Les Cathédrales de France/Mantes

Armand Colin (p. 64-72).


V


MANTES


La petite chambre d’hôtel où j’ai dormi est tout environnée d’amour. Son atmosphère me prépare à la communion avec la nature. Je suis sorti de ma nuit, et une promenade matinale fait que j’espère et que j’aime à nouveau.

Allons au chef-d’œuvre.


La ville n’existe pas. Cette petite ville toute matérielle va prendre ses idées à la capitale… Ah ! qu’elle a tort ! La capitale a depuis longtemps perdu sa force ancienne et les convulsions changeantes n’y contentent que les intérêts.

Il n’y a ici que les ruines de Saint-Jean, splendides, immenses.

Le soleil se joue, cette après-midi, dans cette église. Il s’échappe, il revient. La lumière écrit ici beaucoup de choses.

Très souvent, elle atténue les duretés du Gothique par son alliance avec l’ombre : elle accompagne ainsi la pensée de l’artiste.

Comme un éventail, le soleil se déplace. Comme un artiste, il peint, par de rapides touches, courant à ce qui l’appelle.

Toutefois, ce puissant dieu ne pourrait rien faire d’une œuvre mauvaise, l’œuvre moderne, rien de la pensée d’un architecte médiocre. De cette œuvre et de cette pensée, la lumière ne dégagerait que de l’ennui.

Mais, pour recevoir le soleil, il faut avoir longtemps séjourné dans sa cour trois fois sainte, il faut être allé longtemps à sa rencontre, avoir été longtemps son élève. Comme aux monuments, le soleil n’a rien à dire aux artistes que le plein air des chantiers n’a pas préparés à l’entendre.

Est-il possible que tout le monde l’ignore et méconnaisse ses dons ? Ne nous montre-t-il pas l’univers avec majesté ? Ne le rend-il pas sensible et vivant ? N’inspire-t-il pas le poète, célèbre ou obscur ? C’est lui qui fait la richesse des cultivateurs, la joie des animaux, la fertilité de la campagne ; et les pensées de l’homme ont peut-être leur principe et leur foyer dans sa lumière et dans sa chaleur. Longtemps, l’homme a cru voir luire dans ses feux la vérité de Dieu — et Dieu aime qu’on adore le soleil. Lorsqu’il brille, la terre se modèle à sa flamme divine.

C’est ainsi qu’il est permis, c’est par cette patience et cette assiduité qu’il est possible de comprendre et de sentir la géométrie des clartés. Alors, l’esprit y goûte le repos dans le silence, et y puise une énergie et une générosité nouvelles.


La lumière, ménagée à l’intérieur des églises par les vitraux, dépend d’eux et les juge. Voici, par exemple, un mauvais vitrail, travail moderne qui usurpe la place d’une merveille ancienne. La lumière qui le traverse bouscule la paix du lieu, trouble les proportions. Ce vitrail sent l’orage. Or, cette Cathédrale est un jour de beau temps.

Par contre, toute une autre partie de l’église est vraiment plongée dans le ciel : c’est qu’il n’y a pas, là, de vitraux restaurés. Les vitraux anciens vont de plain-pied avec le ciel. Les nouveaux sont des vitraux de salles de bains et de palais d’exposition. Ils sont froids malgré leurs taches violentes.

Celui-ci : par l’esprit je l’étends à terre : c’est un tapis, un tapis d’Orient dont les trous sont du ciel.

Ceux-là : une série de jeux de cartes. Rois, reines, valets. Quel dommage que les grands sujets soient désormais traités et rendus par les moyens de l’industrie inférieure ! L’Église en est venue à reproduire les idoles qu’adoraient les peuplades primitives.

Il semble que certains vitraux s’inspirent de l’art japonais : ils sont précieux ; d’autres, de l’art chinois : ils sont austères.


Il faut que je revienne encore sur les cassures et les restaurations.

L’artiste n’a pas à s’inquiéter des cassures ; généralement, loin de diminuer, elles ajoutent.

Du moins elles ne dérangent jamais.

Ce sont les réparations qui produisent le désordre. Une cassure est toujours le fait du hasard : or, le hasard est très artiste. Si l’on voulait casser proprement et nettoyer, ce serait abominable. Aussi n’est-ce pas des iconoclastes que je me plains, mais des réparateurs.

Voyez la fontaine Renaissance de Mantes. Les gamins, depuis trois siècles, l’avaient abîmée : elle restait encore belle. Elle est réparée « bourgeoisement » : ce n’est plus qu’un stuc d’exposition, de jardin, style simili-pierre. Plus de modelés ; plus d’effets.

Les réparations des églises les dépouillent de leur style. Leurs chapiteaux deviennent mollasses et lourds. Elles prennent un caractère de mairies, de monuments municipaux. Toute leur forme, dans l’ensemble et dans le détail, est outragée, affligée.

Produits d’une France malade, d’une France ravagée par les soucis de l’intérêt, de cette France des écoles, où l’on parle et où l’on ne sait plus travailler.

La belle parure d’autrefois tombe, le masque d’autrefois est déchiré comme un beau voile. On ne sait plus…

Le mal vient des écoles, des musées. Il ne faut pas aller chercher la science dans les musées ; ils ne sont que pour notre plaisir. Si vous voulez vraiment apprendre, travaillez seul avec la nature, regardez-la directement, avec vos yeux seulement. Vous pourrez ensuite aller dans les musées, vous y serez chez vous. Ceux qui commencent par les musées resteront des copistes éternels, des traducteurs qui détruisent tout esprit, parce qu’ils ne peuvent comprendre, étant sans initiative.

Savez-vous ce que c’est que l’original, tel que nos contemporains l’entendent ? C’est le dépareillé. Les Anciens n’ont pas laissé naître cette conception barbare. La masse sainte de leurs nations n’a pas laissé atténuer son caractère. Ils voyaient dans l’art un équilibre des forces, emprunté à la nature, c’est-à-dire à une raison plus haute que la nôtre.

Obéir à cette raison, au lieu de la corriger par un calcul artificiel, c’est s’assimiler à ces forces infaillibles que l’artiste manie sans les comprendre, c’est entrer dans le secret de la nature. Soyons simples comme les Anciens. Plus nous serons simples, plus nous serons complets, car simplicité signifie unité dans la vérité.

L’étude, dans les écoles, est une étude de face, c’est-à-dire d’illusion. L’aspect même de l’homme, comme son esprit, réprouve cette erreur. La face est une résultante des divers profils. Le plan de chacun de ces profils est simple. Il faut, pour obtenir cette simplicité, une longue et patiente pratique des choses.

La vie se présente, du reste, à nous sous une apparence que nous avons calomniée. Nous ne savons plus comprendre ce tableau vivant des grandeurs heureuses. Nous passons sans le voir. Notre malheur vient de ce que nous voulons, comme des étourdis, retoucher la Nature. Notre opposition trahit notre impuissance.

Quelle jouissance, pourtant, et de quel secours est la nature prodigue à qui sait la voir et l’admirer ! Admirer, c’est vivre en Dieu, c’est connaître le ciel, — le ciel qu’on a toujours mal décrit parce qu’on l’a toujours cherché trop loin : il est là, comme le bonheur, tout près de nous ! N’importe quoi vous en suggérera la réelle présence, pourvu que vous soyez intelligent et sensible. Commencez par étudier une plante, la première venue, et vous mépriserez bientôt tout l’enfantillage des intérêts et tout le superficiel des ambitions.

Nous disons bien souvent que la température est mauvaise : qu’en savons-nous ?

Encore une fois, c’est l’ensemble qu’il faudrait pouvoir juger. Prenez patience en attendant d’avoir compris, et admirez d’abord. Tout est admirable, même ce qui nous blesse. La révolte contre la nature est une vaine dépense de force ; elle procède de l’ignorance et aboutit à la douleur.

Ah ! les mauvais temps, n’est-ce pas, les temps sombres, où le ciel est comme une mer qui menace, qui surplombe et va tomber — que c’est beau !

Ayons pour certitude première que la nature tout entière est belle, et, armés de ce principe, regardons : nous aurons grandi quand nous aurons découvert la grandeur des aspects qui choquaient nos regards. Mais, comme toutes les conquêtes, celle-ci coûte un effort dont nous ne sommes plus capables.

Pourquoi tant de mollesse, tant de faiblesse, dans ce que nous appelons encore le goût — notre goût ? C’est parce que nous vivons dans une époque plus occupée de matérialité que d’esprit, où le goût dans l’art est aboli. On dédaigne de lui consacrer les forces réelles. Comment voulez-vous que nos soi-disant artistes, n’ayant pas pris la peine d’étudier en pleine lumière, puissent, quand ils se mêlent de restaurer les monuments gothiques, traiter avec respect ces magnifiques exemplaires de vie ? Ils bouchent ce qui devrait être ouvert à la lumière. Ils sont incapables de comprendre, de comparer ; ils sont trop pressés.

Pour étudier, il faut aller lentement, il faut déserter ce siècle d’agités et se résigner d’avance à ne pas faire fortune.

Nous n’avons plus le temps d’étudier. Il n’y a plus d’apprentis. L’artisan, qui pourtant avait connu pour son propre compte le bénéfice de l’apprentissage, n’a pas formé de nouveaux apprentis. La chaîne des siècles est rompue. Travailler ! Y a-t-il encore des hommes qui travaillent ? Oui, il y en a… — Mais, à quoi bon, puisque, dit-on, le travail ne mène à rien ?

— Vous vous trompez ! Le travail mène au bonheur, d’abord. Bien plus : il mène à contempler Dieu peut-être, à travers ses voiles. — Et, chez le travailleur, le travail tue la jalousie. L’homme qui sait le prix du travail s’élève au-dessus des basses passions, il applaudit au succès de ses confrères, il est reconnaissant au génie qui se survit en des œuvres et en d’innombrables rejetons. — Le travail est un perpétuel rajeunissement. Il nous apparente aux animaux, qui sont nos véritables frères, aux arbres, à toutes les plantes, aux plus humbles comme aux plus fastueuses. Quelles belles amies que les plantes légumineuses ! En quoi la salade ou le céleri sont-ils moins beaux que les plantes « d’ornement » — ainsi nommées d’un mot menteur en ce qu’il a d’exclusif ? La fleur de la pomme de terre est une fleur de princesse ; voyez-la sur les robes Louis XVI : quelle plus gracieuse parure ?

Remettons donc tout en admiration, et n’allons plus chercher si loin la beauté. Il y en a assez dans le cadre de nos fenêtres pour nourrir l’enthousiasme… Regardez aussi par votre fenêtre. Regardez vos parents, vos amis. Admirez la beauté touchante de ces chères figures où transparaissent des âmes qui se sacrifient en silence. Voyez vos amis comme Rembrandt voyait les siens : il n’y avait que de vivants chefs-d’œuvre, n’est-ce pas, autour de ce grand homme. C’est qu’il possédait la vertu du travail. Quel miraculeux outil de compréhension ! Il ne tient qu’à vous d’apprendre à le manier.

L’homme est malheureux, parce qu’il prétend échapper à la loi du travail, parce qu’il veut jouer, comme les gamins et les ambitieux, à qui sera le chef, le premier. Il trahit ainsi sa propre intelligence, qui ne réclame pas des joies de vanité. Son objet naturel, c’est la vérité ; son activité naturelle, c’est l’effort qui lui permet d’atteindre cette vérité dans le monde caché, de se rendre compte des rouages. Et le rayonnant résultat de cet effort, c’est le bonheur. Le bonheur accompagne, comme le cheval qui court, l’intelligence qui cherche. Mais c’est toujours au fond qu’il faut tendre : quand je dis que le corps humain a tant de beauté variée, tant de grandeur, je suppose comme une vérité évidente que l’âme en ce chef-d’œuvre enfermée est elle-même le couronnement du chef-d’œuvre, la maîtresse. Découvrons l’âme dans le corps.


Je ne connais ni l’Inde ni la Chine… Mais j’aime la campagne française. J’en puis parler, dût-on suspecter de parti pris ma tendresse…

Qu’ils sont délicats, nos horizons de France ! Ils ont une grandeur doucement monotone, comme la bonté qui inspire l’intelligence et fait une joie de chacun des actes de la vie. La vie est mesurée, dans les campagnes ; elle a son rhythme. Là, est la race, là, est le génie, là, le bon dans le naïf, là, est la sage lenteur, et les choses mauvaises y deviennent bonnes, par ambiance. Les idées retournent, pour ainsi dire, à la terre et nous en reviennent mieux portantes. Le paysan ne se presse pas ; il va du pas des siècles.

Il faut savoir retourner sur ses pas. Les impatients n’y consentent jamais : tout, plutôt que de recommencer ! Pauvres gens ! Ils sont voués à l’irrémédiable ignorance, car la patience est la condition première de toute étude fructueuse.

L’adversité nous l’enseigne si bien, cette indispensable patience ! Et par là, l’adversité est notre bienfaitrice. C’est la seule école sérieuse qui nous reste. Elle nous est grande ouverte, en ce moment. Nous sommes pris au piège de notre vanité, de notre ambition ridicule. Mais, à cette bonne école, nous apprenons la valeur réelle des choses et tout ce que les livres ne savent pas. Ainsi, le contrepoids s’est déclanché par suite de nos propres fautes et à notre insu.

Ce précieux enseignement de la patience, nous l’entendrions partout, si nous savions écouter.

Sous la forme de l’exemple, nous le recevrions de toutes les femmes. Mais, à la patience elles ajoutent, sans effort, l’héroïsme… Hélas, est-ce au passé qu’il convient à présent de les louer ainsi ? Entraînée aujourd’hui à sa propre déchéance par celle de l’homme, la femme est désorientée, elle perd avec une rapidité effrayante ses vertus ancestrales, elle se trompe…

Ce drame poignant et charmant du ménage, où la femme tenait le rôle de l’ange gardien !… Ne désespérons pas, elle sait aimer encore. Quelle force d’expansion est en elle, quand elle aime ! Comme elle invente de la vie ! Et qu’elle est indomptable quand elle défend son nid !


Cette Cathédrale, cette bête immense à mille pattes…


Sur le portail du milieu, le tympan.

Le Christ et la Vierge ont été meurtris. Cassé, ce bas-relief semble retouché par Michel-Ange. Il a gagné en beauté ; le hasard, qui sert si bien les pauvres gens, a servi aussi cette sculpture. Des noirs ont été retranchés, et ses effets, de loin, paraissent plus rassemblés.

Dans ce bas-relief du tympan, on retrouve le caractère du sarcophage antique. Il y a autant de simplification dans les effets, si appropriés à l’immensité de l’édifice.

Les élus sont à droite, les réprouvés à gauche. Les élus forment un seul bloc, sans trou ni division ; le bas-relief est compact. Les réprouvés aussi font bloc, mais le mouvement des jambes laisse voir comme des jours sous les tuniques : c’est le seul effet de trouée que présente toute la composition, en outre du grand effet de base qui la sépare du bas-relief inférieur. — Au-dessous, des festons noirs jettent de l’ombre.

Je distingue mal le second bas-relief : quelques effets, encore des festons noirs, des ombres en dessous. Il est beau aussi, pourtant, je le sens.

Mais, le troisième bas-relief est plus grand. Les saints, dans les voussures étoilées, évoquent l’immense voûte où sont les réelles étoiles. Ce que j’en vois est d’une grandeur attique, l’antique subsiste ici, il y a là sa sagesse immortelle, — cette sagesse qui ne contente plus nos pauvres esprits malades. Une fois de plus, m’est prouvée cette vérité : point d’autre originalité viable que celle du goût et de l’ordre.

Cette troisième porte est presque byzantine. Quelle science ! c’est un souvenir asiatique : la momie d’une grande humanité ; ses draperies sont vraiment des linceuls. — Les femmes y sont comme dans un chœur d’Eschyle : impassibles, immuables, la tête penchée, à peine. Une, seulement, détache son avant-bras ; toutes les autres lignes sont rentrées. — Les anges sont assyriens ; sans douceur, sans bonté. La large manche de l’un d’eux suggère le geste d’un fauve puissant. Il y a aussi des mouvements assyriens dans l’ange qui adore et dans celui qui encense. Le Christ, drapé, rayonne sur son trône. Le mouvement de ses bras ouverts, partagés, distribue la justice. Sa draperie, selon la tradition, rappelle la toge. Un rhythme ascendant de danse enlève les anges, malgré les plis serrés de leurs tuniques et bien que leurs jambes restent unies.

On devine dans ces attitudes des lois, intransgressibles, implacables, abstraites, comme le Credo, qui est le monument, la pierre angulaire et la base de la religion. Ces lois sont une raison d’État ; elles déclarent hérétique toute modification.

Les ornements sont presque tous selon le style byzantin. Les figures elles-mêmes sont soumises à ce style : l’être humain décline en longueur de colonne. On peut voir, là, quelque apparence de barbarie : ce n’est qu’une apparence, car la synthèse est toujours bien. L’essentiel y est. Une haute géométrie préside à l’ordonnance et de ces figures et de ces ornements.

Dans les rinceaux, l’homme se mesure et se bat avec des oiseaux, des lions. Il n’y a pour eux et au-dessus d’eux que l’ombre et la lumière. Seul, le divin est au-dessus de l’homme, des animaux, des végétaux. On s’est contenté d’abord de festons ressautant contre le mur, de parements brodés aux portes et aux fenêtres. Le sujet n’est venu qu’ensuite. Avec le temps, il s’est élevé jusqu’à Dieu. Puis, l’homme a remplacé Dieu, et alors, tout est à recommencer.


Je viens de voir une église Renaissance où le contrefort carré, la tour ronde et le mur produisaient un effet de doucine : cela prouve que la forme la plus grande peut donner les mêmes effets que la plus petite.


Grandes lumières, grandes lignes d’horizon. Le train qui suit le chemin de fer semble jongler avec des nuages factices en s’enfuyant.

Mon regard revient à la route. Comme j’aime toutes les choses, toutes les manifestations de la vie que j’y rencontre ! Une petite maison, sur le bord : la charmante ménagerie des petites gens… Mais voici une auto : elle a vu de loin un homme traverser la route, elle arrive sur lui comme la colère ! Tout ce qui passe devant elle l’irrite.

Je continue ma route. On peut la commencer par un bout ou par l’autre. C’est toujours pareil, c’est toujours le beau dans la concordance de la Nature. Il n’y a pas de commencement : la lumière se fait dès le chemin commencé.