Les Catholiques allemands et l'empire évangélique

Les Catholiques allemands et l'empire évangélique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 721-756).
LES CATHOLIQUES ALLEMANDS
ET
L’EMPIRE ÉVANGÉLIQUE


En d’autres temps, qui semblent bien lointains, nous conduisions leur histoire jusqu’à l’instant, glorieux pour eux, où devant eux Bismarck capitula. Nous aimions à les laisser vainqueurs de Bismarck, à saluer en eux le triomphe de la force morale sur la brutalité des lois prussiennes et des lois d’Empire. Dans certains cercles à Berlin, et puis, à Trêves, sur certaines lèvres sacerdotales dignes d’être écoutées, nous surprenions, depuis quinze ans, des murmures d’inquiétude ; et ces murmures signifiaient aux nouveaux dirigeans du catholicisme allemand qu’ils se laissaient égarer et diminuer, insensiblement, par l’usage qu’ils faisaient de leurs succès, et par la méthode qu’ils suivaient pour en jouir. Et visiblement, depuis qu’avaient cessé contre eux les vexations violentes, une courbe se dessinait dans leur histoire. Il ne nous semblait pas que l’instant fût venu de la définir ; nous voulions espérer, encore, qu’elle n’accusait pas un fléchissement des consciences. Nous redoutions une telle conclusion, nous attendions…

La gloire d’un Windthorst couvrait et protégeait ceux qui se présentaient comme ses descendans, — comme ses Epigones, ainsi que l’on dit là-bas ; elle masquait l’oubli dans lequel lentement ils laissaient tomber ses maximes et la tactique subtile par laquelle ils y dérogeaient. « Vous n’avez pas de Windthorst, nous disaient-ils à nous, catholiques de France. Nous voilà, regardez-nous ; nous devons être vos modèles. » Ils avaient d’adroits tours de phrase pour se confondre avec Windthorst, pour dire « nous » en parlant de lui. Espérant bénéficier de l’auréole de cet ancêtre et de son renom d’impeccabilité politique, ils le proposaient et se proposaient eux-mêmes comme un seul et même exemple. Il y eut un de leurs congrès dans lequel certains Français, venus en observateurs, furent conviés à s’expliquer, en séance privée, sur la situation de l’Eglise en France ; et l’on eut une telle façon de les plaindre, et de les sermonner, et de leur infliger, pesamment, un cours de politique religieuse, et de pleurer sur eux, et peut-être ensuite de sourire, que ce genre de rendez-vous perdit pour eux tout attrait. L’Eglise de France, au lendemain de la séparation, dépensait d’admirables efforts pour adapter son apostolat aux besoins populaires et faire surgir du sol des églises nouvelles : on en parlait peu, — ou point du tout, — dans la presse catholique d’outre-Rhin, et je ne sais guère qu’un publiciste de langue allemande qui ait à cet égard rendu pleine justice à la France : c’était un prêtre de la Suisse alémanique, M. l’abbé Nunlist, curé de Berne. Mais parmi les notabilités officielles du catholicisme allemand, il était de mode d’opposer ce qu’elles appelaient leurs « victoires » à ce qu’elles appelaient nos « défaites : » on se réjouissait de ne pas ressembler aux catholiques de France, on en remerciait Dieu, et l’on nous criait à nous, pauvres publicains : « Pourquoi la France n’a-t-elle pas un Centre ? »

La question nous paraissait tendancieuse, et d’ailleurs mal posée ; et dans l’avant-propos du livre où nous rendions hommage à l’ancien Centre, nous sentions le devoir de mettre en garde les catholiques de France « contre toute velléité d’imitation factice et d’adaptation artificielle[1]. » Mais les conseils allemands se poursuivaient, récidivaient : « Vous fonderiez un Centre, reprenait-on, si vous aviez un Windthorst. » On aimait mieux nous faire la leçon, au nom de feu Windthorst, que de nous trop laisser voir que sur les bancs mêmes du Centre on était en passe d’oublier ses leçons.

On eût voulu que le Centre, depuis ses lointains débuts jusqu’à ses plus récentes démarches, nous apparût comme un bloc homogène, s’imposant à notre hommage. Cela, nous ne pouvions l’admettre ; cette simplification eût été une falsification. Une étude du catholicisme allemand sous l’empereur Guillaume II ne pouvait se présenter comme un prolongement de l’histoire de l’ancien Centre, mais plutôt comme la constatation d’une cassure. Nous laissions la cassure se dessiner pleine-mont, avant d’aborder cette page d’histoire toute neuve, et peut-être imprévue pour beaucoup, qui exigeait que certaines façades fussent transpercées, qu’un certain trompe-l’œil fut détruit.

La guerre, soudainement, a mis en lumière, — en une lumière crue, — tout ce que ces façades cachaient, tout ce que ce trompe-l’œil dissimulait. Ne cherchez plus le Centre de Windthorst ; il est devenu le parti de M. Erzberger. Les déconcertantes évolutions qui l’ont fait ainsi dévaler sont désormais assez nettement accusées pour que nous puissions dire aux nouveaux conducteurs de l’action catholique allemande : « Si nous ne parlons plus de vous comme nous parlions de Windthorst et de ses amis, c’est parce que ce qu’ils étaient, vous avez cessé de l’être, et ce qu’ils voulaient, vous avez cessé de le vouloir ; vous vous servez de leurs noms respectés comme d’un paravent ; mais nous avons le droit, nous, de vous mettre en contradiction avec eux, et de montrer qu’il n’y a rien de commun entre leur historique vaillance, que nous continuons d’admirer, et vos demi-abdications, vos coquets manèges, votre savante souplesse à l’endroit de l’Empire évangélique. »


I

Windthorst acceptait comme un fait l’unification germanique telle que l’avait concertée la Prusse ; mais il en déplorait les méthodes ; il gardait à cette dynastie de Hanovre, qu’avait détrônée Bismarck, une intime fidélité ; et ses efforts patiens, ses tenaces interventions, visaient à sauvegarder, bon gré mal gré, dans un empire qui se caporalisait, certaines survivances légitimes des anciennes autonomies, c’est un Guelfe, disait de lui Bismarck ; c’est un particulariste, reprenaient en chœur les organes bismarckiens. Guelfe, particulariste, ce n’étaient pas là des injures, aux yeux de Windthorst : il lui plaisait au contraire que Souabes et Bavarois, Hanovriens et Rhénans, fussent ainsi invités à se tourner vers lui comme vers le défenseur éventuel de leurs traditions entamées, de leurs libertés compromises, de leurs consciences menacées.

La génération catholique dont il faisait partie avait un instant songé, en 1848, à je ne sais quelle résurrection romantique du. vieux Saint-Empire ; et l’on avait vu surgir, en face de ce beau songe, l’idée d’ « une Allemagne unitaire et puissante, d’une Allemagne en rupture avec Rome, d’un grand Empire gouverné par un Empereur évangélique. » C’est Lassalle en personne, le socialiste Lassalle, qui, dans son drame : Franz von Sickingen, avait ainsi, dès 1858, dessiné d’avance l’édifice qu’allait construire Bismarck[2]. Il fut avéré, tout de suite après Sedan, que le rêve évangélique de l’israélite Lassalle avait prévalu sur les évocations historiques du passé catholique : un grand Empire s’était fondé, un Empereur évangélique le gouvernait, et les liens avec Rome se rompaient. Un membre du Centre, l’abbé Majunke, publiait un opuscule : l’Empire évangélique, pour commenter cette vicissitude d’histoire. Et Bismarck la résumait, — Bismarck, architecte d’Empire et faiseur d’Empereur, — dans un discours qu’il tenait au Landtag en juin 1872 : « La Prusse avec sa dynastie évangélique, déclarait-il, a pris un plus puissant développement politique. Dans la guerre contre l’Autriche, la puissance qui, en Allemagne, formait proprement le boulevard de l’influence romaine, succomba, et l’avenir d’un Empire évangélique apparut nettement sur l’horizon. » L’œuvre était dès lors définie, — définie par son auteur. Vingt ans plus tard, exhibant sur une place d’Iéna ses amertumes de fonctionnaire congédié, il déclarera qu’il était « engagé par serment envers l’autorité séculière d’un Empire évangélique[3]. »

Au nom de cet Empire évangélique, — avant même que Bismarck ne l’eût solennellement baptisé, — la lutte contre Rome fut entamée. Quoi qu’en dise, aujourd’hui, par l’effet d’une étrange amnésie, M. le professeur Schroers, de la Faculté de théologie catholique de Bonn[4], cette lutte fut d’abord une lutte d’Empire. Bismarck, malignement, excita la Bavière contre Rome ; et cette antique puissance catholique, achevant de s’humilier, appela contre les prêtres le bras séculier de l’Empire évangélique. Une loi contre les délits de chaire témoigna que, pour faire face à l’Eglise, la législation d’Empire était prête. Et puis la lutte, peu à peu, se resserra dans les limites de la Prusse, de la Hesse et de Bade : l’Empire, en refusant d’inscrire dans sa constitution la liberté des confessions religieuses, avait d’avance émancipé les caprices sectaires des divers parlemens, et d’avance acquitté leurs attentats.


II

Dix-huit ans s’écoulèrent : par des voies diverses et qui furent à certaines heures divergentes, Windthorst et Léon XIII furent vainqueurs de Bismarck : le Kulturkampf cessa. Mais alors s’élevèrent, dans les Eglises évangéliques d’outre-Rhin, des voix apeurées, pour rappeler que « les catholiques étaient les plus dangereux ennemis, que l’héritage de Luther offrait à l’Allemagne la plus profonde des sources de vie, que l’unité germanique marquait un triomphe spirituel de la Réforme, et que la paix avec Rome était une aberration[5]. »

Une vaste Ligne évangélique se forma, messagère de ces doctrines ; des influences officielles, à la cour de Berlin, la propageaient et l’orientaient. Elle arrêtait ses regards sur le Brandebourg, où des immigrans catholiques s’installaient ; elle chargeait une voix, à Berlin même, de sonner l’alarme. « Ici, en Marche, nous sommes protestans jusqu’aux os, » avait dit jadis Frédéric-Guillaume Ier. Le pasteur Rogge, dans une conférence de guerre, commentait ce mot[6]. La Ligue avait su choisir son orateur, dont les fonctions ordinaires, — fonctions de cour, — consistaient à prêcher devant un autre roi de Prusse.

L’aumônier militaire Hermens, de Magdebourg, discourait longuement sur « le danger commun contre lequel devaient lutter le protestantisme et la nationalité allemande dans les Marches d’Alsace et de Pologne. » Son angoisse s’épanchait en une thèse, qui recelait un programme d’action : l’Alsace et la Pologne étaient désignées à la sollicitude conquérante des pasteurs prussiens ; on les lançait à l’assaut du clergé catholique, ennemi du germanisme ; c’était encore, pour l’Empire, une façon de dompter ces terres rebelles, que de s’y comporter en pouvoir évangélique. « Ce qu’on fait dans les Marches orientales pour l’Eglise évangélique, professait l’aumônier Hermens, cela se fait aussi pour l’existence allemande, pour l’Etat allemand, pour l’Empire allemand[7]. » Un autre jour, ce docteur en conquêtes écrivait : « Le nouvel Empire allemand a des racines essentiellement protestantes[8]. » On inaugurait, en 1895, un monument à Luther sur la place publique d’Eîsenach, et l’orateur officiel proclamait à son tour : « Ce qui ne put pas réussir à l’Espagnol, — à l’Espagnol aveugle à la vérité, — la grâce de Dieu l’a accordé au Hohenzollern avec ses paladins allemands, — un Empire protestant de nation allemande. Il faudrait que le peuple allemand s’oubliât lui-même, pour oublier son Luther, cet homme allemand par excellence (dieses deutschesten Mannes)[9]. »

Ainsi s’épanouissait la propagande patriotique de la Ligue, que l’on déclarait « fondée pour la protection des intérêts évangéliques-allemands, intérêts aussi allemands qu’évangéliques, aussi évangéliques qu’allemands. » Entre protestantisme et germanisme, la Ligue affirmait une indissoluble solidarité, et cette affirmation, à la fin du XIXe siècle, devint facteur d’histoire. Prédicans prussiens et saxons descendirent en Autriche pour y annoncer, au nom du germanisme, l’Evangile de Luther. Il y avait là, à portée de leurs prêches, huit millions d’Allemands ; on rêvait qu’à la longue on pourrait les amener à la Réforme, « de peur qu’ils ne fussent perdus pour le germanisme. » Et l’Eglise romaine, en deux ans, se vit abandonnée par vingt-deux mille fidèles, Allemands de Bohème, Allemands de Styrie : soucieux d’agir en bons Germains, ils se firent protestans. Ils avaient appris du pasteur Meyer, surintendant à Zwickau, président du Comité pour l’Église évangélique en Autriche, qu’Allemand et Romain sont des termes irréconciliables[10]. Et, pour mieux les en convaincre, une voix d’outre-tombe avait retenti, celle d’Ernest-Maurice Arndt, ce Tyrtée de la Prusse, appelant aux armes pour « le bon combat contre l’Antéchrist de Rome, contre le prince de ce monde, contre le monstre invincible, » et commandant de frapper sur lui, et de frapper encore, et de frapper toujours, « avec la massue septentrionale de Thor. » Jadis le baron de Bunsen, ministre de Prusse à Rome, avait mérité les complimens d’Ernest-Maurice Arndt, en aidant le Hohenzollern, son maître, à installer la Réforme dans ces deux grandes métropoles religieuses, Rome et Jérusalem[11] ; c’est sur terre autrichienne, maintenant, que la Réforme disséminait ses postes. Car il fallait prendre l’offensive, pour n’avoir point à se défendre chez soi : « Rome, gémissait douloureusement le pasteur Scholz, Rome veut dompter et finalement abattre l’esprit de Wittenberg, l’âme de la race germanique. L’optimisme à l’endroit de Rome est une injustice criante contre la patrie[12]. »

Officiellement, l’Empire et Rome vivaient en paix, et l’Empire même s’affichait, vis-à-vis de ses sujets catholiques, comme une souveraineté supérieure aux nuances confessionnelles et pareillement impartiale pour toutes (paritätisch). Mais, dans les masses profondes où sourdement les idées cheminent, où lentement se préparent les courans d’avenir, des doctrines de guerre religieuse s’insinuaient ; des suspicions s’échafaudaient, qui taxaient les catholiques de n’être que des Allemands de seconde catégorie ; des croisades évangéliques s’organisaient, dans l’Empire et hors de l’Empire.


III

Windthorst alors n’était plus ; et l’une des voix auxquelles désormais le Centre déférait était celle d’Ernest Lieber. On accusait l’Eglise romaine d’avoir été l’ennemie de la Prusse évangélique : Lieber, en guise de réponse, avait, dès 1892, présenté à l’opinion allemande une petite brochure, dans laquelle se dessinaient, sous la plume d’un érudit catholique, deux physionomies de Jésuites du début du XVIIIe siècle, qui avaient aidé l’électeur de Brandebourg à devenir roi de Prusse[13]. On accusait les catholiques d’être les ennemis de l’Empire : Lieber ripostait en apportant leur concours pour parachever l’unité allemande. La massive façade de l’édifice bismarckien dissimulait une mosaïque de législations diverses : Lieber, conducteur du Centre, accepta la « patriotique » besogne de présider à l’unification juridique de l’Allemagne. De par Bismarck, l’Allemagne n’avait plus qu’une armée, qu’une diplomatie ; de par la commission que Lieber fit travailler, elle n’eut qu’un code, elle n’eut qu’un droit, et ce triomphe suprême de l’idée de centralisation acheva, pour le peuple allemand, l’histoire du XIXe siècle. Mais où donc était le vieux particularisme de Windthorst ? Où donc cet ancien parti pris du Centre de « ne sacrifier l’autonomie des États particuliers et leur droit de se gouverner eux-mêmes que dans la mesure où les intérêts de la collectivité l’exigeaient absolument[14] ? » Où donc, enfin, la préoccupation d’assurer à ces divers États une certaine intégrité des coutumes, une certaine indépendance des disciplines ? Le nouveau Code civil nivelait toutes ces diversités. Windthorst avait barré la route aux audaces de l’idée unitaire ; Lieber, lui, la leur ouvrait toute grande.

Avec son équipe de gens du Centre, il était l’industrieux contremaître qui, dans la bâtisse fraîchement achevée, s’occupait de cimenter encore les moellons, et de consolider les fondemens, et de surveiller les craquemens ; mais d’un geste discourtois, la Ligue évangélique et ses promoteurs berlinois continuaient d’exhiber sur la façade l’écriteau malveillant, l’écriteau d’ostracisme : Empire évangélique. A vrai dire, les pouvoirs officiels s’abstenaient désormais de cette formule ; mais lorsque le Centre, périodiquement, présentait au Reichstag la motion dite de tolérance, destinée à libérer le culte catholique des entraves surannées qu’il rencontre encore dans certains petits États de l’Empire, le Reichstag regimbait.

Le Centre acceptait, d’une humeur placide, cette défaite de principe, que régulièrement il subissait ; son opportunisme cherchait des consolations, et les trouvait. Avec Lieber comme pilote, il était devenu, peu à peu, parti de gouvernement : il semblait que cela commençât de lui suffire. Il aimait ce prestige nouveau, qui lui valait de n’être plus qualifié de parti ennemi de l’Empire. Se voyant reconnu comme une demi-puissance par la haute bureaucratie, il se flattait, avec une vanité toute neuve, d’être désormais un fragment de la force d’Etat, — de ce qu’en Allemagne on estime le plus. Le mot de Windthorst : « Celui qui entre dans le Centre doit renoncer aux avantages de ce monde, » était périmé. Windthorst avait des successeurs qui délestaient ces mortifications héroïques, et qui, — tel M. Pierre Spahn, — préféraient s’acheminer vers la caste nobiliaire, vers le titre d’ « Excellence. »

Parmi ces hommes nouveaux, satisfaits d’ailleurs à bon marché, deux personnalités surgirent, pour endormir dans les foules croyantes les susceptibilités traditionnelles, et pour abolir en elles, tout doucement, l’état d’esprit qu’avaient créé les heures de disgrâce. L’un de ces éducateurs était M. le professeur Martin Spahn ; et l’autre, M. le député Mathias Erzberger. Ils soulevèrent d’abord, parmi leurs coreligionnaires, des réserves gênées ; mais, insensiblement, l’éclat de leur rôle en fit accepter l’imprévu.

L’école d’historiens catholiques ou catholicisans, issue du mouvement romantique, tenait en médiocre estime la maison des Hohenzollern, qui devait a un vol de biens d’Église les origines de sa fortune. Avec M. Martin Spahn, les jugemens changèrent : prestement, les Hohenzollern furent amnistiés pour ce péché, comme pour beaucoup d’autres. Il semblait qu’en vue d’installer parmi les catholiques le culte de la famille impériale, il voulut les accoutumer à faire abstraction de leurs croyances et de leurs susceptibilités de catholiques lorsqu’ils jugeaient des choses allemandes : une cloison étanche s’éleva entre leurs convictions confessionnelles et leurs aspirations d’Allemands, et leur enthousiasme pour tous les ouvriers de la grandeur germanique ne comporta plus aucunes réticences. De même qu’avant la guerre de 1870 l’historien Sybel, émissaire de la science prussienne à l’Université de Munich, avait officiellement implanté dans les intelligences bavaroises les conceptions berlinoises de l’histoire allemande, de même depuis quinze ans M. Martin Spahn, catholique s’adressant à des catholiques, s’est efforcé d’abolir en eux les habitudes de pensée qu’un Janssen ou qu’un Onno Knopp leur avait suggérées ; il les a dressés à l’admiration de toute l’Allemagne moderne, sans en exclure tout ce qui, dans cette Allemagne, est le fruit, proche ou lointain, de la Réforme du XVIe siècle. Le Grand Electeur, Bismarck : voilà ses hommes. C’est dans une collection d’ « histoire mondiale par monographies, » éditée par une librairie catholique de Mayence, qu’il a glorifié le Grand électeur ; et c’est à la librairie même de l’Association populaire pour l’Allemagne catholique, c’est dans ce centre de München-Gladbach où se concerte l’action catholique allemande, qu’il a récemment publié son opuscule sur le Chancelier de fer, — sur cet « homme fort (gewaltiger), qui sut ouvrir au peuple allemand les portes des temps nouveaux. »

Cette éducation historique comportait des conclusions politiques : M. Martin Spahn les déduisait. Il voulait qu’à la génération catholique qui s’était plutôt soumise à l’unification bismarckienne qu’elle n’y avait collaboré, et qui lui paraissait avoir été captive, tour à tour, de certaines utopies romantiques et de certains scrupules confessionnels, une autre génération succédât, qui ferait, dans l’Allemagne telle quelle, une politique réaliste, activement nationale, voire nationaliste. Intérieurement, l’un des articles de cette politique est la germanisation de la Pologne : rien n’est plus contraire aux traditions de Windthorst ni plus conforme aux désirs de la Ligue évangélique ; mais M. Martin Spahn n’est pas homme à s’embarrasser de pareilles objections. Quant à la politique extérieure, la brochure qu’il a fait paraître l’an dernier sous ce titre : En lutte pour notre avenir[15], réclame l’ascension de l’Allemagne du rang de grande puissance (Grossmacht) au rôle de puissance mondiale (Weltmacht). C’est le Secrétariat social des Etudians, installé à München-Gladbach, qui s’est chargé de la diffusion de cette brochure. Le temps n’est plus où les dirigeans de l’action catholique ne toléraient l’attitude intellectuelle du jeune professeur que par égard pour son père, leur collègue dans le Centre. Le voilà devenu, dans le parti, une façon de publiciste officiel ; et ses opuscules naissent, vivent, essaiment, rayonnent, avec la complicité constante de cette Association Populaire pour l’Allemagne catholique, dont Windthorst, il y a trente ans bientôt, forma les premiers cadres.

Dans les respectables outres qu’avait aménagées Windthorst, on fait couler, décidément, un vin singulièrement nouveau. J’en atteste M. Mathias Erzberger, ce député souabe qui depuis quinze années était sur la brèche toutes les fois que s’agitaient en Allemagne des questions maritimes ou coloniales, et qui sans relâche poussait les populations allemandes, soumises au même empereur par Bismarck, soumises aux mêmes lois par Lieber, vers la conquête économique de l’univers. La correspondance de presse où s’alimentaient les organes du parti était elle-même nourrie par sa turbulente pensée ; et les rapports que périodiquement il consacrait à l’activité du Centre affermissaient son ascendant personnel. Il aimait s’ériger en théoricien de l’épanouissement germanique et des droits absolus du germanisme à s’épanouir. Un jour de 1913, il crut devoir rassurer, — ou bien endormir, — un journaliste belge en lui représentant que la Belgique pouvait compter sur les traités, que le Centre était là pour en assurer le respect[16]. Mais deux ans plus tard, lorsque les droits absolus du germanisme paraîtront exiger que certains chiffons de papier soient déchirés, M. Erzberger parlera, agira, comme s’il n’y avait plus de place, en son esprit, pour la vieille idée chrétienne de la subordination de la politique à la morale, et plus de place, en sa conscience, pour le souci de la morale. Et cédant à sa griserie, on le verra commettre les lignes que voici :


A la guerre, la plus grande absence de scrupules, si l’on y va intelligemment, coïncide en fait avec la plus grandi ; humanité. Quand on est en situation d’anéantir Londres par un procédé approprié, cela est plus humain que de laisser un seul de nos camarades allemands perdre son sang sur le champ de bataille, car une telle cure radicale amène la paix au plus vite. L’hésitation et la temporisation, la sensiblerie et les égards sont d’impardonnables faiblesses. Une action décidée et sans scrupules-, voilà la force, et la victoire suit[17].


Nous voilà loin des maximes que professait, il y a quarante ans, une autre notabilité du Centre, Uermann de Mallinckrodt. « Je me tiens sur le terrain du droit, disait-il, tel qu’il est défini par les traités[18] » Il réclamait la « pleine justice » (volle Gerechtigkeit) pour les nationalités non allemandes qui appartenaient à l’Empire. « L’honneur suprême du pays, insistait-il, commande que l’Empire conduise sa politique de la façon la plus loyale. » Lorsqu’un Mallinckrodt prononçait le mot « droit, » c’était une conscience qui s’efforçait d’éveiller d’autres consciences. Lorsque ce mot s’égare aujourd’hui sur les lèvres de ses successeurs, il s’agit d’un droit qui s’affirme par des gestes de violence et qui se donne l’illusion d’être créé par ces gestes ; il s’agit du vieux droit du poing (Faustrecht).

Il n’était point dans l’esprit d’un Mallinckrodt et d’un Windthorst, de faire s’acheminer l’histoire du passé germanique vers une apothéose de la dynastie « évangélique » des Hohenzollern ; il n’était point dans l’esprit d’un Mallinckrodt et d’un Windthorst de sacrifier aux convoitises nationales les règles strictement humaines du droit des gens ; il n’était point dans l’esprit d’un Mallinckrodt et d’un Windthorst, de subordonner au désir d’un rôle « national » leur programme de défense religieuse. M. Roeren, M. le comte Oppersdorff, montraient naguère au Centre les terribles écueils vers lesquels il se laissait entraîner : le Centre restait sourd. Par leur bouche, c’étaient Mallinckrodt et Windthorst qui continuaient de parler. Le Centre actuel, hélas ! est trop soucieux d’écouter Guillaume II pour prêter l’oreille aux morts qui parlent.

Mais il était plus facile à la nouvelle génération catholique de se libérer de certaines traditions, que de désarmer certaines défiances : les adhérens de la Ligue évangélique, les prosélytes des groupemens pangermanistes demeuraient debout, sans cesse à l’affût, pour empêcher ces défiances de s’assoupir. On voyait le journaliste Frédéric Lange, grande autorité en matière de pangermanisme, dénoncer dès 1900, comme « sans doute suspect, le zèle avec lequel les ultramontains adoptaient le mot d’ordre nouveau[19]. » Le fondateur de la Ligue pangermaniste, Hasse, affichait son hostilité personnelle à l’endroit de Rome, non point pour raisons métaphysiques, — un bon pangermaniste n’en a cure, — mais pour raisons politiques, tirées des nécessités de l’All-Deutschland.


La multiplicité des confessions, écrivait-il en 1905, est le principal obstacle au développement national de l’Empire allemand. Nous ne renoncerons pas à l’espoir de rendre à la population de l’Empire l’unité confessionnelle. Toutefois la nécessité d’Églises nationales allemandes est non seulement d’ordre religieux, mais d’ordre national. Des considérations d’ordre national exigent qu’on détache les catholiques romains de l’influence étrangère, c’est-à-dire italo-romaine, et qu’on fonde une Eglise nationale catholique allemande[20].


Ainsi, tandis que la Ligue évangélique opposait à Rome l’Allemagne d’aujourd’hui, la Ligue pangermaniste opposait à Rome l’Allemagne de demain : elle reprenait le rêve d’Eglise nationale allemande, de « christianisme allemand, » au nom duquel certains juristes du Kulturkampf avaient persécuté l’Eglise. L’Empire issu de Sadowa et de Sedan avait, dès l’origine, fait planer sur les catholiques certaines menaces : elles continuaient de gronder, elles continuaient de vouloir se transformer en actes : seule, l’attitude des catholiques avait changé[21].


IV

La guerre éclata : victime et peut-être dupe de son Empereur, l’Allemagne entière s’ébranla. Elle apparaissait unie. Mais l’esprit de la Ligue évangélique avait poussé des racines profondes, et quelques faits, très menus, mais douloureusement éloquens, assombrissaient l’horizon catholique.

Le 26 juillet 1914, quatre jours seulement avant que le crime impérial fût consommé, un certain surintendant Brussau, haranguant en Silésie ses ouailles évangéliques, concluait en ces termes :


Nos pensées s’arrêtent devant la grave question : guerre ou paix ? Demain nous apportera la réponse. Mais nous savons dès maintenant que la guerre qui viendra sera en fin de compte la lutte spirituelle du protestantisme allemand contre le catholicisme slave et romain, peut-être aussi contre la semi-religion anglo-saxonne, car jamais l’Angleterre n’a été protestante-évangélique dans le sens que nous donnons à ce mot.

Par le fait même, nous connaissons l’issue finale de cette guerre : l’esprit du protestantisme allemand est vainqueur dans l’histoire du monde, Luther et les siens triomphent[22].


Les épées n’avaient pas encore quitté les fourreaux ; et ce pasteur professait que d’ores et déjà l’Allemagne était victorieuse, et Luther avec elle. Dès le lendemain de Sadowa, un prédicateur à la cour de Berlin, Guillaume Hoffmann, avait audacieusement pronostiqué la conquête de toute l’Europe, y compris la Turquie, par l’Evangile de Luther[23]. Sedan est notre victoire, avaient dit quatre ans plus tard certains pasteurs évangéliques d’outre-Rhin ; et nous ne devons pas oublier en quels termes indignés Frédéric Lichtenberger, au nom du protestantisme alsacien, semonçait un certain docteur Fabri, pasteur à la Cour, lui aussi, qui présentait les victoires allemandes comme le couronnement providentiel de l’œuvre de Luther, et 1870 comme complétant 1517[24]. D’autres Fabri, en 1914, n’attendaient même plus la victoire pour faire entonner à leur Eglise les mêmes cris de triomphe ; et l’on allait voir se dresser en 1915, comme en 1871, certains représentans autorisés du protestantisme français, pour déchirer le pavillon religieux dont se couvraient les abominations germaniques et condamner au nom de l’idée même de Dieu cette blasphématoire caricature qu’est le « Dieu allemand[25]. »

Mais ce n’est pas en vain que, pendant un quart de siècle, des brochures populaires souillent la haine contre une confession religieuse ; un jour arrive où cette haine devient ouvrière d’action brutale. L’équation entre protestantisme et germanisme, équation factice, et que répudie avec horreur le protestantisme universel, n’était à l’origine qu’une conception d’intellectuels ; mais à mesure qu’elle fut glissée dans les cerveaux de la masse par la propagande de la Ligue évangélique, elle prit le rôle d’une idée-force, qui était prête à agir. 1914 sonna pour elle l’heure d’agir ; et, comme en 1870, la préface de l’action fut un mensonge. On raconta que nos avions insultaient Nuremberg, et le grand branle-bas commença. Du fond de la lointaine Prusse, des corps d’armée s’engouffrèrent sur les routes de l’Ouest ; et certains catholiques rhénans eurent une impression d’ « amertume » et de « douleur » lorsqu’ils virent avec quelles mines « méfiantes, » avec quels évidens « préjugés » beaucoup de soldats évangéliques, marchant vers la Belgique, traversaient la région de Dusseldorf. Ils savaient, ces soldats, que la région était catholique ; on eût dit qu’elle était déjà, pour eux, une terre à demi ennemie[26]. C’est que déjà la nocive équation, qui n’était jadis qu’un jeu de philosophes ou bien une interprétation d’historiens, faisait son œuvre au fond des têtes ; c’est elle qui chargeait d’hostilité les regards de ces Prussiens de l’Est, habitués à suspecter les catholiques d’être de mauvais Allemands. On entra en Belgique : là, tout de suite l’équation déchaîna des ravages ; elle suscita l’incendie des sanctuaires, le massacre des prêtres. L’ivresse survenait, — ivresse d’alcool, ivresse de sang, — et rendait ces brutes accessibles à tous les bruits qu’on leur jetait en pâture : les catholiques belges finissaient par leur apparaître comme autant de francs-tireurs, dont les prêtres guidaient le bras. Un témoin protestant, ancien professeur à l’Institut technique de Dordrecht, M. Grondijs, constatait que presque tous les régimens dirigés vers Louvain étaient composés d’élémens protestans ; que la haine contre les prêtres était manifeste. Il entendait les soldats crier : A bas le catholicisme ! Il voyait injurier les prêtres ; il était là, à Louvain, lorsqu’ils furent arrêtés en masse. « Si je suis tué, déclarait l’un de ces prêtres, je meurs pour ma foi catholique ; car c’est à la fureur protestante contre notre clergé catholique que je succombe en victime[27]. » « Attention, disait M. Grondijs au gouverneur militaire, vous ne pouvez justifier toutes ces arrestations, il serait impolitique de donner j à la guerre le caractère d’une guerre religieuse[28]. »

Cependant les rumeurs qui taxaient les prêtres d’assassins prévalaient contre ces sages remarques et trouvaient accueil dans certains régimens catholiques. « Nous sommes catholiques, criait-on à un vicaire de Louvain ; mais vous êtes des cochons et des démons noirs[29]. » Un roman militaire intitulé l’Effondrement de l’ancien monde, tiré à cent cinquante mille exemplaires, avait décrit d’avance, dès 1906, une entrée des Allemands en Belgique, et la résistance de la « turbulente population belge, excitée par des prêtres fanatiques[30]. » Il y avait des lecteurs de ce roman, protestans et catholiques, parmi les hordes qui piétinaient la Belgique : lorsqu’on leur parlait des crimes des prêtres, ils reconnaissaient ce qu’ils avaient lu, et ils se vengeaient.

Au reste, une voix s’élevait, une voix dont en Allemagne, mais seulement en Allemagne, on a l’habitude de dire qu’elle ne ment jamais : c’était la voix de Guillaume II. L’empereur évangélique, inaugurant par une inexactitude, qui ne devait pas être la dernière, la longue série de ses messages au président Wilson, lui télégraphiait, le 4 septembre 1914, que dans cette guerre de guérillas, des prêtres belges avaient commis des cruautés sur des soldats blessés, sur des médecins, sur des infirmières[31]. Prêtres et religieux, dans Louvain, n’ont fait que prêcher le calme, rectifiait le 10 septembre, dans la Gazette populaire de Cologne, le prêtre Sonnenschein. Le Bureau allemand de défense ecclésiastique Pax, le délégué du cardinal-archevêque de Vienne[32], instituaient des enquêtes qui justifiaient à leur tour le clergé belge. Mais l’effet des légendes populaires et de l’affirmation impériale survivait aux démentis ; dans la région d’Hildesheim, les ouvriers protestans insultaient leurs camarades catholiques ; en Prusse orientale, dans l’Eifel, des prêtres étaient gravement outragés[33], et certains publicistes catholiques tremblaient que les foules évangéliques ne prissent bientôt argument des prétendues atrocités sacerdotales de Belgique pour conclure à une connexion entre le catholicisme et l’anti-germanisme.

Des publications se succédaient, en effet, où s’affirmait, avec une insistance de plus en plus pénible pour les catholiques, l’identité entre germanisme et protestantisme.

Un article intitulé : La Transformation de la situation religieuse par la guerre, paraissait en septembre 1914 dans une revue théologique protestante, sous la signature du pasteur Dietrich Graue : « Nous Allemands, expliquait-il, nous devons remplir notre mission historique. » Et il continuait :


Elle a nom protestantisme. C’est là un mot étranger, mais c’est une chose qui nous est à tous familière, une chose qui n’est pas le privilège de l’Église évangélique, mais qui est vivante dans tous les cœurs vraiment allemands. Son plus grand prophète fut Kant, avec son mot d’airain : Tu peux, car tu dois. Il y a protestantisme, là où un homme se dévoue purement et simplement à son devoir, de sorte que sa conscience y dise oui. Protestante est la grandiose préparation de notre état-major, que nous admirions au jour de la mobilisation. Protestante est la solide tenue de notre peuple aux époques de menace pour son existence ; protestant est l’esprit de nos combattans. Eh bien ! que ce soit ensuite notre ambition de demeurer protestans jusqu’aux os. Tous les services divins, toutes les organisations ecclésiastiques des confessions existant chez nous, n’ont de valeur qu’autant qu’elles aident notre peuple à remplir cette mission historique qui est sienne : cette mission, je le redis, s’appelle protestantisme[34].


Les catholiques d’Allemagne étaient prévenus ; ils savaient dans quelle mesure et pour quelles fins on accordait une valeur à leur Eglise. Quelques mois s’écoulaient, et dans un organe des missions évangéliques, M. Julius Richter écrivait :


Le peuple allemand a rendu au monde l’Évangile, au siècle de la Réforme ; il a sûrement, aujourd’hui encore, cette destination mondiale d’apporter le christianisme à l’humanité, dans sa conception la plus profonde, dans sa plus riche plénitude. Aucun peuple n’a au même point que le peuple allemand laissé pénétrer toute sa culture, jusqu’à ses derniers principes, par l’esprit chrétien. En ce sens, ce n’est peut-être pas trop dire que d’affirmer que l’Allemagne évangélique est l’évangéliste des nations. Dans cette profonde conception du christianisme, l’esprit allemand et la foi allemande sont fondus en une indissoluble unité[35].


Mais un Dietrich Graue, mais un Julius Richter, n’étaient que des théologiens s’adressant surtout à des théologiens. Les catholiques d’Allemagne allaient connaître de plus pénibles affronts. Un Anglais qui s’est fait le théoricien du pangermanisme, M. Houston Stewart Chamberlain, eut la pensée de destiner aux soldats, dans leurs tranchées, un petit catéchisme semi-politique semi-religieux, qui leur prêcherait le culte de l’Allemagne ; et dans cet opuscule de propagande patriotique, signé d’un favori de l’Empereur et qu’un bon Allemand ne pouvait accueillir d’un œil indifférent, les lignes suivantes s’imposaient aux regards des soldats catholiques :


Luther n’est pas un grand homme qui naquit accidentellement en Allemagne. Lui et l’Allemagne ressemblent plutôt à une pièce de monnaie, sur l’une des faces de laquelle sont représentées les aspirations mal définies d’un milieu de forces obscures, et sur l’autre se trouvent les traits d’un homme disparu, qui a donné une forme à toutes ces vagues aspirations, devenues, grâce à lui, des réalités. Luther et l’Allemagne ont grandi inséparablement… Chez Luther, Religion ne veut pas dire Église, mais englobement de la vie et de la patrie, considérée comme un don divin. C’est pourquoi on peut dire que la puissante Allemagne actuelle, c’est l’Allemagne de Luther. L’Allemagne parle ses discours, pense ses pensées, accomplit ses actes, comme il l’a voulu : les questions de dogme n’inquiètent pas l’esprit allemand. Qui connaît bien Luther connait bien l’Allemagne[36].


C’est ainsi que la brochure de M. Chamberlain, ravitaillement intellectuel des armées en marche, rendait plus concrète et plus vivante, pour les cerveaux des militaires, l’équation entre protestantisme et germanisme : cette abstraite formule se transformait en une identification de l’Allemagne avec Luther, en une incarnation de l’Allemagne dans la personne de Luther.

Les civils, à l’arrière, voyaient leurs enfans leur rapporter de l’école ou des policiers leur présenter, pour qu’ils en lissent l’acquisition, un gros livre de M. Hintze sur les Hohenzollern et leur œuvre, publication à demi officielle, qui commémorait le cinquième centenaire de l’achat de l’électorat de Brandebourg par les Hohenzollern : ce bréviaire de leur gloire mêlait habilement l’hommage à la dynastie impériale et les attaques contre Rome ; et perdant patience, un aristocrate catholique de Westphalie écrivait : « L’affaire doit être portée à la tribune. Si nous ne prenons pas notre défense en main, il arrivera ce qui s’est déjà passé au temps du Kulturkampf : on envoie nos fils sur le champ de bataille et, en guise de récompense, on nous foule aux pieds. »

On avait envoyé sur les champs de bataille de Belgique les enfans des familles catholiques, et ces familles apprenaient d’un autre publiciste, M. Karl Zimmermann, que l’Allemagne devrait tôt ou tard consolider sa conquête en engageant, sur le sol belge, une lutte contre le catholicisme[37]. Des troupes bavaroises, ardemment catholiques, avaient pris leur part, là-bas, des victoires allemandes ; elles les avaient aidées de leurs bras et peut-être de leur sang, scellées par des violences et peut-être par des crimes ; elles avaient obéi, jusqu’au bout, aux gestes homicides de la Prusse. Et voici qu’on leur laissait prévoir, comme deuxième acte de l’occupation, une offensive politique contre le catholicisme. A l’avant-garde de cette offensive, une thèse historique s’échafaudait : elle soutenait que le germanisme, jusqu’au XVIe siècle, avait été le maître du terroir belge, et que l’Eglise romaine, en dérobant la Belgique à la Réforme, c’est-à-dire à la forme germanique de l’idée chrétienne, s’était rendue responsable de la décadence du germanisme sur la Sambre et sur l’Escaut.

Les conséquences d’une pareille thèse n’échappèrent pas à M. Julius Bachem, directeur de la Gazette populaire de Cologne[38] ; et l’on sentit qu’il devenait chagrin, à la pensée que pour germaniser la Belgique certains Allemands y souhaitaient une politique anticatholique. M. Bachem peut se rassurer ; l’heure est proche où les catholiques belges n’auront plus besoin de la pitié des catholiques d’Allemagne. Mais je retiens ce fait, qu’un aussi avisé politique, qui a jadis vécu les heures du Kulturkampf, crut devoir passer outre à certaines consignes d’optimisme pour jeter le cri d’alarme. On s’est vivement scandalisé, au-delà du Rhin, lorsque nous notions, dans les plus cruels épisodes de l’invasion allemande en Belgique, la survivance de l’esprit du Kulturkampf[39] ; et l’un des anciens collaborateurs de M. Bachem à la Gazette populaire a, dans la Revue générale de Munich, annoncé notre « suicide littéraire[40], » tout comme la Gazette de Francfort annonçait récemment le suicide philosophique de M. Emile Boutroux. Mais voici que l’invitation même de M. Bachem nous amène à ressaisir l’esprit du Kulturkampf dans les suggestions de M. Zimmermann, qui n’iraient à rien de moins qu’à battre en brèche, dans la catholique Belgique, la religion traditionnelle du pays.

M. Bachem, regardant de plus près, constatait que dès maintenant, et comme pour préparer le futur Kulturkampf beige, on publiait avec fracas la traduction d’un vieux roman historique dû à la plume d’un pamphlétaire anticatholique, Charles de Coster[41] : les Gueux y étaient exaltés ; la Contre-Réforme du XVIe siècle, diffamée. On présentait ce livre comme une « création magistrale provenant des terres allemandes reconquises, comme une œuvre qui, sans réserve, combattait dans le cléricalisme l’esprit welche. » M. Bachem relevait dans cette propagande un sérieux symptôme du « désir passionné, enflammé, » dont s’exaltaient en Allemagne « certains cercles radicaux-libéraux, » et qui les poussait à préconiser en Belgique une politique anticléricale. Il était même assez troublant de les voir se prévaloir, — à tort ou à raison, nous ne savons, — d’un article du jeune baron de Bissing, fils du gouverneur même de Belgique : « Cet article, disait joyeusement M. Zimmermann, a dû retentir aux oreilles du clergé belge comme une sonnerie de combat[42]. »

Il y a quatre-vingts ans, une sonnerie de combat retentissait en Prusse Rhénane : l’archevêque de Cologne était jeté en prison, la Prusse traitait en parias les catholiques ; et de Liège à Cologne s’échangeait l’idée d’une « fédération belgo-rhénane, » qui les protégerait. On se redisait alors, entre Rhénans et Belges, le mot de Montalembert : « La Prusse est nécessairement l’ennemie de la Belgique, car l’exemple de la liberté belge est le dissolvant du despotisme. » Par une sorte de contagion morale, comme l’indiquait en 1837 le Conservateur Belge, la Belgique influait sur les Rhénans : elle les aidait à se tenir droits devant Berlin[43]. Et lorsque en 1818 les catholiques d’Allemagne formèrent des associations pour assurer contre toute menace nouvelle leurs libertés reconquises, c’est sur la méthode des catholiques belges qu’ils réglèrent leurs propres méthodes. Se doutaient-ils alors que, moins d’un siècle après, l’Allemagne embrigaderait leurs petits-fils pour l’essai d’une conquête qui viserait à ravir à la Belgique sa personnalité, et qui peut-être ensuite mettrait en péril sa foi ?

Car il ne s’agit de rien de moins, pour certains pangermanistes, que d’une expulsion féroce de toute la population wallonne francisée et de tout le clergé belge, coupable, disent-ils, d’avoir excité et aidé, contre les troupes allemandes, « les manifestations de haine et de brutalité bestiale de la population belge. » Ces mots et ces sauvages projets s’étalaient en janvier 1916, dans un Mémoire sur la Belgique, publié par l’Association allemande d’Empire (Deutscher Reichsverband), « dont la tendance essentielle est l’anti-ultramontanisme[44]. » Observez qu’en janvier 1916 les démentis formels qui lavèrent le clergé belge des accusations infamantes portées contre lui pouvaient être considérés comme acquis à l’histoire ; mais l’Association allemande d’Empire feignait de ne pas connaître ces démentis. Ils étaient la réfutation implicite d’un télégramme impérial : c’en était assez pour qu’on tentât de les laisser ignorer à la masse du public. Et l’on voyait, par ailleurs, le ministre de la Guerre de la catholique Bavière empêcher la diffusion d’un livre du P. Duhr, Jésuite[45], où les calomnies contre les prêtres belges, et quelques autres encore, étaient dûment réfutées.

Ainsi se multipliaient d’étranges signes de malveillance à l’endroit du catholicisme, tandis que soldats catholiques et soldats protestans, confondus sous les mêmes drapeaux, étaient jetés, à la boucherie par la volonté impériale, cruelle comme la Fatalité, aveugle comme elle.


V

D’expérience, les catholiques d’Allemagne savaient qu’après Sedan la Prusse évangélique avait prétendu consommer sa victoire en jetant à l’Eglise de Rome un défi persécuteur. Et des indices nouveaux les avertissaient qu’après la victoire nouvelle qu’ils escomptaient pour leur Empire, ils devaient s’attendre, comme en 1870, à être derechef des victimes. On vit bientôt cette morose certitude induire un certain nombre d’entre eux à une politique de fléchissement, de concessions, de capitulations, suprême ressource, pensaient-ils, pour amortir le choc du futur Kulturkampf. L’esprit qui leur dictait cette attitude n’était d’ailleurs que la sanction naturelle des évolutions dont au cours des vingt dernières années le Centre avait offert le spectacle.

Plusieurs publications catholiques se succédaient, pour justifier en face des neutres les déloyautés de la diplomatie allemande ou les brutalités des armées allemandes. Deux d’entre elles, même, groupaient une élite de collaborateurs ; l’une s’intitulait : Culture allemande, catholicisme et guerre mondiale ; l’autre : ve catholicisme allemand dans la guerre mondiale. Le premier volume se terminait par une conclusion d’évêque ; une préface d’évêque ouvrait le second[46].

Voilà donc des sources autorisées : les aspirations qui s’y dessinent, les tactiques qui s’y essaient, les thèses qui s’y ébauchent, méritent d’être observées.

Il y a quelques années, une librairie protestante d’outre-Rhin publiait deux volumes sous ce titre : Nos éducateurs religieux. Moïse et le Christ ouvraient la galerie ; Bismarck la fermait. Il semblerait, à lire certaines pages catholiques de l’heure présente, qu’un nouvel éducateur religieux a surgi pour le peuple allemand : il n’est autre que Guillaume II. J’en atteste un prêtre de Paderborn, qui par ailleurs, — je tiens à le dire, — multiplie charitablement ses efforts pour venir en aide à nos prisonniers : c’est M. le chanoine Rosenberg. Etudiant « l’idéal religieux chez l’Empereur et dans le peuple, » il s’arrête avec émotion devant la « profonde religiosité » de son Empereur, devant ses sentimens de piété. Il salue, en lui, une « force d’édification, » « une force d’enthousiasme. » Il se courbe devant cette « grandeur morale, » devant cette « conscience religieuse et morale : » ainsi se dresse la physionomie de l’Empereur, devant ses sujets catholiques, comme celle d’un héros de moralité chrétienne[47]. Et de ce héros, insensiblement, on fait un docteur en christianisme.

Inaugurant à Jérusalem, en 1898, l’église luthérienne de la Rédemption, Guillaume se mettait solennellement en scène dans un bruyant procès-verbal. Il revendiquait pour ses ancêtres, Frédéric-Guillaume IV, Guillaume Ier, Frédéric III, la gloire d’avoir installé la Réforme dans Jérusalem ; il s’honorait, lui, d’avoir parachevé l’œuvre. M. le docteur Hœber, directeur au grand séminaire de Cologne, traite cette aventure avec sérénité : il nous explique qu’ « en tant que roi de Prusse l’Empereur se considère spécialement comme défenseur de l’Eglise évangélique, comme gardien des richesses de foi de la Réformation, et que, comme tel, il demeure solidement attaché à cette croyance, que la maison de Hohenzollern et le royaume de Prusse sont solidement liés au protestantisme[48]. » On ne saurait commenter l’éloquence palestinienne de l’empereur Guillaume avec plus d’exactitude que ne le fait ici M. Hœber ; et respectueusement il ajoute qu’aucun catholique allemand n’a vu dans cette éloquence « une allusion méprisante ou polémique à la foi catholique. » C’est probablement qu’ « aucun catholique allemand » n’aura lu la Nouvelle feuille d’Église saxonne se réjouissant, en 1898, que « le catholicisme eût été critiqué par l’Empereur devant les pasteurs évangéliques de l’Orient, en un langage vif et qui portait. » L’Empereur d’ailleurs, à Bethléem, parlait d’une intelligible voix : « C’est à nous le tour, » déclarait-il. Il marquait ainsi que c’était à la Réforme et à l’Empire que revenait la tâche de montrer à l’Islam la religion chrétienne. Le Patriarcat catholique de Jérusalem, la Custodie Franciscaine, s’imaginaient avoir rempli cette tâche : « C’est à moi le tour, » signifiait l’Empereur allemand. Et le journal du pasteur Stoecker interprétait : « Ce que chercha par de sanglantes croisades le moyen âge catholique, le protestantisme actuel l’obtient par un pacifique pèlerinage ; » et la Nouvelle feuille d’Eglise Saxonne constatait que « la Réforme avait été désignée comme la seule confession chrétienne qui eût en elle la force de renouveler l’Orient ; » et le Messager d’Empire célébrait l’impériale équipée comme une victoire « du protestantisme, tombant à pic, à la façon d’un clair rayon de lumière, sur l’obscure hiérarchie romaine. » Il y a treize ans, les feuilles catholiques d’outre-Rhin firent bon accueil au livre où nous groupions et commentions ces textes[49]. Les temps sont changés, et M. Schroers, de Bonn, témoigne maintenant à toutes les manifestations palestiniennes de son Empereur et Roi une admiration respectueusement ingénue : il salue même, dans l’un de ces augustes prêches faits au nom de Luther, « une profession d’authentique croyance au Christ, à laquelle le plus rigoureux des catholiques peut trouver édification, une profession de généreuse charité chrétienne, de généreuse tolérance[50]. »

Sous d’autres plumes ce culte de l’Empereur prend un aspect plus systématique encore ; il semble s’étendre à tous ses actes, à tout son être. J’en atteste M. Pfeilschifter, qui forme à Fribourg les futurs prêtres badois. Il a publié, sous le titre : Religion et religions dans le conflit mondial, un livre informé. « En notre héroïque Empereur, écrit-il, sont merveilleusement personnifiées les forces religieuses d’aide céleste et la foi religieuse dans la divine destination mondiale du peuple allemand[51]. » Et sur ces mots, le livre s’achève, faisant avenue vers cette définition mystique de l’Empereur, hommage du professeur catholique à l’évêque suprême de l’Église évangélique prussienne.

Lorsqu’on trouve de pareils termes pour la glorification religieuse du souverain, il est naturel qu’on s’attache à vouloir croire — et faire accroire à Rome — que la confession dont il est le chef a cessé d’avoir des sentimens inamicaux à l’endroit de l’Église romaine. On masque d’un sourire et d’un air de sérénité la peur intime qu’on éprouve d’avoir bientôt à subir un second Kulturkampf ; et l’on épie, ou bien l’on élabore, certains motifs de se rassurer. M. le doyen Kiefl, de Ratisbonne, est passé maître en cet art ; il dépense beaucoup de curiosité intellectuelle à rechercher les indices précurseurs d’un certain esprit de paix religieuse, et beaucoup de bonté d’âme à les trouver[52]. Mêmes tendances chez M. le curé Rieder de Bonndorf[53] : il lui faut bien peu de chose pour que son âme s’ouvre à l’optimisme, très largement, très candidement. Il prend un livre sur la vie spirituelle allemande, œuvre d’un professeur protestant ; il constate que l’édition récente est moins hostile au catholicisme que ne l’étaient ses devancières. le professeur est devenu plus clément : pour désarmer, il ne demande plus à l’Église romaine que trois petits sacrifices : elle devrait expliquer que ce n’est pas le fait de lui appartenir, à elle, mais d’appartenir au Christ, qui est la condition du salut ; elle devrait reconnaître que là où existe la foi protestante, le Christ est effectivement vivant, et que la foi catholique n’est qu’une simple adhésion à une doctrine ecclésiastique ; elle devrait enfin cesser d’insister pour le rappel des Jésuites. M. le curé Rieder prend acte de ce triple ultimatum, non sans une gêne un peu chagrine, mais il laisse entrevoir cependant, en se rappelant les précédentes éditions, qu’un arc-en-ciel commence de resplendir. « Quelques agitations haineuses et offensantes : » c’est à quoi paraît se réduire, pour le P. Lippert[54], l’action profonde et constante exercée par la Ligue évangélique ; et lorsqu’il s’agit de haines qui, en Belgique, se sont révélées homicides, incendiaires, et qui déjà concertent des persécutions pour le lendemain, on peut trouver que le P. Lippert pratique avec complaisance l’art des euphémismes.


VI

De l’indulgence à la coquetterie la route est brève. Pour apprivoiser la Ligne évangélique, dont on sent intérieurement qu’elle est en train de s’armer, ne pourrait-on lui faire le sacrifice de certaines habitudes de piété qui lui déplaisent ? Et savamment on prépare le sacrifice, et on l’accomplit.

Une certaine philosophie allemande, pour laquelle, au dire d’un professeur du séminaire de Pelplin[55], les Français se montrent depuis quelque temps trop sévères, aboutissait à supprimer toute notion de vérité transcendante et à faire de l’homme lui-même la source de tout ce qui, pour lui, est vérité. De là à ramener la religion allemande à n’être que le produit et l’expression d’une certaine collectivité humaine qualifiée peuple allemand, il n’y avait qu’un pas. La religion allemande doit être, en quelque mesure, fille du germanisme : voilà l’idée qui peu à peu. au cours du XIXe siècle, s’insinua dans les esprits. L’apologétique protestante s’en empara : Luther fut célébré comme l’homme foncièrement allemand (kerndeutsch), comme représentant l’assimilation du christianisme par l’âme germaine, l’adaptation du christianisme à l’immanence germanique, et comme ayant créé, par son émancipation à l’endroit de Rome, une façon authentiquement teutonne d’être chrétien. Et l’hommage même qu’on rendait à Luther tournait au préjudice d’une autre gloire, celle de saint Boniface : celui-ci, tout Allemand qu’il fût, était convaincu de lèse-germanisme, pour avoir fortifié les liens entre l’Allemagne et Rome, ce qui était le contraire d’une œuvre kerndeutsch, d’une œuvre foncièrement allemande. La confession de saint Boniface relevait d’un Evangile « sémitique » et d’une organisation « romaine ; » la confession de Luther relevait encore d’un évangile « sémitique, » mais avait proscrit, du moins, cet autre élément exotique, l’influence de Rome. Là-dessus, certains pangermanistes raffinèrent[56](d) ; et ce qu’ils reprochèrent, eux, à saint Boniface, ce fut tout simplement d’avoir fait l’Allemagne chrétienne, d’avoir créé un lien religieux entre l’âme allemande et la lointaine Palestine, d’avoir détruit les vieux arbres sacrés qui, seize siècles avant la statue d’Hindenburg, satisfaisaient la religiosité allemande, et d’avoir renversé la gloire d’Odin, dieu foncièrement allemand (kerndeutsch). Le Christ était encore un dieu étranger : ne pouvait-on proposer aux consciences allemandes une divinité plus authentiquement allemande, une divinité qui fût autrefois issue de leurs propres aspirations, qui fût éclose du terroir indigène ? Oui certes, ce parachèvement pouvait encore s’imaginer ; il suffirait de substituer au Dieu étranger, à Jéhovah ou à son fils Jésus, un Dieu allemand. Odin retrouva des adorateurs ; et contre Boniface un nouveau grief s’éleva, celui d’avoir autrefois acheminé l’âme allemande vers un ciel qui n’avait plus rien d’allemand.

Voici maintenant que parallèlement à cette apologétique protestante dont les protestans des autres pays déclarent hautement qu’elle diminue Luther en localisant la portée religieuse de son œuvre, parallèlement à ces bizarres essais de renouveau païen qui font du ciel lui-même une sorte de Hinterland allemand, certains catholiques, heureusement protégés contre les suprêmes outrances par la rigueur de leur dogme, esquissent à leur tour d’attristans mouvemens de condescendance. Puisqu’ils ne peuvent songer, eux, à exiger un Dieu kerndeutsch, hôte du Walhalla, ou un christianisme kerndeutsch, sorti de la Wartburg, ils aspireront du moins à conduire les pèlerinages allemands aux pieds de quelque madone qui soit vraiment allemande. Rien de plus frappant, à cet égard, que le sérieux avec lequel un prêtre de Munich explique, dans une revue bavaroise, que par égard pour le protestantisme il faut se garder d’une dévotion exagérée pour la Vierge de Lourdes[57]. Vise-t-il, d’aventure, les adhésions données naguère par sept archevêques et évêques d’Allemagne à la supplique par laquelle l’évêque de Tarbes sollicitait du Saint-Siège l’extension à l’Eglise universelle de l’office commémoratif des apparitions de Lourdes ? Quelles que soient les démarches, — actes épiscopaux ou pèlerinages populaires, — auxquelles s’appliquent les patriotiques censures de notre ecclésiastique bavarois, c’est vers les madones de la patrie allemande qu’il veut détourner les hommages de ses ouailles. L’Allemagne catholique, depuis le début du XXe siècle, se sentait attirée vers les Pyrénées, pour y prier la Vierge : une association s’était fondée, pour organiser ces pieux exodes ; ils avaient lieu deux fois l’an ; le dernier qui précéda la guerre, en mai 1914, amenait plus de trois mille pèlerins. Et ce même mois de mai 1914 voyait s’acheminer vers Lourdes le neuvième pèlerinage bavarois, le sixième pèlerinage du diocèse de Trêves, le troisième pèlerinage wurtembergeois, le premier pèlerinage badois. Un usage se propageait à travers le Wurtemberg : on y faisait choix de certains sites pittoresques pour y aménager des reproductions de la grotte pyrénéenne, Halte-là ! signifie la catholique Revue générale de Munich : elle craint que cette émigration des prières, que cet accueil fait à une dévotion française, ne choquent les protestans de l’Empire, avec lesquels elle espère bien qu’après la guerre l’harmonie sera meilleure. « Une lutte inouïe se livre, grondent les Feuilles mensuelles de l’Allemagne du Sud : l’existence entière du germanisme est en jeu ; il s’agit de savoir si nous ne prierons pas plus volontiers notre madone allemande d’Altœtting : certainement, elle ne nous écoutera pas moins que la madone de Lourdes, si nous voulons déjà faire un retour vers notre Seigneur Dieu allemand, qui si visiblement a écouté et béni la prière de notre Empereur protestant et des Allemands de toutes confessions[58]. » Pesamment et naïvement, le baron catholique qui signe ces lignes, fait à cette vieille madone, authentiquement indigène, et au « Seigneur Dieu allemand, » l’injure de vouloir rehausser leur piédestal, du même geste fier, et jalousement « germanique, » dont certains autres redressent l’effigie d’Odin. Cette crise passera, j’en ai confiance ; elle aura son terme, au jour où l’orgueil germanique aura connu les humiliations décisives.


VII

Que, par égard pour les susceptibilités nationalistes, les catholiques d’Allemagne songent à changer l’adresse de leurs prières et à rompre avec certaines habitudes de piété, c’est un fait qui déjà, mérite surprise. Mais là ne s’arrêtent point leurs concessions : lorsque des verdicts d’ordre moral doivent être portés, la conscience catholique allemande vacille et dévie. Elle souscrivit au début de la guerre le manifeste des quatre-vingt-treize intellectuels : on vit parader parmi eux quelques théologiens catholiques estimés jusque-là. Elle adhère, aujourd’hui, avec une allègre désinvolture, aux paradoxes qu’ont inventes, pour justifier la violation de la Belgique, les docteurs politiques de Berlin. M. le professeur Ebers, juriste catholique de Munster, ose écrire : « La France a abaissé la Belgique jusqu’à en faire l’instrument de sa politique de revanche, l’Angleterre a abaissé la Belgique jusqu’à en faire sa contrescarpe. L’Allemagne n’a fait aucun usage du droit qu’elle avait de marcher contre la Belgique parjure ; elle lui a tendu la main pour sauver son autonomie et son indépendance. La Belgique a repoussé cette main, elle n’a qu’à en subir les conséquences[59]. » De telles formules consacrent cette hypocrisie en vertu de laquelle l’Allemagne, opprimant un peuple, lui signifie qu’elle le libère, et prétend lui tendre la main même dont elle le frappe. Que les catholiques de Prusse se reportent à trente-cinq ans en arrière, la presse bismarckienne qui voulait alors sceller leur oppression tenait exactement le même genre de propos. « Nous vous tendons la main, leur disait-elle, nous voulons vous libérer de Rome. » C’est parce que leurs prêtres repoussèrent alors cette main, qu’ils subirent la prison, la déposition, l’exil. Et voilà qu’aujourd’hui leurs professeurs sont complices dans cette comédie, tragique s’il en fut, que l’Allemagne déroule en Belgique : à leur tour ils cisèlent l’argument à la faveur duquel l’oppression se présente comme une libération.

II semblerait que leur catholicisme même, que la santé intellectuelle qui en devrait être le fruit, dussent les élever au-dessus de ces sophismes artificieux, et leur faire abhorrer cette étrange sanction politique de l’identité des contraires. Que leurs intelligences se soient laissé contaminer, je le comprends et l’excuse, mais leurs consciences elles-mêmes, au lieu de demeurer des consciences catholiques, fidèles à la notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du oui et du non, sont devenues des consciences « allemandes ; » et c’est là, pour des consciences, une triste épithète, depuis le jour où l’Allemagne s’est fait connaître comme systématiquement dédaigneuse des « chiffons de papier. »

M. le professeur Sauer, de Fribourg-en-Brisgau, ne parle point en prêtre assurément, ni en archéologue, mais en interprète de la conscience allemande, quand il s’essaie à justifier par des motifs militaires les ruines de nos cathédrales. « La guerre, écrit-il, ne connaît, dans l’entrée en scène et dans l’action des forces dont elle dispose, aucunes barrières et aucun autre intérêt que les siens[60]. » Nous voilà loin du droit des gens chrétien, édifié par les papes du Moyen Age, — par des papes contre lesquels d’ailleurs s’insurgea constamment l’esprit d’absolutisme des empereurs de Germanie.

Et c’est au nom de la conscience allemande, mais non point, certes, de la conscience catholique, que la Revue générale de Munich fait l’apologie d’une guerre sous-marine ne s’imposant aucunes réserves (rücksichtslos)[61]. Mais la conscience allemande a des heures de subtilité : elle s’habille, parfois, d’une phraséologie catholique ; elle fouille alors la théologie, le droit canon, les livres ascétiques, pour faire le procès d’un cardinal. M. Julius Bachem, M. Contzen et leurs confrères d’Augsbourg appuient formellement de leur « blâme théologique, » d’un blâme « qu’on ne saurait formuler assez énergiquement, » les menaces et les mesures du gouverneur Bissing contre le cardinal Mercier. A les entendre, le primat de Belgique « fait de sa dignité ecclésiastique un abus inqualifiable, et des dommages peuvent en résulter pour les intérêts de la religion[62], » et M. Schwering se lamente sur ces pauvres Flamands si maltraités, eux bons Germains, par cet archevêque hostile au germanisme[63]. Le cardinal Mercier continuera d’incarner la fierté de son peuple, la liberté de son Église, la dignité de l’âme humaine, en face des verdicts théologiques élaborés par la conscience allemande.

Il est d’ailleurs frappant qu’aux heures où cette conscience affecte de vouloir s’abreuver aux sources mêmes de la Révélation, elle commence par y faire un choix audacieux : laissant de côté l’Évangile, elle se replie, elle se concentre sur certains textes de l’Ancien Testament. J’ai sous les yeux un petit livre de M. Peters, professeur de théologie à Paderborn, dont la couverture se pavoise des couleurs allemandes. Il s’appelle : La Guerre du Seigneur, lectures bibliques, prières et chants pour le temps de guerre, tirés de l’Ancien Testament[64]. Il est dédié aux « lutteurs de Dieu. » « Nos soldats, y lisons-nous, sont en bataille, aujourd’hui, pour le maintien des idées fondamentales de la moralité chrétienne dans la vie des peuples. C’est une guerre de Dieu, un combat pour Dieu et pour la loi divine, pour le christianisme et la culture chrétienne… C’est une sainte guerre de Dieu, comme l’étaient les guerres du Seigneur, pour lesquelles le peuple de Dieu s’élança si souvent contre Égyptiens et Amalécites, Moabites et Chananéens, Madianites et Amorrhéens, Philistins et Assyriens, Babyloniens et Syriens. » Là-dessus, M. Peters aligne plusieurs passages des saints Livres sur les antiques guerres judaïques, et puis un certain nombre de psaumes ; et cet ensemble compose une sorte de manuel du croisé allemand, tiré de l’Écriture.

Bossuet pensait aussi, lui, qu’on devait rechercher dans l’Écriture certaines leçons pour les États ; mais Bossuet ne perdait pas de vue qu’à l’Ancien Testament l’Évangile avait succédé, et il écrivait : « On peut rabattre de cette rigueur ce que l’esprit de douceur et de clémence inspire dans la loi nouvelle, de peur qu’il nous soit dit, comme à tous ces disciples qui voulaient tout foudroyer : « Vous ne songez pas de quel esprit vous êtes. » (Luc, II, 55.) Un vainqueur chrétien doit épargner le sang, et l’esprit de l’Évangile est là-dessus bien différent de celui de la loi[65]. » Le théologien de Paderborn est plus exclusif que l’évêque de Meaux : le dernier livre de l’Écriture auquel il se réfère pour l’instruction des soldats en guerre est le livre des Macchabées. L’Allemand catholique doit-il donc se battre comme si le Christ n’était pas venu ?


VIII

La Réforme du XVIe siècle voulut revenir au pur Évangile et directement prendre contact avec le Christ ; au terme de cet élan qui remontait quinze siècles d’histoire, il se trouva que certaines âmes avaient fait régression au-delà de saint Paul, au-delà même du Christ, et qu’elles s’étaient enracinées dans un certain esprit d’exclusivisme religieux, qui les amenait, comme autrefois le peuple d’Israël, à se distinguer de tout le reste des hommes, et à s’opposer à eux. L’Ancien Testament en main, puritains de Cromwell et Genevois de Calvin se considéraient comme les élus spéciaux de Dieu, comme les privilégiés d’une exceptionnelle vocation, comme formant des groupemens de choix, étrangers et supérieurs à l’ensemble de leurs frères humains : l’humanité, pour eux, apparaissait comme une sorte de gentilité ; et la façon qu’ils avaient de lire la Bible abolissait en eux l’intelligence de l’Évangile et de saint Paul. L’Allemagne prussienne devint à son tour victime de ces mauvaises méthodes de lecture : ses pasteurs lui ont redit à satiété qu’elle était le peuple élu ; l’évangélisme allemand a laissé prévaloir l’esprit d’exclusivisme de l’ancienne Alliance sur l’esprit de douceur et de paix dont l’Évangile demeure le messager. Mais si les origines exclusivement germaniques de la Réforme luthérienne la prédisposaient à un certain nationalisme religieux, pouvait-on s’attendre à ce que cet esprit d’orgueilleuse élection, qui érige la morgue nationale en vocation divine, se propageât parmi les dirigeans du catholicisme allemand ?

Une des personnalités les plus notables de l’Association populaire pour l’Allemagne catholique, M. Brauns, compare nettement l’Allemagne au peuple d’Israël ; et c’est du haut de la chaire qu’il esquisse le parallèle.


C’est le créateur et le maître du monde, dit-il, qui a donné aux Allemands des qualités et des talens spéciaux, et qui nous ordonne de pulluler avec ces talens pour la plus grande gloire de Dieu et le salut de l’humanité. Chaque peuple qui a en lui la force suffisante, qui produit les hommes nécessaires, qui a de hautes vertus morales et des qualités matérielles, a reçu de Dieu une mission comme il advint pour le peuple d’Israël. Quand la haine et l’envie nous dénient cette mission, nous avons le droit absolu et même le devoir strict de saisir l’épée.


Or il se trouve que le peuple pourvu par Dieu d’une telle mission est à l’étroit dans ses frontières : et de cette autre circonstance, M. Brauns, — toujours du haut de la chaire, — conclut que, pour le mettre plus au large, des conflits peuvent s’imposer.

Du fait de sa mission divine et du fait de sa richesse en population, l’Allemagne tient des droits, — droits supérieurs aux anciens principes qui réglaient les rapports des peuples.


Il n’a pas été donné à ceux qui ont posé ces principes, explique M. Brauns, de voir le grandiose développement de la culture de peuples d’importance planétaire indépendans et juxtaposés, la construction parfaite de l’organisme de l’État, l’enchevêtrement et la complexité de toutes ces questions. C’est le résultat de la dernière évolution. Les problèmes économiques et sociaux de l’avenir ne se posent plus comme dans le passé… Si l’on étudie à fond la vie des peuples et des États, si l’on recherche les conditions de leur développement, si l’on explore les débuts de l’évolution de la civilisation de l’humanité tout entière ainsi que ses tendances actuelles, on sera amené à reconnaître qu’un peuple peut être forcé de recourir aux armes, même pour un but d’agression, afin d’épanouir, librement et indépendamment des autres peuples, la vie à laquelle il a droit, grâce à la saine fécondité de sa population et à ses aptitudes civilisatrices et morales[66].


L’éloquence religieuse, ainsi maniée, devient un instrument d’Etat. Elle ne va pas jusqu’à dire, comme l’affirmait à l’occasion de la Pentecôte un organe conservateur de Berlin, que cette fête est la fête de l’esprit allemand, et que l’Esprit-Saint et l’esprit allemand sont inséparables[67]. Mais si la correction théologique éloigne M. Brauns d’une phraséologie ridicule, je trouve peut-être plus dangereuse la subtile façon dont il sanctifie, à proprement parler, la mission de l’Allemagne et ses belliqueuses méthodes ; et ce n’est point seulement des écrits philosophiques d’outre-Rhin, mais de certains sermons également, que l’on peut dire, avec le très regretté Victor Delbos, que la doctrine n’y est qu’« un vernis intellectuel dont l’Allemagne recouvre la simple affirmation de sa cupidité et de ses instincts. »


IX

Voilà deux années, bientôt, que se prolongent et s’aggravent ces complaisances étranges qui tendent à faire de la théologie la servante de la politique, et d’une politique de proie. On ne remarque pas qu’en lace de ces courtoisies excessives la Ligne évangélique se soit relâchée de son hostilité. Les suggestions de paix religieuse que développait dernièrement un théologien protestant d’Erlangen, M. Bachmann[68], ne trouveront assurément dans les conseils de cette Ligue aucun écho. Ne faisait-elle pas imprimer, au dernier mois de décembre, le discours médiocrement prophétique, mais éminemment significatif, par lequel le surintendant Brüssau, à la veille de la guerre, avait annoncé le commun triomphe de l’Allemagne et de Luther ? Ce discours avait été un sou filet pour toute la fraction catholique de l’armée allemande : les catholiques furent péniblement surpris de voir que la Ligue évangélique en multipliait l’écho. Le professeur Dunkmann, en 1915, publiait dans une revue protestante un article qui faisait espérer aux catholiques que, pour lui tout au moins, l’équation entre germanisme et protestantisme avait cessé d’exister ; mais les voici tout déçus, en 1916, parce que, dans un certain manifeste sur l’avenir du protestantisme, il affirme que ce n’est que par le « principe de civilisation protestante » que les puissances centrales pourront être victorieuses ; et l’un d’eux, qui me fait l’honneur de penser à moi en lisant M. Dunkmann, avoue naïvement que je pourrais bien trouver eu ces pages de quoi me repaître (neue Nahrung)[69]. Mais non, je ne m’en repaîtrai point, non plus que de tant d’autres, plus acerbes, où se révèle une passion si violente, que la Gazette populaire de Cologne se laisse aller, elle-même, à d’anxieux pronostics :


Une telle passion, dit-elle, peut nous donner un avant-goût des luttes intensives après la guerre. Il est nécessaire que, du côté positif et chrétien, on se prépare dès maintenant aux chaudes luttes décisives qui nous attendent après la guerre avec la plus grande certitude[70].

Déjà certains entrevoient le point de départ de ces luttes ; déjà nous le² voyons définir le tout prochain casus belli. Devant eux, un vaste plan s’étudie, à l’instigation d’un professeur d’Iéna, pour unifier toutes les Eglises évangéliques allemandes sous l’hégémonie de l’Empire[71]. Ils pressentent qu’une fois l’établissement évangélique dûment asservi, l’Empire se retournera vers l’établissement catholique pour le subordonner à son tour. Les aspirations du pouvoir civil à régner sur l’Eglise déchaînèrent le premier Kulturkampf ; il leur semble que derechef ces aspirations s’éveillent, déjà prêtes à en déchaîner un second.

Les catholiques auront donc à lutter, ils le savent. Pour conjurer l’orage, ils veulent avoir fait tous les sacrifices, même parfois celui de leur devoir. Ils sont fils et petits-fils, pourtant, de ces vainqueurs du Kulturkampf, qui n’immolèrent jamais au désir d’une paix factice l’esprit d’intégrité chrétienne.

Plus heureuse que les Eglises évangéliques, qui, de par leur constitution même, sont comme encerclées dans le cadre de l’Etat, et qui dès lors doivent régler leurs jugemens moraux et politiques sur ceux du maître impérial, l’Eglise catholique d’Allemagne trouvera tôt ou tard, nous l’espérons, dans le sentiment de ses liens supérieurs avec le reste de la catholicité, le remède aux aberrations inconscientes d’un certain nombre de ses fidèles, aux aberrations conscientes d’un certain nombre de ses professeurs. Egarés qu’ils sont par l’atmosphère de nationalisme religieux dans laquelle les fait vivre l’Empire évangélique, ils ont besoin de réapprendre, à l’école de Rome, que, sous le règne du Nouveau Testament, aucune des nations chrétiennes ne peut prétendre à cette sorte d’élection qui fut celle du peuple juif ; et qu’elles sont toutes ensemble les membres d’un même corps ; et que le rôle à jouer dans ce corps ne peut être qu’un rôle de membres. Obnubilés qu’ils sont par l’atmosphère de relativisme philosophique qu’a créée la pensée allemande, il leur faut s’imprégner à nouveau d’une doctrine conforme à la droite raison, d’une doctrine qui n’a pas renoncé à définir ce qu’est la vérité. Volontiers dédaignaient-ils la théologie romaine ; un docteur de Rome, murmuraient-ils parfois, n’est qu’un âne en Germanie : doctor Romanus, asinus Germanicus. Tout fiers qu’ils soient, eux, d’être des docteurs de Germanie, ils agiront sagement en redemandant aux docteurs de Rome les principes absolus de morale, supérieurs aux caprices du souverain, supérieurs aux aspirations des peuples. Paralysés qu’ils sont, enfin, par une sorte de crainte angoissée d’un second Kulturkampf, c’est à l’école, encore, de l’intransigeance romaine, qu’ils reprendront l’habitude de considérer la persécution comme un honneur et de la préférer aux concessions intellectuelles qui lèsent la vérité, aux coquetteries politiques qui dérogent à la dignité. C’est seulement en redevenant pleinement catholiques, qu’ils se dégageront de cet immense fatras d’erreurs « nationales, » instigatrices de crimes « patriotiques, » auxquelles s’abandonne avec une sorte de délire la pensée germanique.

Les déviations de l’orgueil et le cynisme des maximes ont isolé le peuple allemand dans la famille humaine ; il s’est rendu comme étranger à cette famille ; et les révoltes de conscience qu’il a provoquées d’un bout à l’autre du monde ont ratifié cette sorte d’ostracisme qu’à force de jouer au surhomme il semble avoir, tout le premier, décrété contre lui-même. Ce n’est pas en voulant être plus Allemands que le commun des Allemands, ce n’est pas en se faisant les émules des plus extravagans pangermanistes, que les catholiques d’Allemagne aideront à la réintégration de leur peuple dans la famille humaine, et qu’ils avanceront pour leur peuple l’heure du pardon. Il faudra du temps, beaucoup de temps, dans l’Ancien Monde et dans le Nouveau, pour que le désarmement des consciences, atrocement froissées par les gestes de l’Allemagne, succède à la démobilisation des armées : les catholiques d’Allemagne s’en rendent-ils compte ? Prévoient-ils que la civilisation n’oubliera pas facilement l’attitude criminelle de la Kultur ? Leur catholicisme, s’ils veulent bien en prendre nettement conscience et déclarer humblement qu’ils en ont conscience, peut leur redevenir un lien avec une partie de l’humanité. Mais pour qu’ils puissent et qu’ils osent se prévaloir de ce lien, il faudra que leurs jugemens sur leur propre patrie, et sur les agissemens de cette patrie, s’inspirent désormais de la morale catholique, et non point de la morale impériale ; il faudra qu’ils renoncent à chercher à Berlin la science du bien et du mal. Et déjà peut-être, si nous en croyons certaines rumeurs, on voit s’éveiller au cœur des foules bavaroises, sous le regard gêné des chefs catholiques officiels, je ne sais quel regret du temps où la Bavière, membre d’un Saint Empire catholique dont la cime était à Vienne, échappait à toutes les servitudes intellectuelles, à toutes les servitudes de conscience, qu’impose l’ « évangélique » suzeraineté des Hohenzollern. L’avenir mesurera la force de ces regrets ; l’avenir calculera de quel poids ils devront peser dans les décisions futures.

« Le nouvel Empire, écrivait dernièrement le professeur F. X. Foerster, est né de l’esprit païen, de l’individualisme purement national et égoïste qui a pris possession de l’humanité depuis la Renaissance, qui a trouvé en Bismarck son praticien le plus génial et le plus conséquent, et qui devait fatalement aboutir à une catastrophe, comme tout ce qui dans le monde essaie d’agir ou d’édifier contre l’esprit de la vérité chrétienne[72]. »

La Ligue évangélique, ayant eu connaissance de cette définition de l’Empire, a fait instruire contre le professeur Foerster une sorte de procès en hérésie par l’Université de Munich, et l’a fait condamner. Un Mallinckrodt, dans les années qui suivirent immédiatement l’autre guerre, eût signé ces lignes délinquantes ; un Ketteler les eût commentées. Mais pas un seul instant je n’ai cru que, sur les bancs du Centre actuel, quelqu’un pût se lever pour défendre contre la Ligue évangélique la liberté universitaire et pour partager avec M. le professeur Foerster l’honneur de préciser, au nom de la « vérité chrétienne, » ce qu’est en réalité l’ « Empire évangélique. »


GEORGES GOYAU.

  1. Bismarck et l’Église : le Culturkampf, I, p. XXXIII (Paris, 1911).
  2. Bourdeau, le Socialisme allemand et le nihilisme russe, p. 250 (Paris, 1892).
  3. Bismarck, Politische Reden, éd. Horst Kohl, V, pp. 289-309, et XIII, p. 144.
  4. Deutsche Kultur, Katholizismus und Wellkrieg (publication collective éditée par Georg Pfeilschifter), pp. 55-56 (Fribourg, 1915).
  5. Beyschlag, cite dans Pesch, Der Krach von Wittenberg, pp. 452-454 (Berlin. 1894).
  6. Die Zunahme des Katholicismus in der Provinz Brandenburg, Vortrag gehalten von D. Rogge (Leipzig, 1893).
  7. Hermens, Die gemeinsame Gefahr der evang. Kirche und der deutschen Nationalität in der Diaspora der deutschen Grenzmarken, p.66 (Leipzig, 1896).
  8. Hermens, Das deutsche Reich und der evang. Bund, p. 7 (Dresde, 1896).
  9. Kieser, Festrede zur Enthüllung des Luther-Denkmats, p.5 (Eisenach, 1895).
  10. Fr. Meyer, Die evang, Bewegung in Oesterreich, p. 18 (Leipzig, 1899). Voyez notre article dans la Revue du 15 mars 1902 : L’Allemagne en Autriche.
  11. Goyau, L’Allemagne religieuse, le Catholicisme, 1800-1848, II, p. 132-136.
  12. Aus den Verhandlungen der XI General Versammtung des evangelischen Bundes zu Magdeburg vom 3 bis 6 Oktober 1898, p. 2 (Leipzig, 1898).
  13. Thoemes, Der Anteil der Jesuiten an der preuss. Kunigskrone, Berlin, 1892.
  14. Article 1 du programme du Centre (1871).
  15. Im Kampf um unsere Zukunft (München-Gladbach, 1915).
  16. Journal de Bruxelles, 26 août 1913, cité dans René Johannet, La Conversion d’un catholique germanophilev lettre ouverte de M. Emile Prüm à M. Mathias Erzberger, p. 139, n° 2 (Paris, 1915).
  17. Der Tag, 1915, n° 30 (cité dans Johannet, op. cit., p. 48).
  18. Pfülf, Hermann v. Mallinckrodt, 2e édit, p. 392 (Fribourg, 1901).
  19. Lange, Reines Deutschtum, p. 230-231 (cité dans Andler, le Pangermanisme continental, p. 170 (Paris, 1915).
  20. Hasse, Das deutsche Reich als Nationalstaat, p. 64. (Andler, op. cit., p. 238).
  21. Voyez, pour plus de détails, l’étude de M. Edmond Bloud aux pages 245-320 du livre : L’Allemagne et les Alliés devant la conscience chrétienne, publié par le Comité catholique de propagande française à l’étranger.
  22. Cité dans la Koelnische Volkszeitung, 28 mars 1916.
  23. Carl Hoffmann, Wilhelm Hoffmann, II, pp. 174 et suiv. (Berlin, 1880).
  24. Revue chrétienne, 1871, p. 225-262.
  25. Lisez en particulier les articles de M. Wilfred Monod sur le manifeste des quatre-vingt-treize (Revue chrétienne, 1914, p. 646-677), et de M. Henri Monnier sur le Dieu allemand et la Réforme (Revue chrétienne, 1915. p. 140-155).
  26. Pfeilschifter, Religion und Religionen im Weltkrieg, p. 87 (Fribourg, 1915).
  27. Pfeilschifter, op. cit., p. 88.
  28. Royaume de Belgique : réponse au Livre Blanc allemand du 10 mai 1915 p. 248 (Paris, 1916).
  29. Réponse au Livre Blanc, p. 361.
  30. Réponse au Livre Blanc, p. 53.
  31. Réponse au Livre Blanc, p. 60.
  32. Réponse au Livre Blanc, p. 75-79.
  33. Incidens d’Elbing, de Sombrot, dans l’Eifel (Johannet, op. cit., p. 78).
  34. Protestantenblatt, 16 septembre 1914, p. 835 et suiv. (cité dans Pfeilschifter, Religion und Religionen, p. 89). « On devra se souvenir de ces paroles, ajoute mélancoliquement le professeur Pfeilschifter, pour pouvoir comprendre des hommes comme M. Frédéric Masson déclarant qu’à Louvain les protestans allemands ont voulu atteindre le centre de la culture catholique. »
  35. Allgemeine Missionszeitschrift (cité dans Allgememe Rundschau, 5 février 1916, p. 11).
  36. Coppinger, Un Catéchisme pangermaniste, p. 35 (Paris, 1916).
  37. Das Problem Belgien (Iéna, 1915).
  38. Allgemeine Rundschau, 18 décembre 1915, p. 975.
  39. La culture germanique et le catholicisme, p. 29 et suiv. du livre : La guerre allemande et le catholicisme (Paris, 1915).
  40. Allgemeine Rundschau, 15 janvier 1916, p. 30.
  41. Charles de Coster. La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel (Bruxelles, 1860 et 1893).
  42. Jules Lebreton, Études, 20 mai 1916, p. 442-443
  43. Lukas Schwahn, Die Beziehungen der katholischen Rheinlande und Belgiem in den Jahren 1830-1840 (Strasbourg, 1914).
  44. Jules Lebreton, Étudesv 20 mai 1916, p. 439-440.
  45. Koelnische Volkszeitung, 30 mai 1916.
  46. Nous ne nous occuperons pas de ces pages épiscopales, non plus que des écrits pastoraux publiés depuis deux ans par les évêques d’Allemagne. M. le professeur Knoepfler, de la Faculté de théologie de Munich, a dirigé vingt-deux pages d’offensive contre les mandemens de notre épiscopat (Pfeilschifter, Deutsche Kultur, p. 269-290) ; et M. le professeur Krebs, de la Faculté de théologie de Fribourg, reproche à nos évêques de faire « alterner la politique avec les outrages à l’ennemi. » Nous avons, en France, une autre conception de la hiérarchie catholique et de l’unité catholique ; nous estimons que ce serait mal venger des évêques français que de traiter irrespectueusement des évêques allemands, et que tous ensemble, chefs légitimes dans une seule et même Église, sont justiciables de l’Évêque des Évêques, et non de M. le professeur Knoepfler ou de M. le professeur Krebs. Ceux-ci pensent apparemment d’une autre façon : nous nous étions déjà laissé dire, au cours des dernières années, que certains professeurs des Facultés de théologie catholique allemandes étaient devenus assez ignorans des prérogatives du Saint-Siège.
  47. Der deutsche Katholismus im Weltkrieg, p. 1-3 (Paderborn, 1915).
  48. Pfeilschifter, Deutsche Kultur, p. 349.
  49. Vieille France, Jeune Allemagne, p. 195-226 (Paris, 1903).
  50. Pfeilschifter, Deutsche Kultur, p. 59.
  51. Pfeilschifter, Religion und Religionen im Weltkrieg, p. 105 (Fribourg, 1915).
  52. Pfeilschirter, Deutsche Kultur, p. 319-342.
  53. Allgemeine Rundschau, 29 janvier 1916, p. 63-65.
  54. Pfeilschirter, Deutsche Kultur, p. 87.
  55. Pfeilschifter, Deutsche Kultur, p. 117-132.
  56. Voyez notre livre : Vieille France, Jeune Allemagne, p. 261-269. Paris, 1903.
  57. Allgemeine Rundschau, 11 mars 1916.
  58. Süddeutsche Monatshefle, décembre 1915, p. 452.
  59. Pfeilschifter, Deutsche Lultur, p. 116..
  60. Pfeilschifter, Deutsche Kultur, p 182.
  61. Allgemeine Rundschau, 25 mars 1916, p. 203. De même, la Gazette populaire de Cologne a appuyé de toutes ses forces le programme du grand amiral Tirpitz, et approuve l’assassinat juridique du capitaine Fryatt.
  62. Voyez Lebreton, Etudes, 20 mai 1916, pp. 443-447.
  63. Allgemeine Rundschau, 15 avril 1916, p. 264-265.
  64. Der Krieg des Herrn. Paderborn. 1914.
  65. Politique tirée de l’Écriture sainte, livre IX, art. 6, propos. 10.
  66. Nous empruntons ces citations au périodique dirigé par M. le chanoine Gaudeau : La Foi catholique, janvier-mars 1916, p. 29-35.
  67. Koelnische Volkszeitung, 15 juin 1916.
  68. Allgemeine Evangelisch-lutherische Kirchenzeitung, 21 et 28 janvier 1916.
  69. Allgemeine Rundschau, 29 avril 1916, p. 298.
  70. Koelnische Volkszeitung, 15 mars 1916.
  71. Reichmann, Stimmen der Zeit, XC (1916), pp. 421 et suiv.
  72. Friedenswarte, juin 1916 (cité dans le Temps, 21 juin 1916).