dans le montant des frais accessoires. Si quelque chose vient atténuer dans une certaine mesure cette extrême inégalité, c’est cette circonstance que les chemins de fer ont en général une direction plus droite, et par conséquent un moindre développement entre deux points extrêmes. En prenant plusieurs exemples, nous avons calculé que la différence à cet égard pouvait être en moyenne d’environ un quart : elle est bien loin, comme on le voit, de compenser la différence des prix. Et, par exemple, dans la direction du nord dont nous venons de parler, la voie navigable a 457 kilomètres de développement, tandis que le chemin de fer n’en aura que 320 ; c’est un des cas les plus favorables, ce qui n’empêche pas que le tarif du chemin de fer s’élèvera, comme on a vu, à 32 francs par tonne, tandis que sur la voie navigable il ne s’élève, péage déduit, qu’à 12 francs 50 centimes, qui se réduiraient même à 10 francs 50 centimes, c’est-à-dire à moins du tiers, si la voie était complète.

Mais d’un autre côté, les chemins de fer réunissent sur une même voie deux services, celui des voyageurs et celui des marchandises, et comme ils peuvent, lorsque le premier est assez actif, recouvrer par le seul transport des voyageurs l’intérêt du capital engagé et la dépense de l’entretien de la voie, ils ont la faculté d’exonérer de ces frais les marchandises. Ceci n’est pas, du reste, une exception, c’est la règle ; ce n’est pas une hypothèse, c’est la réalité, au moins pour toutes les entreprises prospères. Rien de semblable pour les canaux. Lors donc que ces derniers sont la propriété de compagnies qui cherchent, comme de raison, leurs bénéfices, ou tout au moins l’intérêt de leurs capitaux, qu’elles ne peuvent obtenir que par le prélèvement d’un péage, il arrive précisément le contraire de ce qu’on a supposé souvent : c’est que la batellerie est obligée de soutenir la lutte avec la surcharge d’un péage dont le chemin de fer est, quant aux marchandises, exempt. Peut-elle la soutenir à ces conditions ? Oui, dans certains cas, mais non toujours, ou plutôt il faut s’entendre.

La question est moins de savoir si la batellerie pourra se soutenir que de savoir si le produit du canal restera suffisant pour indemniser ses propriétaires. Pour la batellerie, le danger n’existe, selon nous, dans aucun cas, et nous croyons qu’on s’est alarmé bien à tort sur ce sujet. Quoi qu’il arrive, la supériorité effective pour le transport lui reste. Que si le péage devient accidentellement trop lourd pour lui permettre de soutenir la lutte à conditions égales, les propriétaires seront toujours forcés de le réduire, sous peine de voir déserter la voie. Il s’agit donc de savoir seulement si ces derniers trouveront dans le péage ainsi réduit une suffisante indemnité. C’est là précisément ce qui dépendra, comme nous l’avons dit, de l’activité de la circulation, et par conséquent des positions. Il semble donc qu’il n’y ait à cet égard aucune règle générale à établir. On peut se demander toutefois si les revenus des canaux pris en masse, et sur un vaste ensemble de constructions du même ordre, resteront encore dans un juste rapport avec le capital engagé. C’est à quoi les faits seuls doivent répondre. Nous sommes heureusement en mesure de les interroger.

C’est en Angleterre surtout que la lutte est engagée dans de semblables conditions, parce que tous les canaux, au nombre de 121, sans compter 83 rivières canalisées, y sont possédés et exploités par des compagnies, et que d’ailleurs il ne s’y trouve plus, à l’heure qu’il est, une seule voie réellement productive qui ne soit en concurrence avec une ligne de fer parallèle. Eh bien ! qu’est-il arrivé de cette lutte ? quels en sont les résultats actuels ? Il est certain que l’établissement des chemins de fer a considérablement réduit les bénéfices antérieurs des compagnies propriétaires de canaux, en les forçant à baisser le chiffre des péages. Comment serait-il possible qu’il en fût autrement ? " Il est même arrivé, et cela devait être, que, pour quelques-unes de ces compagnies, les bénéfices se sont réduits à rien ; mais, pour un grand nombre d’autres, il se sont maintenus, et, pris en masse, ils sont encore après tout considérables. Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter les tableaux présentés par M. Minard, inspecteur divisionnaire des ponts-et-chaussées, dans un ouvrage publié au mois de juin 1844[12]. Il résulte de ces tableaux que les principaux canaux réunis de l’Angleterre, qui avaient coûté à l’origine 10,367,000 liv. st., valaient en mai 1843, après l’ouverture des railways concurrens, 22,474,600 liv. st., c’est-à-dire deux fois et un quart le capital émis. Il est vrai qu’ils avaient valu 31,366,100 liv. st. avant l’établissement des chemins de fer ; mais qu’importe ? Il nous suffit de savoir que, sous l’action de la concurrence, leur valeur est demeurée fort supérieure au capital primitif. Depuis le mois de mai 1843, époque à laquelle se rapportent les indications fournies par M. Minard, cette valeur, nous le savons, a encore baissé. Supposons-la réduite actuellement à moins du double du capital d’émission, ou même, si l’on veut, à un et trois quarts de ce capital ; ce serait encore à ce seul point de vue une brillante spéculation, spéculation supérieure même par les résultats financiers à celle de l’exploitation des chemins de fer, puisque cette dernière n’a guère donné jusqu’ici que deux tiers en sus du capital émis. Il n’en faut pas tant pour nous prouver qu’en général les canaux portent fort légèrement le poids de leur péage.

Ce résultat obtenu sur un ensemble de canaux anglais est d’autant plus remarquable que plusieurs de ces créations avaient été en tout temps, et bien avant l’établissement des chemins de fer, de fort mauvaises spéculations financières, soit que, lors de la grande ferveur pour la construction de ces voies navigables, après avoir épuisé toutes les bonnes positions, on se soit jeté en désespoir de cause sur les mauvaises, soit que plusieurs de ces travaux aient été entrepris par de riches propriétaires fonciers beaucoup plutôt en vue des avantages -agricoles qui devaient en résulter qu’en vue d’une exploitation commerciale. Ce qui est certain, c’est que dès avant la concurrence des chemins de fer il y avait plusieurs canaux, tels par exemple que ceux de Crinan, de Croydon, de Portsmouth et Arundel, etc., qui ne donnaient que des produits insignifians et n’avaient presque aucune valeur vénale ; ce qui fait comprendre encore mieux combien fermement se maintiennent ceux qui avaient réellement une valeur. Aussi en est-il qui ont donné et qui donnent encore des produits bien supérieurs à tout ce qu’on a pu obtenir sur les meilleurs chemins de fer connus.

Il est vraiment difficile de comprendre qu’en présence de résultats pareils on vienne nous parler de navigation compromise, de batellerie en désarroi, de circulation interrompue, et qu’on prédise déjà, pour un avenir prochain, la ruine définitive du système. Quand même les canaux, dans leur ensemble, ne donneraient que l’intérêt pur et simple des fonds engagés, disons mieux, quand même ils ne produiraient que la moitié de ces intérêts, ce qui réduirait leur valeur vénale à moins du quart de ce qu’elle est aujourd’hui, il n’y aurait pour cela, qu’on le sache bien, ni batellerie ruinée, ni circulation interrompue : les revenus des canaux seraient faibles, voilà tout, et il résulterait de là seulement qu’on renoncerait désormais à en construire d’autres dans l’unique vue de leur produit commercial. Quant à la batellerie, elle n’en poursuivrait pas moins sa marche régulière, avec cette seule différence qu’elle supporterait un péage moins élevé. Pour que la concurrence des chemins de fer affecte véritablement la batellerie, au moins d’une manière durable ; pour que cette concurrence rende la circulation sur les canaux impossible ou onéreuse à ceux qui l’entreprennent, il ne suffit pas qu’elle s’attaque aux tarifs actuels de la navigation tels qu’ils sont généralement établis en Angleterre avec la surcharge du péage : il faut encore qu’après avoir supprimé tout péage, elle en vienne jusqu’à affecter les prix du transport effectif. C’est alors seulement que les chemins de fer et la batellerie se trouveront pour ainsi dire face à face. Jusque-là, les propriétaires des canaux seront seuls en cause. Eh bien ! dans l’état présent des choses, les chemins de fer sont tellement loin de cette limite, il y a entre leurs prix et ceux de la batellerie une distance si grande, qu’il est presque ridicule de penser qu’ils parviennent jamais à la franchir.

L’unique question, répétons-le, est donc de savoir si, en présence des chemins de fer, les canaux exploités par des compagnies donneront encore à leurs propriétaires un revenu. Eh bien ! malgré d’inévitables inégalités, dont nous avons expliqué la cause, l’affirmative est hautement proclamée en Angleterre par un vaste ensemble de faits, puisque là ce revenu n’est pas seulement suffisant, mais large, élevé, royal. Une valeur plus que double de la valeur primitive, un revenu supérieur encore, toute proportion gardée, à la valeur vénale, car l’agiotage, qui donne aux actions des chemins de fer une valeur exagérée, agit sur celle des canaux en sens contraire : voilà les résultats actuels. N’est-ce pas là, même au point de vue des compagnies, une brillante opération ? Que sera-ce si l’on considère cette opération à son véritable point de vue, à celui du pays, c’est-à-dire si, outre l’accroissement de valeur commerciale et financière des canaux, on tient compte de l’immense valeur agricole qu’ils ont créée : les marais desséchés, les landes arides fertilisées, le trop plein des eaux enlevé dans la saison des pluies, l’humidité rendue aux campagnes dans les temps de sécheresse, sans compter tant d’autres bienfaits pour les populations ? Tout cela, dira-t-on, est de peu de valeur pour les compagnies qui construisent les canaux et qui les exploitent. Oui, si les actionnaires de ces compagnies sont de simples spéculateurs qui n’engagent leurs fonds qu’en vue du revenu commercial ; aussi pensons-nous que, vu le caractère de ces travaux et la nature des services qu’ils rendent, les canaux doivent être entrepris à d’autres conditions. Supposez qu’ils aient été construits au compte et avec les deniers des propriétaires riverains, ce qui est du reste vrai en Angleterre même dans bien des cas : comprend-on alors les conséquences ? Par le seul fait de l’amélioration de leurs terres, ces propriétaires auront été amplement dédommagés de leurs dépenses, sans parler des agrémens de toute nature et de l’amélioration des conditions sanitaires du pays, dont ils seront les premiers à profiter. Dès-lors, tout ce que les canaux représentent aujourd’hui en capital, tout ce qu’ils produisent comme exploitation commerciale, comme valeur financière, devra être considéré par eux comme un bénéfice net. Qu’on cherche ailleurs dans le monde une plus magnifique spéculation !

Hâtons-nous d’ajouter toutefois qu’une semblable exploitation des voies navigables ne serait ni régulière ni juste. Puisque la construction des canaux profite à la fois à l’agriculture et au commerce, il n’est pas dans l’ordre que le commerce seul en fasse les frais. Que les charges se partagent, puisque l’utilité est double ; que les propriétaires de terres pourvoient à la construction des canaux et le commerce à leur entretien, ou bien que l’état intervienne pour concilier, à l’aide de subventions, ces intérêts divers : voilà ce que la raison et la justice demandent. Aussi le système anglais n’est-il pas, à cet égard, un exemple à suivre. Nous établirons plus clairement cette vérité dans la seconde partie de ce travail, et nous verrons aussi ce que devient la prétendue concurrence des chemins de fer et des voies navigables dans ces nouvelles conditions.

Ch. Coquelin.

  1. Nous devons une mention particulière à l’excellent ouvrage publié par M. Ch. Collignon, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées, sous ce titre : Du Concours des Chemins de fer et des Canaux.
  2. Considérations sur les Chemins de fer, par M. J. Cordier, inspecteur divisionnaire des ponts-et-chaussées.
  3. Elle n’est même que de 3 kilomètres à 3 1/4. Aussi la charge qu’un cheval traîne sur un canal est-elle généralement plus forte que celle qui est indiquée sur le tableau.
  4. Discussion, à la chambre des pairs, de la loi relative au rachat des actions de jouissance des canaux.
  5. 330,223 tonnes pendant le deuxième trimestre de 1844. (Compte rendu du 20 décembre 1844.)
  6. En comparant ces situations si différentes, on a quelque peine à comprendre l’étrange conception du canal de Givors. Les anciens disaient, en parlant de la bille qui s’appelle aujourd’hui Scutari, que c’était la ville des aveugles, parce que ceux qui la fondèrent, étant arrivés sur les rives du Bosphore, et ayant devant eux l’admirable position où s’élève Constantinople, ne la virent pas, ou la négligèrent, pour aller s’établir, à peu de distance de là, sur un rivage perdu. On pourrait en dire autant de ceux qui entreprirent le canal de Givors. Ils avaient sous les yeux la plus belle position du monde, et se placèrent à côté dans un cul-de-sac. Il est juste de dire pourtant qu’à l’époque où le canal de Givors fut construit, la position n’était pas ce qu’elle est devenue dans la suite, parce que les communications vers l’est, le nord et l’ouest n’étaient pas encore bien établies.
  7. On trouve le détail de ce calcul dans l’ouvrage de M. Collignon.
  8. Ces prix ne comprennent que le transport de station à station ; la remise à domicile est faite, selon la classe à laquelle la marchandise appartient, à raison de 25, 30 et 35 centimes les 100 kilogrammes, soit 2 fr. 50 cent., 3 fr. et 3 fr. 50 cent. la tonne.
  9. Sur 330,223 tonnes de marchandises transportées dans le deuxième semestre de 1841, on a compté 274,154 tonnes de charbon et coke. La proportion était encore plus considérable dans le semestre correspondant de 1843.
  10. Nous nous étions adressé à M. Tresca pour savoir de lui quel était le résultat actuel de la concurrence que la voie navigable du nord fait depuis quelque temps à la Seine. M. Tresca a eu l’obligeance de nous répondre, en joignant à sa lettre des. réflexions qui nous ont paru trouver ici leur place. M. Tresca est le premier qui ait fait, en 1823 et 1824, des expéditions par eau de Dunkerque sur Paris.
  11. Le transport par eau, de Dunkerque à Paris, coûte actuellement 20 fr. par tonne. Supposons que le chemin de fer du nord puisse effectuer le transport à raison de 10 centimes par kilomètre et par tonne. Ce serait un prix beaucoup plus bas que celui de nos chemins de fer les mieux posés, ceux d’Orléans, de Rouen, de Saint-Étienne. Comme la distance de Paris à Dunkerque, par la voie la plus courte, c’est-à-dire en admettant l’exécution de l’embranchement de Fampoux à Hazehrouck, qui a été voté récemment, sera de 320 kilomètres, le prix du transport d’une station à l’autre serait encore de 32 fr. par tonne.
  12. Des Conséquences du voisinage des chemins de fer et des voies navigables.