Les Chemins de fer balkaniques

Les Chemins de fer balkaniques
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 886-905).
LES CHEMINS DE FER BALKANIQUES

Entre les plaines de l’Europe russe et les golfes profonds de la Méditerranée orientale, mers Adriatique, Ionienne, de l’Archipel, la péninsule balkanique est le vestibule des pays d’Occident vers l’Asie ; par-delà les détroits, accident géologique récent, qui encadrent la mer de Marmara, elle est exactement continuée par la presqu’île de l’Asie Mineure. Ainsi, au premier coup d’œil jeté sur la carte, apparaît son double caractère de zone de passage, suivant deux axes perpendiculaires, dont l’un serait approximativement celui des détroits, l’autre celui de la côte dalmate et des alignemens insulaires de l’Archipel. A l’Ouest, en bordure de l’Adriatique, la péninsule des Balkans porte les plissemens méridionaux des Alpes ; au Nord, elle s’arrête à la chaîne des Balkans proprement dits, dont l’arc, symétrique de celui des Carpathes, encercle les terrasses valaques et la vallée du bas Danube ; c’est là un ancien golfe de la Mer-Noire, peu à peu comblé par les alluvions du grand fleuve et de ses affluens.

Le Danube atteignait autrefois la Mer-Noire par un passage encore marqué, non loin de Varna ; il fut ensuite rejeté au Nord, jusqu’à son embouchure actuelle, selon un tracé qui contourne les collines de la Dobrudja ; les eaux de l’Europe centrale, accumulées derrière l’obstacle carpatho-balkanique, ont fini par y forer la trouée héroïque des Portes de Fer et joindre l’ancien golfe maritime ; celui-ci s’est vidé, le Danube en est devenu le drain principal, tandis que des vallées confluentes en constituaient les drains secondaires. Les régions ainsi traversées sont extérieures à la péninsule balkanique ; elles lui sont pourtant indissolublement liées, en raison des communications qu’ouvre le réseau fluvial du bas Danube ; tout en les rangeant ici en marge du terrain particulier de notre étude, nous devions donc montrer qu’elles en sont une annexe inséparable ; elles sont politiquement partagées, dans l’Europe actuelle, entre les royaumes de Roumanie et de Bulgarie.

Le relief de la péninsule balkanique, très confus, n’est assez bien connu que depuis peu d’années ; il comprend une bande centrale de plateaux anciens, contre lesquels se sont ployées les roches plus jeunes des Alpes adriatiques ; cette structure a été, à diverses époques, remaniée et compliquée par des soulèvemens volcaniques ; les niveaux de plateau, plus calmes que ceux de la bordure occidentale, en furent profondément bouleversés ; des massifs éruptifs ont jailli à travers les granits et contribuent à donner au pays, vu dans son ensemble, l’aspect d’une immense ruche dont les alvéoles communiquent malaisément entre eux. Les murailles qui les séparent sont, le plus souvent, abruptes. Les dépressions relatives sont étirées dans le sens du Nord-Ouest au Sud-Est ; ce sont les rendez-vous assignés par la nature aux cultures et aux habitations ; là se sont donc formées des sociétés, morcelées à l’image du sol lui-même ; l’évolution des hommes a suivi celle des eaux, tendant toujours à descendre vers les plaines basses et la mer, sciant les barrières montagneuses pour souder les unes aux autres les ellipses de lacs étages ; les vallées balkaniques se déroulent tels des chapelets, avec leurs étranglemens entre les grains.

Le chaos est particulièrement inextricable sur le littoral adriatique, Dalmatie, Monténégro, Albanie. Ces Alpes orientales sont un Jura, plus sauvage que le nôtre, talus déboisés, vallées longitudinales où les eaux disparaissent dans des gouffres, cluses transversales aux falaises verdoyantes ; la rivière Naronta est coudée comme le Doubs. Les Monténégrins racontent que leur pays est une sorte de « laissé pour compte » de la Providence : lorsque Dieu, planant dans les nuées, eut façonné notre planète, il s’aperçut que les anges, chargés des matériaux de sa divine architecture, portaient encore quelques restes de leurs fardeaux ; il leur ordonna de les jeter à travers l’espace, et ce tas de débris fut le Monténégro. — La bordure immédiate de la mer est formée de presqu’îles, de golfes ramifiés, de petits archipels, mais ces articulations restent exclusivement littorales ; on n’y trouve pas l’amorce naturelle de voies de pénétration dans l’intérieur ; la côte sera, de bonne heure, le théâtre d’une vie maritime active et dispersée, mais, jusqu’à ce que des efforts patiens de l’homme lui aient ouvert des accès artificiels, elle demeurera une façade isolée de tout l’arrière-pays.

Ainsi, la traversée des Balkans n’est nulle part aisée ; on ne voit nulle part se tendre sur la péninsule une de ces lignes qui semblent préétablies pour orienter l’histoire, celle de la porte de Bourgogne, entre le Rhône et le Rhin, celle du seuil de Dzoungarie, à l’Est de la Chine extérieure. Ici, les migrations et les conquêtes suivront les itinéraires brisés des rivières ; les routes se présentent comme des combinaisons d’élémens multiples, très divers, bien que très rapprochés ; la « géographie de la circulation » est dominée par cette loi générale. Le sillon principal des communications entre les plaines de Hongrie, la mer de l’Archipel et le Bosphore est formé d’une série de tronçons et emprunte l’une après l’autre les vallées de plusieurs rivières.

Négligeons un instant, pour plus de clarté, les défilés qui resserrent le chemin, peu à peu devenu, par une suite d’événemens qui ont forcé la nature, l’un des passages essentiels de l’ancien continent : la voie part de la jonction des eaux alpestres et hongroises, en amont des Portes de Fer ; elle est unique, dans la direction du Sud-Est, jusqu’au confluent que marque aujourd’hui la ville serbe de Nich ; puis elle se bifurque ; la branche occidentale gagne des bassins tributaires du Vardar pour aboutir au golfe de Salonique ; celle de l’Est traverse la plaine supérieure de l’Iskar, affluent du Danube, où est née la bulgare Sofia ; elle atteint ensuite le domaine de la Maritsa (Pliilippopoli, Andrinople), puis s’en écarte pour atteindre la mer de Marmara par des fissures d’un bourrelet côtier, là où ont poussé Rodosto et Constantinople. Sur cette ligne axiale, les embranchemens plus ou moins exactement perpendiculaires sont encore plus accidentés ; les routes du plateau, après des parcours capricieux en ligne brisée, doivent escalader au Nord la muraille des Balkans ; au Sud-Est, les détours se compliquent, le long des pistes qui visent les ports de l’Adriatique, Raguse, Antivari, Durazzo, Vallona. Mais, parfois, ces itinéraires tortueux permettent de tourner les grands obstacles : ainsi les Romains avaient construit la Via Egnalia, entre la côte de l’actuelle Albanie et le golfe de Salonique.


D’après cette dernière indication, il est aisé de conclure quelle est, pour des ingénieurs modernes, la difficulté spécifique de la traversée de la péninsule balkanique ; moindre selon la direction que nous avons appelée axiale, elle est plus grande sur les tracés perpendiculaires. Le problème à résoudre est la soudure pratique de compartimens que la nature semble avoir fabriqués pour qu’ils demeurent séparés les uns des autres. Cette hostilité du sol fut encore aggravée par l’émiettement des groupes humains que l’histoire a brassés, au cours des siècles, sur cette terre angulaire entre la Scythie et la Méditerranée, entre l’Europe et l’Asie. La conquête romaine avait tourné, plutôt que pénétré la péninsule des Balkans ; elle s’affermit surtout sur les côtes, par des ports-entrepôts et, sous l’empire, par des colonies orientales, destinées à endiguer des invasions slaves : de là les origines occidentales et le nom des Roumains d’aujourd’hui. Quand l’Orient se fut séparé de l’Occident, les empereurs de Byzance appelèrent, au contraire, des Slaves pour couvrir leurs frontières du Nord ; alors arrivèrent, au VIe siècle de l’ère chrétienne, les premiers Serbes des Balkans. Les Bulgares sont une race d’envahisseurs, apparentés aux II uns, qui finirent par se fixer sur le sol longtemps ensanglanté par leurs cruautés. Tous ces peuples, du Xe au XIIe siècle, embrassèrent la religion orthodoxe, celle de l’empire grec ; mais, malgré cette communauté de croyance, ils vécurent au milieu de guerres endémiques, mêlés dans les districts limites en des fouillis dont le mot Macédoine, devenu nom commun, a fini par évoquer l’idée.

La montée des Turcs par l’Asie Mineure vient ensuite accroître cette confusion ; elle attire la riposte occidentale des croisades, dont les plus populaires suivent à petites étapes les routes de terre, tandis que celles des princes, pèlerinages de guerre, préfèrent la voie de mer ; il en demeure, même après que les Turcs ont pris pied en Europe, une frange de comptoirs vénitiens tout autour de l’ancienne Hellade. Mais les Turcs ne se sont pas arrêtés au bord de la Méditerranée ; plus d’un siècle avant la prise de Constantinople, ils envoient des armées dans la péninsule, à la conquête de l’Occident. Des batailles épiques les mettent alors aux prises avec les Slaves des Balkans ; les Serbes défendent pas à pas leurs bassins et leurs forêts, boulevard de la chrétienté ; les Valois de France envoient à leurs chefs des ambassadeurs qui passent, malgré les aventures d’un pareil voyage, par les ports de l’Adriatique. Le Roi ordonna, en 1389, un Te Deum à Notre-Dame, sur la nouvelle que les Serbes avaient écrasé les Turcs à Kossovo : fausse joie, car les chrétiens avaient été battus, en fin de journée ; huit ans plus tard, la fleur de la chevalerie accourue d’Occident fut fauchée par les Turcs, à Nicopolis.

Maîtres de Constantinople, les Sultans firent de la péninsule des Balkans leur bastion avancé contre l’Occident ; à travers les défilés des montagnes, leurs bandes militaires, sous des beys, s’infiltrèrent dans les bassins fertiles ; leurs lieutenans s’y taillèrent des domaines, convertirent autour d’eux quelques notables indigènes et, par ces garnisons très dispersées, non sans des luttes qui restèrent presque toujours des incidens locaux, maintinrent la domination turque pendant quatre siècles. Parfois, les Ottomans voulurent aller plus loin, déboucher dans les plaines de l’Europe centrale ; une route militaire avait été tracée, sur les ordres de Soliman le Grand, de la mer de Marmara à Belgrade ; des armées turques, au-delà de Belgrade, atteignirent une fois les provinces alpestres des Habsbourg, une autre fois les environs de Vienne ; mais en général, les rencontres décisives se livraient dans l’angle du Danube et de la Save, Mohacz, Eszek, Peterwardein. Au début du XVIIIe siècle, le prince Eugène ferma l’accès de l’Autriche aux Turcs par les colonies slaves de ses « confins militaires ; » il n’était alors question que de dresser des obstacles entre l’Occident chrétien et les Balkans turcs ; Belgrade, perchée sur ses collines au-dessus des confluens de la Basse-Hongrie, était le suprême observatoire des Sultans.

Les échanges commerciaux entre l’Europe et le Levant se poursuivaient seulement par voie de mer, de Venise, de Marseille, avec l’aide d’intermédiaires grecs. Laissons ici de côté la Turquie d’Asie, extérieure à notre sujet ; il est clair que ces transactions ne supposaient pas de grands mouvemens de marchandises ; les pays balkaniques, sans être particulièrement gâtés par la nature, ne manquaient pourtant pas de ressources forestières, agricoles, minières ; mais ils étaient condamnés, sous le régime turc, a vivre repliés sur eux-mêmes. L’émancipation politique, au XIXe siècle, leur ouvre des perspectives économiques toutes nouvelles ; les nations commerçantes de l’Occident, et l’Angleterre avant les autres, vont chercher des affaires intéressantes sur ce terrain encore inexploité ; bientôt la nécessité de communications modernes, à travers les populations balkaniques, s’imposera progressivement, comme un corollaire de leur affranchissement. Sur ces régions de transition, les climats divers et les diverses productions se rapprochent : la Roumanie danubienne participe des conditions de la plaine russe, sa terre noire est admirable pour le blé, ses steppes découvertes pour l’élevage, ses pêcheries du Delta pareilles à celles du Don et de la Volga. Plus bas, les vallées bulgares et serbes se parent des rosiers, des arbres à fruits de la Méditerranée ; les ravins du Monténégro, piquetés de lauriers, ont des couleurs algériennes ; mais les poivriers des boulevards d’Athènes grelottent quelquefois sous un coup de vent, tombé du Nord.

Ces contrastes inviteraient certainement à des échanges locaux, si l’insécurité, le manque de communications à grandes distances n’encourageaient les habitans plutôt à la paresse ; pourquoi, dans l’incertitude du lendemain, compliquer la vie par un travail dont on ignorera le prix ? Les Balkaniques menaient donc une existence extensive, au jour le jour, peu soucieux de s’instruire, voire de s’enrichir ; ils se nourrissaient de ce que la terre leur donnait presque spontanément, des galettes de maïs, des bouillies de haricots, de la viande fraîche ou fumée de mouton, de chèvre ou de porc ; ils buvaient de l’eau-de-vie de prunes ; eux-mêmes tissaient la laine, brodaient les vêtemens de leurs guerriers et les toilettes de leurs femmes, sertissaient leurs bijoux et trempaient leurs armes. A peine quelques citadins soupçonnaient-ils ce que peut être un commerce d’exportation ; le premier piano arrivé à Philippopoli, en 1880, fut un objet de curiosité pendant plusieurs semaines., Le renouveau politique exprimé par la retraite progressive des Turcs s’épanouira donc parmi des populations encore voisines d’un état de moyen âge.


Depuis l’insurrection grecque, contemporaine de la Restauration, l’Europe occidentale suit avec intérêt cette évolution politique ; le Sultan est désormais, pour les chancelleries, l’homme, malade dont les héritiers guettent la succession. Successivement, au cours du XIXe siècle, la Grèce, la Serbie, le Monténégro, la Roumanie, la Bulgarie, ont été détachés de l’Empire turc et sont devenus, par étapes, des États absolument indépendans. Un temps d’arrêt fut marqué en 1854-1856 par la guerre de Crimée, qui associa temporairement l’Angleterre et la France contre la Russie ; ce mouvement s’est ensuite précipité, depuis la guerre turco-russe de 1877, dont les sanctions fuient posées par le Congrès de Berlin (1818). L’émancipation économique a suivi, d’assez loin d’abord, cette transformation politique ; seule, en effet, la Grèce avait jusqu’à ces dernières années, un accès direct sur la mer ; les principautés balkaniques restaient tributaires de ports encore turcs, Salonique et Constantinople ; aucune communication directe, par chemin de fer, n’était ouverte entre elles et l’Europe centrale ; le Danube lui-même, coupé par l’obstacle des Portes de Fer, était divisé en deux biefs et ne pouvait suffire à des échanges intenses entre ces deux groupes.

C’est par mer, alors, que l’Occident développe ses relations avec l’Empire ottoman ; les progrès de la navigation à vapeur servent tout d’abord les armateurs anglais, qui ont équipé les premiers chantiers de construction ; leurs paquebots, dans l’Archipel et la Mer-Noire sont relayés par des voiliers grecs, qui pénètrent dans toutes les baies et se font les intermédiaires d’un commerce de détail de plus en plus actif. La liberté des détroits entre la Méditerranée et la Mer-Noire est pour l’Angleterre, dans ces conditions, une nécessité de premier ordre ; elle lui subordonne résolument toute sa politique orientale. La France, sous Napoléon III, subit cette impulsion ; ses hommes d’affaires (il y en eut de géniaux pendant le second Empire) multiplièrent eux aussi les transactions maritimes avec les pays levantins ; les Messageries, d’autres sociétés marseillaises montrent leur pavillon au Pirée, à Smyrne, à Constantinople, à Odessa. Au lendemain de la guerre de Crimée, la Commission internationale du Danube a pour mission principale d’aménager pour la grande navigation le cours inférieur de ce fleuve, de sorte qu’il ouvre une route intérieure aux paquebots venus d’Occident par les détroits. Puis, comme ces travaux sont lents et ne répondent pas à toutes les espérances, les Anglais apportent en Turquie la grande nouveauté moderne, le chemin de fer ; ils construisent pour le compte du Sultan, en 1862-1863, d’abord une petite ligne de 60 kilomètres, qui relie Tchernavoda, sur le bas Danube, à Constantsa, sur la Mer-Noire (cette ligne est actuellement roumaine et rattachée à Bucarest par un admirable pont de construction française), puis, sur 226 kilomètres, la voie de Koutchouk à Varna. Cette dernière, remarquons-le, n’est qu’une sorte d’embouchure artificielle du Danube, dont elle emprunte l’ancienne vallée, au Sud de la Dobrudja ; elle date de l’époque où le commerce occidental n’abordait les Balkans que par leur façade maritime, c’est-à-dire par la Turquie.

Cette situation est seulement temporaire : d’une part, en effet, les nouvelles principautés balkaniques s’efforceront à I’envi d’améliorer leurs productions et d’étendre leurs relations extérieures ; de l’autre, des Puissances européennes, récemment nées à la vie diplomatique, chercheront de ce côté de l’Europe à développer leurs transactions. Pendant cette même période, la technique des chemins de fer s’améliore rapidement ; les ingénieurs ne sont plus arrêtés par le passage des larges vallées, depuis qu’ils construisent de grands ponts en fer ; les perforatrices qui travaillèrent à Suez ont fourni l’idée première de machines adaptées ensuite au percement des tunnels ; on est loin encore de l’outillage industriel formidable qui permettra aux Américains de vaincre la nature à Panama, mais déjà l’établissement de voies ferrées en pays de relief très varié, comme la péninsule des Balkans, n’est plus une audace téméraire. Or, dans les jeunes principautés balkaniques, une renaissance s’annonce, vite après la libération ; elle est intellectuelle et économique ; des universitaires des pays sud-slaves, alors divisés entre l’Autriche et la Turquie, recueillent des poésies populaires, rédigent des grammaires, célèbrent l’unité d’une race dont la Serbie autonome présage déjà l’avenir indépendant. Peu à peu, devant ces innovations, les propriétaires turcs se retirent ; on dirait qu’ils se resserrent d’instinct sur les domaines laissés au règne du Croissant ; par une révolution qu’il vaudrait la peine d’étudier de près, de nouveaux maîtres du sol apparaissent, indigènes chrétiens, qui reprennent ainsi, champ par champ, la terre jadis arrachée à leurs ancêtres ; du régime des latifundia, les pays balkaniques passent insensiblement à celui de la petite propriété ; il s’y forme une classe de paysans, désireux de progrès du jour où le bénéfice de leur travail leur est assuré ; de tous côtés, des valeurs nouvelles montent du sol ; ainsi naissent des besoins d’échanges, auxquels le vieil appareil des communications ne suffit plus.

En Bulgarie, en Serbie, en Roumanie, des lois encouragent l’agriculture et s’attachent à répandre l’instruction parmi les ruraux ; ici ce sont des réductions d’impôts pour les terres défrichées, des exemptions douanières pour les machines agricoles, là des faveurs aux capitaux, même étrangers, qui créent des usines pour la transformation de produits locaux, brasseries, distilleries, sucreries. Au lendemain de ses succès contre la France, l’Allemagne commence à s’intéresser à l’Europe Orientale ; bien que Bismarck affecte de « ne pas lire le courrier de Constantinople, » des Allemands paraissent dans les Balkans, dès avant la guerre turco-russe ; ils viennent acheter ou moudre des grains en Bulgarie, disputer aux Autrichiens l’exploitation des forêts bosniaques et serbes. Par le Danube, l’Autriche pousse ses conquêtes vers la Mer-Noire et Salonique ; elle poursuit méthodiquement l’aménagement du fleuve pour la batellerie à vapeur ; elle s’attaque aux Portes de Fer, où un chenal balisé sera ouvert en 1896 ; ses financiers seront les premiers à préparer un plan de chemins de fer pour l’Empire ottoman.

En attendant, nous sommes encore à l’époque où le commerce extérieur des Balkans, quelle que soit la rapidité de sa hausse, se fait tout entier par mer ; les ports de la Mer-Noire sont les entrepôts des céréales, maïs et froment, que la Roumanie et la Bulgarie produisent désormais pour l’exportation ; ils servent de débouchés auxiliaires à la voie fluviale du Danube inférieur, jusqu’à ce que soit achevée, en 1894, la canalisation de la branche de Soulina, au centre du delta ; des vapeurs de 3 000 tonnes remonteront alors, sans rompre charge, jusqu’à Galatz et Braïla. Constantsa, port roumain, plage estivale de la haute société de Bucarest, ne deviendra que lentement une cité économique ; il n’en est pas de même de Varna, depuis le jour où le Congrès de Berlin, en émancipant la Bulgarie, en fait un port bulgare ; le gouvernement de Solia s’empresse de racheter aux Anglais le chemin de fer qui relie Varna à Routchouk, et qui est désormais, pour ainsi dire, l’embouchure bulgare du Danube. En Turquie, Constantinople et Salonique voient grandir leurs « marines, » quartiers banals, dont les hangars couverts de tuiles rouges font tache sur le profil harmonieux des mosquées ; la corporation des arrimeurs règne sur le transit, car il n’existe pas encore de quais, et les paquebots déchargent en rade, sur des mahonnes ; la police traite avec égards les chefs des « mahonadjis. » Des cargaisons de sucre, de café, d’objets fabriqués sont déposées en échange de sacs de maïs ou de glands tinctoriaux, de ballots de tabac et de peaux. Les Compagnies de navigation, anglaises et françaises, dominent encore ; mais déjà parait, arrivant de Trieste, le Lloyd autrichien ; plus tard, au début du XXe siècle, ce seront les Compagnies allemandes, appuyées sur le puissant organisme de Hambourg. En même temps, la concurrence de l’Europe centrale se précise et s’arme par l’extension des chemins de fer.


Le gouvernement turc avait, dès 1869, concédé une première série de lignes ferrées, qui furent construites pour son compte ; il signa ensuite (1872) un accord pour l’exploitation de ces lignes, avec une Société qui passa en diverses mains et que nous désignerons sous le nom qui lui est resté, la Compagnie des Chemins de fer Orientaux. Ce groupe est surtout autrichien, les capitaux ont été rassemblés principalement en Autriche, en Allemagne et dans la Suisse orientale ; quelques actionnaires français, anglais, belges, possèdent un petit nombre de titres. La Société était instituée fermière du gouvernement turc pour les lignes dont l’exploitation lui était concédée ; d’après son contrat, elle prélève d’abord une somme de 1 000 francs par kilomètre sur la recette brute et partage les excédens, suivant des règles qui ont été plusieurs fois modifiées, avec le gouvernement ; toutefois, elle s’engage à ce que la part de celui-ci ne descende jamais au-dessous de 1 500 francs par kilomètre ; ainsi, ce n’est pas l’Etat qui garantit un revenu à la Compagnie, mais la Compagnie à l’Etat, ce qui est en somme équitable, puisqu’elle a reçu un réseau construit et n’a besoin que de capitaux de roulement pour la fourniture du matériel roulant et l’exploitation. L’ensemble des lignes de cette concession montant à peu près à 1 200 kilomètres, on voit que la redevance annuelle minimum au gouvernement turc est d’environ 1 800 000 francs ; la Porte a gagé sur ce revenu, en 1894, un emprunt de quarante millions qui fut placé en France.

Le réseau primitif des Orientaux comprenait, au départ de Constantinople et de Salonique, des lignes qui devaient être, dans la pensée du gouvernement turc, de commandement militaire autant que de progrès économique. L’une, partant de Constantinople, gagnait Andrinople, Philippopoli et s’arrêtait à Bellova, frontière de ce qui était alors la province autonome de Bulgarie ; elle lançait deux embranchemens, l’un au Sud, d’Andrinople sur Dédéagatch, port de la mer Egée, l’autre au Nord, vers le district minier de Yamboli, avec projet d’extension jusqu’à Bourgas, port de la Mer-Noire ; ces voies une fois construites, la Porte pouvait espérer amener rapidement des troupes, le cas échéant, jusque près de Sofia, tandis que, à 300 kilomètres environ autour de Constantinople, une « grande ceinture » assurerait la défense entre la Mer-Noire et la Méditerranée. Quant à la ligne de Salonique, elle remontait la vallée du Vardar jusqu’à Uskub, et se dirigeait ensuite vers Mitrovitsa, près de Novibazar, au seuil de la Bosnie ; elle traversait les provinces riches de la basse Macédoine et serait la voie stratégique d’un corps ottoman devant opérer contre la Serbie ; deux prolongemens étaient prévus, l’un vers le bassin historique de Kossovo ; l’autre, infléchi au Nord, dans la direction de la frontière serbe.

La Société des Orientaux est restée autrichienne jusqu’à la crise de 1908-1909, marquée par l’annexion à l’Autriche-Hongrie de la Bosnie et de l’Herzégovine ; elle a dû se transformer alors en société ottomane, mais ce ne fut qu’un changement d’étiquette, car les directions n’ont jamais cessé de partir de Vienne. Le Congrès de 1878, qui brisa la suzeraineté turque dans les Balkans, spécifia que les droits du gouvernement turc sur les chemins de fer de la péninsule seraient maintenus. L’émancipation plus formelle de la Bulgarie, l’autonomie administrative accordée à la province de Philippopoli, dénommée Roumélie orientale, respectèrent donc le contrat des Orientaux.

Le Congrès de Berlin, en 1878, est la première étape diplomatique de la poussée germanique vers l’Est, du Drang nach Osten. Bismarck, qui en fut le suprême inspirateur, ne désirait encore qu’aviver dans les Balkans les jalousies de la Russie et de l’Autriche, afin de réserver à l’Allemagne une tranquille liberté dans l’Ouest de l’Europe ; il s’efforça donc d’écarter de Constantinople la Russie elle-même, et aussi la Bulgarie, que les Russes avaient adoptée, par une erreur qu’ils paient encore, pour représenter les intérêts du slavisme dans les Balkans. L’Autriche se chargeait d’assurer, vers le Levant, la percée du germanisme ; la Porte lui abandonnait l’administration de la Bosnie-Herzégovine, en majorité peuplées de Yougo-Slaves qui sont de la famille des Serbes ; elle acceptait un régime spécial, en fait une vraie tutelle, sur la province de Novibazar, coin glissé entre la principauté de Serbie et les Serbes du Monténégro, route possible d’un chemin de fer qui prolongerait jusqu’aux plaines de la Save la ligne Salonique-Mitrovitsa et faciliterait la descente des Autrichiens jusqu’à la mer Egée. L’Autriche profita de ces avantages pour accuser son emprise économique sur la Serbie ; elle renforça ses lignes de navigation danubiennes, elle poussa jusqu’à la citadelle de Semlin, qui affronte Belgrade, ses chemins de fer avançant vers la Serbie ; ses agens s’insinuèrent si bien à la cour serbe, que le prince Milan, devenu roi en 1882, lié par un traité de commerce et par des obligations personnelles, semblait n’être plus à Belgrade qu’un préfet de François-Joseph ; cette sujétion dura jusqu’au retour des Karageorgevitch, en 1903.

Dans le traité de Berlin avait été inséré, sur la demande de l’Allemagne et de l’Autriche, un article stipulant que, aussitôt après la conclusion de la paix, les quatre États intéressés, c’est-à-dire l’Autriche, la Serbie, la Bulgarie et la Turquie, se concerteraient pour raccorder avec le reste de l’Europe les voies ferrées existant dans la presqu’île des Balkans, lesquelles n’avaient jusqu’alors aucune jonction avec le dehors. L’établissement de cet accord fut l’objet de la réunion, dite « conférence à quatre, » qui siégea à Vienne en 1882-1883, et aboutit à la conclusion d’un traité. En vertu de cet acte, les raccordemens à construire étaient au nombre de deux. L’un, partant de Bellova (alors frontière de la Roumélie orientale et de la Bulgarie), passait par Sofia, pénétrait en Serbie, aux environs de Pirot, desservait ensuite Nich et Belgrade, entrait en Autriche-Hongrie en traversant la Save et aboutissait à Budapest. L’autre, s’embranchant à Nich sur le précédent, se dirigeait vers le Sud en remontant vers la vallée de la Morava serbe, franchissait la frontière serbo-turque à Kistovatz (ou Zibeftchc) et rejoignait près d’Uskub la vallée du Vardar, ainsi que la ligne déjà construite et aboutissant à Salonique.

Les travaux de ces deux raccordemens ont été commencés en 1885 et achevés en 1888 ; la communication directe fut alors assurée entre Vienne et Salonique, entre Vienne et Constantinople avec bifurcation à Nich. Les sections de ces lignes situées en Serbie et en Bulgarie appartenaient au réseau d’Etat de chacun de ces pays ; le raccordement Uskub-Zibeftché était exploité par la Compagnie des Orientaux.

L’entrée en service de ces nouveaux chemins de fer n’avait pas été sans inquiéter le gouvernement ottoman ; il est clair que ces facilités de communication plaçaient les principautés balkaniques sous la dépendance de l’Autriche, dont les projets sur Salonique étaient connus de toutes les chancelleries ; comment parer à la menace possible d’une armée autrichienne, traversant la Serbie sans peine, à l’aide des chemins de fer dont la politique obstinée de Vienne avait fini par obtenir la construction ? L’idée vint alors aux Turcs de construire, parallèlement à la côte de la mer Egée, un chemin de fer qui fût exclusivement à eux ; soudé, par Dédéagatch, à l’embranchement des Orientaux qui relie ce port à Andrinople, il atteindrait, à l’Ouest, Salonique ; ainsi seraient rattachées Constantinople et Salonique, les ports actifs de l’Empire en Europe, les deux principaux chefs-lieux militaires. Une Compagnie française fut chargée de la construction de cette voie, connue sous le nom de « Jonction Salonique-Constantinople ; » la Porte lui garantit une recette brute de 14 000 francs par kilomètre. Le tracé fut établi sur la plus grande partie assez loin de la mer, par crainte des dangers de bombardement et d’occupation. La ligne de Jonction traverse les districts riches de la Macédoine, Xanthi, Drama, Serrés réputés pour leur tabac et où l’on plante maintenant des cotonniers ; elle laisse au Sud les villes maritimes de Porto-Lagos et de Cavalla. Elle a été complétée par deux raccourcis qui, s’embranchant dans l’intérieur sur les lignes Dédéagatch-Andrinople et Salonique-Uskub, permettent de Constantinople en Serbie une circulation directe, sans les détours de Dédéagatch et de Salonique.

Dans les dernières années du XIXe siècle, une Compagnie à capitaux allemands, très liée avec celle des Orientaux, a construit au départ de Salonique un autre chemin de fer, celui de Monastir ; cette voie prépare évidemment l’union entre le littoral de la mer Egée et la rive albanaise du canal d’Otrante. Elle indique aussi l’un des nouveaux desseins du germanisme, qui est de s’emparer de toutes les communications de la péninsule balkanique, parallèles ou perpendiculaires aux traits généraux du relief. Le plan d’ensemble n’apparaîtra et même ne sera combiné que peu à peu ; mais il importe d’en relever ici les premiers traits, en ajoutant que le groupe initiateur du Monastir-Salonique est le même qui s’est fait concéder en Asie Mineure le chemin de fer d’Anatolie, autrement dit les industriels et les financiers de la Deutsche Bank. Arrêtée à Monastir, la ligne qui monte de Salonique n’est pas beaucoup plus qu’une voie d’intérêt local ; elle drainera jusqu’à la mer les produits agricoles d’un des bassins les plus fertiles, les plus peuplés de toute la Macédoine, coupé de bosquets et de jardins, cultivé comme nos campagnes de France. En 1900, tout ce territoire est turc encore ; il en est de même de l’Albanie, dont la côte est reliée à Monastir par des sentiers de montagnes. Mais viennent des transformations politiques : qu’un jour l’Albanie soit germanique, ou vassale du germanisme, les sentiers feront bientôt place à une plate-forme dévoie ferrée ; l’ancienne Via Egnatia sera une route moderne allemande.

L’Autriche, dès qu’elle eut reçu l’administration des provinces slaves de la Turquie, Bosnie et Herzégovine, s’efforça de les transformer, moins par l’éducation intellectuelle que par le progrès économique ; le comte Kallay fut le très adroit metteur en scène de cette politique. Cependant que des capitaux allemands s’engageaient dans l’exploitation des forêts bosniaques » le représentant de l’Autriche amadouait les notables, grands propriétaires fonciers ; il ouvrait, pour les artisans des villes, des écoles professionnelles, afin d’attester devant les étrangers de passage le renouveau des industries locales. Mais la lourde domination germaine plantait des casernes, une gare « colossale » parmi les maisons à moucharabiés et les bosquets urbains de Sérajevo ; les chefs de l’armée austro-hongroise dirigeaient la construction de routes, de voies ferrées, qui sont surtout des organes de domination ; l’objet est d’enraciner au milieu de ces Slaves, voisins et proches parens des Serbes, une souveraineté politique qui les isole de leurs frères de race et, si possible, les dresse contre eux : tel est le sens du chemin de fer qui, très habilement sinueux, part des plaines de la Save pour toucher, près de la baie de Cattaro, le littoral adriatique ; le tracé serpente à travers les bassins peuplés, passe à Sérajevo, capitale bosniaque, à Mostar, chef-lieu de l’Herzégovine ; il rattache à l’Austro-Hongrie la côte dalmate, où l’on ne parle que le slave et l’italien. Par-delà son terminus méridional, il vise les « bouches de Cattaro, » sorte de Brest de l’Adriatique, puis la bourgade maîtresse du Monténégro, Cettigné, puis Scutari, puis l’Albanie, Monastir, Salonique. C’est une ligne du Drang nach Osten, coudée à angle droit, entre la Save et la Dalmatie du Sud, pour prévenir une réunion indépendante de tous les Yougo-Slaves. L’Autriche en projette aussi la jonction avec Mitrovitsa.

Les Slaves, les Latins également menacés par ces progrès, s’aviseront-ils enfin de leur opposer des barrières ? Sans doute n’ont-ils pas compris le danger, puisqu’en 1908-1909 ils laissent l’Autriche franchir paisiblement une étape nouvelle par l’annexion pure et simple de la Bosnie-Herzégovine. Jusque-là, des études isolées, sans plan d’ensemble, avaient porté sur quelques sections d’une voie perpendiculaire à l’axe Vienne-Salonique, c’est-à-dire d’un chemin de fer Danube-Adriatique. En 1890, des ingénieurs français visitèrent à cet effet les ports de l’Albanie ; des demandes de concessions, très diverses, devaient être adressées au gouvernement turc, routes et chemins de fer en Albanie, assainissement de la plaine côtière du fleuve Boïana, au Sud de Scutari, dessèchement partiel ou régularisation du lac fameux que domine cette ville ; parmi les directeurs de ces travaux préliminaires, quelques-uns avaient été employés aux chemins de fer de l’Etat serbe, de sorte que l’idée d’un raccord, de ce côté, leur parut naturelle ; mais les études dévièrent vers le Sud. Une liaison avec la plaine de Monastir fut reconnue possible, sans difficultés techniques insurmontables, au départ de Durazzo ou, mieux encore, de Vallona ; les prospecteurs furent accueillis par une population sympathique, pasteurs de races mélangées qui presque tous parlent ou du moins comprennent le grec. Ces projets n’eurent pas de suite, et d’ailleurs ne s’appliquaient pas exactement au Danube-Adriatique ; peut-être inspirèrent-ils la décision des Allemands, qui construisirent peu après la ligne Salonique à Monastir.

Dans le courant de 1908, des groupes français, italiens et russes reprirent l’idée d’une jonction latino-slave par voie ferrée, à travers la péninsule des Balkans. Une société, approuvée par les gouvernement intéressés, fut constituée et obtint du Sultan une première concession pour études. Plusieurs tracés étaient proposés, partant de divers points sur le Danube, et atteignant l’Adriatique à Saint-Jean-de-Medua ou Durazzo ; les uns traversaient seulement le territoire serbe, d’autres coupaient aussi la Bulgarie. A l’Est de la ligne Salonique-Uskub-Nich-Belgrade, des tronçons existaient déjà, qui auraient été englobés par tel ou tel de ces itinéraires ; l’inconnu commençait à l’Ouest. La prospection, retardée par des rivalités étrangères et des tracasseries administratives à Constantinople, fut enfin organisée par les deux bouts ; du côté serbe, le gouvernement de Belgrade s’y employa très volontiers et des plans précédemment ébauchés furent bientôt mis au point ; mais du côté albanais, la tâche fut beaucoup plus rude. L’Albanie du Nord est un des coins les plus farouches de la péninsule, les habitans y vivent au milieu d’alertes perpétuelles, et circulent toujours armés entre des villages qui sont tous de petites forteresses. Le pays est froid, couvert de neige dès la fin de novembre ; les cols, franchis par des chemins muletiers, ne s’abaissent pas, sur les chaînes principales, au-dessous de 1 200 mètres ; les populations de l’Albanie septentrionale sont défiantes et belliqueuses ; en 1911, bien qu’accompagnés de gendarmes turcs, de paisibles ingénieurs furent reçus à coups de fusil ; les intrigues autrichiennes entretiennent jalousement les rancunes des Mirdites catholiques contre les Albanais musulmans.

On n’en était encore qu’à ces débuts peu encourageans, lorsque les événemens des Balkans se précipitèrent ; il fallut ajourner le Danube-Adriatique à des temps meilleurs. Cependant, dans la Serbie septentrionale et la Bulgarie, les relations transversales avec la Roumanie et la Russie étaient de mieux en mieux assurées. De la ligne bulgare, qui relie les belvédères septentrionaux des terrasses balkaniques, Plevna, Tirnova, Choumla, deux embranchemens s’avançaient vers le Danube, à la rencontre des rails roumains, l’un sur Nicopolis, l’autre sur Routchouk ; cette voie bulgare, qui atteint Varna d’un côté, perce les Balkans de l’autre, dessert Sofia, puis, s’enroulant vers le Sud-Ouest autour des pentes du mont Vitoch, gagne la frontière serbe à Ëgri-Palanka ; prolongée dans cette même direction, elle arriverait à Uskub et pourrait, toutes considérations politiques mises de côté, constituer un très important tronçon du Danube-Adriatique. Le raccord serbo-roumain, par la province viticole et minière de Negotin, n’a été achevé que pendant l’été de 1915, et dans des conditions sur lesquelles nous sommes mal fixés ; le gouvernement serbe a fait rajuster et renforcer des voies étroites établies par des entreprises industrielles, mais il n’a pas eu le temps de lancer sur le Danube le pont qui devait, à Prahovo, unir les rives serbe et roumaine, non plus que de créer le port fluvial projeté devant cette même ville. A l’autre extrémité des Balkans, un autre projet, dont l’exécution ouvrirait à la Russie méridionale et à la Roumanie un accès sur la mer Egée, est celui d’un chemin de fer Silistrie-Choumla-Yamboli continué sur Andrinople par une voie déjà existante ; il n’en peut plus être question avant la paix. En somme, lorsque éclata la grande guerre, au milieu de 1914, les seuls services internationaux des Balkans, qui coïncident avec ceux de la Compagnie des Wagons-Lits, étaient ceux de l’Europe centrale à Constantinople par Nich-Sofia-Andrinople ; Nich-Salonique et la « Jonction ; » enfin Bucarest-Constantsa et la Mer-Noire. Rien n’était organisé dans le sens perpendiculaire, car le service Sofia-Varna par Plevna, bien que coupant les Balkans, rentre logiquement dans la série des communications entre l’Occident et le Levant ; le Danube-Adriatique avec toutes les variétés qu’il comporte, barrage latino-slave sur la ligne de la poussée germanique, demeure une espérance de l’avenir.


Les deux guerres balkaniques de 1912 et 1913, qui ont refait la carte politique de la péninsule, ont aussi modifié profondément l’existence des sociétés de chemins de fer de l’ancien domaine ottoman ; il en est de même, à plus forte raison, de la grande guerre en cours, dans laquelle successivement la Serbie, la Turquie, puis la Bulgarie, — peut-être la liste n’est pas close, — ont pris parti dans l’un ou l’autre des camps belligérans. La Compagnie des Orientaux a subi des amputations progressives, qui correspondent exactement à celles de l’Empire turc lui-même ; elle avait été formée sous le régime de la suzeraineté du Sultan, plus ou moins formelle, sur toute la région des Balkans ; elle se morcela en même temps que cette suzeraineté. Un premier coup lui fut porté en 1908, au moment de la proclamation de l’indépendance bulgare : le gouvernement de Sofia s’empara des sections de ligne situées dans l’ancienne Roumélie orientale, soit environ 300 kilomètres représentés par le parcours de Mustapha-Pacha (près Andrinople) à Bellova, sur la ligne principale, et l’embranchement de Yamboli. Pour désintéresser le gouvernement turc et la Compagnie des Orientaux, ainsi expropriés, la Bulgarie avait besoin d’argent : la complaisance des Russes lui en fournit. Sans doute, les conseillers du Tsar pensaient-ils alors réussir une brillante affaire, en facilitant la substitution d’intérêts bulgares à des intérêts autrichiens. Les Russes n’ont pas été les seuls à ignorer longtemps que c’étaient là seulement deux aspects des intérêts allemands.

En 1912-1913, les défaites de la Turquie se traduisirent, pour la Serbie et pour la Grèce, par de notables agrandissemens territoriaux ; accrue du sandjak de Novibazar et de toute la haute Macédoine (Uskub, Ichtip, Monastir), la Serbie suivit l’exemple bulgare de 1908, et saisit, sans attendre la paix, l’administration des chemins de fer de ses nouveaux territoires ; les Orientaux perdirent de ce chef encore 300 kilomètres, sur la ligne principale de Salonique à Nich (depuis la station de Guevguéli, désormais frontière serbo-grecque), et l’embranchement d’Uskub à Mitrovitsa. Cette annexion ouvrait évidemment des droits aux expropriés ; le gouvernement serbe ne l’a jamais nié. Mais la conférence financière de Paris, chargée d’apurer la complexe liquidation de ces comptes balkaniques, n’avait pas encore réglé ce litige, lorsque la Serbie devint, pour l’Autriche et l’Allemagne, le prétexte de la guerre européenne. La question des Chemins de fer Orientaux, en ce qui concerne la Serbie, prendra donc rang, lors des discussions de la paix, à côté de beaucoup d’autres ; la dette serbe, contractée à ce titre, figurera sans doute, pour due compensation, en face de créances autrement lourdes.

Au début de la guerre actuelle, la Compagnie des Orientaux n’exploitait donc plus que la section Salonique-Guevguéli (territoire grec) et les lignes de Constantinople à Dédéagatch et à la frontière bulgare. Une récente convention lui a imposé un nouveau sacrifice : devenus alliés des Turcs, les Bulgares ont obtenu de ceux-ci qu’ils leur livreraient la totalité de la ligne qui relie à Dédéagatch les environs de Mustapha-Pacha, frontière bulgaro-turque avant la guerre. Dédéagatch est port bulgare depuis 1912, mais l’accès n’en était possible de l’intérieur que par la voie ferrée longeant la Maritsa et passant à quatre kilomètres d’Andrinople ; c’est cette portion intermédiaire que les Turcs ont abandonnée. Enfin, profitant du débarquement des Alliés à Salonique (octobre 1915), le gouvernement grec a pris en mains l’administration de la section Saloniquo-Guevguéli ; sa raison fut que, tous les ravilaillemens de la Serbie passant par-là, cette ligne devenait en fait, malgré la neutralité de la Grèce, une voie stratégique dont on ne pouvait laisser l’exploitation à une Compagnie privée. Bien entendu, aucune des indemnités dues pour ces transferts n’est payée, ni peut-être prévue ; ce sont là questions ajournées. Le sort de la « Jonction » ne diffère pas beaucoup de celui des Orientaux : ici aussi, ce sont les occupans du territoire qui ont pris possession du chemin de fer. Le gouvernement grec a, de même, assumé ces jours derniers la direction de la ligne de Salonique à Monastir ; celle-ci est pour lui d’autant plus importante qu’une de ses gares, voisine de Salonique, sera la jonction avec le réseau de la Grèce péninsulaire et que le gouvernement d’Athènes pousse activement les travaux de ce raccord.

Les chemins de fer balkaniques, à l’heure où nous écrivons ces lignes, sont tous des instrumens de guerre ; à la veille de l’invasion bulgare et allemande en Serbie, en octobre dernier, les ingénieurs qui avaient construit les lignes serbes signalaient les ouvrages d’art à détruire, pour entraver l’avance ennemie, les points critiques de la vallée de la Nichava, près de Pirot, sur la ligne de Nich à Sofia, un tunnel d’un demi-kilomètre sur celle de Nich à Uskub, en aval de Vrania. C’est à une tâche d’anéantissement qu’il faut se résoudre aujourd’hui, dans l’espoir qu’un jour prochain des moissons nouvelles monteront du sol sur tant de ruines ! Quand, enfin, les armes seront déposées, il sera permis de reprendre l’œuvre interrompue de la civilisation dans les Balkans, mais les leçons du passé récent ne devront pas être oubliées. Les nationalités balkaniques, modelées à nouveau par le conflit, voudront chacune avoir son réseau national de chemins de fer ; rien n’est plus légitime, à la condition que les droits acquis soient indemnisés ; on arrivera sans doute, en fin de compte, à un règlement équitable pour les divers intérêts en cause.

Aussi bien cette question financière n’est-elle pas la principale ; les États balkaniques, en même temps qu’ils tiendront à développer leurs ressources particulières, ne pourront grandir que s’ils améliorent leurs communications extérieures ; on sait maintenant que leur sol tient en réserve bien des richesses pour l’exportation, des minerais, des bois, des fruits, des grains, du bétail. Il conviendra que chacun ait, en toute indépendance, l’accès de la mer libre ; ceci est particulièrement important pour les Serbes, contre la vaillance desquels de telles rancunes se sont amassées, qu’ils seraient voués à l’écrasement par leurs voisins, si les Alliés, auxquels ils furent glorieusement fidèles, ne les défendaient à leur tour. En résistance au germanisme agressif, dont la guerre aura révélé aux plus prévenus les ambitions meurtrières, les obstacles doivent être multipliés ; la liberté des détroits, un chemin de fer Danube-Adriatique, intéressant Russes, Roumains, Serbes et Italiens, tels sont ceux qui l’arrêteront immédiatement. Qu’on observe de plus que les routes de l’Europe centrale au Bosphore et à l’Archipel sont celles aussi qui unissent l’Occident à l’Asie ; que jusqu’aux limites asiatiques de l’empire turc, dont l’Allemagne était parvenue à se faire presque une colonie, ces voies historiques soient désormais largement internationales. Dans le remaniement qui s’impose, le régime des chemins de fer balkaniques n’est qu’un chapitre ; nous désirons qu’il soit écrit, contre les champions de l’organisation par la violence, suivant les doctrines de ceux qui cherchent le progrès par la justice et la liberté.


HENRI LORIN.