Armand Colin (p. 88-105).


X


REIMS


… Elle est là, immobile, muette ; je ne la vois pas : nuit noire.

Mes yeux s’habituent, je distingue un peu, et c’est le grand squelette de toute la France du Moyen Âge qui m’apparaît.

Et c’est une conscience. Nous ne pouvons pas lui échapper. C’est la voix du passé.

Les artistes qui ont fait cela ont jeté dans le monde un reflet de la divinité ; ils ont ajouté leur âme à nos âmes, pour nous grandir, et leur âme est à nous, elle est notre âme en tout ce qu’elle a de meilleur.

Et voici qu’on nous amoindrit en laissant périr l’œuvre de ces maîtres anciens. — L’artiste, témoin de ce crime, se sent lui-même effleuré d’un remords.

Mais ce qui subsiste encore intact garde toute la vie de l’œuvre entière, et nous garde notre âme. C’est dans ces débris que nous avons notre dernier asile. — Ainsi le Parthénon a défendu la Grèce mieux que les plus savants politiques n’ont su faire. Il reste encore l’âme vivante d’un peuple évanoui, et le moindre de ses morceaux est tout le Parthénon.


Vue de trois-quarts, la Cathédrale de Reims évoque une grande figure de femme agenouillée, en prière. C’est le sens que donne la forme de la console.

Du même point de vue, j’observe que la Cathédrale monte comme des flammes…

Et la richesse des profils fait que le spectacle varie sans cesse.

À étudier une Cathédrale, on a toutes les surprises, toutes les joies d’un beau voyage. Elles sont infinies.

Aussi je ne prétends pas vous décrire toutes les beautés de la Cathédrale de Reims. Qui donc oserait se vanter de les avoir toutes vues ? — Quelques notes seulement…


Mon but, ne l’oubliez pas, est de vous persuader de prendre à votre tour ce chemin glorieux : Reims, Laon, Soissons, Beauvais…


Par ma fenêtre ouverte m’arrive la grande voix des cloches. J’écoute attentivement cette musique, monotone comme le vent, son ami, qui me l’apporte. Il me semble y percevoir à la fois des échos du passé, de ma jeunesse, et des réponses à toutes les questions que sans cesse je me pose, que, toute ma vie, j’ai cherché à résoudre.

La voix des cloches suit et dessine le mouvement des nuées ; elle meurt et renaît tour à tour, s’affaiblit, se ranime, et, dans son immense effet, les bruits de la rue, grincements des chariots, cris du matin, se perdent. La grande voix maternelle domine la ville et se fait l’âme vibrante de sa vie. Je n’écoutais plus, j’entendais encore et, rappelé soudain, je prête de nouveau l’oreille ; mais c’est par-delà, c’est à la foule de par là-bas que maintenant les cloches parlent ; on dirait un prophète, en plein air, qui se tourne et se détourne tour à tour, vers la droite et vers la gauche. Le vent a changé.

Mais ce sont des siècles, ce ne sont pas des heures que sonnent les cloches de nos grandes Cathédrales.

Il est vrai, ce sont aussi des fêtes, des fêtes religieuses… Quelle est donc celle d’aujourd’hui ? Comme cette simple question creuse une fosse profonde entre la Cathédrale même et le questionneur ! S’imagine-t-on un homme du XIIIe siècle demandant : Quelle fête les cloches annoncent-elles aujourd’hui ? — Interrompez-vous, appels aériens, ou ne tombez plus jusqu’à nous ; envolez-vous dans l’azur…

— Quel tas de saletés ! entends-je soudain.

C’est un petit garçon qui passe, avec sa mère, tout près de la Cathédrale, en montrant de vieux morceaux de pierres, mal rangés, de vieux morceaux de vieilles pierres que les architectes ont laissés là, dans le chantier, et qui sont des chefs-d’œuvre.

La jeune femme est fine, fraîche, pareille aux statues qui décorent la Cathédrale. Elle n’a pas réprimandé l’enfant…


D’où je suis, je vois le chevet de l’abside. Je ne le vois qu’à travers un rideau de vieux arbres dénudés par l’hiver. Les arcs-boutants et les arbres se mêlent, font une harmonie. Ils sont habitués à vivre ensemble. Mais le printemps ranimera-t-il les pierres comme les arbres ?

La profusion des arcs à trois étages en perspective fait penser à Pompéi, à ces peintures où les branches et les arcs se confondent aussi.


Je suis plus choqué, peut-être, ici que partout ailleurs par les restaurations. Elles sont du XIXe siècle, et, depuis cinquante ans qu’elles sont faites, elles se patinent, mais ne trompent pas. Ces inepties d’un demi-siècle voudraient prendre rang parmi les chefs-d’œuvre !

Toutes les restaurations sont des copies ; c’est pourquoi elles sont d’avance condamnées. Car il ne faut copier, — laissez-moi le répéter ! — avec la passion de la fidélité, que la nature : la copie des œuvres d’art est interdite par le principe même de l’art.

Et les restaurations — sur ce point aussi je veux insister encore — sont toujours molles et dures en même temps ; vous les reconnaîtrez à ce signe. C’est que la science ne suffit pas à produire la beauté ; il faut la conscience.

En outre, les restaurations entraînent la confusion, parce qu’elles introduisent l’anarchie dans les effets. Les vrais effets se dérobent au procédé ; pour les obtenir, il faut beaucoup d’expérience, un grand recul, la science des siècles…

Voyez, par exemple, au fronton de Reims, le pignon de droite. Il n’a pas été retouché. De cet amas puissant sortent des fragments de torse, des draperies, des chefs-d’œuvre massifs. Un simple, sans même bien comprendre, peut, s’il est sensible, connaître ici le frisson de l’enthousiasme. Ces morceaux, cassés par places comme ceux du British Museum, sont comme eux admirables en tout. — Mais regardez l’autre pignon, qu’on a restauré, refait : il est déshonoré. Les plans n’existent plus. C’est lourd, fait de face, sans profils, sans équilibre de volumes. Pour l’église, penchée en avant, c’est un poids énorme sans contrepoids. — O ce Christ en croix, restauration du XIXe ! — L’iconoclaste qui a cru briser le pignon de droite ne lui a pas fait grand mal. Mais l’ignorant qui restaure !… — Voyez encore ces crochets rampants qui ne savent plus ramper : lourde restauration. C’est l’équilibre changé.

Réparer ces figures et ces ornements brutalisés par les siècles, comme si c’était possible ! Une telle idée ne pouvait naître que dans des esprits étrangers à la nature et à l’art, et à toute vérité.

Que ne choisissez-vous de deux maux le moindre ? Il était moins dispendieux de laisser ces sculptures comme elles étaient. Tous les bons sculpteurs vous diront qu’ils trouvent en elles de très beaux modèles. Car il n’est pas nécessaire de s’arrêter à la lettre : c’est l’esprit qui importe, et il se voit clairement dans ces figures cassées. Employez ailleurs vos désœuvrés ; ils y trouveront aussi bien leur compte, puisque ce n’est pas le travail qu’ils cherchent, mais seulement le profit.

Ils se sont cruellement acharnés sur Reims. Quand je suis entré dans l’église, tout de suite mes yeux ont été blessés par les vitraux de la nef. Inutile de dire qu’ils sont neufs. Plats effets !

Et ces chapiteaux, refaits aussi, qui représentent des branches et des feuilles : la couleur est uniforme, plate, nulle, parce que les ouvriers ont employé l’outil de face, à angle droit contre le plan de la pierre. Par ce procédé on n’obtient que des effets durs, identiques : autant dire pas d’effets. Le secret des anciens, sur ce point du moins, n’est pourtant pas bien compliqué, et il serait facile d’y revenir. Ils maniaient l’outil de biais, seul moyen d’atteindre à des effets modelés, d’avoir des plans en biais qui accentuent et varient le relief.

Mais nos contemporains n’ont aucun souci de la variété. Ils ne la sentent pas. Dans ces chapiteaux composés de quatre rangs de feuillages, chaque rang est aussi marqué que chacun des trois autres ! Cela ressemble à quelque vulgaire panier d’osier.

À qui fera-t-on croire que nous sommes en progrès ? Il y a des époques où le goût règne, et il y a… le temps présent.

Pour ce qui est d’un goût général, d’une belle vulgarisation du pur instinct, je crains que ce ne soit un attribut de la jeunesse des races. Avec l’âge, leur sensibilité s’émousse, l’intelligence fléchit. Comment expliquer autrement que par un affaiblissement de l’intelligence le cas de ces prétendus artistes — architectes, sculpteurs, verriers — qui font ces restaurations alors qu’ils ont sous les yeux les merveilles dont les Cathédrales sont pleines ? Leurs vitraux sont en linoléum : des vitraux-tapis, sans profondeur.

Les belles choses voisines coûtèrent moins de mal aux bons compagnons d’il y a six cents ans. Voyez ce bouquet de fleurs, de qualité si française !

Oh ! je vous en supplie, au nom de nos ancêtres et dans l’intérêt de nos enfants, ne cassez et ne restaurez plus ! Passants, qui êtes indifférents, mais qui comprendrez et vous passionnerez peut-être un jour, ne vous privez pas d’avance, à jamais, de l’occasion de joie, de l’élément de développement qui vous attendait dans ce chef-d’œuvre ; n’en privez pas vos enfants ! Songez que des générations d’artistes, des siècles d’amour et de pensée aboutissent là, s’expriment là, que ces pierres signifient toute l’âme de notre nation, que vous ne saurez rien de cette âme si vous détruisez ces pierres, qu’elle sera morte, tuée par vous, et que vous aurez du même coup dilapidé la fortune de la patrie, — car les voilà, les vraies pierres précieuses !

Je ne serai pas écouté, je le sais trop. On continuera à casser et on continuera à réparer. Rien n’interrompra-t-il cet abominable dialogue où l’hypocrisie donne la réplique à la violence, celle-là achevant de détruire le chef d’œuvre mutilé par celle-ci, tout en protestant qu’elle va le remplacer par une copie, une répétition exacte ? On ne remplace rien, entendez-vous ? on ne répare rien ! Les modernes ne sont pas plus capables de donner un double à la moindre merveille gothique qu’à celles de la nature. Encore quelques années de ce traitement du passé malade par le présent meurtrier, et notre deuil sera complet et irrémédiable.

Ne voit-on pas assez, par nos créations aussi bien que par nos restaurations, où nous en sommes ? Les styles anciens, nous les comprenions, naguère encore, et ils sont dans nos Tuileries, dans notre Louvre. Nous nous entêtons à les imiter, aujourd’hui même, mais comment !…


Les clochers de Laon et de Reims sont frères ou sœurs.

Quels perpétuels rappels de l’une l’autre, et quelle variété entre les Cathédrales ! Qu’elle est nombreuse, la Cathédrale, et qu’elle est unique ! — Variété dans l’unité, il ne faut pas se lasser de répéter ces mots. Le jour où ils seraient tout à fait oubliés, plus rien dans le monde français ne serait à sa place.

C’est l’analogie qui relie les choses et leur assigne leurs rangs. Cette tour de Reims est un psaume, — cette tour : elle pouvait s’interrompre, continuer, qu’importe, puisque la beauté est dans le modelé ?


Le Portail.

Ces figures d’évêques, vraiment capables de lancer la foudre ; ces serviteurs, humbles, qui tiennent le Livre ; cette grande figure majestueuse de femme : la Loi.

L’admirable saint Denis du portail nord : il porte sa tête dans sa main, et deux anges, à la place de la tête, soutiennent une couronne. — Y puis-je voir un symbole ? Celui-ci : les idées, coupées, interrompues dans leur essor, se rejoindront, règneront, plus tard, tout un jour qui n’aura pas de fin…


La Vierge du trumeau, à la figure illuminée, c’est la vraie femme française, la femme de province, la belle plante de notre jardin.

Sculpture parfaite, aux savantes oppositions. Les grands plis du manteau d’apparat laissent dans la lumière la poitrine et la tête délicieuses.

Le trumeau est orné de petites figures saillantes. Si les détails ne sont pas grecs, les plans le sont, et déterminent, et soutiennent la beauté générale de la composition.


Tapisseries de Reims.

Ces admirables dessins, ces couleurs, réservées comme celles des fresques, cette touchante histoire de la Vierge, est-ce que tout cela ne met pas l’âme en fleur ? Et n’est-ce pas cet effet que l’artiste a voulu exprimer ? Tous les fonds et les intervalles sont remplis de fleurettes qui, sur la tapisserie, ne se rattachent à rien, — qu’à notre âme.

Ces tapisseries sont des œuvres d’un art suprême.

Et c’est à nous ! Les Égyptiens, les Grecs — du moins, je le crois — n’ont pas eu cela. Ce sont, tissés, des grains multicolores de poussière, la poussière de notre passé ! Et ce sont des fresques de primitifs, et des estampes japonaises, et des vases de Chine : tout y est pressenti.

Quel luxe ! et quelle sagesse dans le luxe !

Gris-argent rehaussé de bleu, de rouge, la tapisserie s’assortit pourtant à la pierre ; elle a la couleur de l’encens.

On n’a pas besoin de savoir quel est le sujet de la composition pour se rendre compte de sa beauté. Ici la Mesure règne ; c’est son empire, c’est son trône. — Mais les sujets aussi, par eux-mêmes, apportent un élément de beauté, dont le brodeur sait tirer admirablement parti :

C’est la présentation de Jésus à Siméon : les admirables draperies de la Vierge ! C’est l’adoration des Mages : quel relief, expressif de la majesté, dans ces figures royales ! C’est la fuite en Égypte, où la Vierge sur l’âne est accompagnée d’anges, gracieux tout autant que ceux d’un Botticelli. C’est le massacre des Innocents. Et ces compositions se divisent et se répartissent selon l’ordre d’une architecture pompéienne. On a le sentiment de feuilleter un livre d’heures, d’une splendeur incomparable. Des portraits en pied, parfaits, complètent ces Stanze d’un autre Vatican. Je revois le portrait du prophète, parlant aux foules : il affirme, il évangélise.

Un gris suave harmonise toutes ces tapisseries. À leur long séjour dans cette Cathédrale, qu’elles illuminent, elles doivent la teinte des siècles. Ce fil a l’âge de cette pierre. Et ce sont des collaborateurs au même ouvrage, ceux qui ont mis ici pierre sur pierre et point d’aiguille sur point d’aiguille. Le tissu et le minéral se rejoignent, s’unissent, se prolongent, amoureux l’un de l’autre.

Feuille morte, relevée de ton ; poussière de diamant ; nielles incrustées, d’un beau rouge cerise : ces tons adorables ont vécu ensemble, se sont fondus et leur union constitue aujourd’hui je ne sais quoi, d’une richesse, d’une splendeur inouïe.

Et les draperies, dans le style de leurs plis, font penser à Holbein.


Le pignon de David a été réparé aussi. On n’y voit plus rien. L’ancien était visible d’en bas ; le moderne ne fait pas cet effet. On sent que l’esprit, usé, n’a pu atteindre à l’effet, et ce David insignifiant est là, à la place de l’original. Il ne rejoint pas le regard qui monte d’en bas.


Porte romaine.

La partie restaurée de la porte romaine est abîmée, perdue. Le corps de la porte, malgré ses blessures, garde toute sa jeunesse. À la moulure, quand elle a disparu, suppléent les oves et les raies, profondément entaillés.


Statue de la Place Royale.

La statue de Louis XV, à Reims, est un noble exemple du bel arrangement. Il y a des noirs heureux à l’arrivée des figures sur le piédouche, et la statue elle-même est admirable de sagesse, irréprochable en ses plans ; et en dehors de la beauté des figures, le cartouche est si facilement heureux ! Les ignorants et même certains connaisseurs, las de cette somptuosité, ont bafoué cette belle œuvre. C’est la bourgeoisie de Louis-Philippe qui prétend en remontrer aux contemporains de Louis XV…


Portail de Saint-Rémi.

Cette figure rongée par les siècles : les siècles n’ont pas atteint ce qu’il y a de plus précieux dans sa beauté ; ils ont respecté les grands volumes. Et, telle que la voilà, cette figure reste l’amie du temps, et de tous les temps.

C’est la sœur de ces beaux tronçons grecs que j’ai vus, plâtres moulés, où la première et la seconde couches de marbres, usées, effacées, détruites, ont été comme enlevées. Vous pensez bien que le plan s’en trouve un peu détérioré. Mais il reste visible à qui sait regarder, puisque, le plan, c’est le volume même. Le temps ne peut rien contre les plans justes. Il ne ronge que les figures mal faites. Elles sont perdues sitôt que touchées ; l’usure, dès la première atteinte, dénonce le mensonge. Mais une figure, sortie admirable des mains de l’artiste, reste admirable toute rongée qu’elle puisse être. L’œuvre des mauvais artistes n’a point de durée, parce qu’elle n’a jamais existé essentiellement.


Ce beau monument montre toute la puissance raisonnée, mesurée, du style.

Je reviens toujours à ce mot, « discipline », pour définir cette sobre et forte architecture. Elle me rassure, elle me satisfait. Quelle science absolue des proportions ! Les plans seuls comptent et tout leur est sacrifié. C’est la sagesse même. Ici, je reprends mon âme à quelque chose de solide, qui m’appartient : car je suis un artiste et je suis un plébéien, et la Cathédrale a été faite par les artistes, pour le peuple.

La sensation du style éveille d’une façon particulièrement impérieuse, en moi, cette idée de possession tranquille.

La sensation du style ! Qu’elle va loin ! Par une route obscure la pensée remonte ou redescend jusqu’aux catacombes, jusqu’à la source de ce grand fleuve, l’architecture française.

Très longtemps, il a été convenu que l’art du Moyen Âge n’existait pas. C’était — répétons sans nous lasser, pour la confondre, l’injure qu’on ne s’est pas lassé de rabâcher trois siècles durant — « la barbarie ». Même aujourd’hui, les esprits les plus hardis, ceux qui se vantent de comprendre l’art gothique, font encore des réserves. — Or, cet art est une des faces majestueuses de la beauté.

Que le mot puissant prenne ici tout son sens : cet art est très puissant ! Je pense à Rome, à Londres ; je pense à Michel-Ange. Cet art donne à la France une figure sévère. Il n’y aura eu que trop de temps perdu à chercher l’accord entre le mièvre et le beau — « l’idéal » d’aujourd’hui !


LA CATHÉDRALE LA NUIT


I


Des lueurs lointaines rembrunissent, noircissent devant certaines colonnes. Elles en éclairent d’autres de biais, faiblement mais régulièrement.

Mais le fond du chœur et toute la partie gauche de la nef sont plongés dans des ténèbres épaisses. L’effet est horrible à cause de l’indécision des choses dans le lointain éclairé… Tout un espace carré est frappé d’un éclairage formidable ; des lumières flambent entre les colonnes qui prennent des proportions colossales. Et les interruptions, ces conflits de clartés et d’ombres, ces quatre colonnes opaques devant moi, ces six autres éclairées plus loin, sur la même ligne et en biais, puis la nuit où je baigne et qui submerge tout, me font douter du temps et des pays. Il n’y a pas de douceur. J’ai la sensation d’être dans un antre immense d’où va se lever Apollon.


Je reste bien longtemps sans pouvoir définir l’horrible vision. Je ne reconnais plus ma religion, ma cathédrale. C’est l’horreur des mystères antiques… Je le supposerais, du moins, si la symétrie des architectures ne me restait sensible. Les plafonnements ne sont qu’à peine perceptibles, étançonnés d’ombres : nervures des arcs.

Il faut que j’échappe à l’oppression de cet effet qui se referme. Un guide me prend la main et je me déplace dans cette nuit qui monte jusqu’à la voûte.

De la lumière au delà de ces cinq colonnes. Elles prennent le biais qui les éclaire. Les nervures, les arcs-doubleaux, les ogives semblent des drapeaux entre-croisés comme aux Invalides.

J’avance… Forêt magique. On ne voit plus le haut des cinq colonnes. Les lueurs, qui traversent horizontalement les balustrades, y mènent des rondes infernales. Le jour, on est au ciel, ici, et, la nuit, en enfer. Nous sommes descendus aux enfers comme Dante…

Violentes oppositions. Il y a comme un éclairage de torche. Feu ardent à la sortie d’un souterrain et qui s’étend par nappes. Les colonnes sont noires sur ce fond flammé, seules, sourdement. Par instants apparaît une draperie avec une croix rouge : la lumière semble s’y éteindre : mais non, elle persiste, dans une immobilité mortelle.


Le chœur est à nu dans l’épouvante. Mais l’horreur se règle, s’ordonne, et cet ordre nous rassure. Et puis, notre souvenir du jour, nos attaches avec le jour nous secourent en ce moment, nous donnent la confiance nécessaire.

Il y a un reflet sur une ogive ; la perspective est masquée, et la clarté, imparfaitement développée sur l’arête, ne montre que la construction immobile dans la lueur. Mais cette lueur, bien que terrible, révèle pourtant le chef-d’œuvre.


La Cathédrale prend un caractère assyrien. L’Égypte est vaincue, car cette Cathédrale est plus poignante que la Pyramide, plus loin de nous que les grottes où la grande création des ordonnances apparut. Le mystère est dans l’inconnu de ce spectacle. On y a l’idée de la forêt, de la grotte, — mais ce n’est rien de tout cela : quelque chose de nouveau absolument, qu’il est impossible de définir tout de suite…

La masse effroyable de la nuit, un instant repoussée, faiblement, reprend aussitôt l’empire avec une irrésistible violence.

C’est Rembrandt, mais en spectre de goût et d’ordre. Et Rembrandt lui-même ne nous apporte qu’un écho de ce monde prodigieux.

Je suis dans l’épouvante et dans le ravissement.

Dante, es-tu entré dans ce cercle d’horreur ?


Les chapelles sont transformées par la lutte des ténèbres et de la lumière.

Celle-ci est une grotte sombre, où il ne paraît y avoir que des coquillages rangés aux nervures des arcs. Pourtant, l’ombre redoutable veut bien se laisser voir, apprécier et modeler.

Cette autre est divisée en deux par l’ombre portée. Tout un côté est aboli. Les colonnes, vues de trois quarts, noires, formidables, dérangent toute l’ordonnance architecturale. Mon esprit dispersé ne perçoit que des épouvantes ; il voit se répéter des jambages effrayants dans cette forêt que l’homme a créée pour son Dieu. Est-elle moins belle que la forêt véritable, animée de moins de pensées, peuplée de moins de larves atroces et de moins d’esprits ?

Et vous, gargouilles, n’êtes-vous pas sorties du cerveau des sculpteurs, revenus dans la Cathédrale, après le coucher du soleil, pour y prendre le conseil de la nuit et y rechercher le souvenir de quelque horrible rêve ?

J’aspire à une confirmation nouvelle des grandeurs de l’âme gothique.


On aurait l’impression d’une Tour de Babel, si dans cette apparente confusion, tout d’un coup, des architectures ne surgissaient de la nuit, si l’ombre elle-même n’était organisée… Le moment est là sans parole et sans voix.


Des colonnes toutes noires autour du chœur : c’est la pierre en prière : trombe qui s’élève à Dieu.


O Nuit ! tu es plus grande ici que partout ailleurs. C’est de n’être éclairé qu’à demi que me vient l’épouvante. Des éclairages incomplets découpent le monument en tronçons, et ces lueurs me disent les frémissements d’orgueil des Titans qui ont édifié la Cathédrale. Priaient-ils ? ou créaient-ils ?

O génie de l’homme, je t’implore ! Reste avec nous, dieu des reflets !


Nous avons vu ce que l’œil humain n’avait point vu encore, ce qu’il lui est, peut-être, défendu de voir… Orphée et Eurydice craignaient de ne plus pouvoir sortir, les bateliers ne venant pas les chercher dans ces ténèbres terribles… Nous marchions seuls dans la Nuit. Nous étions dans les gorges du Tarn, nous allions seuls dans une grande forêt. Un monde entier était dans cette Nuit que les Titans nous avaient préparée.


Un cierge brûle : petit point de lumière. Pour l’atteindre il faut enjamber des masses lourdes d’ombre, où je frôle des lueurs mortes, des licornes, des monstres, des visions.

Le Penseur aurait été au diapason dans cette crypte ; cette ombre immense l’aurait fortifié.

Le sacristain, en allumant un cierge, a déplacé les ombres… Il y a un trésor ici, le trésor de l’ombre accumulée par la nuit. Il cache le trésor de l’église…


Comme nous arrivions à la porte, ce décor gigantesque s’est avancé vers nous : l’immense salle nous semblait préparée pour un banquet de dieux infernaux.

Puis, la petite porte de l’église s’est fermée. Vision disparue. Tout est confié maintenant à notre mémoire.


II


De ma fenêtre.

Avant de me diriger vers l’église pour lui faire encore une visite nocturne, je la contemple, de la fenêtre de cette chambre que j’ai choisie toute voisine de la colossale merveille.

Constructions chargées de pensées ! Accumulations de pensées sur cette façade, sur ce bas-relief, dont je ne vois de ma fenêtre qu’une partie. Quelle race a fait cela ? Des milliers d’années, de siècles ont ici leur portrait. C’est un visage de l’infini humain.


Dans l’église.

Des profondeurs de la nef, du chœur tout entier, on se sent comme repoussé par l’ombre, d’où sourdent confusément des formes terrifiantes. Et je crois entendre une voix irritée qui m’apostrophe :

— Qui donc ose empiéter sur ma solitude ? Ne suis-je plus la Vierge de la Nuit ? Mes ténèbres ne sont-elles plus à moi ? Qui donc ose pénétrer ici ?

Je sentais que je violais les droits du silence, qu’une main sacrilège m’ouvrait le cœur de ce silence sacré. Mais l’artiste sait comprendre et il n’est pas, ici, un profane.

On sent partout d’immuables assises. Tout est sécurité. Les piliers sont des certitudes. C’est l’admiration figée en colonnes altières, toutes alignées comme une armée.

Les piliers, rassurants dans toutes les dimensions, sont plus réels à mesure qu’ils approchent du sol. Il y a des effets de lumière sur les dalles. Les colonnettes paraissent toutes plissées.

D’autres colonnes sont comme des arbres qui soutiennent la voûte et le ciel, qui soulèvent la nuit antique. Elles m’imposent à nouveau l’image de rangées de soldats disciplinés. Elles sont lisérées de lumière. Elles se dressent comme des bois. Le hêtre est leur type. En haut, on ne voit que le dessin de ses ramures. Le silence accompagne leurs moulures jusqu’au faîte, — le silence de l’immobilité : car le vent, ici, ne fait rien bouger, et ces arbres sont des plantes d’intérieur. — Le long de ces colonnes, de ces arbres, montent des lueurs faibles qui vont se perdre dans l’ombre de la voûte. Légères, les nervures apparaissent comme de hautes toiles d’araignée.

En somme, ces piliers, rangés en arc, ne supportent directement que de l’ombre, des nues noires. Partant du bas faiblement éclairé, leurs fûts s’achèvent dans l’inconnu. Le plafond pourtant remet la vérité là-haut et les ombres la supportent. J’ai sur la tête un gouffre en hauteur, mais ce gouffre est si bien ordonné que l’illusion déplace harmonieusement la force quand les lumières bougent.

Ce pilier Renaissance ne se perd pas complètement dans ce gouffre. Il se fusèle en s’élevant, il s’enferme délicatement dans le nuage sombre. On sent que, là-haut, des oiseaux de feu, sur des rocs noirs, battent furieusement des ailes ; il y a lutte, et du conflit des forces naît la règle.


Je suis à l’intérieur d’une pyramide.

Dire qu’une petite flamme de cierge peut, en vacillant, faire palpiter le monstre, déplacer les architectures, en ce moment immobiles ! Une nuance de clarté et tout ceci va remuer.


Prélude court ; carillon : voix de la minute.

Ce chant, là-haut, est comme un avertissement pour les anges : dans le demi-jour l’heure immémoriale va sonner.

La cloche, bruit de forges, bascule de sonneries, remplit tout de ses vibrations.


De ma fenêtre.

À regarder de nouveau la Cathédrale à travers ma fenêtre, je vois un rideau de pierre. Les sculptures sont les broderies du rideau. — Faust mériterait le privilège de vivre dans cette chambre, à cette fenêtre, à l’ombre, à la porte du chef-d’œuvre dont la splendeur exalte cette rue, cette ville, ce pays…

L’immense bas-relief est toujours là, dans la nuit ; je ne puis le distinguer, mais je le sens. Sa beauté persiste, et, triomphant de l’ombre, me fait admirer sa puissante harmonie noire : le bas-relief comble la baie de ma fenêtre, me cachant presque le ciel.

Comment expliquer que la Cathédrale, même enveloppée des voiles de la nuit, ne perde rien de sa beauté ? La puissance de cette beauté nous possèderait-elle donc au delà de nos sens ? L’œil voit-il sans voir ? Ce prestige est-il dû à la vertu du monument, au mérite de son immortelle présence, de sa tranquille splendeur ? La merveille agit sur la sensibilité au delà du domaine réduit d’un organe particulier, grâce à l’intervention de la mémoire. Quelques points de repère suffisent, et l’esprit, averti, subit l’autorité légitime de l’œuvre, s’ouvre à l’influence sublime, qu’il reconnaît, malgré l’imprécision, dans la régularité de la forme générale, — mais que tout de même il ne parvient pas à déchiffrer : il attend la révélation.


AUTRE CATHÉDRALE


Je marche dans l’antiquité la plus reculée…

En bas, une petite lumière dessine une couronne… et les colonnes semblent les colonnes de la Nuit.

Portée par le sacristain, la lumière pénètre dans les ténèbres comme un soc de charrue dans des mottes de terre. Elle s’enfonce, et l’ombre frémit, à gauche et à droite : elle passe, et les blocs d’ombres se referment sur ce sillon de lueur.

En haut, stalactites d’ombres croulantes ! Stalactites d’ombres tombant dans une mare d’ombre qui, elle-même, s’accroît au contraste de la clarté. Il semble que l’on marche dans une forêt, la nuit, sous des arbres d’hiver. Des lueurs s’amoncellent dans les entre-colonnements, dessinent des courbes, s’entre-croisent ; et pourtant on reste perdu dans l’obscurité. Je le répète, si l’on ne conservait le sentiment des ordonnances, des perspectives esquissées par la lumière errante, la peur serait invincible.

Le haut du monument est marqué par des traînées grises et longues. Dans le bas filtrent des lueurs. Et j’ai beau m’acharner, je ne découvre rien, je me heurte au mur impassible, au mur sublime où n’apparaît aucun détail ; il m’impose toutefois la sensation du modelé. Le matin révélateur — quand le monstre cessera de dormir — nous dira quels voiles, quels triples voiles nous cachaient le spectacle dont je pressens la splendeur. Pour le moment, je dois autant à mon imagination qu’à mes yeux. Je suis devant un masque impénétrable.


La petite lumière qui se déplace, pas à pas, évoque l’idée d’un crime, — une lanterne sourde accompagnerait ainsi les pas d’un criminel…


Le génie de l’homme triomphe dans la création des arcades. D’où lui viennent-elles ? de l’arc-en-ciel, peut-être !


Transept.

Il me semble voir l’escalier de Chambord développé en de vastes proportions. Des spirales passent dans les hauteurs. Des ponts se dessinent dont les bases plongent dans l’ombre de la croix du transept.


Ces grandes roses, les vitraux, ces soleils dans le jour, sont, dans la nuit, plus noirs que toutes les autres parties de l’édifice.

Les chapelles sont les alvéoles d’une ruche.


L’ombre aplatit les pilastres. Çà et là, des traînées moins noires. On distingue des formes qui s’étagent. La lumière confuse les masque sans régularité, surtout quand je regarde de trois-quarts. Reste la richesse imposante du gris, du noir.

La pureté et la légèreté viennent de ce que la forme prismatique éclaire toujours d’une arête vive les masses.


Extérieur de la Cathédrale, le jour.

Par les portes ouvertes, au-dessus des colonnes blanches et élancées vers la voûte, les vitraux ont les jours crus des images persanes. Et le groupe des colonnes, vu sous les arcades et les voûtes, semble repoussé par les vitraux du fond.


De ma chambre, toute baignée de l’ombre que lui verse la Cathédrale, de mon lit, je vois le vaste bas-relief ; c’est une partie de la façade. Et ma chambre tout entière s’engouffre avec ma pensée dans cette œuvre qui m’attire. Je pense aux milliers d’hommes qui ont travaillé à cela.

Bien peu de vivants, aujourd’hui, gardent un culte à ce désert de pierres divines autrefois admirées. Je les rejoins par l’amour, qui nous défend de la mort, et je me sens l’aiguille qui continue de marquer l’heure vitale et glorieuse au cadran des siècles humiliés.


Quel souffle ami rafraîchit mon front ! C’est le vent qui vient de toucher la Cathédrale… Il n’y a guère que le vent et moi qui soyons restés fidèles…

Fatigué, j’avais repris le chemin de ma chambre, et je faisais néanmoins les cent pas avant que d’y rentrer ; le soleil prolongeait à l’infini ses rayons, et, tout à coup, la Cathédrale se laissa voir ! La merveille des merveilles m’avait attendu pour me remplir le cœur, et l’âme, et le cerveau de sa splendeur, pour me frapper de sa divine foudre et de ses magnifiques orages. J’étais seul devant le colosse… Minutes d’anéantissement et, tout à la fois, de vie extraordinaire ! Apothéose sublime ! Terreur sacrée ! Inattendue, la lumière révèle l’inattendu.


Les choses m’apparaissaient plus hautes, épurées. Elles s’en allaient au néant par la gloire. Des lumières accusaient les premiers plans, s’interrompaient pour prendre, en suivant les lignes ascendantes, plus de force, laissant les porches s’embrumer, s’effacer dans l’ombre : et, au delà, la Cathédrale montait dans le ciel ses audacieuses charpentes.


Extérieur de la Cathédrale, la nuit.

Ces gardiens de l’ombre, sur la porte, pour toujours, ces grands témoins, cette garde d’honneur sur trois rangs, — par quatre, par six, par dix, ces saints : on dirait des ressuscités, debout dans leurs tombeaux.

Je sens palpiter autour de ces étranges figures une âme qui n’est pas de chez nous. Quelle terrible énigme elles me proposent ! Elles ont l’air d’apporter un témoignage. Elles vivent de la vie des siècles. Sont-ce des apparitions ? Elles ont une formidable intensité religieuse. Peut-être attendent-elles quelque grave événement ; elles se concertent. Elles ne sont plus du temps qui les vit sculpter, leur aspect change sans cesse, et ces figures ont pour moi un accent singulièrement nouveau, étranger : je pense à l’Hindoustan, au Cambodge…